Jules Verne
LE VILLAGE AÉRIEN
(1901)
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Table des matières
CHAPITRE I Après une longue étape
CHAPITRE IV Parti à prendre, parti pris
CHAPITRE V Première journée de marche
CHAPITRE VI Après une longue étape
CHAPITRE VIII Le docteur Johausen
CHAPITRE IX Au courant du rio Johausen
CHAPITRE XI La journée du 19 Mars
CHAPITRE XIII Le village aérien
CHAPITRE XV Trois semaines d’études
CHAPITRE XVI Sa Majesté Msélo-Tala-Tala
CHAPITRE XVII En quel état le docteur Johausen !
CHAPITRE XVIII Brusque dénouement
À propos de cette édition électronique
« Et le Congo américain, demanda Max Huber, il n’en est donc pas encore question ?…
– À quoi bon, mon cher Max ?… répondit John Cort. Est-ce que les vastes espaces nous manquent aux États-Unis ?… Que de régions neuves et désertes à visiter entre l’Alaska et le Texas !… Avant d’aller coloniser au dehors, mieux vaut coloniser au dedans, je pense…
– Eh ! mon cher John, les nations européennes finiront par s’être partagé l’Afrique, si les choses continuent – soit une superficie d’environ trois milliards d’hectares !… Les Américains les abandonneront-ils en totalité aux Anglais, aux Allemands, aux Hollandais, aux Portugais, aux Français, aux Italiens, aux Espagnols, aux Belges ?…
– Les Américains n’en ont que faire – pas plus que les Russes, répliqua John Cort, et pour la même raison…
– Laquelle ?
– C’est qu’il est inutile de se fatiguer les jambes, lorsqu’il suffit d’étendre le bras…
– Bon ! mon cher John, le gouvernement fédéral réclamera, un jour ou l’autre, sa part du gâteau africain… Il y a un Congo français, un Congo belge, un Congo allemand, sans compter le Congo indépendant, et celui-ci n’attend que l’occasion de sacrifier son indépendance !… Et tout ce pays que nous venons de parcourir depuis trois mois…
– En curieux, en simples curieux, Max, non en conquérants…
– La différence n’est pas considérable, digne citoyen des États-Unis, déclara Max Huber. Je le répète, en cette partie de l’Afrique, l’Union pourrait se tailler une colonie superbe… On trouve là des territoires fertiles qui ne demandent qu’à utiliser leur fertilité, sous l’influence d’une irrigation généreuse dont la nature a fait tous les frais. Ils possèdent un réseau liquide qui ne tarit jamais…
– Même par cette abominable chaleur, observa John Cort, en épongeant son front calciné par le soleil tropical.
– Bah ! n’y prenons plus garde ! reprit Max Huber. Est-ce que nous ne sommes pas acclimatés, je dirai négrifiés, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, cher ami ?… Nous voici en mars seulement, et parlez-moi des températures de juillet, d’août, lorsque les rayons solaires vous percent la peau comme des vrilles de feu !…
– N’importe, Max, nous aurons quelque peine à devenir Pahouins ou Zanzibarites, avec notre léger épiderme de Français et d’Américain ! J’en conviens, cependant, nous allons achever une belle et intéressante campagne que la bonne fortune a favorisée… Mais il me tarde d’être de retour à Libreville, de retrouver dans nos factoreries un peu de cette tranquillité, de ce repos qui est bien dû à des voyageurs après les trois mois d’un tel voyage…
– D’accord, ami John, cette aventureuse expédition a présenté quelque intérêt. Pourtant, l’avouerai-je, elle ne m’a pas donné tout ce que j’en attendais…
– Comment, Max, plusieurs centaines de milles à travers un pays inconnu, pas mal de dangers affrontés au milieu de tribus peu accueillantes, des coups de feu échangés à l’occasion contre des coups de sagaies et des volées de flèches, des chasses que le lion numide et la panthère libyenne ont daigné honorer de leur présence, des hécatombes d’éléphants faites au profit de notre chef Urdax, une récolte d’ivoire de premier choix qui suffirait à fournir de touches les pianos du monde entier !… Et vous ne vous déclarez pas satisfait…
– Oui et non, John. Tout cela forme le menu ordinaire des explorateurs de l’Afrique centrale… C’est ce que le lecteur rencontre dans les récits des Barth, des Burton, des Speke, des Grant, des du Chaillu, des Livingstone, des Stanley, des Serpa Pinto, des Anderson, des Cameron, des Mage, des Brazza, des Gallieni, des Dibowsky, des Lejean, des Massari, des Wissemann, des Buonfanti, des Maistre… »
Le choc de l’avant-train du chariot contre une grosse pierre coupa net la nomenclature des conquérants africains que déroulait Max Huber. John Cort en profita pour lui dire :
« Alors vous comptiez trouver autre chose au cours de notre voyage ?…
– Oui, mon cher John.
– De l’imprévu ?…
– Mieux que de l’imprévu, lequel, je le reconnais volontiers, ne nous a pas fait défaut…
– De l’extraordinaire ?…
– C’est le mot, mon ami, et, pas une fois, pas une seule, je n’ai eu l’occasion de la jeter aux échos de la vieille Libye, cette énorme qualification de portentosa Africa due aux blagueurs classiques de l’Antiquité…
– Allons, Max, je vois qu’une âme française est plus difficile à contenter…
– Qu’une âme américaine… je l’avoue, John, si les souvenirs que vous emportez de notre campagne vous suffisent…
– Amplement, Max.
– Et si vous revenez content…
– Content… surtout d’en revenir !
– Et vous pensez que des gens qui liraient le récit de ce voyage s’écrieraient : « Diable, voilà qui est curieux ! »
– Ils seraient exigeants, s’ils ne le criaient pas !
– À mon avis, ils ne le seraient pas assez…
– Et le seraient, sans doute, riposta John Cort, si nous avions terminé notre expédition dans l’estomac d’un lion ou dans le ventre d’un anthropophage de l’Oubanghi…
– Non, John, non, et, sans aller jusqu’à ce genre de dénouement qui, d’ailleurs, n’est pas dénué d’un certain intérêt pour les lecteurs et même pour les lectrices, en votre âme et conscience, devant Dieu et devant les hommes, oseriez-vous jurer que nous ayons découvert et observé plus que n’avaient déjà observé et découvert nos devanciers dans l’Afrique centrale ?…
– Non, en effet, Max.
– Eh bien, moi, j’espérais être plus favorisé…
– Gourmand, qui prétend faire une vertu de sa gourmandise ! répliqua John Cort. Pour mon compte, je me déclare repu, et je n’attendais pas de notre campagne plus qu’elle n’a donné…
– C’est-à-dire rien, John.
– D’ailleurs, Max, le voyage n’est pas encore terminé, et, pendant les cinq ou six semaines que nécessitera le parcours d’ici à Libreville…
– Allons donc ! s’écria Max Huber, un simple cheminement de caravane…, le trantran ordinaire des étapes… une promenade en diligence, comme au bon temps…
– Qui sait ?… » dit John Cort.
Cette fois, le chariot s’arrêta pour la halte du soir au bas d’un tertre couronné de cinq ou six beaux arbres, les seuls qui se montrassent sur cette vaste plaine, illuminée alors des feux du soleil couchant.
Il était sept heures du soir. Grâce à la brièveté du crépuscule sous cette latitude du neuvième degré nord, la nuit ne tarderait pas à s’étendre. L’obscurité serait même profonde, car d’épais nuages allaient voiler le rayonnement stellaire, et le croissant de la lune venait de disparaître à l’horizon de l’ouest.
Le chariot, uniquement destiné au transport des voyageurs, ne contenait ni marchandises ni provisions. Que l’on se figure une sorte de wagon disposé sur quatre roues massives, et mis en mouvement par un attelage de six bœufs. À la partie antérieure s’ouvrait une porte. Éclairé de petites fenêtres latérales, le wagon se divisait en deux chambres contiguës que séparait une cloison. Celle du fond était réservée à deux jeunes gens de vingt-cinq à vingt-six ans, l’un américain, John Cort, l’autre français, Max Huber. Celle de l’avant était occupée par un trafiquant portugais nommé Urdax, et par le « foreloper » nommé Khamis. Ce foreloper, – c’est-à-dire l’homme qui ouvre la marche d’une caravane, – était indigène du Cameroun et très entendu à ce difficile métier de guide à travers les brûlants espaces de l’Oubanghi.
Il va de soi que la construction de ce wagon-chariot ne laissait rien à reprendre au point de vue de la solidité. Après les épreuves de cette longue et pénible expédition, sa caisse en bon état, ses roues à peine usées au cercle de la jante, ses essieux ni fendus ni faussés, on eût dit qu’il revenait d’une simple promenade de quinze à vingt lieues, alors que son parcours se chiffrait par plus de deux mille kilomètres.
Trois mois auparavant, ce véhicule avait quitté Libreville, la capitale du Congo français. De là, en suivant la direction de l’est, il s’était avancé sur les plaines de l’Oubanghi plus loin que le cours du Bahar-el-Abiad, l’un des tributaires qui versent leurs eaux dans le sud du lac Tchad.
C’est à l’un des principaux affluents de la rive droite du Congo ou Zaïre que cette contrée doit son nom. Elle s’étend à l’est du Cameroun allemand, dont le gouverneur est le consul général d’Allemagne de l’Afrique occidentale, et elle ne saurait être actuellement délimitée par un trait précis sur les cartes, même les plus modernes. Si ce n’est pas le désert, – un désert à végétation puissante, qui n’aurait aucun point de ressemblance avec le Sahara, – c’est du moins une immense région, sur laquelle se disséminent des villages à grande distance les uns des autres. Les peuplades y guerroient sans cesse, s’asservissent ou s’entre-tuent, et s’y nourrissent encore de chair humaine, tels les Moubouttous, entre le bassin du Nil et celui du Congo. Et, ce qui est abominable, les enfants servent d’ordinaire à l’assouvissement de ces instincts du cannibalisme. Aussi, les missionnaires se dévouent-ils pour sauver ces petites créatures, soit en les enlevant par force, soit en les rachetant, et ils les élèvent chrétiennement dans les missions établies le long du fleuve Siramba. Qu’on ne l’oublie pas, ces missions ne tarderaient pas à succomber faute de ressources, si la générosité des États européens, celle de la France en particulier, venait à s’éteindre.
Il convient même d’ajouter que, dans l’Oubanghi, les enfants indigènes sont considérés comme monnaie courante pour les échanges du commerce. On paye en petits garçons et en petites filles les objets de consommation que les trafiquants introduisent jusqu’au centre du pays. Le plus riche indigène est donc celui dont la famille est la plus nombreuse.
Mais, si le Portugais Urdax ne s’était pas aventuré à travers ces plaines dans un intérêt commercial, s’il n’avait pas eu à faire de trafic avec les tribus riveraines de l’Oubanghi, s’il n’avait eu d’autre objectif que de se procurer une certaine quantité d’ivoire en chassant l’éléphant qui abonde en cette contrée, il n’était pas sans avoir pris contact avec les féroces peuplades congolaises. En plusieurs rencontres même, il dut tenir en respect des bandes hostiles et changer en armes défensives contre les indigènes celles qu’il destinait à poursuivre les troupeaux de pachydermes.
Au total, heureuse et fructueuse campagne qui ne comptait pas une seule victime parmi le personnel de la caravane.
Or, précisément aux abords d’un village, près des sources du Bahar-el-Abiad, John Cort et Max Huber avaient pu arracher un jeune enfant à l’affreux sort qui l’attendait et le racheter au prix de quelques verroteries. C’était un petit garçon, âgé d’une dizaine d’années, de constitution robuste, intéressante et douce physionomie, de type nègre peu accentué. Ainsi que cela se voit chez quelques tribus, il avait le teint presque clair, la chevelure blonde et non la laine crépue des noirs, le nez aquilin et non écrasé, les lèvres fines et non lippues. Ses yeux brillaient d’intelligence, et il éprouva bientôt pour ses sauveurs une sorte d’amour filial. Ce pauvre être, enlevé à sa tribu, sinon à sa famille, car il n’avait plus ni père ni mère, se nommait Llanga. Après avoir été pendant quelque temps instruit par les missionnaires qui lui avaient appris un peu de français et d’anglais, une mauvaise chance l’avait fait retomber entre les mains des Denkas, et quel sort l’attendait, on le devine. Séduits par son affection caressante, par la reconnaissance qu’il leur témoignait, les deux amis se prirent d’une vive sympathie pour cet enfant ; ils le nourrirent, ils le vêtirent, ils l’élevèrent avec grand profit, tant il montrait d’esprit précoce. Et, dès lors, quelle différence pour Llanga ! Au lieu d’être, comme les malheureux petits indigènes, à l’état de marchandise vivante, il vivrait dans les factoreries de Libreville, devenu l’enfant adoptif de Max Huber et de John Cort… Ils en avaient pris la charge et ne l’abandonneraient plus !… Malgré son jeune âge, il comprenait cela, il se sentait aimé, une larme de bonheur coulait de ses yeux chaque fois que les mains de Max Huber ou de John Cort se posaient sur sa tête.
Lorsque le chariot eut fait halte, les bœufs, fatigués d’une longue route par une température dévorante, se couchèrent sur la prairie. Aussitôt Llanga, qui venait de cheminer à pied pendant une partie de l’étape, tantôt en avant, tantôt en arrière de l’attelage, accourut au moment où ses deux protecteurs descendaient de la plate-forme.
« Tu n’es pas trop fatigué, Llanga ?… demanda John Cort, en prenant la main du petit garçon.
– Non… non !… bonnes jambes… et aime bien à courir, répondit Llanga, qui souriait des lèvres et des yeux à John Cort comme à Max Huber.
– Maintenant, il est temps de manger, dit ce dernier.
– Manger… oui… mon ami Max ! »
Puis, après avoir baisé les mains qui lui étaient tendues, il alla se mêler aux porteurs sous la ramure des grands arbres du tertre.
Si ce chariot ne servait qu’au transport du Portugais Urdax, de Khamis et de leurs deux compagnons, c’est que colis et charges d’ivoire étaient confiés au personnel de la caravane, – une cinquantaine d’hommes, pour la plupart des noirs du Cameroun. Ils avaient déposé à terre les défenses d’éléphants et les caisses qui assuraient la nourriture quotidienne en dehors de ce que fournissait la chasse sur ces giboyeuses contrées de l’Oubanghi.
Ces noirs ne sont que des mercenaires, rompus à ce métier, et payés d’un assez haut prix, que permet de leur accorder le bénéfice de ces fructueuses expéditions. On peut même dire qu’ils n’ont jamais « couvé leurs œufs », pour employer l’expression par laquelle on désigne les indigènes sédentaires. Habitués à porter dès l’enfance, ils porteront tant que leurs jambes ne leur feront pas défaut. Et, cependant, le métier est rude, quand il faut l’exercer sous un tel climat. Les épaules chargées de ce pesant ivoire ou des lourds colis de provisions, la chair souvent mise à vif, les pieds ensanglantés, le torse écorché par le piquant des herbes, car ils sont à peu près nus, ils vont ainsi entre l’aube et onze heures du matin et ils reprennent leur marche jusqu’au soir lorsque la grande chaleur est passée. Mais l’intérêt des trafiquants commande de les bien payer, et ils les payent bien ; de les bien nourrir, et ils les nourrissent bien ; de ne point les surmener au delà de toute mesure, et ils ne les surmènent pas. Très réels sont les dangers de ces chasses aux éléphants, sans parler de la rencontre possible des lions et des panthères, et le chef doit pouvoir compter sur son personnel. En outre, la récolte de la précieuse matière achevée, il importe que la caravane retourne heureusement et promptement aux factoreries de la côte. Il y a donc avantage à ce qu’elle ne soit arrêtée ni par des retards provenant de fatigues excessives, ni par les maladies – entre autres la petite vérole, dont les ravages sont les plus à craindre. Aussi, pénétré de ces principes, servi par une vieille expérience, le Portugais Urdax, en prenant un soin extrême de ses hommes, avait-il réussi jusqu’alors dans ces lucratives expéditions au centre de l’Afrique équatoriale.
Et telle était cette dernière, puisqu’elle lui valait un stock considérable d’ivoire de belle qualité, rapporté des régions au delà du Bahar-el-Abiad, presque sur la limite du Darfour.
Ce fut sous l’ombrage de magnifiques tamarins que s’organisa le campement, et, lorsque John Cort, après que les porteurs eurent commencé le déballage des provisions, interrogea le Portugais, voici la réponse qu’il obtint, en cette langue anglaise qu’Urdax parlait couramment :
« Je pense, monsieur Cort, que le lieu de la halte est convenable, et la table est toute servie pour nos attelages.
– En effet, ils auront là une herbe épaisse et grasse… dit John Cort.
– Et on la brouterait volontiers, ajouta Max Huber, si on possédait la structure d’un ruminant et trois estomacs pour la digérer !
– Merci, répliqua John Cort, mais je préfère un quartier d’antilope grillé sur les charbons, le biscuit dont nous sommes largement approvisionnés, et nos quartauts de madère du Cap…
– Auquel on pourra mélanger quelques gouttes de ce rio limpide qui court à travers la plaine », observa le Portugais. Et il montrait un cours d’eau, – affluent de l’Oubanghi, sans doute, – qui coulait à un kilomètre du tertre.
Le campement s’acheva sans retard. L’ivoire fut empilé par tas à proximité du chariot. Les attelages vaguèrent autour des tamarins. Des feux s’allumèrent çà et là avec le bois mort tombé des arbres. Le foreloper s’assura que les divers groupes ne manquaient de rien. La chair d’élan et d’antilope, fraîche ou séchée, abondait. Les chasseurs la pouvaient renouveler aisément. L’air se remplit de l’odeur des grillades, et chacun fit preuve d’un appétit formidable que justifiait cette demi-journée de marche.
Il va sans dire que les armes et les munitions étaient restées dans le chariot, – quelques caisses de cartouches, des fusils de chasse, des carabines, des revolvers, excellents engins de l’armement moderne, à la disposition du Portugais, de Khamis, de John Cort et de Max Huber, en cas d’alerte.
Le repas devait prendre fin une heure après. L’estomac apaisé, et la fatigue aidant, la caravane ne tarderait pas à être plongée dans un profond sommeil.
Toutefois, le foreloper la confia à la surveillance de quelques-uns de ses hommes, qui devaient se relever de deux heures en deux heures. En ces lointaines contrées, il y a toujours lieu de se garder contre les êtres malintentionnés, à deux pieds comme à quatre pattes. Aussi, Urdax ne manquait-il pas de prendre toutes les mesures de prudence. Âgé de cinquante ans, vigoureux encore, très entendu à la conduite des expéditions de ce genre, il était d’une extraordinaire endurance. De même, Khamis, trente-cinq ans, leste, souple, solide aussi, de grand sang-froid et de grand courage, offrait toute garantie pour la direction des caravanes à travers l’Afrique.
Ce fut au pied de l’un des tamarins que les deux amis et le Portugais s’assirent pour le souper, apporté par le petit garçon, et que venait de préparer un des indigènes auquel étaient dévolues les fonctions de cuisinier.
Pendant ce repas, les langues ne chômèrent pas plus que les mâchoires. Manger n’empêche point de parler, lorsqu’on n’y met pas trop de hâte. De quoi s’entretint-on ?… Des incidents de l’expédition durant le parcours vers le nord-est ?… Point. Ceux qui pouvaient se présenter au retour étaient d’un intérêt plus actuel. Le cheminement serait long encore jusqu’aux factoreries de Libreville – plus de deux mille kilomètres – ce qui exigerait de neuf à dix semaines de marche. Or, dans cette seconde partie du voyage, qui sait ? avait dit John Cort à son compagnon, auquel il fallait mieux que de l’imprévu, de l’extraordinaire.
Jusqu’à cette dernière étape, depuis les confins du Darfour, la caravane avait redescendu vers l’Oubanghi, après avoir franchi les gués de l’Aoukadébé et de ses multiples affluents. Ce jour-là, elle venait de s’arrêter à peu près sur le point où se croisent le vingt-deuxième méridien et le neuvième parallèle.
« Mais, maintenant, dit Urdax, nous allons suivre la direction du sud-ouest…
– Et cela est d’autant plus indiqué, répondit John Cort, que, si mes yeux ne me trompent pas, l’horizon au sud est barré par une forêt dont on ne voit l’extrême limite ni à l’est ni à l’ouest.
– Oui… immense ! répliqua le Portugais. Si nous étions obligés de la contourner par l’est, des mois s’écouleraient avant que nous l’eussions laissée en arrière !…
– Tandis que par l’ouest…
– Par l’ouest, répondit Urdax, et sans trop allonger la route, en suivant sa lisière, nous rencontrerons l’Oubanghi aux environs des rapides de Zongo.
– Est-ce que de la traverser n’abrégerait pas le voyage ?… demanda Max Huber.
– Oui… d’une quinzaine de journées de marche.
– Alors… pourquoi ne pas nous lancer à travers cette forêt ?…
– Parce qu’elle est impénétrable.
– Oh ! impénétrable !… répliqua Max Huber d’un air de doute.
– Pas aux piétons, peut-être, observa le Portugais, et encore n’en suis-je pas sûr, puisque aucun ne l’a essayé. Quant à y aventurer les attelages, ce serait une tentative qui n’aboutirait pas.
– Vous dites, Urdax, que personne n’a jamais essayé de s’engager dans cette forêt ?…
– Essayé… je ne sais, monsieur Max, mais qu’on y ait réussi… non… et, dans le Cameroun comme dans le Congo, personne ne s’aviserait de le tenter. Qui aurait la prétention de passer là où il n’y a aucun sentier, au milieu des halliers épineux et des ronces ?… Je ne sais même si le feu et la hache parviendraient à déblayer le chemin, sans parler des arbres morts, qui doivent former d’insurmontables obstacles…
– Insurmontables, Urdax ?…
– Voyons, cher ami, dit alors John Cort, n’allez pas vous emballer sur cette forêt, et estimons-nous heureux de n’avoir qu’à la contourner !… J’avoue qu’il ne m’irait guère de m’aventurer à travers un pareil labyrinthe d’arbres…
– Pas même pour savoir ce qu’il renferme ?…
– Et que voulez-vous qu’on y trouve, Max ?… Des royaumes inconnus, des villes enchantées, des eldorados mythologiques, des animaux d’espèce nouvelle, des carnassiers à cinq pattes et des êtres humains à trois jambes ?…
– Pourquoi pas, John ?… Et rien de tel que d’y aller voir !… »
Llanga, ses grands yeux attentifs, sa physionomie éveillée, semblait dire que, si Max Huber se hasardait sous ces bois, il n’aurait pas peur de l’y suivre.
« Dans tous les cas, reprit John Cort, puisque Urdax n’a pas l’intention de la traverser pour atteindre les rives de l’Oubanghi…
– Non, certes, répliqua le Portugais. Ce serait s’exposer à n’en pouvoir plus sortir !
– Eh bien, mon cher Max, allons faire un somme, et permis à vous de chercher à découvrir les mystères de cette forêt, de vous risquer en ces impénétrables massifs… en rêve seulement, et encore n’est-ce pas même très prudent…
– Riez, John, riez de moi à votre aise ! Mais je me souviens de ce qu’a dit un de nos poètes… je ne sais plus lequel :
Fouiller dans l’inconnu pour trouver du nouveau.
– Vraiment, Max ?… Et quel est le vers qui rime avec celui-là ?
– Ma foi… je l’ai oublié, John !
– Oubliez donc le premier comme vous avez oublié le second, et allons dormir. »
C’était évidemment le parti le plus sage et sans s’abriter dans le chariot. Une nuit au pied du tertre, sous ces larges tamarins dont la fraîcheur tempérait quelque peu la chaleur ambiante, si forte encore après le coucher du soleil, cela n’était pas pour inquiéter des habitués de « l’hôtel de la Belle-Étoile », quand le temps le permettait. Ce soir-là, bien que les constellations fussent cachées derrière d’épais nuages, la pluie ne menaçant pas, il était infiniment préférable de coucher en plein air.
Le jeune indigène apporta des couvertures. Les deux amis, étroitement enveloppés, s’étendirent entre les racines d’un tamarin, – un vrai cadre de cabine, – et Llanga se blottit à leur côté, comme un chien de garde.
Avant de les imiter, Urdax et Khamis voulurent une dernière fois faire le tour du campement, s’assurer que les bœufs entravés ne pourraient divaguer par la plaine, que les porteurs se trouvaient à leur poste de veille, que les foyers avaient été éteints, car une étincelle eût suffi à incendier les herbes sèches et le bois mort. Puis tous deux revinrent près du tertre.
Le sommeil ne tarda pas à les prendre – un sommeil à ne pas entendre Dieu tonner. Et peut-être les veilleurs y succombèrent-ils, eux aussi ?… En effet, après dix heures, il n’y eut personne pour signaler certains feux suspects qui se déplaçaient à la lisière de la grande forêt.
Une distance de deux kilomètres au plus séparait le tertre des sombres massifs au pied desquels allaient et venaient des flammes fuligineuses et vacillantes. On aurait pu en compter une dizaine, tantôt réunies, tantôt isolées, agitées parfois avec une violence que le calme de l’atmosphère ne justifiait pas. Qu’une bande d’indigènes eût campé en cet endroit, qu’elle s’y fût installée en attendant le jour, il y avait lieu de le présumer. Toutefois, ces feux n’étaient pas ceux d’un campement. Ils se promenaient trop capricieusement sur une centaine de toises, au lieu de se concentrer en un foyer unique d’une halte de nuit.
Il ne faut pas oublier que ces régions de l’Oubanghi sont fréquentées par des tribus nomades, venues de l’Adamaoua ou du Barghimi à l’ouest, ou même de l’Ouganda à l’est. Une caravane de trafiquants n’aurait pas été assez imprudente pour signaler sa présence par ces feux multiples, se mouvant dans des ténèbres. Seuls, des indigènes pouvaient s’être arrêtés à cette place. Et qui sait s’ils n’étaient pas animés d’intentions hostiles à l’égard de la caravane endormie sous la ramure des tamarins ?
Quoi qu’il en soit, si, de ce chef, quelque danger la menaçait, si plusieurs centaines de Pahouins, de Foundj, de Chiloux, de Bari, de Denkas ou autres n’attendaient que le moment de l’assaillir avec les chances d’une supériorité numérique, personne, – jusqu’à dix heures et demie du moins, – n’avait pris aucune mesure défensive. Tout le monde dormait au campement, maîtres et serviteurs, et, ce qui était plus grave, les porteurs chargés de se relever à leur poste de surveillance étaient plongés dans un lourd sommeil.
Très heureusement, le jeune indigène se réveilla. Mais nul doute que ses yeux ne se fussent refermés à l’instant s’ils ne s’étaient dirigés vers l’horizon du sud. Sous ses paupières demi-closes il sentit l’impression d’une lumière qui perçait cette nuit très noire. Il se détira, il se frotta les yeux, il regarda avec plus de soin… Non ! il ne se trompait pas : des feux épars se mouvaient sur la lisière de la forêt.
Llanga eut la pensée que la caravane allait être attaquée. Ce fut de sa part tout instinctif plutôt que réfléchi. En effet, des malfaiteurs se préparant au massacre et au pillage n’ignorent pas qu’ils accroissent leurs chances lorsqu’ils agissent par surprise. Ils ne se laissent pas voir avant, et ceux-ci se fussent signalés ?…
L’enfant, ne voulant pas réveiller Max Huber et John Cort, rampa sans bruit vers le chariot. Dès qu’il fut arrivé près du foreloper, il lui mit la main sur l’épaule, le réveilla et, du doigt, lui montra les feux de l’horizon.
Khamis se redressa, observa pendant une minute ces flammes en mouvement, et, d’une voix dont il ne songeait point à adoucir l’éclat :
« Urdax ! » dit-il.
Le Portugais, en homme habitué à se dégager vivement des vapeurs du sommeil, fut debout en un instant.
« Qu’y a-t-il, Khamis ?…
– Regardez ! »
Et, le bras tendu, il indiquait la lisière illuminée au ras de la plaine.
« Alerte ! » cria le Portugais de toute la force de ses poumons.
En quelques secondes, le personnel de la caravane se trouva sur pied, et les esprits furent tellement saisis par la gravité de cette situation, que personne ne songea à incriminer les veilleurs pris en défaut. Il était certain que, sans Llanga, le campement eût été envahi pendant que dormaient Urdax et ses compagnons.
Inutile de mentionner que Max Huber et John Cort, se hâtant de quitter l’entre-deux des racines, avaient rejoint le Portugais et le foreloper.
Il était un peu plus de dix heures et demie. Une profonde obscurité enveloppait la plaine sur les trois quarts de son périmètre, au nord, à l’est et à l’ouest. Seul le sud s’éclairait de ces flammes falotes, jetant de vives clartés lorsqu’elles tourbillonnaient, et dont on ne comptait pas alors moins d’une cinquantaine.
« Il doit y avoir là un rassemblement d’indigènes, dit Urdax, et probablement de ces Boudjos qui fréquentent les rives du Congo et de l’Oubanghi.
– Pour sûr, ajouta Khamis, ces flammes ne se sont pas allumées toutes seules…
– Et, fit observer John Cort, il y a des bras qui les portent et les déplacent !
– Mais, dit Max Huber, ces bras doivent tenir à des épaules, ces épaules à des corps, et de ces corps nous n’apercevons pas un seul au milieu de cette illumination…
– Cela vient de ce qu’ils sont un peu en dedans de la lisière, derrière les arbres…observa Khamis.
– Et remarquons, reprit Max Huber, qu’il ne s’agit pas d’une bande en marche sur le contour de la forêt… Non ! si ces feux s’écartent à droite et à gauche, ils reviennent toujours au même endroit…
– Là où doit être le campement de ces indigènes, affirma le foreloper.
– Votre opinion ?… demanda John Cort à Urdax.
– Est que nous allons être attaqués, affirma celui-ci, et qu’il faut, à l’instant, faire nos préparatifs de défense…
– Mais pourquoi ces indigènes ne nous ont-ils pas assaillis avant de se montrer ?
– Des noirs ne sont pas des blancs, déclara le Portugais. Néanmoins, pour être peu avisés, ils n’en sont pas moins redoutables par leur nombre et par leurs instincts féroces…
– Des panthères que nos missionnaires auront bien du mal à transformer en agneaux !… ajouta Max Huber.
– Tenons-nous prêts ! » conclut le Portugais.
Oui, se tenir prêts à la défense, et se défendre jusqu’à la mort. Il n’y a aucune pitié à espérer de ces tribus de l’Oubanghi. À quel point elles sont cruelles, on ne saurait se le figurer, et les plus sauvages peuplades de l’Australie, des Salomon, des Hébrides, de la Nouvelle-Guinée, soutiendraient difficilement la comparaison avec de tels indigènes. Vers le centre de la région, ce ne sont que des villages de cannibales, et les Pères de la Mission, qui bravent la plus épouvantable des morts, ne l’ignorent pas. On serait tenté de classer ces êtres, fauves à face humaine, au rang des animaux, en cette Afrique équatoriale où la faiblesse est un crime, où la force est tout ! Et de fait, même à l’âge d’homme, combien de ces noirs ne possèdent pas les notions premières d’un enfant de cinq à six ans.
Et, ce qu’il est permis d’affirmer, – les preuves abondent, les missionnaires ont été souvent les témoins de ces affreuses scènes, – c’est que les sacrifices humains sont en usage dans le pays. On tue les esclaves sur la tombe de leurs maîtres, et les têtes, fixées à une branche pliante, sont lancées au loin dès que le couteau du féticheur les a tranchées. Entre la dixième et la seizième année, les enfants servent de nourriture dans les cérémonies d’apparat, et certains chefs ne s’alimentent que de cette jeune chair.
À ces instincts de cannibales se joint l’instinct du pillage. Il les entraîne parfois à de grandes distances sur le chemin des caravanes, qu’ils assaillent, dépouillent et détruisent. S’ils sont moins bien armés que les trafiquants et leur personnel, ils ont le nombre pour eux, et des milliers d’indigènes auront toujours raison de quelques centaines de porteurs. Les forelopers ne l’ignorent pas. Aussi leur principale préoccupation est-elle de ne point s’engager entre ces villages, tels Ngombé Dara, Kalaka Taimo et autres compris dans la région de l’Aoukadépé et du Bahar-el-Abiad, où les missionnaires n’ont pas encore fait leur apparition, mais où ils pénétreront un jour. Aucune crainte n’arrête le dévouement de ces derniers lorsqu’il s’agit d’arracher de petits êtres à la mort et de régénérer ces races sauvages par l’influence de la civilisation chrétienne.
Depuis le commencement de l’expédition le Portugais Urdax n’avait pas toujours pu éviter l’attaque des indigènes, mais il s’en était tiré sans grand dommage et il ramenait son personnel au complet. Le retour promettait de s’accomplir dans des conditions parfaites de sécurité. Cette forêt contournée par l’ouest, on aurait atteint la rive droite de l’Oubanghi, et on descendrait cette rivière jusqu’à son embouchure sur la rive droite du Congo. À partir de l’Oubanghi, le pays est fréquenté par les marchands, par les missionnaires. Dès lors il y aurait moins à craindre du contact des tribus nomades que l’initiative française, anglaise, portugaise, allemande, refoule peu à peu vers les lointaines contrées du Darfour.
Mais, lorsque quelques journées de marche devaient suffire à atteindre le fleuve, la caravane n’allait-elle pas être arrêtée sur cette route, aux prises avec un tel nombre de pillards qu’elle finirait par succomber ?… Il y avait lieu de le craindre. Dans tous les cas, elle ne périrait pas sans s’être défendue, et, à la voix du Portugais, on prit toutes mesures pour organiser la résistance.
En un instant, Urdax, le foreloper, John Cort, Max Huber, furent armés, carabines à la main, revolvers à la ceinture, la cartouchière bien garnie. Le chariot contenait une douzaine de fusils et de pistolets qui furent confiés à quelques-uns des porteurs dont on connaissait la fidélité.
En même temps, Urdax donna l’ordre à son personnel de se poster autour des grands tamarins, afin de se mieux abriter contre les flèches, dont la pointe empoisonnée occasionne des blessures mortelles.
On attendit. Aucun bruit ne traversait l’espace. Il ne semblait pas que les indigènes se fussent portés en avant de la forêt. Les feux se montraient incessamment, et, çà et là, s’agitaient de longs panaches de fumée jaunâtre.
« Ce sont des torches résineuses qui sont promenées sur la lisière des arbres…
– Assurément, répondit Max Huber, mais je persiste à ne pas comprendre pourquoi ces gens-là le font, s’ils ont l’intention de nous attaquer…
– Et je ne le comprends pas davantage, ajouta John Cort, s’ils n’ont pas cette intention. »
C’était inexplicable, en effet. Il est vrai, de quoi s’étonner, du moment qu’il s’agissait de ces brutes du haut Oubanghi ?…
Une demi-heure s’écoula, sans amener aucun changement dans la situation. Le campement se tenait sur ses gardes. Les regards fouillaient les sombres lointains de l’est et de l’ouest. Tandis que les feux brillaient au sud, un détachement pouvait se glisser latéralement pour attaquer la caravane grâce à l’obscurité.
En cette direction, la plaine était certainement déserte. Si profonde que fût la nuit, un parti d’agresseurs n’aurait pu surprendre le Portugais et ses compagnons, avant que ceux-ci eussent fait usage de leurs armes.
Un peu après, vers onze heures, Max Huber, se portant à quelques pas du groupe que formaient Urdax, Khamis et John Cort, dit d’une voix résolue :
« Il faut aller reconnaître l’ennemi…
– Est-ce bien utile, demanda John Cort, et la simple prudence ne nous commande-t-elle pas de rester en observation jusqu’au lever du jour ?…
– Attendre… attendre… répliqua Max Huber, après que notre sommeil a été si fâcheusement interrompu… attendre pendant six à sept heures encore, la main sur la garde du fusil !… Non ! il faut savoir au plus tôt à quoi s’en tenir !… Et, somme toute, si ces indigènes n’ont aucune mauvaise intention, je ne serais pas fâché de me reblottir jusqu’au matin dans ce cadre de racines où je faisais de si beaux rêves !
– Qu’en pensez-vous ?… demanda John Cort au Portugais qui demeurait silencieux.
– Peut-être la proposition mérite-t-elle d’être acceptée, répliqua-t-il, mais n’agissons pas sans précautions…
– Je m’offre pour aller en reconnaissance, dit Max Huber, et fiez-vous à moi…
– Je vous accompagnerai, ajouta le foreloper, si M. Urdax le trouve bon…
– Cela vaudra certes mieux, approuva le Portugais.
– Je puis aussi me joindre à vous…, proposa John Cort.
– Non… restez, cher ami, insista Max Huber. À deux, nous suffirons… D’ailleurs, nous n’irons pas plus loin qu’il ne sera nécessaire… Et, si nous découvrons un parti se dirigeant de ce côté, nous reviendrons en toute hâte…
– Assurez-vous que vos armes sont en état…, recommanda John Cort.
– C’est fait, répondit Khamis, mais j’espère que nous n’aurons pas à nous en servir pendant cette reconnaissance. L’essentiel est de ne pas se laisser voir…
– C’est mon avis », déclara le Portugais.
Max Huber et le foreloper, marchant l’un près de l’autre, eurent vite dépassé le tertre des tamarins. Au delà, la plaine était un peu moins obscure. Un homme, cependant, n’y eût pu être signalé à la distance d’une centaine de pas. Ils en avaient fait cinquante à peine, lorsqu’ils aperçurent Llanga derrière eux. Sans rien dire, l’enfant les avait suivis en dehors du campement.
« Eh ! pourquoi es-tu venu, petit ?… dit Khamis.
– Oui, Llanga, reprit Max Huber, pourquoi n’es-tu pas resté avec les autres ?…
– Allons… retourne…, ordonna le foreloper.
– Oh ! monsieur Max, murmura Llanga, avec vous… moi… avec vous…
– Mais tu sais bien que ton ami John est là-bas…
– Oui… mais mon ami Max… est ici…
– Nous n’avons pas besoin de toi !… dit Khamis d’un ton assez dur.
– Laissons-le, puisqu’il est là ! reprit Max Huber. Il ne nous gênera pas, Khamis, et, avec ses yeux de chat sauvage, peut-être découvrira-t-il dans l’ombre ce que nous ne pourrions y voir…
– Oui… je regarderai… je verrai loin !… assura l’enfant.
– C’est bon !… Tiens-toi près de moi, dit Max Huber, et ouvre l’œil ! »
Tous trois se portèrent en avant. Un quart d’heure après, ils étaient à moitié chemin entre le campement et la grande forêt.
Les feux développaient toujours leurs clartés au pied des massifs et, moins éloignés, se manifestaient par de plus vifs éclats. Mais si pénétrante que fût la vue du foreloper, si bonne que fût la lunette que Max Huber venait d’extraire de son étui, si perçants que fussent les regards du jeune « chat sauvage », il était impossible d’apercevoir ceux qui agitaient ces torches.
Cela confirmait cette opinion du Portugais, que c’était sous le couvert des arbres, derrière les épaisses broussailles et les larges troncs, que se mouvaient ces lueurs. Assurément, les indigènes n’avaient pas dépassé la limite de la forêt, et peut-être ne songeaient-ils pas à le faire.
En réalité, c’était de plus en plus inexplicable. S’il ne se trouvait là avant l’intention de se remettre en route au point du jour, pourquoi cette illumination de la lisière ?… Quelle cérémonie nocturne les tenait éveillés à cette heure ?…
« Et je me demande même, fit observer Max Huber, s’ils ont reconnu notre caravane, et s’ils savent qu’elle est campée autour des tamarins…
– En effet, répondit Khamis, il est possible qu’ils ne soient arrivés qu’à la tombée de la nuit, lorsqu’elle enveloppait déjà la plaine, et, comme nos foyers étaient éteints, peut-être ignorent-ils que nous sommes campés à courte distance ?… Mais, demain, dès l’aube, ils nous verront…
– À moins que nous ne soyons repartis, Khamis. »
Max Huber et le foreloper reprirent leur marche en silence.
Un demi-kilomètre fut franchi de telle sorte que, à ce moment, la distance jusqu’à la forêt se réduisait à quelques centaines de mètres.
Rien de suspect à la surface de ce sol traversé parfois du long jet des torches. Aucune silhouette ne s’y découpait, ni au sud, ni au levant, ni au couchant. Une agression ne semblait pas imminente. En outre, si rapprochés qu’ils fussent de la lisière, ni Max Huber, ni Khamis, ni Llanga ne parvinrent à découvrir les êtres qui signalaient leur présence par ces multiples feux.
« Devons-nous nous approcher davantage ?… demanda Max Huber, après un arrêt de quelques instants.
– À quoi bon ?… répondit Khamis. Ne serait-ce pas imprudent ?… Il est possible, après tout, que notre caravane n’ait point été aperçue, et si nous décampons cette nuit…
– J’aurais pourtant voulu être fixé !… répéta Max Huber. Cela se présente dans des conditions si singulières… »
Et il n’en fallait pas tant pour surexciter une vive imagination de Français.
« Retournons au tertre », répliqua le foreloper.
Cependant il dut s’avancer plus près encore, à la suite de Max Huber, que Llanga n’avait pas voulu quitter… Et, peut-être, tous les trois se fussent-ils portés jusqu’à la lisière, lorsque Khamis s’arrêta définitivement.
« Pas un pas de plus ! » dit-il à voix basse.
Était-ce donc devant un danger imminent que le foreloper et son compagnon suspendirent leur marche ?… Avaient-ils entrevu un groupe d’indigènes ?… Allaient-ils être attaqués ?… Ce qui était certain, c’est qu’un brusque changement venait de se manifester dans la disposition des feux sur le bord de la forêt.
Un moment ces feux disparurent derrière le rideau des premiers arbres, confondus dans une obscurité profonde.
« Attention !… dit Max Huber.
– En arrière !… » répondit Khamis.
Convenait-il de rétrograder dans la crainte d’une agression immédiate ?… Peut-être. En tout cas, mieux valait ne pas battre en retraite sans être prêt à répondre coup pour coup. Les carabines armées remontèrent à l’épaule, tandis que les regards ne cessaient de fouiller les sombres massifs de la lisière.
Soudain, de cette ombre, les clartés ne tardèrent pas à jaillir de nouveau au nombre d’une vingtaine.
« Parbleu ! s’écria Max Huber, cette fois-ci, si ce n’est pas de l’extraordinaire, c’est tout au moins de l’étrange ! »
Ce mot semblera justifié pour cette raison que les torches, après avoir brillé naguère au niveau de la plaine, jetaient alors de plus vifs éclats entre cinquante et cent pieds au-dessus du sol.
Quant aux êtres quelconques qui agitaient ces torches, tantôt sur les basses branches, tantôt sur les plus hautes, comme si un vent de flamme eût traversé cette épaisse frondaison, ni Max Huber, ni le foreloper, ni Llanga ne parvinrent à en distinguer un seul.
« Eh ! s’écria Max Huber, ne seraient-ce que des feux follets se jouant dans les arbres ?… »
Khamis secoua la tête. L’explication du phénomène ne le satisfaisait point.
Qu’il y eût là quelque expansion d’hydrogène en exhalaisons enflammées, une vingtaine de ces aigrettes que les orages accrochent aussi bien aux branches des arbres qu’aux agrès d’un navire, non, certes, et ces feux, on ne pouvait les confondre avec les capricieuses furolles de Saint-Elme. L’atmosphère n’était point saturée d’électricité, et les nuages menaçaient plutôt de se résoudre en une de ces pluies torrentielles qui inondent fréquemment la partie centrale du continent noir.
Mais, alors, pourquoi les indigènes campés au pied des arbres s’étaient-ils hissés, les uns jusqu’à leur fourche, les autres jusqu’à leurs extrêmes branches ?… Et à quel propos y promenaient-ils ces brandons allumés, ces flambeaux de résine dont la déflagration faisait entendre ses craquements à cette distance ?…
« Avançons… dit Max Huber.
– Inutile, répondit le foreloper. Je ne crois pas que notre campement soit menacé cette nuit, et il est préférable d’y revenir afin de rassurer nos compagnons…
– Nous serons plus en mesure de les rassurer, Khamis, lorsque nous saurons à quoi nous en tenir sur la nature de ce phénomène…
– Non, monsieur Max, ne nous aventurons pas plus loin… Il est certain qu’une tribu est réunie en cet endroit… Pour quelle raison ces nomades agitent-ils ces flammes ?… Pourquoi se sont-ils réfugiés dans les arbres ?… Est-ce afin d’éloigner des fauves qu’ils ont entretenu ces feux ?…
– Des fauves ?… répliqua Max Huber. Mais panthères, hyènes, bœufs sauvages, on les entendrait rugir ou meugler, et l’unique bruit qui nous arrive, c’est le crépitement de ces résines, qui menacent d’incendier la forêt !… Je veux savoir… »
Et Max Huber s’avança de quelques pas, suivi de Llanga, que Khamis rappelait vainement à lui.
Le foreloper hésitait sur ce qu’il devait faire dans son impuissance à retenir l’impatient Français. Bref, ne voulant pas le laisser s’aventurer, il se disposait à l’accompagner jusqu’aux massifs, bien que, à son avis, ce fût une impardonnable témérité.
Soudain, il fit halte, à l’instant même où s’arrêtaient Max Huber et Llanga. Tous trois se retournèrent, dos à la forêt. Ce n’étaient plus les clartés qui attiraient leur attention. D’ailleurs, comme au souffle d’un subit ouragan, les torches venaient de s’éteindre, et de profondes ténèbres enveloppaient l’horizon.
Du côté opposé, une rumeur lointaine se propageait à travers l’espace, ou plutôt un concert de mugissements prolongés, de ronflements nasards, à faire croire qu’un orgue gigantesque lançait ses puissantes ondes à la surface de la plaine.
Était-ce un orage qui montait sur cette partie du ciel, et dont les premiers grondements troublaient l’atmosphère ?…
Non !… Il ne se produisait aucun de ces météores, qui désolent si souvent l’Afrique équatoriale d’un littoral à l’autre. Ces mugissements caractéristiques trahissaient leur origine animale et ne provenaient pas d’une répercussion des décharges de la foudre échangées dans les profondeurs du ciel. Ils devaient sortir plutôt de gueules formidables, non de nuages électriques. Au surplus, les basses zones ne se zébraient point des fulgurants zigzags qui se succèdent à courts intervalles. Pas un éclair au-dessus de l’horizon du nord, aussi sombre que l’horizon du sud. À travers les nues accumulées, pas un trait de feu entre les cirrus, empilés comme des ballots de vapeurs.
« Qu’est-ce cela, Khamis ?… demanda Max Huber.
– Au campement…, répondit le foreloper.
– Serait-ce donc ?… » s’écria Marc Huber.
Et, l’oreille tendue dans cette direction, il percevait un claironnement plus distinct, strident parfois comme un sifflet de locomotive, au milieu des larges rumeurs qui grandissaient en se rapprochant.
« Détalons, dit le foreloper, et au pas de course ! »
Max Huber, Llanga et Khamis ne mirent pas dix minutes à franchir les quinze cents mètres qui les séparaient du tertre. Ils ne s’étaient pas même retournés une seule fois, ne s’inquiétant pas d’observer si les indigènes, après avoir éteint leurs feux, cherchaient à les poursuivre. Non, d’ailleurs, et, de ce côté, régnait le calme, alors que, à l’opposé, la plaine s’emplissait d’une agitation confuse et de sonorités éclatantes.
Le campement, lorsque les deux hommes et le jeune enfant y arrivèrent, était en proie à l’épouvante, – épouvante justifiée par la menace d’un danger contre lequel le courage, l’intelligence ne pouvaient rien. Y faire face, impossible ! Le fuir ?… En était-il temps encore ?…
Max Huber et Khamis avaient aussitôt rejoint John Cort et Urdax, postés à cinquante pas en avant du tertre.
« Une harde d’éléphants !… dit le foreloper.
– Oui, répondit le Portugais, et, dans moins d’un quart d’heure, ils seront sur nous…
– Gagnons la forêt, dit John Cort.
– Ce n’est pas la forêt qui les arrêtera…, répliqua Khamis.
– Que sont devenus les indigènes ?… s’informa John Cort.
– Nous n’avons pu les apercevoir…, répondit Max Huber.
– Cependant, ils ne doivent pas avoir quitté la lisière !…
– Assurément non ! »
Au loin, à une demi-lieue environ, on distinguait une large ondulation d’ombres qui se déplaçait sur l’étendue d’une centaine de toises. C’était comme une énorme vague dont les volutes échevelées se fussent déroulées avec fracas. Un lourd piétinement se propageait à travers la couche élastique du sol, et ce tremblotement se faisait sentir jusqu’aux racines des tamarins. En même temps, le mugissement prenait une intensité formidable. Des souffles stridents, des éclats cuivrés, s’échappaient de ces centaines de trompes, – autant de clairons sonnés à pleine bouche.
Les voyageurs de l’Afrique centrale ont pu justement comparer ce bruit à celui que ferait un train d’artillerie roulant à grande vitesse sur un champ de bataille. Soit ! mais à la condition que les trompettes eussent jeté dans l’air leurs notes déchirantes. Que l’on juge de la terreur à laquelle s’abandonnait le personnel de la caravane, menacé d’être écrasé par ce troupeau d’éléphants !
Chasser ces énormes animaux présente de sérieux dangers. Lorsqu’on parvient à les surprendre isolément, à séparer de la bande à laquelle il appartient un de ces pachydermes, lorsqu’il est possible de le tirer dans des conditions qui assurent le coup, de l’atteindre, entre l’œil et l’oreille, d’une balle qui le tue presque instantanément, les dangers de cette chasse sont très diminués. En l’espèce, la harde ne se composât-elle que d’une demi-douzaine de bêtes, les plus sévères précautions, la plus extrême prudence sont indispensables. Devant cinq ou six couples d’éléphants courroucés, toute résistance est impossible, alors que – dirait un mathématicien – leur masse est multipliée par le carré de leur vitesse.
Et, si c’est par centaines que ces formidables bêtes se jettent sur un campement, on ne peut pas plus les arrêter dans leur élan qu’on n’arrêterait une avalanche, ou l’un de ces mascarets qui emportent les navires dans l’intérieur des terres à plusieurs kilomètres du littoral.
Toutefois, si nombreux qu’ils soient, l’espèce finira par disparaître. Comme un éléphant rapporte environ cent francs d’ivoire, on les chasse à outrance.
Chaque année, d’après les calculs de M. Foa, on n’en tue pas moins de quarante mille sur le continent africain, qui produisent sept cent cinquante mille kilogrammes d’ivoire expédiés en Angleterre. Avant un demi-siècle, il n’en restera plus un seul, bien que la durée de leur existence soit considérable. Ne serait-il pas plus sage de tirer profit de ces précieux animaux par la domestication, puisqu’un éléphant est capable de porter la charge de trente-deux hommes et de faire quatre fois plus de chemin qu’un piéton ? Et puis, étant domestiqués, ils vaudraient, comme dans l’Inde, de quinze cents à deux mille francs, au lieu des cent francs que l’on tire de leur mort.
L’éléphant d’Afrique forme, avec l’éléphant d’Asie, les deux seules espèces existantes. On a établi quelque différence entre elles. Si les premiers sont inférieurs par la taille à leurs congénères asiatiques, si leur peau est plus brune, leur front plus convexe, ils ont les oreilles plus larges, les défenses plus longues, ils montrent une humeur plus farouche, presque irréductible.
Pendant cette expédition, le Portugais n’avait eu qu’à se féliciter et aussi les deux amateurs de ce sport. On le répète, les pachydermes sont encore nombreux sur la terre libyenne. Les régions de l’Oubanghi offrent un habitat qu’ils recherchent, des forêts et des plaines marécageuses qu’ils affectionnent. Ils y vivent par troupes, d’ordinaire surveillées par un vieux mâle. En les attirant dans des enceintes palissadées, en leur préparant des trappes, en les attaquant lorsqu’ils étaient isolés, Urdax et ses compagnons avaient fait bonne campagne, sans accidents sinon sans dangers ni fatigues. Mais, sur cette route du retour, ne semblait-il pas que la troupe furieuse, dont les cris emplissaient l’espace, allait écraser au passage toute la caravane ?…
Si le Portugais avait eu le temps d’organiser la défensive, lorsqu’il croyait à une agression des indigènes campés au bord de la forêt, que ferait-il contre cette irruption ?… Du campement, il ne resterait bientôt plus que débris et poussière !… Toute la question se réduisait à ceci : le personnel parviendrait-il à se garer en se dispersant sur la plaine ?… Qu‘on ne l’oublie point, la vitesse de l’éléphant est prodigieuse, et un cheval au galop ne saurait la dépasser.
« Il faut fuir… fuir à l’instant !… affirma Khamis en s’adressant au Portugais.
– Fuir !… » s écria Urdax.
Et le malheureux trafiquant comprenait bien que ce serait perdre, avec son matériel, tout le produit de l’expédition.
D’ailleurs, à demeurer au campement, le sauverait-il et n’était-ce pas insensé que de s’obstiner à une résistance impossible ?…
Max Huber et John Cort attendaient qu’une résolution eût été prise, décidés à s’y soumettre, quelle qu’elle fût.
Cependant la masse se rapprochait, et avec un tel tumulte qu’on ne parvenait guère à s’entendre.
Le foreloper répéta qu’il fallait s’éloigner au plus tôt.
« En quelle direction ? demanda Max Huber.
– Dans la direction de la forêt.
– Et les indigènes ?…
– Le danger est moins pressant là-bas qu’ici », répondit Khamis.
Que cela fût sûr, comment l’affirmer ?… Toutefois, il y avait, du moins, certitude qu’on ne pouvait rester à cette place. Le seul parti, pour éviter l’écrasement, c’était de se réfugier à l’intérieur de la forêt.
Or, le temps ne manquerait-il pas ?… Deux kilomètres à franchir, alors que la harde n’était qu’à la moitié tout au plus de cette distance !…
Chacun réclamait un ordre d’Urdax, ordre qu’il ne se résolvait pas à donner.
Enfin il s’écria :
« Le chariot… le chariot !… Mettons-le à l’abri derrière le tertre… Peut-être sera-t-il protégé…
– Trop tard, répondit le foreloper.
– Fais ce que je te dis !… commanda le Portugais.
– Comment ?… » répliqua Khamis.
En effet, après avoir brisé leurs entraves, sans qu’il eût été possible de les arrêter, les bœufs de l’attelage s’étaient sauvés, et, affolés, couraient même au-devant de l’énorme troupeau qui les écraserait comme des mouches.
À cette vue, Urdax voulut recourir au personnel de la caravane :
« Ici, les porteurs !… cria-t-il.
– Les porteurs ?… répondit Khamis. Rappelez-les donc, car ils prennent la fuite…
– Les lâches ! » s’écria John Cort.
Oui, tous ces noirs venaient de se jeter dans l’ouest du campement, les uns emportant des ballots, les autres chargés des défenses. Et ils abandonnaient leurs chefs en lâches et aussi en voleurs !
Il n’y avait plus à compter sur ces hommes. Ils ne reviendraient pas. Ils trouveraient asile dans les villages indigènes. De la caravane restaient seuls le Portugais et le foreloper, le Français, l’Américain et le jeune garçon.
« Le chariot… le chariot !… » répéta Urdax, qui s’entêtait à le garer derrière le tertre.
Khamis ne put se retenir de hausser les épaules. Il obéit cependant et, grâce au concours de Max Huber et de John Cort, le véhicule fut poussé au pied des arbres. Peut-être serait-il épargné, si la harde se divisait en arrivant au groupe de tamarins ?…
Mais cette opération dura quelque temps, et, lorsqu’elle fut terminée, il était manifestement trop tard pour que le Portugais et ses compagnons pussent atteindre la forêt.
Khamis le calcula, et ne lança que ces deux mots :
« Aux arbres ! »
Une seule chance s’offrait : se hisser entre les branches des tamarins afin d’éviter le premier choc tout au moins.
Auparavant Max Huber et John Cort s’introduisirent dans le chariot. Se charger de tous les paquets de cartouches qui restaient, assurer ainsi le service des carabines s’il fallait en faire usage contre les éléphants, et aussi pour la route du retour, ce fut fait en un instant avec l’aide du Portugais et du foreloper, lequel songea à se munir de sa hachette et de sa gourde. En traversant les basses régions de l’Oubanghi, qui sait si ses compagnons et lui ne parviendraient pas à gagner les factoreries de la côte ?…
Quelle heure était-il à ce moment ?… Onze heures dix-sept, – ce que constata John Cort, après avoir éclairé sa montre à la flamme d’une allumette. Son sang-froid ne l’avait pas abandonné, ce qui lui permettait de juger la situation, très périlleuse, à son avis, et sans issue, si les éléphants s’arrêtaient au tertre, au lieu de se porter vers l’est ou l’ouest de la plaine.
Max Huber, plus nerveux, ayant également conscience du danger, allait et venait près du chariot, observant l’énorme masse ondulante, qui se détachait, plus sombre, sur le fond du ciel.
« C’est de l’artillerie qu’il faudrait !… » murmura-t-il.
Khamis, lui, ne laissait rien voir de ce qu’il éprouvait. Il possédait ce calme étonnant de l’Africain, au sang arabe, ce sang plus épais que celui du blanc, moins rouge aussi, qui rend la sensibilité plus obtuse et donne moins prise à la douleur physique. Deux revolvers à sa ceinture, son fusil prêt à être épaulé, il attendait.
Quant au Portugais, incapable de cacher son désespoir, il songeait plus à l’irréparable dommage dont il serait victime qu’aux dangers de cette irruption. Aussi gémissait-il, récriminait-il, prodiguant les plus retentissants jurons de sa langue maternelle.
Llanga se tenait près de John Cort et regardait Max Huber. Il ne témoignait aucune crainte, n’ayant pas peur, du moment que ses deux amis étaient là.
Et pourtant l’assourdissant vacarme se propageait avec une violence inouïe, à mesure que s’approchait la chevauchée formidable. Le claironnement des puissantes mâchoires redoublait. On sentait déjà un souffle qui traversait l’air comme les vents de tempête. À cette distance de quatre à cinq cents pas, les pachydermes prenaient, dans la nuit, des dimensions démesurées, des apparences tératologiques. On eût dit d’une apocalypse de monstres, dont les trompes, comme un millier de serpents, se convulsaient dans une agitation frénétique.
Il n’était que temps de se réfugier entre les branches des tamarins, et peut-être la harde passerait-elle sans avoir aperçu le Portugais et ses compagnons.
Ces arbres dressaient leur cime à une soixantaine de pieds au-dessus du sol. Presque semblables à des noyers, très caractérisés par la capricieuse diffusion de leurs rameaux, les tamarins, sortes de dattiers, sont très répandus sur les diverses zones de l’Afrique. En même temps que les nègres fabriquent avec la partie gluante de leurs fruits une boisson rafraîchissante, ils ont l’habitude de mêler les gousses de ces arbres au riz dont ils se nourrissent, surtout dans les provinces littorales.
Les tamarins étaient assez rapprochés pour que leur basse frondaison fût entrelacée, ce qui permettrait de passer de l’un à l’autre. Leur tronc mesurait à la base une circonférence de six à huit pieds, et de quatre à cinq près de la fourche. Cette épaisseur présenterait-elle une résistance suffisante, si les animaux se précipitaient contre le tertre ?
Les troncs n’offraient qu’une surface lisse jusqu’à la naissance des premières branches étendues à une trentaine de pieds au-dessus du sol. Étant donnée la grosseur du fût, atteindre la fourche eût été malaisé si Khamis n’avait eu à sa disposition quelques « chamboks ». Ce sont des courroies en cuir de rhinocéros, très souples, dont les forelopers se servent pour maintenir les attelages de bœufs.
Grâce à l’une de ces courroies, Urdax et Khamis, après l’avoir lancée à travers la fourche, purent se hisser à l’un des arbres. En employant de la même façon une courroie semblable, Max Huber et John Cort en firent autant. Dès qu’ils furent achevalés sur une branche, ils envoyèrent l’extrémité du chambok à Llanga qu’ils enlevèrent en un tour de main.
La harde n’était plus qu’à trois cents mètres. En deux ou trois minutes, elle aurait atteint le tertre :
« Cher ami, êtes-vous satisfait ?… demanda ironiquement John Cort à son camarade.
– Ce n’est encore que de l’imprévu, John !
– Sans doute, Max, mais ce qui serait de l’extraordinaire, c’est que nous parvinssions à sortir sains et saufs de cette affaire !
– Oui… à tout prendre, John, mieux eût valu ne point être exposé à cette attaque d’éléphants dont le contact est parfois brutal…
– C’est vraiment incroyable, mon cher Max, comme nous sommes du même avis ! » se contenta de répondre John Cort.
Ce que répliqua Huber, son ami ne put l’entendre. À cet instant éclatèrent des beuglements d’épouvante, puis de douleur, qui eussent fait tressaillir les plus braves.
En écartant le feuillage, Urdax et Khamis reconnurent ce qui se passait à une centaine de pas du tertre.
Après s’être sauvés, les bœufs ne pouvaient plus fuir que dans la direction de la forêt. Mais ces animaux, à la marche lente et mesurée, y parviendraient-ils avant d’avoir été atteints ?… Non, et ils furent bientôt repoussés… En vain se défendirent-ils à coups de pieds, à coups de corne, ils tombèrent. De tout l’attelage il ne restait plus qu’un seul bœuf qui, par malheur, vint se réfugier sous le branchage des tamarins.
Oui, par malheur, car les éléphants l’y poursuivirent et s’arrêtèrent par un instinct commun. En quelques secondes, le ruminant ne fut plus qu’un tas de chairs déchirées, d’os broyés, débris sanglants piétines sous les pieds calleux aux ongles d’une dureté de fer.
Le tertre était alors entouré et il fallut renoncer à la chance de voir s’éloigner ces bêtes furieuses.
En un moment, le chariot fut bousculé, renversé, chaviré, écrasé sous les masses pesantes qui se refoulaient contre le tertre. Anéanti comme un jouet d’enfant, il n’en resta plus rien ni des roues, ni de la caisse.
Sans doute, de nouveaux jurons éclatèrent entre les lèvres du Portugais, mais cela n’était pas pour arrêter ces centaines d’éléphants, non plus que le coup de fusil qu’Urdax tira sur le plus rapproché, dont la trompe s’enroulait autour de l’arbre. La balle ricocha sur le dos de l’animal sans pénétrer dans ses chairs.
Max Huber et John Cort le comprirent bien. En admettant même qu’aucun coup ne fût perdu, que chaque balle fît une victime, peut-être aurait-on pu se débarrasser de ces terribles assaillants, les détruire jusqu’au dernier, s’ils n’avaient été qu’un petit nombre. Le jour n’aurait plus éclairé qu’un amoncellement d’énormes cadavres au pied des tamarins. Mais trois cents, cinq cents, un millier de ces animaux !… Est-il donc rare de rencontrer de pareilles agglomérations dans les contrées de l’Afrique équatoriale, et les voyageurs, les trafiquants, ne parlent-ils pas d’immenses plaines que couvrent à perte de vue les ruminants de toute sorte ?…
« Cela se complique…, observa John Cort.
– On peut même dire que ça se corse ! » ajouta Max Huber.
Puis, s’adressant au jeune indigène achevalé près de lui :
« Tu n’as pas peur ?… demanda-t-il.
– Non, mon ami Max… avec vous…, non ! » répondit Llanga.
Et, cependant, il était permis non seulement à un enfant, mais à des nommes aussi, de se sentir le cœur envahi d’une irrésistible épouvante.
En effet, nul doute que les éléphants n’eussent aperçu, entre les branches des tamarins, ce qui restait du personnel de la caravane.
Et, alors, les derniers rangs poussant les premiers, le cercle se rétrécit autour du tertre. Une douzaine d’animaux essayèrent d’accrocher les basses branches avec leurs trompes en se dressant sur les pattes de derrière. Par bonne chance, à cette hauteur d’une trentaine de pieds, ils ne purent y réussir.
Quatre coups de carabine éclatèrent simultanément, – quatre coups tirés au juger, car il était impossible de viser juste sous la sombre ramure des tamarins.
Des cris plus violents, des hurlements plus furieux, se firent entendre. Il ne sembla pas, pourtant, qu’aucun éléphant eût été mortellement atteint par les balles. Et, d’ailleurs, quatre de moins, cela n’eût pas compté !
Aussi, ce ne fut plus aux branches inférieures que les trompes essayèrent de s’accrocher. Elles entourèrent le fût des arbres en même temps que ceux-ci subissaient la poussée puissante des corps. Et, de fait, si gros que fussent ces tamarins à leur base, si solidement que leurs racines eussent mordu le sol, ils éprouvèrent un ébranlement auquel, sans doute, ils ne pourraient résister.
Des coups de feu retentirent encore – deux cette fois – tirés par le Portugais et le foreloper, dont l’arbre, secoué avec une extraordinaire violence, les menaçait d’une chute prochaine.
Le Français et son compagnon, eux, n’avaient point déchargé leurs carabines, bien qu’ils fussent prêts à le faire.
« À quoi bon ?… avait dit John Cort.
– Oui, réservons nos munitions, répondit Max Huber. Plus tard, nous pourrions nous repentir d’avoir brûlé ici notre dernière cartouche ! »
En attendant, le tamarin auquel étaient cramponnés Urdax et Khamis fut tellement ébranlé qu’on l’entendit craquer sur toute sa longueur.
Évidemment, s’il n’était pas déraciné, il se briserait. Les animaux l’attaquaient à coups de défenses, le courbaient avec leurs trompes, l’ébranlaient jusque dans ses racines.
Rester plus longtemps sur cet arbre, ne fût-ce qu’une minute, c’était risquer de s’abattre au pied du tertre :
« Venez ! » cria à Urdax le foreloper, essayant de gagner l’arbre voisin.
Le Portugais avait perdu la tête et continuait à décharger inutilement sa carabine et ses revolvers, dont les balles glissaient sur les peaux rugueuses des pachydermes comme sur une carapace d’alligator.
« Venez !… » répéta Khamis.
Et au moment où le tamarin était secoué avec plus de violence, le foreloper parvint à saisir une des branches de l’arbre occupé par Max Huber, John Cort et Llanga, moins compromis que l’autre, contre lequel s’acharnaient les animaux :
« Urdax ?… cria John Cort.
– Il n’a pas voulu me suivre, répondit le foreloper, il ne sait plus ce qu’il fait !…
– Le malheureux va tomber…
– Nous ne pouvons le laisser là…, dit Max Huber.
– Il faut l’entraîner malgré lui…, ajouta John Cort.
– Trop tard !… » dit Khamis.
Trop tard, en effet. Brisé dans un dernier craquement, le tamarin s’abattit au bas du tertre.
Ce que devint le Portugais, ses compagnons ne purent le voir ; ses cris indiquaient qu’il se débattait sous les pieds des éléphants, et comme ils cessèrent presque aussitôt, c’est que tout était fini.
« Le malheureux… le malheureux ! murmura John Cort.
– À notre tour bientôt… dit Khamis.
– Ce serait regrettable ! répliqua froidement Max Huber.
– Encore une fois, cher ami, je suis bien de votre avis », déclara John Cort.
Que faire ?… Les éléphants, piétinant le tertre, secouaient les autres arbres, agités comme sous le souffle d’une tempête. L’horrible fin d’Urdax n’était-elle pas réservée à ceux qui lui auraient survécu quelques minutes à peine ?… Voyaient-ils la possibilité d’abandonner le tamarin avant sa chute ?… Et, s’ils se risquaient à descendre, pour gagner la plaine, échapperaient-ils à la poursuite de cette harde ?… Auraient-ils le temps d’atteindre la forêt ?… Et, d’ailleurs, leur offrirait-elle toute sécurité ?… Si les éléphants ne les y poursuivaient pas, ne leur auraient-ils échappé que pour tomber au pouvoir d’indigènes non moins féroces ?…
Cependant, que l’occasion se présentât de chercher refuge au-delà de la lisière, il faudrait en profiter sans une hésitation. La raison commandait de préférer un danger non certain à un danger certain.
L’arbre continuait à osciller, et, dans une de ces oscillations, plusieurs trompes purent atteindre ses branches inférieures. Le foreloper et ses deux compagnons furent sur le point de lâcher prise tant les secousses devinrent violentes. Max Huber, craignant pour Llanga, le serrait de son bras gauche, tandis qu’il se retenait du bras droit. Avant de très courts instants, ou les racines auraient cédé, ou le tronc serait brisé à sa base… Et la chute du tamarin, c’était la mort de ceux qui s’étaient réfugiés entre ses branches, l’épouvantable écrasement du Portugais Urdax !…
Sous de plus rudes et de plus fréquentes poussées, les racines cédèrent enfin, le sol se souleva, et l’arbre se coucha plutôt qu’il ne s’abattit le long du tertre.
« À la forêt… à la forêt !… » cria Khamis.
Du côté où les branches du tamarin avaient rencontré le sol, le recul des éléphants laissait le champ libre. Rapidement, le foreloper dont le cri avait été entendu, fut à terre. Les trois autres le suivirent aussitôt dans sa fuite.
Tout d’abord, acharnés contre les arbres restés debout, les animaux n’avaient pas aperçu les fugitifs. Max Huber, Llanga entre ses bras, courait aussi vite que le lui permettaient ses forces. John Cort se maintenait à son côté, prêt à prendre sa part de ce fardeau, prêt également à décharger sa carabine sur le premier de la harde qui serait à sa portée.
Le foreloper, John Cort et Max Huber avaient à peine franchi un demi-kilomètre, lorsqu’une dizaine d’éléphants, se détachant de la troupe, commencèrent à les poursuivre.
« Courage… courage !… cria Khamis. Conservons notre avance !… Nous arriverons !… »
Oui, peut-être, et encore importait-il de ne pas être retardé. Llanga sentait bien que Max Huber se fatiguait.
« Laisse-moi… laisse-moi, mon ami Max !… J’ai de bonnes jambes… laisse-moi !… »
Max Huber ne l’écoutait pas et tâchait de ne point rester en arrière.
Un kilomètre fut enlevé, sans que les animaux eussent sensiblement gagné de l’avance. Par malheur, la vitesse de Khamis et de ses compagnons se ralentissait, la respiration leur manquait après cette formidable galopade.
Cependant la lisière ne se trouvait plus qu’à quelques centaines de pas, et n’était-ce point le salut probable, sinon assuré, derrière ces épais massifs au milieu desquels les énormes animaux ne pourraient manœuvrer ?…
« Vite… vite !… répétait Khamis. Donnez-moi Llanga, monsieur Max…
– Non, Khamis… j’irai jusqu’au bout ! »
Un des éléphants ne se trouvait plus qu’à une douzaine de mètres. On entendait la sonnerie de sa trompe, on sentait la chaleur de son souffle. Le sol tremblait sous ses larges pieds qui battaient le galop. Une minute, et il aurait atteint Max Huber, qui ne se maintenait pas sans peine près de ses compagnons.
Alors John Cort s’arrêta, se retourna, épaula sa carabine, visa un instant, fit feu et frappa, paraît-il, l’éléphant au bon endroit. La balle lui avait traversé le cœur, il tomba foudroyé.
« Coup heureux ! » murmura John Cort, et il se reprit à fuir.
Les autres animaux, arrivés peu d’instants après, entourèrent la masse étendue sur le sol. De là un répit dont le foreloper et ses compagnons allaient profiter.
Il est vrai, après avoir abattu les derniers arbres du tertre, la harde ne tarderait pas à se précipiter vers la forêt.
Aucun feu n’avait reparu ni au niveau de la plaine ni aux cimes des arbres. Tout se confondait sur le périmètre de l’obscur horizon.
Épuisés, époumonés, les fugitifs auraient-ils la force d’atteindre leur but ?…
« Hardi… hardi !… » criait Khamis.
S’il n’y avait plus qu’une centaine de pas à franchir, les éléphants n’étaient que de quarante en arrière…
Par un suprême effort – celui de l’instinct de la conservation – Khamis, Max Huber, John Cort se jetèrent entre les premiers arbres, et, à demi inanimés, tombèrent sur le sol.
En vain la harde voulut franchir la lisière. Les arbres étaient si pressés qu’elle ne put se frayer passage, et ils étaient de telle dimension qu’elle ne parvint pas à les renverser. En vain les trompes se glissèrent à travers les interstices, en vain les derniers rangs poussèrent les premiers…
Les fugitifs n’avaient plus rien à craindre des éléphants, auxquels la grande forêt de l’Oubanghi opposait un insurmontable obstacle.
Il était près de minuit. Restaient six heures à passer en complète obscurité. Six longues heures de craintes et de dangers !… Que Khamis et ses compagnons fussent à l’abri derrière l’infranchissable barrière des arbres, cela semblait acquis. Mais si la sécurité était assurée de ce chef, un autre danger menaçait. Au milieu de la nuit, est-ce que des feux multiples ne s’étaient pas montrés sur la lisière ?… Est-ce que les hautes ramures ne s’étaient pas illuminées d’inexplicables lueurs ?… Pouvait-on douter qu’un parti d’indigènes ne fût campé en cet endroit ?… N’y avait-il pas à craindre une agression contre laquelle aucune défense ne serait possible ?…
« Veillons, dit le foreloper, dès qu’il eut repris haleine après cette époumonante course, et lorsque le Français et l’Américain furent en état de lui répondre.
– Veillons, répéta John Cort, et soyons prêts à repousser une attaque !… Les nomades ne sauraient être éloignés… C’est sur cette partie de la lisière qu’ils ont fait halte, et voici les restes d’un foyer, d’où s’échappent encore quelques étincelles… »
En effet, à cinq ou six pas, au pied d’un arbre, des charbons brûlaient en jetant une clarté rougeâtre.
Max Huber se releva et, sa carabine armée, se glissa sous le taillis.
Khamis et John Cort anxieux se tenaient prêts à le rejoindre s’il le fallait.
L’absence de Max Huber ne dura que trois ou quatre minutes. Il n’avait rien entrevu de suspect, rien entendu qui fût de nature à inspirer la crainte d’un danger immédiat.
« Cette portion de la forêt est actuellement déserte, dit-il. Il est certain que les indigènes l’ont quittée…
– Et peut-être même se sont-ils enfuis lorsqu’ils ont vu apparaître les éléphants, observa John Cort.
– Peut-être, car les feux que nous avons aperçus, monsieur Max et moi, dit Khamis, se sont éteints dès que les mugissements ont retenti dans la direction du nord. Était-ce par prudence, était-ce par crainte ?… Ces gens devaient se croire en sûreté derrière les arbres… Je ne m’explique pas bien…
– Ce qui est inexplicable, reprit Max Huber, et la nuit n’est pas favorable aux explications. Attendons le jour, et, je l’avoue, j’aurais quelque peine à rester éveillé… mes yeux se ferment malgré moi…
– Le moment est mal choisi pour dormir, mon cher Max, déclara John Cort.
– On ne peut pas plus mal, mon cher John, mais le sommeil n’obéit pas, il commande… Bonsoir et à demain ! »
Un instant après, Max Huber, étendu au pied d’un arbre, était plongé dans un profond sommeil.
« Va te coucher près de lui, Llanga, dit John Cort. Khamis et moi, nous veillerons jusqu’au matin.
– J’y suffirai, monsieur John, répondit le foreloper. C’est dans mes habitudes, et je vous conseille d’imiter votre ami. »
On pouvait s’en rapporter à Khamis. Il ne se relâcherait pas une minute de sa surveillance.
Llanga alla se blottir près de Max Huber. John Cort, lui, voulut résister. Pendant un quart d’heure encore, il s’entretint avec le foreloper. Tous deux parlèrent de l’infortuné Portugais, auquel Khamis était attaché depuis longtemps, et dont ses compagnons avaient apprécié les qualités au cours de cette campagne :
« Le malheureux, répétait Khamis, a perdu la tête en se voyant abandonné par ces lâches porteurs, dépouillé, volé…
– Pauvre homme ! » murmura John Cort.
Ce furent les deux derniers mots qu’il prononça. Vaincu par la fatigue, il s’allongea sur l’herbe et s’endormit aussitôt.
Seul, l’œil aux aguets, prêtant l’oreille, épiant les moindres bruits, sa carabine à portée de la main, fouillant du regard l’ombre épaisse, se relevant parfois afin de mieux sonder les profondeurs du sous-bois au ras du sol, prêt enfin à réveiller ses compagnons, s’il y avait lieu de se défendre, Khamis veilla jusqu’aux premières lueurs du jour.
À quelques traits, le lecteur a déjà pu constater la différence de caractère qui existait entre les deux amis français et américain.
John Cort était d’un esprit très sérieux et très pratique, qualités habituelles aux hommes de la Nouvelle-Angleterre. Né à Boston, et bien qu’il fût Yankee par son origine, il ne se révélait que par les bons côtés du Yankee. Très curieux des questions de géographie et d’anthropologie, l’étude des races humaines l’intéressait au plus haut degré. À ces mérites, il joignait un grand courage et eût poussé le dévouement à ses amis jusqu’au dernier sacrifice.
Max Huber, un Parisien resté tel au milieu de ces contrées lointaines où l’avaient transporté les hasards de l’existence, ne le cédait à John Cort ni par la tête ni par le cœur. Mais, de sens moins pratique, on eût pu dire qu’il « vivait en vers » alors que John Cort « vivait en prose ». Son tempérament le lançait volontiers à la poursuite de l’extraordinaire. Ainsi qu’on a dû le remarquer, il aurait été capable de regrettables témérités pour satisfaire ses instincts d’imaginatif, si son prudent compagnon eût cessé de le retenir. Cette heureuse intervention avait eu plusieurs occasions de s’exercer depuis le départ de Libreville.
Libreville est la capitale du Congo français. Fondée en 1849 sur la rive gauche de l’estuaire du Gabon, elle compte actuellement de quinze à seize cents habitants. Le gouverneur de la colonie y réside, et il ne faudrait pas y chercher d’autres édifices que sa propre maison. L’hôpital, l’établissement des missionnaires, et, pour la partie industrielle et commerciale, les parcs à charbon, les magasins et les chantiers constituent toute la ville.
À trois kilomètres de cette capitale se trouve une annexe, le village de Glass, où prospèrent des factoreries allemandes, anglaises et américaines.
C’était là que Max Huber et John Cort s’étaient connus cinq ou six ans plus tôt et liés d’une solide amitié. Leurs familles possédaient des intérêts considérables dans la factorerie américaine de Glass. Tous deux y occupaient des emplois supérieurs. Cet établissement se maintenait en pleine fortune, faisant le trafic de l’ivoire, des huiles d’arachides, du vin de palme, des diverses productions du pays : telle la noix du gourou, apéritive et vivifiante ; telle la baie de kaffa, d’arôme si pénétrant et d’énergie si fortifiante, l’une et l’autre largement expédiées sur les marchés de l’Amérique et de l’Europe.
Trois mois auparavant, Max Huber et John Cort avaient formé le projet de visiter la région qui s’étend à l’est du Congo français et du Cameroun. Chasseurs déterminés, ils n’hésitèrent pas à se joindre au personnel d’une caravane sur le point de quitter Libreville pour cette contrée où les éléphants abondent au-delà du Bahar-el-Abiad, jusqu’aux confins du Baghirmi et du Darfour. Tous deux connaissaient le chef de cette caravane, le Portugais Urdax, originaire de Loango, et qui passait, à juste titre, pour un habile trafiquant.
Urdax faisait partie de cette Association des chasseurs d’ivoire que Stanley, en 1887-1889, rencontra à Ipoto, alors qu’elle revenait du Congo septentrional. Mais le Portugais ne partageait pas la mauvaise réputation de ses confrères, lesquels, pour la plupart, sous prétexte de chasser l’éléphant, se livrent au massacre des indigènes, et, ainsi que le dit l’intrépide explorateur de l’Afrique équatoriale, l’ivoire qu’ils rapportent est teint de sang humain.
Non ! un Français et un Américain pouvaient, sans déchoir, accepter la compagnie d’Urdax, et aussi celle du foreloper, le guide de la caravane, ce Khamis, qui ne devait en aucune circonstance ménager ni son dévouement ni son zèle.
La campagne fut heureuse, on le sait. Très acclimatés, John Cort et Max Huber supportèrent avec une remarquable endurance les fatigues de cette expédition. Un peu amaigris, sans doute, ils revenaient en parfaite santé, lorsque la mauvaise chance leur barra la route du retour. Et, maintenant, le chef de la caravane leur manquait, alors qu’une distance de plus de deux mille kilomètres les séparait encore de Libreville.
La « Grande Forêt », ainsi l’avait qualifiée Urdax, cette forêt d’Oubanghi dont ils avaient franchi la limite, justifiait cette qualification.
Dans les parties connues du globe terrestre, il existe de ces espaces, couverts de millions d’arbres, et leurs dimensions sont telles que la plupart des États d’Europe n’en égalent point la superficie.
On cite, parmi les plus vastes du monde, les quatre forêts qui sont situées dans l’Amérique du Nord, dans l’Amérique du Sud, dans la Sibérie et dans l’Afrique centrale.
La première, se prolongeant en direction septentrionale jusqu’à la baie d’Hudson et la presqu’île de Labrador, couvre, dans les provinces de Québec et de l’Ontario, au nord du Saint-Laurent, une aire dont la longueur mesure deux mille sept cent cinquante kilomètres sur une largeur de seize cents.
La seconde occupe dans la vallée de l’Amazone, au nord-ouest du Brésil, une étendue de trois mille trois cents kilomètres en longueur et de deux mille en largeur.
La troisième, avec quatre mille huit cents kilomètres d’une part et deux mille sept cents de l’autre, hérisse de ses énormes conifères, d’une hauteur de cent cinquante pieds, une portion de la Sibérie méridionale, depuis les plaines du bassin de l’Obi, à l’ouest, jusqu’à la vallée de l’Indighiska, à l’est, contrée qu’arrosent l’Yenisséi, l’Olamk, la Lena et la Yana.
La quatrième s’étend depuis la vallée du Congo jusqu’aux sources du Nil et du Zambèze, sur une superficie encore indéterminée, qui dépasse vraisemblablement celle des trois autres. Là, en effet, se développe l’immense étendue de région ignorée que présente cette partie de l’Afrique parallèle à l’équateur, au nord de l’Ogoué et du Congo, sur un million de kilomètres carrés, près de deux fois la surface de la France.
On ne l’a point oublié, il entrait dans la pensée du Portugais Urdax de ne pas s’aventurer à travers cette forêt, mais de la contourner par le nord et l’ouest. D’ailleurs, comment le chariot et son attelage auraient-ils pu circuler au milieu de ce labyrinthe ? Quitte à accroître l’itinéraire de quelques journées de marche, la caravane suivrait, le long de la lisière, un chemin plus facile qui conduisait à la rive droite de l’Oubanghi, et, de là, il serait aisé de regagner les factoreries de Libreville.
À présent, la situation était modifiée. Plus rien des impedimenta d’un nombreux personnel, des charges d’un matériel encombrant. Plus de chariot, plus de bœufs, plus d’objets de campement. Seulement trois hommes et un jeune enfant, auxquels manquaient les moyens de transport à cinq cents lieues du littoral de l’Atlantique.
Quel parti convenait-il de prendre ? En revenir à l’itinéraire indiqué par Urdax, mais dans des conditions peu favorables, ou bien essayer, en piétons, de franchir obliquement la forêt, où les rencontres de nomades seraient moins à redouter, route qui abrégerait le parcours, jusqu’aux frontières du Congo français ?…
Telle serait l’importante question à traiter, puis à résoudre, dès que Max Huber et John Cort se réveilleraient à l’aube prochaine.
Durant ces longues heures, Khamis était resté de garde. Aucun incident n’avait troublé le repos des dormeurs ni fait pressentir une agression nocturne. À plusieurs reprises, le foreloper, son revolver à la main, s’était éloigné d’une cinquantaine de pas, rampant entre les broussailles, lorsque se produisait aux alentours quelque bruit de nature à inquiéter sa vigilance. Ce n’étaient qu’un craquement de branche morte, le coup d’aile d’un gros oiseau à travers les ramures, le piétinement d’un ruminant autour du lieu de halte et aussi ces vagues rumeurs forestières, lorsque, sous le vent de la nuit, frissonnent les hautes frondaisons.
Dès que les deux amis rouvrirent les yeux, ils furent sur pied.
« Et les indigènes ?… demanda John Cort.
– Ils n’ont point reparu, répondit Khamis.
– N’ont-ils pas laissé des traces de leur passage ?…
– C’est à supposer, monsieur John, et probablement près de la lisière…
– Voyons, Khamis. »
Tous trois, suivis de Llanga, se glissèrent du côté de la plaine. À trente pas de là, les indices ne manquèrent point : empreintes multiples, herbes foulées au pied des arbres, débris de branches résineuses consumées à demi, tas de cendres où pétillaient quelques étincelles, ronces dont les plus sèches dégageaient encore un peu de fumée. D’ailleurs aucun être humain sous bois, ni sur les branches, entre lesquelles, cinq ou six heures auparavant, s’agitaient les flammes mouvantes.
« Partis…, dit Max Huber.
– Ou du moins éloignés, répondit Khamis, et il ne me semble pas que nous ayons à craindre…
– Si les indigènes se sont éloignés, fit observer John Cort, les éléphants n’ont pas pris exemple sur eux !… »
Et, de fait, les monstrueux pachydermes rôdaient toujours aux abords de la forêt. Plusieurs s’entêtaient vainement à vouloir renverser les arbres par de vigoureuses poussées. Quant au bouquet de tamarins, Khamis et ses compagnons purent constater qu’il était abattu. Le tertre, dépouillé de son ombrage, ne formait plus qu’une légère tumescence à la surface de la plaine.
Sur le conseil du foreloper, Max Huber et John Cort évitèrent de se montrer, dans l’espoir que les éléphants quitteraient la plaine.
« Cela nous permettrait de retourner au campement, dit Max Huber, et de recueillir ce qui reste du matériel… peut-être quelques caisses de conserves, des munitions…
– Et aussi, ajouta John Cort, de donner une sépulture convenable à ce malheureux Urdax…
– Il n’y faut pas songer tant que les éléphants seront sur la lisière, répondit Khamis. Au surplus, pour ce qui est du matériel, il doit être réduit à des débris informes ! »
Le foreloper avait raison, et, comme les éléphants ne manifestaient point l’intention de se retirer, il n’y eut plus qu’à décider ce qu’il convenait de faire. Khamis, John Cort, Max Huber et Llanga revinrent donc sur leurs pas.
En chemin, Max Huber fut assez heureux pour tuer une belle pièce, qui devait assurer la nourriture pour deux ou trois jours.
C’était un inyala, sorte d’antilope à pelage gris mélangé de poils bruns, animal de grande taille, celui-ci un mâle, armé de cornes spiralifères, dont une fourrure épaisse garnissait la poitrine et la partie inférieure du corps. La balle l’avait frappé à l’instant où sa tête se glissait entre les broussailles.
Cet inyala devait peser de deux cent cinquante à trois cents livres. En le voyant tomber, Llanga avait couru comme un jeune chien. Mais, on l’imagine, il n’aurait pu rapporter un tel gibier, et il y eut lieu de lui venir en aide.
Le foreloper, qui avait l’habitude de ces opérations, dépeça la bête et en garda les morceaux utilisables, lesquels furent rapportés près du foyer. John Cort y jeta une brassée de bois mort, qui pétilla en quelques minutes ; puis, dès qu’un lit de charbons ardents fut formé, Khamis y déposa plusieurs tranches d’une chair appétissante.
Des conserves, des biscuits, dont la caravane possédait nombre de caisses, il ne pouvait plus être question, et, sans doute, les porteurs en avaient enlevé la plus grande partie. Très heureusement, dans les giboyeuses forêts de l’Afrique centrale, un chasseur est toujours sûr de se suffire, s’il sait se contenter de viandes rôties ou grillées.
Il est vrai, ce qui importe, c’est que les munitions ne fassent pas défaut. Or, John Cort, Max Huber, Khamis étaient munis chacun d’une carabine de précision et d’un revolver. Ces armes adroitement maniées devaient leur rendre service, mais encore fallait-il que les cartouchières fussent convenablement remplies. Or, tout compte fait, et bien qu’avant de quitter le chariot ils eussent bourré leurs poches, ils n’avaient plus qu’une cinquantaine de coups à tirer. Mince approvisionnement, on l’avouera, surtout s’ils étaient obligés de se défendre contre les fauves ou les nomades, pendant six cents kilomètres jusqu’à la rive droite de l’Oubanghi. À partir de ce point, Khamis et ses compagnons devaient pouvoir se ravitailler sans trop de peine, soit dans les villages, soit dans les établissements des missionnaires, soit même à bord des flottilles qui descendent le grand tributaire du Congo.
Après s’être sérieusement repus de la chair d’inyala, et rafraîchis de l’eau limpide d’un ruisselet qui serpentait entre les arbres, tous trois délibérèrent sur le parti à prendre.
Et, en premier lieu, John Cort s’exprima de la sorte :
« Khamis, jusqu’ici Urdax était notre chef… Il nous a toujours trouvés prêts à suivre ses conseils, car nous avions confiance en lui… Cette confiance, vous nous l’inspirez par votre caractère et votre expérience… Dites-nous ce que vous jugez à propos de faire dans la situation où nous sommes, et notre acquiescement vous est assuré…
– Certes, ajouta Max Huber, il n’y aura jamais désaccord entre nous.
– Vous connaissez ce pays, Khamis, reprit John Cort. Depuis nombre d’années vous y conduisez des caravanes avec un dévouement que nous avons été à même d’apprécier… C’est à ce dévouement comme à votre fidélité que nous faisons appel, et je sais que ni l’un ni l’autre ne nous manqueront…
– Monsieur John, monsieur Max, vous pouvez compter sur moi… », répondit simplement le foreloper.
Et il serra les mains qui se tendirent vers lui, auxquelles se joignit celle de Llanga.
« Quel est votre avis ?… demanda John Cort. Devons-nous ou non renoncer au projet d’Urdax de contourner la forêt par l’ouest ?…
– Il faut la traverser, répondit sans hésiter le foreloper. Nous n’y serons pas exposés à de mauvaises rencontres : des fauves, peut-être ; des indigènes, non. Ni Pahouins, ni Denkas, ni Founds, ni Boughos ne se sont jamais risqués à l’intérieur, ni aucune peuplade de l’Oubanghi. Les dangers sont plus grands pour nous en plaine, surtout de la part des nomades. Dans cette forêt où une caravane n’aurait pu s’engager avec ses attelages, des hommes à pied ont la possibilité de trouver passage. Je le répète, dirigeons-nous vers le sud-ouest, et j’ai bon espoir d’arriver sans erreur aux rapides de Zongo. »
Ces rapides barrent le cours de l’Oubanghi à l’angle que fait la rivière en quittant la direction ouest pour la direction sud. À s’en rapporter aux voyageurs, c’est là que la grande forêt prolonge son extrême pointe. De là, il n’y a plus qu’à suivre les plaines sur le parallèle de l’équateur, et, grâce aux caravanes très nombreuses en cette région, les moyens de ravitaillement et de transport seraient fréquents.
L’avis de Khamis était donc sage. En outre, l’itinéraire qu’il proposait devait abréger le cheminement jusqu’à l’Oubanghi. Toute la question tenait à la nature des obstacles que présenterait cette forêt profonde. De sentier praticable, il ne fallait pas espérer qu’il en existât : peut-être quelques passées d’animaux sauvages, buffles, rhinocéros et autres lourds mammifères. Quant au sol, il serait embarrassé de broussailles, ce qui eût nécessité l’emploi de la hache, alors que le foreloper en était réduit à sa hachette et ses compagnons à leurs couteaux de poche. Néanmoins, il n’y aurait pas à subir de longs retards pendant la marche.
Après avoir soulevé ces objections, John Cort n’hésita plus. Relativement à la difficulté de s’orienter sous les arbres dont le soleil perçait à peine le dôme épais, même à son zénith, inutile de s’en préoccuper.
En effet, une sorte d’instinct, semblable à celui des animaux, – instinct inexplicable et qui se rencontre chez quelques races d’hommes, – permet aux Chinois entre autres, comme à plusieurs tribus sauvages du Far-West, de se guider par l’ouïe et par l’odorat plus encore que par la vue, et de reconnaître la direction à de certains indices. Or Khamis possédait cette faculté d’orientation à un degré rare ; il en avait maintes fois donné des preuves décisives. Dans une certaine mesure, le Français et l’Américain pourraient s’en rapporter à cette aptitude plutôt physique qu’intellectuelle, peu sujette à l’erreur, et sans avoir besoin de relever la position du soleil.
Quant aux autres obstacles qu’offrait la traversée de la forêt, voici ce que répondit le foreloper :
« Monsieur John, je sais que nous ne trouverons pour tout sentier qu’un sol obstrué de ronces, de bois mort, d’arbres tombés de vieillesse, enfin d’obstacles peu aisés à franchir. Mais admettez-vous qu’une si vaste forêt ne soit pas arrosée de quelques cours d’eau, lesquels ne peuvent être que des affluents de l’Oubanghi ?…
– Ne fût-ce que celui qui coule à l’est du tertre, fit observer Max Huber. Il se dirige vers la forêt, et pourquoi ne deviendrait-il pas rivière ?… Dans ce cas, un radeau que nous construirions… quelques troncs liés ensemble…
– N’allez pas si vite, cher ami, dit John Cort, et ne vous laissez pas emporter par votre imagination à la surface de ce rio… imaginaire…
– Monsieur Max a raison, déclara Khamis. Vers le couchant, nous rencontrerons ce cours d’eau qui doit se jeter dans l’Oubanghi…
– D’accord, répliqua John Cort, mais nous les connaissons, ces rivières de l’Afrique, pour la plupart innavigables…
– Vous ne voyez que les difficultés, mon cher John…
– Mieux vaut les voir avant qu’après, mon cher Max ! »
John Cort disait vrai. Les rivières et les fleuves de l’Afrique n’offrent pas les mêmes avantages que ceux de l’Amérique, de l’Asie et de l’Europe. On en compte quatre principaux : le Nil, le Zambèze, le Congo, le Niger, que de nombreux affluents alimentent, et le réseau liquide de leur bassin est considérable. Malgré cette disposition naturelle, ils ne facilitent que médiocrement les expéditions à l’intérieur du continent noir. D’après les récits des voyageurs que leur passion de découvreurs a conduits à travers ces immenses territoires, les fleuves africains ne sauraient être comparés au Mississippi, au Saint-Laurent, à la Volga, à l’Iraouaddy, au Brahmapoutre, au Gange, à l’Indus. Le volume de leurs eaux est de beaucoup moins abondant, si leur parcours égale celui de ces puissantes artères, et, à quelque distance en amont des embouchures, ils ne peuvent porter des navires de tonnage moyen. En outre, ce sont des bas-fonds qui les interceptent, des cataractes ou des chutes qui les coupent d’une rive à l’autre, des rapides d’une telle violence qu’aucune embarcation ne se risque à les remonter. Là est une des raisons qui rendent l’Afrique centrale si réfractaire aux efforts tentés jusqu’ici.
L’objection de John Cort avait donc sa valeur, Khamis ne pouvait la méconnaître. Mais, en somme, elle n’était pas de nature à faire rejeter le projet du foreloper, qui, d’autre part, présentait de réels avantages.
« Si nous rencontrons un cours d’eau, répondit-il, nous le descendrons tant qu’il ne sera pas interrompu par des obstacles… S’il est possible de tourner ces obstacles, nous les tournerons… Dans le cas contraire, nous reprendrons notre marche…
– Aussi, répliqua John Cort, ne suis-je pas opposé à votre proposition, Khamis, et je pense que nous avons tout bénéfice à nous diriger vers l’Oubanghi en suivant un de ses tributaires, si faire se peut. »
Au point où la discussion était arrivée, il n’y avait plus que deux mots à répondre :
« En route !… » s’écria Max Huber.
Et ses compagnons les répétèrent après lui.
Au fond, ce projet convenait à Max Huber : s’aventurer à l’intérieur de cette immense forêt, impénétrée jusqu’alors, sinon impénétrable… Peut-être y rencontrerait-il enfin cet extraordinaire que, depuis trois mois, il n’avait pas trouvé dans les régions du haut Oubanghi !
Il était un peu plus de huit heures lorsque John Cort, Max Huber, Khamis et l’enfant prirent direction vers le sud-ouest.
À quelle distance apparaîtrait le cours d’eau qu’ils comptaient suivre jusqu’à son confluent avec l’Oubanghi ?… Aucun d’eux ne l’eût pu dire. Et si c’était celui qui paraissait couler vers la forêt, après avoir contourné le tertre des tamarins, n’obliquait-il pas à l’est sans la traverser ?… Et, enfin, si les obstacles, roches ou rapides, encombraient son lit au point de le rendre innavigable ?… D’autre part, si cette immense agglomération d’arbres était dépourvue de sentiers ou du moins de passées ouvertes par les animaux entre les halliers, comment des piétons pourraient-ils s’y frayer une route sans employer le fer ou le feu ?… Khamis et ses compagnons trouveraient-ils, dans les parties fréquentées par les gros quadrupèdes, le sol dégagé, les broussailles piétinées, les lianes rompues, le cheminement libre ?…
Llanga, comme un agile furet, courait en avant, bien que John Cort lui recommandât de ne pas s’éloigner. Mais, lorsqu’on le perdait de vue, sa voix perçante ne cessait de se faire entendre.
« Par ici… par ici ! » criait-il.
Et tous trois marchaient vers lui, en suivant les percées dans lesquelles il venait de s’engager.
Lorsqu’il fallut s’orienter à travers ce labyrinthe, l’instinct du foreloper intervint utilement. D’ailleurs, par l’interstice des frondaisons, il était possible de relever la position du soleil. En ce mois de mars, à l’heure de sa culmination, il montait presque au zénith, qui, pour cette latitude, occupe la ligne de l’équateur céleste.
Cependant le feuillage s’épaississait à ce point que c’est à peine si un demi-jour régnait sous ces milliers d’arbres. Par les temps couverts, ce devait être presque de l’obscurité, et, la nuit, toute circulation deviendrait impossible. Il est vrai, l’intention de Khamis était de faire halte entre le soir et le matin, de choisir un abri au pied de quelque tronc en cas de pluie, de n’allumer de feu que juste pour cuire le gibier abattu dans l’avant ou l’après-midi. Quoique la forêt ne dût pas être fréquentée par les nomades, – et on n’avait pas relevé trace de ceux qui avaient campé sur la lisière, – mieux valait ne point signaler sa présence par l’éclat d’un foyer. Au surplus, quelques braises ardentes, disposées sous la cendre, devaient suffire à la cuisine, et il n’y avait rien à craindre du froid à cette époque de la saison africaine.
En effet, la caravane avait déjà eu à souffrir des chaleurs en parcourant les plaines de la région intertropicale. La température y atteignait un degré excessif. Sous l’abri de ces arbres, Khamis, Max Huber, John Cort seraient moins éprouvés, les conditions étant plus favorables au long et pénible parcours que leur imposaient les circonstances. Il va de soi que pendant ces nuits, imprégnées des feux du jour, à la condition que le temps fût sec, il n’y avait aucun inconvénient à coucher en plein air.
La pluie, c’était là ce qui était le plus à craindre dans une contrée où les saisons sont toutes pluvieuses. Sur la zone équinoxiale soufflent les vents alizés qui s’y neutralisent. De ce phénomène climatérique il résulte que, l’atmosphère étant généralement calme, les nuages épanchent leurs vapeurs condensées en d’interminables averses. Toutefois, depuis une semaine, le ciel s’était rasséréné au retour de la lune, et, puisque le satellite terrestre paraît avoir une influence météorologique, peut-être pouvait-on compter sur une quinzaine de jours que ne troublerait pas la lutte des éléments.
En cette partie de la forêt qui s’abaissait en pente peu sensible vers les rives de l’Oubanghi, le terrain n’était pas marécageux, ce qu’il serait sans doute plus au sud. Le sol, très ferme, était tapissé d’une herbe haute et drue qui rendait le cheminement lent et difficile, lorsque le pied des animaux ne l’avait pas foulée.
« Eh ! fit observer Max Huber, il est regrettable que nos éléphants n’aient pas pu foncer jusqu’ici !… Ils auraient brisé les lianes, déchiré les broussailles, aplani le sentier, écrasé les ronces…
– Et nous avec… répliqua John Cort.
– Assurément, affirma le foreloper. Contentons-nous de ce qu’ont fait les rhinocéros et les buffles… Où ils ont passé, il y aura pour nous passage. »
Khamis, d’ailleurs, connaissait ces forêts de l’Afrique centrale pour avoir souvent parcouru celles du Congo et du Cameroun. On comprendra, dès lors, qu’il ne fût point embarrassé de répondre relativement aux essences forestières si diverses, qui foisonnaient dans celle-ci. John Cort s’intéressait à l’étude de ces magnifiques échantillons du règne végétal, à ces phanérogames dont on a catalogué tant d’espèces entre le Congo et le Nil.
« Et puis, disait-il, il en est d’utilisables, susceptibles de varier le monotone menu des grillades. »
Sans parler des gigantesques tamarins réunis en grand nombre, les mimosas d’une hauteur extraordinaire et les baobabs dressaient leurs cimes à une altitude de cent cinquante pieds. À vingt et trente mètres s’élevaient certains spécimens de la famille des euphorbiacées, à branches épineuses, à feuilles larges de six à sept pouces, doublées d’une écorce à substance laiteuse, et dont la noix, lorsque le fruit est mûr, fait explosion en projetant la semence de ses seize compartiments. Et, s’il n’eût possédé l’instinct de l’orientation, Khamis n’aurait-il pu s’en rapporter aux indications du sylphinum lacinatum, puisque les feuilles radicales de cet arbuste se tordent de manière à présenter leurs faces l’une à l’est, l’autre à l’ouest.
En vérité, un Brésilien perdu sous ces profonds massifs se serait cru au milieu des forêts vierges du bassin de l’Amazone. Tandis que Max Huber pestait contre les buissons nains qui hérissaient le sol, John Cort ne se lassait pas d’admirer ces tapis verdoyants de haute lisse, où se multipliaient le phrynium et les aniômes, les fougères de vingt sortes qu’il fallait écarter. Et quelle variété d’arbres, les uns de bois dur, les autres de bois mou ! Ceux-ci, ainsi que le fait remarquer Stanley, – Voyage dans les ténèbres de l’Afrique, – remplacent le pin et le sapin des zones hyperboréennes. Rien qu’avec leurs larges feuilles, les indigènes se construisent des cabanes pour une halte de quelques jours. En outre, la forêt possédait encore en grand nombre des teks, des acajous, des cœurs-verts, des arbres de fer, des campêches de nature imputrescible, des copals de venue superbe, des manguiers arborescents, des sycomores qui pouvaient rivaliser avec les plus beaux de l’Afrique orientale, des orangers à l’état sauvage, des figuiers dont le tronc était blanc comme s’il eût été chaulé, des « mpafous » colossaux et autres arbres de toutes espèces.
En réalité, ces multiples produits du règne végétal ne sont pas assez pressés pour nuire au développement de leur ramure sous l’influence d’un climat à la fois chaud et humide. Il y aurait eu passage même pour les chariots d’une caravane, si des câbles, mesurant jusqu’à un pied d’épaisseur, n’eussent été tendus entre leurs bases. C’étaient d’interminables lianes qui s’enroulaient autour des fûts comme des fouillis de serpents. De toutes parts s’enchevêtraient un enguirlandement de branchages dont on ne saurait se faire une idée, des tortis capricieux, des festons ininterrompus allant des massifs aux halliers. Pas un rameau qui ne fût rattaché au rameau voisin ! Pas un tronc qui ne fût relié par ces longues chaînes végétales, dont quelques-unes pendaient jusqu’à terre comme des stalactites de verdure ! Pas une rugueuse écorce qui ne fût tapissée de mousses épaisses et veloutées sur lesquelles couraient des milliers d’insectes aux ailes pointillées d’or !
Et des moindres amalgames de ces frondaisons s’échappait un concert de gazouillements, de hululements, ici des cris, là des chants, qui s’éparpillaient du matin au soir.
Les chants, c’étaient des myriades de becs qui les lançaient en roulades, rossignolades, trilles plus variés et plus aigus que ceux d’un sifflet de quartier-maître à bord d’un navire de guerre. Et comment n’être point assourdi par ce monde ailé des perroquets, des huppes, des hiboux, des écureuils volants, des merles, des perruches, des tette-chèvres, sans compter les oiseaux-mouches, agglomérés comme un essaim d’abeilles entre les hautes branches ?…
Les cris, c’étaient ceux d’une colonie simienne, un charivarique accord de babouins à poil grisâtre, de colobes encamaillés, de grenuches à fourrure noire, de chimpanzés, de mandrilles, de gorilles, les plus vigoureux et les plus redoutables singes de la faune africaine. Jusqu’alors, ces quadrumanes, bien qu’ils fussent en bandes, ne s’étaient livrés à aucune manifestation hostile contre Khamis et ses compagnons, les premiers hommes, sans doute, qu’ils apercevaient au fond de cette forêt de l’Afrique centrale. Il y avait lieu de croire, en effet, que jamais êtres humains ne s’étaient aventurés sous ces massifs. De là, chez la gent simienne, plus de curiosité que de colère. En d’autres parties du Congo et du Cameroun, il n’en eût pas été de même. Depuis longtemps, l’homme y a fait son apparition. Les chasseurs d’ivoire, auxquels des centaines de bandits, indigènes ou non, prêtent leur concours, n’en sont plus à étonner des singes, depuis longtemps témoins des ravages que ces aventuriers exercent, et qui coûtent tant de vies humaines.
Après une première halte au milieu de la journée, une seconde fut faite à six heures du soir. Le cheminement avait présenté parfois de réelles difficultés en présence d’inextricables réseaux de lianes. Les couper ou les rompre exigeait un pénible travail. Toutefois, sur une grande étendue du parcours s’ouvraient des sentiers fréquentés plus particulièrement par les buffles, dont quelques-uns furent entrevus derrière les buissons, – entre autres des onjas de forte taille.
Ces ruminants ne laissent point d’être redoutables, grâce à leur force prodigieuse, et les chasseurs doivent éviter, quand ils les attaquent, d’être chargés par eux. Les tirer entre les deux yeux, pas trop bas, afin que la blessure soit foudroyante, c’est le plus sûr moyen de les abattre.
John Cort et Max Huber n’avaient jamais eu l’occasion d’exercer leur adresse contre ces onjas, qui s’étaient tenus hors de portée. D’ailleurs, la chair d’antilope ne manquant pas encore, il importait de ménager les munitions. Aucun coup de fusil ne devait retentir pendant cette traversée, à moins qu’il ne s’agît de la défense personnelle ou de la nécessité de pourvoir à la nourriture quotidienne.
Ce fut au bord d’une petite clairière que, le soir venu, Khamis donna le signal d’arrêt, au pied d’un arbre qui dépassait la futaie environnante. À six mètres du sol s’étendait son feuillage d’un vert tirant sur le gris, entremêlé de fleurs d’un duvet blanchâtre tombant en neige autour d’un tronc à l’écorce argentée. C’était un de ces cotonniers d’Afrique, dont les racines sont disposées en arcs-boutants, et sous lesquelles on peut s’abriter.
« Le lit est tout fait !… s’écria Max Huber. Pas de sommier élastique, sans doute, mais un matelas de coton, et nous en aurons l’étrenne ! »
Le feu allumé avec le briquet et l’amadou dont Khamis était amplement approvisionné, ce repas fut semblable au premier du matin et au deuxième de la méridienne. Par malheur, – mais comment ne point s’y résigner ? – manque absolu de ce biscuit qui avait remplacé le pain pendant la campagne. On se contenta donc des grillades, lesquelles satisfirent l’appétit dans une large mesure.
Le souper fini, avant d’aller s’étendre entre les racines du cotonnier, John Cort dit au foreloper :
« Si je ne me trompe, nous avons toujours marché dans le sens du sud-ouest…
– Toujours, répondit Khamis. Chaque fois que j’ai pu apercevoir le soleil, j’ai relevé la route…
– À combien de lieues estimez-vous nos étapes pendant cette journée ?…
– Quatre à cinq, monsieur John, et, si nous continuons de la sorte, en moins d’un mois nous aurons atteint les bords de l’Oubanghi.
– Bon, reprit John Cort, n’est-il pas prudent de compter avec les mauvaises chances ?…
– Et aussi avec les bonnes, repartit Max Huber. Qui sait si nous ne découvrirons pas quelque cours d’eau, qui nous permettra de descendre sans fatigue…
– Jusqu’ici il ne semble pas, mon cher Max…
– C’est que nous ne sommes pas assez avancés en direction de l’ouest, affirma Khamis, et je serais très surpris si demain… ou après-demain…
– Faisons comme si nous ne devions pas rencontrer une rivière, répliqua John Cort. Somme toute, un voyage d’une trentaine de jours, si les difficultés ne sont pas plus insurmontables que pendant cette première journée, ce n’est pas pour effrayer des chasseurs africanisés comme nous le sommes !
– Et encore, ajouta Max Huber, je crains bien que cette mystérieuse forêt ne soit totalement dépourvue de mystère !
– Tant mieux, Max !
– Tant pis, John ! – Et, maintenant, Llanga, allons dormir…
– Oui, mon ami Max », répondit l’enfant, dont les yeux se fermaient de sommeil, après les fatigues d’une longue route pendant laquelle il n’était jamais resté en arrière.
Aussi fallut-il le transporter entre les racines du cotonnier et l’accoter dans le meilleur coin.
Le foreloper s’était offert à veiller toute la nuit. Ses compagnons n’y voulurent point consentir. On se relayerait de trois heures en trois heures, bien que les entours de la clairière ne parussent pas suspects. Mais la prudence commandait d’être sur ses gardes jusqu’au lever du jour.
Ce fut Max Huber qui prit la première faction, tandis que John Cort et Khamis s’étendaient sur le blanc duvet tombé de l’arbre.
Max Huber, sa carabine chargée à portée de la main, appuyé contre une des racines, s’abandonna au charme de cette tranquille nuit. Dans les profondeurs de la forêt, tous les bruits du jour avaient cessé. Il ne passait entre les ramures qu’une haleine régulière, la respiration de ces arbres endormis. Les rayons de la lune, très élevée vers le zénith, glissaient par les interstices du feuillage et zébraient le sol de zigzags argentés. Au-delà de la clairière, les dessous s’illuminaient aussi du scintillement des irradiations lunaires.
Très sensible à cette poésie de la nature, Max Huber la goûtait, l’aspirait, pourrait-on dire, croyait rêver parfois, et cependant ne dormait point. Ne lui semblait-il pas qu’il fût le seul être vivant au sein de ce monde végétal ?…
Monde végétal, c’était bien ce que son imagination faisait de cette grande forêt de l’Oubanghi !
« Et, pensait-il, si l’on veut pénétrer les derniers secrets du globe, faut-il donc aller jusqu’aux extrémités de son axe, pour découvrir ses derniers mystères ?… Pourquoi, au prix d’effroyables dangers et avec la certitude de rencontrer des obstacles peut-être infranchissables, pourquoi tenter la conquête des deux pôles ?… Qu’en résulterait-il ?… La solution de quelques problèmes de météorologie, d’électricité, de magnétisme terrestre !… Cela vaut-il que l’on ajoute tant de noms aux nécrologies des contrées australes et boréales ?… Est-ce qu’il ne serait pas plus utile, plus curieux, au lieu de courir les mers arctiques et antarctiques, de fouiller les aires infinies de ces forêts et de vaincre leur farouche impénétrabilité ?… Comment ! il en existe de telles en Amérique, en Asie, en Afrique, et aucun pionnier n’a eu jusqu’ici la pensée d’en faire son champ de découvertes, ni le courage de se lancer à travers cet inconnu ? Personne n’a encore arraché à ces arbres le mot de leur énigme comme les anciens aux vieux chênes de Dodone ?… Et n’avaient-ils pas eu raison, les mythologistes, de peupler leurs bois de faunes, de satyres, de dryades, d’hamadryades, de nymphes imaginaires ?… D’ailleurs, pour se restreindre aux données de la science moderne, ne peut-on admettre, en ces immensités forestières, l’existence d’êtres inconnus, appropriés aux conditions de cet habitat ? À l’époque druidique, est-ce que la Gaule transalpine n’abritait pas des peuplades à demi sauvages, des Celtes, des Germains, des Ligures, des centaines de tribus, des centaines de villes et de villages, ayant leurs coutumes particulières, leurs mœurs personnelles, leur originalité native, à l’intérieur de ces forêts dont la toute-puissance romaine ne parvint pas sans grands efforts à forcer les limites ?… »
Ainsi songeait Max Huber.
Or, précisément, en ces régions de l’Afrique équatoriale, est-ce que la légende n’avait pas signalé des êtres à un degré inférieur de l’humanité, des êtres quasi fabuleux ?… Est-ce que cette forêt de l’Oubanghi n’avoisinait pas, à l’est, les territoires reconnus par Schweinfurth et Junker, le pays des Niam-Niam, ces hommes à queue, qui, il est vrai, ne possédaient aucun appendice caudal ?… Est-ce que Henry Stanley, dans les contrées au nord de l’Itouri, n’avait pas rencontré des pygmées hauts de moins d’un mètre, parfaitement constitués, à peau luisante et fine, aux grands yeux de gazelle, et dont le missionnaire anglais Albert Lhyd a constaté l’existence entre l’Ouganda et la Cabinda, plus de dix mille, abrités sous la ramure ou perchés sur les grands arbres, ces Bambustis, ayant un chef auquel ils obéissaient ?… Est-ce que dans les bois de Ndouqourbocha, après avoir quitté Ipoto, il n’avait pas traversé cinq villages, abandonnés de la veille par leur population lilliputienne ? Est-ce qu’il ne s’était pas trouvé en présence de ces Ouambouttis, Batinas, Akkas, Bazoungous, dont la stature ne dépassait pas cent trente centimètres, réduite même, pour certains d’entre eux, à quatre-vingt-douze, et d’un poids inférieur à quarante kilogrammes ? Et, cependant, ces tribus n’en étaient pas moins intelligentes, industrieuses, guerrières, redoutables, avec leurs petites armes, aux animaux comme aux hommes, et très craintes des peuplades agricoles des régions du haut Nil ?…
Aussi, emporté par son imagination, son appétit des choses extraordinaires, Max Huber s’obstinait-il à croire que la forêt de l’Oubanghi devait renfermer des types étranges, dont les ethnographes ne soupçonnaient pas l’existence… Pourquoi pas des humains qui n’auraient qu’un œil comme les Cyclopes de la Fable, ou dont le nez, allongé en forme de trompe, permettrait de les classer, sinon dans l’ordre des pachydermes, du moins dans la famille des proboscidiens ?…
Max Huber, sous l’influence de ces rêveries scientifico-fantaisistes, oubliait tant soit peu son rôle de sentinelle. L’ennemi se fût approché sans avoir été signalé à temps pour que Khamis et John Cort pussent se mettre sur la défensive…
Une main se posa sur son épaule.
« Eh !… quoi ? fit-il en sursautant.
– C’est moi, lui dit son compagnon, et ne me prenez pas pour un sauvage de l’Oubanghi ! – Rien de suspect ?…
– Rien…
– Il est l’heure à laquelle il est convenu que vous iriez reposer, mon cher Max…
– Soit, mais je serai bien étonné si les rêves que je vais faire en dormant valent ceux que j’ai faits sans dormir ! »
La première partie de cette nuit n’avait point été troublée, et le reste ne le fut pas davantage, lorsque John Cort eut remplacé Max Huber, et lorsque Khamis eut relevé John Cort de sa faction.
Le lendemain, à la date du 11 mars, parfaitement remis des fatigues de la veille, John Cort, Max Huber, Khamis, Llanga se disposèrent à braver celles de cette seconde journée de marche.
Quittant l’abri du cotonnier, ils firent le tour de la clairière, salués par des myriades d’oiseaux qui remplissaient l’espace de trilles assourdissants et de points d’orgue à rendre jaloux les Patti et autres virtuoses de la musique italienne.
Avant de se mettre en route, la sagesse commandait de faire un premier repas. Il se composa uniquement de la viande froide d’antilope, de l’eau d’un ruisseau qui serpentait sur la gauche, et auquel fut remplie la gourde du foreloper.
Le début de l’étape se fit à droite, sous les ramures que perçaient déjà les premiers rayons du soleil, dont la position fut relevée avec soin.
Évidemment ce quartier de la forêt devait être fréquenté par de puissants quadrupèdes. Les passées s’y multipliaient dans tous les sens. Et de fait, au cours de la matinée, on aperçut un certain nombre de buffles, et même deux rhinocéros qui se tenaient à distance. Comme ils n’étaient point d’humeur batailleuse, sans doute, il n’y eut pas lieu de dépenser les cartouches à repousser une attaque.
La petite troupe ne s’arrêta que vers midi, ayant franchi une bonne douzaine de kilomètres.
En cet endroit, John Cort put abattre un couple d’outardes de l’espèce des korans qui vivent dans les bois, volatiles au plumage d’un noir de jais sous le ventre. Leur chair, très estimée des indigènes, inspira cette fois la même estime à un Américain et à un Français au repas de midi.
« Je demande, avait toutefois dit Max Huber, que l’on substitue le rôti aux grillades…
– Rien de plus facile », s’était hâté de répondre le foreloper.
Et une des outardes, plumée, vidée, embrochée d’une baguette, rôtie à point devant une flamme vive, pétillante, fut dévorée à belles dents.
Khamis et ses compagnons se remirent en route dans des conditions plus pénibles que la veille.
À descendre au sud-ouest, les passées se présentaient moins fréquemment. Il fallait se frayer un chemin entre les broussailles, aussi drues que les lianes dont les cordons durent être tranchés au couteau. La pluie vint à tomber pendant plusieurs heures, – une pluie assez abondante. Mais telle était l’épaisseur des frondaisons que c’est à peine si le sol en recevait quelques gouttes. Toutefois, au milieu d’une clairière, Khamis put remplir la gourde presque vidée déjà, et il y eut lieu de s’en féliciter. En vain le foreloper avait-il cherché quelque filet liquide sous les herbes. De là, probablement, la rareté des animaux et des sentiers praticables.
« Cela n’annonce guère la proximité d’un cours d’eau », déclara John Cort, lorsque l’on s’installa pour la halte du soir.
D’où cette conséquence s’imposait : c’est que le rio qui coulait non loin du tertre aux tamarins ne faisait que contourner la forêt.
Néanmoins, la direction prise jusqu’alors ne devrait pas être modifiée, et avec d’autant plus de raison qu’elle aboutirait au bassin de l’Oubanghi.
« D’ailleurs, observa Khamis, à défaut du cours d’eau que nous avons aperçu avant-hier au campement, ne peut-il s’en rencontrer un autre dans cette direction ? »
La nuit du 11 au 12 mars ne s’écoula pas entre les racines d’un cotonnier. Ce fut au pied d’un arbre non moins gigantesque, un bombax, dont le tronc symétrique s’élevait tout d’un jet à la hauteur d’une centaine de pieds au-dessus de l’épais tapis du sol.
La surveillance établie comme d’habitude, le sommeil n’allait être troublé que par quelques lointains beuglements de buffles et de rhinocéros. Il n’était pas à craindre que le rugissement du lion se mêlât à ce concert nocturne. Ces redoutables fauves n’habitent guère les forêts de l’Afrique centrale. Ils sont les hôtes des régions plus élevées en latitude, soit au delà du Congo vers le sud, soit sur la limite du Soudan vers le nord, dans le voisinage du Sahara. Les épais fourrés ne conviennent pas au caractère capricieux, à l’allure indépendante du roi des animaux, – roi d’autorité et non roi constitutionnel. Il lui faut de plus grands espaces, des plaines inondées de soleil où il puisse bondir en toute liberté.
Si les rugissements ne se firent pas entendre, il en fut de même des grognements de l’hippopotame, – ce qui était regrettable, convient-il de noter, car la présence de ces mammifères amphibies eût indiqué la proximité d’un cours d’eau.
Le lendemain, départ dès l’aube par temps sombre, et coup de carabine de Max Huber, qui abattit une antilope de la taille d’un âne, ou plus exactement d’un zèbre, type placé entre l’âne et le cheval. C’était un oryx, à robe de couleur vineuse, présentant quelques zébrures régulièrement dessinées. L’oryx est rayé d’une bande noire depuis la nuque jusqu’à l’arrière-train, orné de taches noires aux jambes, dont le poil est blanchâtre, agrémenté d’une queue noire qui balaye largement le sol, échantillonné d’un bouquet de fourrure noire à sa gorge. Bel animal, aux cornes longues d’un mètre, garnies d’une trentaine d’anneaux à leur base, s’incurvant avec élégance, et présentant une symétrie de forme dont la nature donne peu d’exemples.
Chez l’oryx, la corne est une arme défensive qui, dans les contrées du nord et du midi de l’Afrique, lui permet de résister même à l’attaque du lion. Mais, ce jour-là, l’animal visé par le chasseur ne put échapper à la balle qui lui fut joliment envoyée, et, le cœur traversé, tomba du premier coup.
C’était l’alimentation assurée pour plusieurs jours. Khamis s’occupa de dépecer l’oryx, travail qui prit une heure. Puis, se partageant cette charge, dont Llanga réclama sa part, ils commencèrent une nouvelle étape.
« Eh ! ma foi ! dit John Cort, on se procure par ici de la viande à bon marché, puisqu’elle ne coûte qu’une cartouche…
– À la condition d’être adroit…, répliqua le foreloper.
– Et heureux surtout », ajouta Max Huber, plus modeste que ne le sont d’habitude ses confrères en haute vénerie.
Mais jusqu’alors, si Khamis et ses compagnons avaient pu épargner leur poudre et économiser leur plomb, s’ils ne les avaient employés qu’à tuer le gibier, la journée ne devait pas finir sans que les carabines eussent à servir pour la défensive.
Pendant un bon kilomètre, le foreloper crut même qu’il aurait à repousser l’attaque d’une troupe de singes. Cette troupe se démenait à droite et à gauche d’une longue passée, les uns sautant entre les branches d’arbre en arbre, les autres gambadant et franchissant les fourrés par des bonds prodigieux à faire envie aux plus agiles gymnastes.
Là se montraient plusieurs espèces de quadrumanes de haute stature, des cynocéphales de trois couleurs, jaunes comme des Arabes, rouges comme des Indiens du Far-West, noirs comme des indigènes de la Cafrerie, et qui sont redoutables à certains fauves. Là grimaçaient divers types de ces colobes, les véritables dandys, les petits-maîtres les plus élégants de la race simienne, sans cesse occupés à brosser, à lisser de la main cette pèlerine blanche qui leur a valu le nom de colobes à camail.
Cependant cette escorte, qui s’était rassemblée après le repas de midi, disparut vers deux heures, alors que Max Huber, John Cort, Khamis et Llanga arpentaient un assez large sentier qui se poursuivait à perte de vue.
S’ils avaient lieu de se féliciter des avantages de cette route aisément praticable, ils eurent à regretter la rencontre des animaux qui la fréquentaient.
C’étaient deux rhinocéros, dont le ronflement prolongé retentit un peu avant quatre heures à courte distance. Khamis ne s’y trompa point et ordonna à ses compagnons de s’arrêter :
« Mauvaises bêtes, ces rhinocéros !… dit-il en ramenant la carabine qu’il portait en bandoulière.
– Très mauvaise, répliqua Max Huber, et, pourtant, ce ne sont que des herbivores…
– Qui ont la vie dure ! ajouta Khamis.
– Que devons-nous faire ?… demanda John Cort.
– Essayer de passer sans être vus, conseilla Khamis, ou tout au moins nous cacher sur le passage de ces malfaisantes bêtes… Peut-être ne nous apercevront-elles pas ?… Néanmoins, soyons prêts à tirer, si nous sommes découverts, car elles fonceront sur nous ! »
Les carabines furent visitées, les cartouches disposées de manière à être renouvelées rapidement. Puis, s’élançant hors du sentier, tous quatre disparurent derrière les épaisses broussailles qui le bordaient a droite.
Cinq minutes après, les mugissements s’étant accrus, apparurent les monstrueux pachydermes, de l’espèce ketloa, presque dépourvus de poils. Ils filaient grand trot, la tête haute, la queue enroulée sur leur croupe.
C’étaient des animaux longs de près de quatre mètres, oreilles droites, jambes courtes et torses, museau tronqué armé d’une seule corne, capable de formidables coups. Et telle est la dureté de leurs mâchoires qu’ils broyent impunément des cactus aux rudes piquants comme les ânes mangent des chardons.
Le couple fit brusquement halte. Khamis et les autres ne doutaient pas qu’ils ne fussent dépistés.
L’un des rhinocéros – un monstre à peau rugueuse et sèche – s’approcha des broussailles.
Max Huber le mit en joue.
« Ne tirez pas à la culotte… à la tête… », lui cria le foreloper.
Une détonation, puis deux, puis trois, retentirent. Les balles pénétraient à peine ces épaisses carapaces et ce furent autant de coups en pure perte.
Les détonations ne les intimidèrent ni ne les arrêtèrent et ils se disposèrent à franchir le fourré.
Il était évident que cet amas de ronces et de broussailles ne pourrait opposer un obstacle à de si puissantes bêtes. En un instant, tout serait ravagé, saccagé, écrasé. Après avoir échappé aux éléphants de la plaine, Khamis et ses compagnons échapperaient-ils aux rhinocéros de la grande forêt ?… Que les pachydermes aient le nez en trompe ou le nez en corne, ils s’égalent en vigueur… Et, ici, il n’y aurait pas cette lisière d’arbres qui avait arrêté les éléphants lancés à fond de train. Si le foreloper, John Cort, Max Huber, Llanga, tentaient de s’enfuir, ils seraient poursuivis, ils seraient atteints. Les réseaux de lianes retarderaient leur course, alors que les rhinocéros passeraient comme une avalanche.
Cependant, parmi les arbres de ce fourré, un baobab énorme pouvait offrir un refuge si l’on parvenait à se hisser jusqu’à ses premières branches. Ce serait renouveler la manœuvre exécutée au tertre des tamarins, dont l’issue avait été funeste, d’ailleurs. Et y avait-il lieu de croire qu’elle aurait plus de succès ?…
Peut-être, car le baobab était de taille et de grosseur à résister aux efforts des rhinocéros.
Il est vrai, sa fourche ne s’ouvrait qu’à une cinquantaine de pieds au-dessus du sol, et le tronc, renflé en forme de courge, ne présentait aucune saillie à laquelle la main pût s’accrocher ni le pied trouver un point d’appui.
Le foreloper avait compris qu’il n’y avait pas à essayer d’atteindre cette fourche. Aussi Max Huber et John Cort attendaient-ils qu’il prît un parti.
En ce moment, le fouillis des broussailles en bordure du sentier remua, et une grosse tête apparut.
Un quatrième coup de carabine éclata.
John Cort ne fut pas plus heureux que Max Huber. La balle, pénétrant au défaut de l’épaule, ne provoqua qu’un hurlement plus terrible de l’animal, dont l’irritation s’accrut avec la douleur. Il ne recula pas, au contraire, et d’un élan prodigieux se précipita contre le fourré, tandis que l’autre rhinocéros, à peine effleuré d’une balle de Khamis, se préparait à le suivre.
Ni Max Huber, ni John Cort, ni le foreloper n’eurent le temps de recharger leurs armes. Fuir en directions diverses, s’échapper sous le massif ; il était trop tard. L’instinct de la conservation les poussa tous trois, avec Llanga, à se réfugier derrière le tronc du baobab, qui ne mesurait pas moins de six mètres périphériques à la base.
Mais lorsque le premier animal contournerait l’arbre, lorsque le second se joindrait à lui, comment éviter leur double attaque ?…
« Diable !… fit Max Huber.
– Dieu plutôt ! » s’écria John Cort.
Et assurément il fallait renoncer à tout espoir de salut, si la Providence ne s’en mêlait pas.
Sous un choc d’une effroyable violence, le baobab trembla jusque dans ses racines à faire croire qu’il allait être arraché du sol.
Le rhinocéros, emporté dans son élan formidable, venait d’être arrêté soudain. À un endroit où s’entr’ouvrait l’écorce du baobab, sa corne, entrée comme le coin d’un bûcheron, s’y était enfoncée d’un pied. En vain fit-il les plus violents efforts pour la retirer. Même en s’arc-boutant sur ses courtes pattes, il ne put y réussir.
L’autre, qui saccageait le fourré furieusement, s’arrêta, et ce qu’était leur fureur à tous deux, on ne saurait se l’imaginer !
Khamis, se glissant alors autour de l’arbre, après avoir rampé au ras des racines, essaya de voir ce qui se passait :
« En fuite… en fuite ! » cria-t-il presque aussitôt.
On le comprit plus qu’on ne l’entendit.
Sans demander d’explication, Max Huber et John Cort, entraînant Llanga, détalèrent entre les hautes herbes. À leur extrême surprise, ils n’étaient pas poursuivis par les rhinocéros, et ce ne fut qu’après cinq minutes d’une course essoufflante que, sur un signe du foreloper, ils firent halte.
« Qu’est-il donc arrivé ?… questionna John Cort, dès qu’il eut repris haleine.
– Le rhinocéros n’a pu retirer sa corne du tronc de l’arbre…, dit Khamis.
– Tudieu ! s’écria Max Huber, c’est le Milon de Crotone des rhinocéros…
– Et il finira comme ce héros des jeux olympiques ! » ajouta John Cort.
Khamis, se souciant peu de savoir ce qu’était ce célèbre athlète de l’antiquité, se contenta de murmurer :
« Enfin… sains et saufs… mais au prix de quatre ou cinq cartouches brûlées en pure perte !
– C’est d’autant plus regrettable que cette bête-là, … ça se mange, si je suis bien informé, dit Max Huber.
– En effet, affirma Khamis, quoique sa chair ait un fort goût de musc… Nous laisserons l’animal où il est…
– Se décorner tout à son aise ! » acheva Max Huber.
Il n’eût pas été prudent de retourner au baobab. Les mugissements des deux rhinocéros retentissaient toujours sous la futaie. Après un détour qui les ramena au sentier, tous quatre reprirent leur marche. Vers six heures, la halte fut organisée au pied d’une énorme roche.
Le jour qui suivit n’amena aucun incident. Les difficultés de route ne s’accrurent pas, et une trentaine de kilomètres furent franchis dans la direction du sud-ouest. Quant au cours d’eau si impatiemment réclamé par Max Huber, si affirmativement annoncé par Khamis, il ne se montrait pas.
Ce soir-là, aussitôt achevé un repas dont une antilope, dite antilope des brousses, fournit le menu peu varié, on s’abandonna au repos. Par malheur, cette dizaine d’heures de sommeil fut troublée par le vol de milliers de chauves-souris de petite et de grande taille, dont le campement ne fut débarrassé qu’au lever du jour.
« Trop de ces harpies, beaucoup trop !… s’écria Max Huber, lorsqu’il se remit sur pied, tout bâillant encore après une si mauvaise nuit.
– Il ne faut pas se plaindre… dit le foreloper.
– Et pourquoi ?…
– Parce que mieux vaut avoir affaire aux chauves-souris qu’aux moustiques, et ceux-ci nous ont épargnés jusqu’ici.
– Ce qui serait le mieux, Khamis, ce serait d’éviter les uns comme les autres…
– Les moustiques… nous ne les éviterons pas, monsieur Max…
– Et quand devons-nous être dévorés par ces abominables insectes ?…
– Aux approches d’un rio…
– Un rio !… s’écria Max Huber. Mais, après avoir cru au rio, Khamis, il ne m’est plus possible d’y croire !
– Vous avez tort, monsieur Max, et peut-être n’est-il guère éloigné !… »
Le foreloper, en effet, avait déjà remarqué quelques modifications dans la nature du sol, et, dès trois heures de l’après-midi, son observation tendit à se confirmer. Ce quartier de la forêt devenait sensiblement marécageux.
Çà et là se creusaient des flaques hérissées d’herbes aquatiques. On put même abattre des gaugas, sortes de canards sauvages dont la présence indiquait la proximité d’un cours d’eau. Également, à mesure que le soleil déclinait à l’horizon, le coassement des grenouilles se faisait entendre.
« Ou je me trompe fort… ou le pays des moustiques n’est pas loin… », dit le foreloper.
Pendant le reste de l’étape, la marche s’effectua sur un terrain difficile, embarrassé de ces phanérogames innombrables dont un climat humide et chaud favorise le développement. Les arbres, plus espacés, étaient moins tendus de lianes.
Max Huber et John Cort ne pouvaient méconnaître les changements que présentait cette partie de la forêt en s’étendant vers le sud-ouest.
Mais, en dépit des pronostics de Khamis, le regard, en cette direction, ne saisissait encore aucun miroitement d’eau courante.
Toutefois, en même temps que s’accusait la pente du sol, les fondrières devenaient plus nombreuses. Il fallait une extrême attention pour ne point s’y enliser. Et puis, à s’en retirer, on ne le ferait pas sans piqûres.
Des milliers de sangsues fourmillaient dans les trous et, à leur surface, couraient des myriapodes gigantesques, répugnants articulés de couleur noirâtre, aux pattes rouges, bien faits pour provoquer un insurmontable dégoût.
En revanche, quel régal pour les yeux, ces innombrables papillons aux teintes chatoyantes, ces gracieuses libellules dont tant d’écureuils, de civettes, de bengalis, de veuves, de genettes, de martins-pêcheurs, qui se montraient sur le bord des flaques, devaient faire une consommation prodigieuse !
Le foreloper remarqua en outre que non seulement les guêpes, mais encore les mouches tsé-tsé abondaient sur les buissons. Heureusement, s’il faut se préserver de l’aiguillon des premières, il n’y a pas à se préoccuper de la morsure des secondes. Leur venin n’est mortel qu’aux chevaux, aux chameaux, aux chiens, non à l’homme, pas plus qu’aux bêtes sauvages.
La petite troupe descendit ainsi vers le sud-ouest jusqu’à six heures et demie du soir, étape à la fois longue et fatigante. Déjà Khamis s’occupait de choisir un bon emplacement de halte pour la nuit, lorsque Max Huber et John Cort furent distraits par les cris de Llanga.
Selon son habitude, le jeune garçon s’était porté en avant, furetant de côté et d’autre, quand on l’entendit appeler à toute voix. Était-il aux prises avec quelque fauve ?…
John Cort et Max Huber coururent dans sa direction, prêts à faire feu… Ils furent bientôt rassurés.
Monté sur un énorme tronc abattu, tendant sa main vers une large clairière, Llanga répétait de sa voix aiguë :
« Le rio… le rio ! »
Khamis venait de les rejoindre, et John Cort de lui dire simplement :
« Le cours d’eau demandé. »
À un demi-kilomètre, sur un large espace déboisé, serpentait une limpide rivière où se reflétaient les derniers rayons du soleil.
« C’est là qu’il faut camper, à mon avis…, proposa John Cort.
– Oui… là…, approuva le foreloper, et soyez sûrs que ce rio nous conduira jusqu’à l’Oubanghi. »
En effet, il ne serait pas difficile d’établir un radeau et de s’abandonner au courant de cette rivière.
Il y eut, avant d’atteindre sa rive, à franchir un terrain très marécageux.
Le crépuscule n’ayant qu’une très courte durée en ces contrées équatoriales, l’obscurité était déjà profonde lorsque le foreloper et ses compagnons s’arrêtèrent sur une berge assez élevée.
En cet endroit, les arbres étaient rares et présentaient des masses plus épaisses en amont et en aval.
Quant à la largeur de la rivière, John Cort crut pouvoir l’évaluer à une quarantaine de mètres. Ce n’était donc pas un simple ruisseau, mais un affluent d’une certaine importance dont le courant ne semblait pas très rapide.
Attendre au lendemain pour se rendre compte de la situation, c’est ce que la raison indiquait. Le plus pressé étant de trouver un abri sec afin d’y passer la nuit, Khamis découvrit à propos une anfractuosité rocheuse, sorte de grotte évidée dans le calcaire de la berge, qui suffirait à les contenir tous quatre.
On décida d’abord de souper des restes du gibier grillé. De cette façon, il ne serait pas nécessaire d’allumer un feu dont l’éclat aurait pu provoquer l’approche des animaux. Crocodiles et hippopotames abondent dans les cours d’eau de l’Afrique. S’ils fréquentaient cette rivière, – ce qui était probable, – autant ne pas avoir à se défendre contre une attaque nocturne.
Il est vrai, un foyer entretenu à l’ouverture de la grotte, donnant force fumée, aurait dissipé la nuée des moustiques qui pullulaient au pied de la berge. Mais, entre deux inconvénients, mieux valait choisir le moindre et braver plutôt l’aiguillon des maringouins et autres incommodes insectes que l’énorme mâchoire des alligators.
Pour les premières heures, John Cort se tint en surveillance à l’orifice de l’anfractuosité, tandis que ses compagnons dormaient d’un gros sommeil en dépit du bourdonnement des moustiques.
Pendant sa faction, s’il ne vit rien de suspect, du moins à plusieurs reprises crut-il entendre un mot qui semblait articulé par des lèvres humaines sur un ton plaintif…
Et ce mot, c’était celui de « ngora », lequel signifie « mère » en langue indigène.
Comment ne pas se féliciter de ce que le foreloper eût si à propos découvert une grotte, due à une disposition naturelle de la berge ? Sur le sol, un sable fin, très sec. Aucune trace d’humidité, ni aux parois latérales ni à la paroi supérieure. Grâce à cet abri, ses hôtes n’avaient pas eu à souffrir d’une pluie intense qui ne cessa de tomber jusqu’à minuit. Donc refuge assuré audit endroit pour tout le temps qu’exigerait la construction d’un radeau.
Du reste, un vent assez vif soufflait du nord. Le ciel s’était nettoyé aux premiers rayons du soleil. Une journée chaude s’annonçait. Peut-être Khamis et ses compagnons en viendraient-ils à regretter l’ombrage des arbres sous lesquels ils cheminaient depuis cinq jours.
John Cort et Max Huber ne cachèrent point leur bonne humeur. Cette rivière allait les transporter sans fatigue, sur un parcours de quatre cents kilomètres environ, jusqu’à son embouchure sur l’Oubanghi, dont elle devait être tributaire. Ainsi seraient franchis les trois derniers quarts du trajet dans des conditions plus favorables.
Ce calcul fut établi avec une suffisante exactitude par John Cort, d’après les relèvements que lui fournit le foreloper.
Leur regard se porta alors vers la droite et vers la gauche, c’est-à-dire au nord et au sud.
En amont, le cours d’eau, qui s’étendait presque en ligne directe, disparaissait, à un kilomètre, sous le fouillis des arbres.
En aval, la verdure se massait à une distance plus rapprochée de cinq cents mètres, où la rivière faisait un coude brusque au sud-est. C’est à partir de ce coude que la forêt reprenait son épaisseur normale.
À vrai dire, c’était une large clairière marécageuse qui occupait cette portion de la rive droite. Sur la berge opposée, les arbres se pressaient en rangs serrés. Une futaie très dense s’étageait à la surface d’un terrain assez mouvementé, et ses cimes, éclairées par le soleil levant, se découpaient en un lointain horizon.
Quant au lit de la rivière, une eau transparente, au courant tranquille, l’emplissait à pleins bords, charriant de vieux troncs, des paquets de broussailles, des tas d’herbes arrachées aux deux berges rongées par le courant.
Tout d’abord, sa mémoire rappela à John Cort qu’il avait entendu le mot « ngora » prononcé à proximité de la grotte pendant la nuit. Il chercha donc à voir si quelque créature humaine rôdait aux environs.
Que des nomades s’aventurassent parfois à descendre cette rivière pour rejoindre l’Oubanghi, c’était chose admissible, et sans en tirer cette conclusion que l’immense aire de la forêt développée vers l’est jusqu’aux sources du Nil fût fréquentée par les tribus errantes ou habitée par des tribus sédentaires.
John Cort n’aperçut aucun être humain aux abords du marécage, ni sur les rives du cours d’eau.
« J’ai été dupe d’une illusion, pensait-il. Il est possible que je me sois endormi un instant, et c’est dans un rêve que j’ai cru entendre ce mot. »
Aussi ne dit-il rien de l’incident à ses compagnons.
« Mon cher Max, demanda-t-il alors, avez-vous fait à notre brave Khamis toutes vos excuses pour avoir douté de l’existence de ce rio, dont il n’a jamais douté, lui ?…
– Il a eu raison contre moi, John, et je suis heureux d’avoir eu tort, puisque le courant va nous véhiculer sans fatigue aux rives de l’Oubanghi…
– Sans fatigue… je ne l’affirme pas, repartit le foreloper. Peut-être des chutes… des rapides…
– Ne voyons que le bon côté des choses, déclara John Cort. Nous cherchions une rivière, la voici… Nous songions à construire un radeau, construisons-le…
– Dès ce matin, je vais me mettre à la besogne, dit Khamis, et, si vous voulez m’aider, monsieur John…
– Certainement, Khamis. Pendant notre travail, Max voudra bien s’occuper de nous ravitailler…
– C’est d’autant plus urgent, insista Max Huber, qu’il ne reste plus rien à manger… Ce gourmand de Llanga a tout dévoré hier soir…
– Moi… mon ami Max !… se défendit Llanga, qui, le prenant au sérieux, parut sensible à ce reproche.
– Eh, gamin, tu vois bien que je plaisante !… Allons, viens avec moi… Nous suivrons la berge jusqu’au tournant de la rivière. Avec le marécage d’un côté, l’eau courante de l’autre, le gibier aquatique ne manquera ni à droite ni à gauche, et, qui sait ?… quelque beau poisson pour varier le menu…
– Défiez-vous des crocodiles… et même des hippopotames, monsieur Max, conseilla le foreloper.
– Eh ! Khamis, un gigot d’hippopotame rôti à point n’est pas à dédaigner, je pense !… Comment un animal d’un caractère si heureux… un cochon d’eau douce après tout… n’aurait-il pas une chair savoureuse ?…
– D’un caractère heureux, c’est possible, monsieur Max, mais, quand on l’irrite, sa fureur est terrible !
– On ne peut pourtant pas lui découper quelques kilogrammes de lui-même sans s’exposer à le fâcher un peu…
– Enfin, ajouta John Cort, si vous aperceviez le moindre danger, revenez au plus vite. Soyez prudent…
– Et vous, soyez tranquille, John. – Viens, Llanga…
– Va, mon garçon, dit John Cort, et n’oublie pas que nous te confions ton ami Max ! »
Après une telle recommandation, on pouvait tenir pour certain qu’il n’arriverait rien de fâcheux à Max Huber, puisque Llanga veillerait sur sa personne.
Max Huber prit sa carabine et vérifia sa cartouchière.
« Ménagez vos munitions, monsieur Max… dit le foreloper.
– Le plus possible, Khamis. Mais il est vraiment regrettable que la nature n’ait pas créé le cartouchier comme elle a créé l’arbre à pain et l’arbre à beurre des forêts africaines !… En passant, on cueillerait ses cartouches comme on cueille des figues ou des dattes ! »
Sur cette observation d’une incontestable justesse, Max Huber et Llanga s’éloignèrent en suivant une sorte de sentier en contre-bas de la berge, – et ils furent bientôt hors de vue.
John Cort et Khamis s’occupèrent alors de chercher des bois propres à la construction d’un radeau. Si ce ne pouvait être qu’un très rudimentaire appareil, encore fallait-il en rassembler les matériaux.
Le foreloper et son compagnon ne possédaient qu’une hachette et leurs couteaux de poche. Avec de tels outils, comment s’attaquer aux géants de la forêt ou même à leurs congénères de stature plus réduite ?… Aussi Khamis comptait-il employer les branches tombées, qu’il relierait par des lianes et sur lesquelles serait établi une sorte de plancher doublé de terre et d’herbes. Avec douze pieds de long, huit de large, ce radeau suffirait au transport de trois hommes et d’un enfant, qui, d’ailleurs, débarqueraient aux heures des repas et des haltes de nuit.
De ces bois, dont la vieillesse, le vent, quelque coup de foudre avaient provoqué la chute, il se trouvait quantité sur le marécage où certains arbres d’essence résineuse se dressaient encore. La veille, Khamis s’était promis de ramasser à cette place les diverses pièces nécessaires à la construction du radeau. Il fit part à John Cort de son intention et celui-ci se déclara prêt à l’accompagner.
Un dernier regard jeté sur la rivière, en amont et en aval, tout paraissant tranquille aux environs du marécage, John Cort et Khamis se mirent en route.
Ils n’eurent qu’une centaine de pas à faire pour rencontrer un amas de pièces flottables. La plus sérieuse difficulté serait, sans doute, de les traîner jusqu’au pied de la berge. En cas qu’elles fussent trop lourdes à manier pour deux personnes, on ne l’essayerait qu’après le retour des chasseurs.
En attendant, tout portait à croire que Max Huber faisait bonne chasse. Une détonation venait de retentir, et l’adresse du Français permettait d’affirmer que ce coup de fusil ne devait pas avoir été perdu. Très certainement, avec des munitions en quantité suffisante, l’alimentation de la petite troupe eût été assurée pendant ces quatre cents kilomètres qui la séparaient de l’Oubanghi et même pour un plus long parcours.
Or, Khamis et John Cort s’occupaient à choisir les meilleurs bois, lorsque leur attention fut attirée par des cris venant de la direction prise par Max Huber.
« C’est la voix de Max… dit John Cort.
– Oui, répondit Khamis, et aussi celle de Llanga. »
En effet, un fausset aigu se mêlait à une voix mâle.
« Sont-ils donc en danger ?… » demanda John Cort.
Tous deux retraversèrent le marécage et atteignirent la légère tumescence sous laquelle s’évidait la grotte. De cette place, en portant les yeux vers l’aval, ils aperçurent Max Huber et le petit indigène arrêtés sur la berge. Ni êtres humains ni animaux aux alentours. Du reste, leurs gestes n’étaient qu’une invitation à les rejoindre et ils ne manifestaient aucune inquiétude.
Khamis et John Cort, après être descendus, franchirent rapidement trois à quatre cents mètres, et, lorsqu’ils furent réunis, Max Huber se contenta de dire :
« Peut-être n’aurez-vous pas la peine de construire un radeau, Khamis…
– Et pourquoi ?… demanda le foreloper.
– En voici un tout fait… en mauvais état, il est vrai, mais les morceaux en sont bons. »
Et Max Huber montrait dans un enfoncement de la rive une sorte de plate-forme, un assemblage de madriers et de planches, retenu par une corde à demi pourrie dont le bout s’enroulait à un piquet de la berge.
« Un radeau !… s’écria John Cort.
– C’est bien un radeau !… » constata Khamis.
En effet, sur la destination de ces madriers et de ces planches, aucun doute n’était admissible.
« Des indigènes ont-ils donc déjà descendu la rivière jusqu’à cet endroit ?… observa Khamis.
– Des indigènes ou des explorateurs, répondit John Cort. Et pourtant, si cette partie de la forêt d’Oubanghi eût été visitée, on l’aurait su au Congo ou au Cameroun.
– Au total, déclara Max Huber, peu importe, la question est de savoir si ce radeau ou ce qui en reste peut nous servir…
– Assurément. »
Et le foreloper allait se glisser au niveau de la crique, lorsqu’il fut arrêté par un cri de Llanga.
L’enfant, qui s’était éloigné d’une cinquantaine de pas en aval, accourait, agitant un objet qu’il tenait à la main.
Un instant après il remettait à John Cort ledit objet. C’était un cadenas de fer, rongé par la rouille, dépourvu de sa clef, et dont le mécanisme, d’ailleurs, eût été hors d’état de fonctionner.
« Décidément, dit Max Huber, il ne s’agit pas des nomades congolais ou autres, auxquels les mystères de la serrurerie moderne sont inconnus !… Ce sont des blancs que ce radeau a transportés jusqu’à ce coude de la rivière…
– Et qui, s’en étant éloignés, n’y sont jamais revenus ! » ajouta John Cort.
Juste conséquence à tirer de l’incident. L’état d’oxydation du cadenas, le délabrement du radeau, démontraient que plusieurs années s’étaient écoulées depuis que l’un avait été perdu et l’autre abandonné au bord de cette crique.
Deux déductions ressortaient donc de ce double fait logique et indiscutable. Aussi, lorsqu’elles furent présentées par John Cort, Max Huber et Khamis n’hésitèrent pas à les accepter :
1° Des explorateurs ou des voyageurs non indigènes avaient atteint cette clairière, après s’être embarqués soit au-dessus, soit au-dessous de la lisière de la grande forêt ;
2° Lesdits explorateurs ou voyageurs, pour une raison ou pour une autre, avaient laissé là leur radeau, afin d’aller reconnaître cette portion de la forêt située sur la rive droite.
Dans tous les cas, aucun d’eux n’avait jamais reparu. Ni John Cort ni Max Huber ne se souvenaient qu’il eût été question, depuis qu’ils habitaient le Congo, d’une exploration de ce genre.
Si ce n’était pas là de l’extraordinaire, c’était tout au moins de l’inattendu, et Max Huber devrait renoncer à l’honneur d’avoir été le premier visiteur de la grande forêt, considérée à tort comme impénétrable.
Cependant, très indifférent à cette question de priorité, Khamis examinait avec soin les madriers et les planches du radeau. Ceux-là se trouvaient en assez bon état, celles-ci avaient souffert davantage des intempéries et trois ou quatre seraient à remplacer. Mais, enfin, construire de toutes pièces un nouvel appareil, cela devenait inutile. Quelques réparations suffiraient. Le foreloper et ses compagnons, non moins satisfaits que surpris, possédaient le véhicule flottant qui leur permettrait de gagner le confluent du rio.
Tandis que Khamis s’occupait de la sorte, les deux amis échangeaient leurs idées au sujet de cet incident :
« Il n’y a pas d’erreur, répétait John Cort, des blancs ont déjà reconnu la partie supérieure de ce cours d’eau, – des blancs, ce n’est pas douteux… Que ce radeau, fait de pièces grossières, eût pu être l’œuvre des indigènes, soit !… Mais il y a le cadenas…
– Le cadenas révélateur… sans compter d’autres objets que nous ramasserons peut-être…, observa Max Huber.
– Encore… Max ?…
– Eh ! John, il est possible que nous retrouvions les vestiges d’un campement, dont il n’y a pas trace en cet endroit, car il ne faut pas regarder comme tel la grotte où nous avons passé la nuit. Elle ne paraît point avoir déjà servi de lieu de halte, et je ne doute pas que nous n’ayons été les seuls jusqu’ici à y chercher refuge…
– C’est l’évidence, mon cher Max. Allons jusqu’au coude du rio…
– Cela est d’autant plus indiqué, John, que là finit la clairière, et je ne serais pas étonné qu’un peu plus loin…
– Khamis ? » cria John Cort.
Le foreloper rejoignit les deux amis.
« Eh bien, ce radeau ?… demanda John Cort.
– Nous le réparerons sans trop de peine… Je vais rapporter les bois nécessaires.
– Avant de nous mettre à la besogne, proposa Max Huber, descendons le long de la rive. Qui sait si nous ne recueillerons pas quelques ustensiles, ayant une marque de fabrication qui indiquerait leur origine ?… Cela viendrait à propos pour compléter notre batterie de cuisine par trop insuffisante !… Une gourde et pas même une tasse ni une bouilloire…
– Vous n’espérez pas, mon cher Max, découvrir office et table où le couvert serait mis pour des hôtes de passage ?…
– Je n’espère rien, mon cher John, mais nous sommes en présence d’un fait inexplicable… Tâchons de lui imaginer une explication plausible.
– Soit, Max. – Il n’y a pas d’inconvénient, Khamis, à s’éloigner d’un kilomètre ?…
– À la condition de ne pas dépasser le tournant, répondit le foreloper. Puisque nous avons la facilité de naviguer, épargnons les marches inutiles…
– Entendu, Khamis, répliqua John Cort. Et, tandis que le courant entraînera notre radeau, nous aurons tout le loisir d’observer s’il existe des traces de campement sur l’une ou l’autre rive. »
Les trois hommes et Llanga suivirent la berge, une sorte de digue naturelle entre le marécage et la rivière.
Tout en cheminant, ils ne cessaient de regarder à leurs pieds, cherchant quelque empreinte, un pas d’homme, ou quelque objet qui eût été laissé sur le sol.
Malgré un minutieux examen, autant sur le haut qu’au bas de la berge, on ne trouva rien. Nulle part ne furent relevés des indices de passage ou de halte. Lorsque Khamis et ses compagnons eurent atteint la première rangée d’arbres, ils furent salués par les cris d’une bande de singes. Ces quadrumanes ne parurent pas trop surpris de l’apparition d’êtres humains. Ils s’enfuirent cependant. Qu’il y eût des représentants de la gent simienne à s’ébattre entre les branches, on ne pouvait s’en étonner. C’étaient des babouins, des mandrills, qui se rapprochent physiquement des gorilles, des chimpanzés et des orangs. Comme toutes les espèces de l’Afrique, ils n’avaient qu’un rudiment de queue, cet ornement étant réservé aux espèces américaines et asiatiques.
« Après tout, fit observer John Cort, ce ne sont pas eux qui ont construit le radeau, et, si intelligents qu’ils soient, ils n’en sont pas encore à faire usage de cadenas…
– Pas plus que de cage, que je sache… dit alors Max Huber.
– De cage ?… s’écria John Cort. À quel propos, Max, parlez-vous de cage ?…
– C’est qu’il me semble distinguer… entre les fourrés… à une vingtaine de pas de la rive… une sorte de construction…
– Quelque fourmilière en forme de ruche, comme en élèvent les fourmis d’Afrique… répondit John Cort.
– Non, M. Max ne s’est pas trompé, affirma Khamis. Il y a là… oui… on dirait même une cabane construite au pied de deux mimosas, et dont la façade serait en treillis…
– Cage ou cabane, répliqua Max Huber, voyons ce qu’il y a dedans…
– Soyons prudents, dit le foreloper, et défilons-nous à l’abri des arbres…
– Que pouvons-nous craindre ?… » reprit Max Huber, qu’un double sentiment d’impatience et de curiosité éperonnait, suivant son habitude.
Du reste, les environs paraissaient être déserts. On n’entendait que le chant des oiseaux et les cris des singes en fuite. Aucune trace ancienne ou récente d’un campement n’apparaissait à la limite de la clairière. Rien non plus à la surface du cours d’eau, qui charriait de grosses touffes d’herbes. De l’autre côté, même apparence de solitude et d’abandon. Les cent derniers pas furent rapidement franchis le long de la berge qui s’infléchissait alors pour suivre le tournant de la rivière. Le marécage finissait en cet endroit, et le sol s’asséchait à mesure qu’il se surélevait sous la futaie plus dense.
L’étrange construction se montrait alors de trois quarts, appuyée aux mimosas, recouverte d’une toiture inclinée qui disparaissait sous un chaume d’herbes jaunies. Elle ne présentait aucune ouverture latérale, et les lianes retombantes cachaient ses parois jusqu’à leur base.
Ce qui lui donnait bien l’aspect d’une cage, c’était la grille, ou plutôt le grillage de sa façade, semblable à celui qui, dans les ménageries, sépare les fauves du public.
Cette grille avait une porte – une porte ouverte en ce moment.
Quant à la cage, elle était vide.
C’est ce que reconnut Max Huber qui, le premier, s’était précipité à l’intérieur.
Des ustensiles, il en restait quelques-uns, une marmite en assez bon état, un coquemar, une tasse, trois ou quatre bouteilles brisées, une couverture de laine rongée, des lambeaux d’étoffe, une hache rouillée, un étui à lunettes à demi pourri sur lequel ne se laissait plus lire un nom de fabricant.
Dans un coin gisait une boite en cuivre dont le couvercle, bien ajusté, avait dû préserver son contenu, si tant est qu’elle contint quelque chose.
Max Huber la ramassa, essaya de l’ouvrir, n’y parvint pas. L’oxydation faisait adhérer les deux parties de la boîte. Il fallut passer un couteau dans la fente du couvercle qui céda.
La boite renfermait un carnet en bon état de conservation, et, sur le plat de ce carnet, étaient imprimés ces deux mots que Max Huber lut à haute voix :
Docteur JOHAUSEN
Si John Cort, Max Huber et même Khamis ne s’exclamèrent pas à entendre prononcer ce nom, c’est que la stupéfaction leur avait coupé la parole.
Ce nom de Johausen fut une révélation. Il dévoilait une partie du mystère qui recouvrait la plus fantasque des tentatives scientifiques modernes, où le comique se mêlait au sérieux, – le tragique aussi, car on devait croire qu’elle avait eu un dénouement des plus déplorables.
Peut-être a-t-on souvenir de l’expérience à laquelle voulut se livrer l’Américain Garner dans le but d’étudier le langage des singes, et de donner à ses théories une démonstration expérimentale. Le nom du professeur, les articles répandus dans le Hayser’s Weekly, de New York, le livre publié et lancé en Angleterre, en Allemagne, en France, en Amérique, ne pouvaient être oubliés des habitants du Congo et du Cameroun, – particulièrement de John Cort et de Max Huber.
« Lui, enfin, s’écria l’un, lui, dont on n’avait plus aucune nouvelle…
– Et dont on n’en aura jamais, puisqu’il n’est pas là pour nous en donner !… » s’écria l’autre.
Lui, pour le Français et l’Américain, c’était le docteur Johausen. Mais, devançant le docteur, voici ce qu’avait fait M. Garner. Ce n’est pas ce Yankee qui aurait pu dire ce que Jean-Jacques Rousseau dit de lui-même au début des Confessions : « Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et qui n’aura point d’imitateurs. » M. Garner devait en avoir un.
Avant de partir pour le continent noir, le professeur Garner s’était déjà mis en rapport avec le monde des singes, – le monde apprivoisé, s’entend. De ses longues et minutieuses remarques il retira la conviction que ces quadrumanes parlaient, qu’ils se comprenaient, qu’ils employaient le langage articulé, qu’ils se servaient de certain mot pour exprimer le besoin de manger, de certain autre pour exprimer le besoin de boire. À l’intérieur du Jardin zoologique de Washington, M. Garner avait fait disposer des phonographes destinés à recueillir les mots de ce vocabulaire. Il observa même que les singes – ce qui les distingue essentiellement des hommes – ne parlaient jamais sans nécessité. Et il fut conduit à formuler son opinion en ces termes :
« La connaissance que j’ai du monde animal m’a donné la ferme croyance que tous les mammifères possèdent la faculté du langage à un degré qui est en rapport avec leur expérience et leurs besoins. »
Antérieurement aux études de M. Garner, on savait déjà que les mammifères, chiens, singes et autres, ont l’appareil laryngo-buccal disposé comme l’est celui de l’homme et la glotte organisée pour l’émission de sons articulés. Mais on savait aussi, – n’en déplaise à l’école des simiologues, – que la pensée a précédé la parole. Pour parler, il faut penser, et penser exige la faculté de généraliser, – faculté dont les animaux sont dépourvus. Le perroquet parle, mais il ne comprend pas un mot de ce qu’il dit. La vérité, enfin, est que, si les bêtes ne parlent pas, c’est que la nature ne les a pas dotées d’une intelligence suffisante, car rien ne les en empêcherait. Au vrai, ainsi que cela est acquis, « pour qu’il y ait langage, a dit un savant critique, il faut qu’il y ait jugement et raisonnement basés, au moins implicitement, sur un concept abstrait et universel ». Toutefois, ces règles, conformes au bon sens, le professeur Garner n’en voulait tenir aucun compte.
Il va de soi que sa doctrine fut très discutée. Aussi prit-il la résolution d’aller se mettre en contact avec les sujets dont il rencontrerait grand nombre et grande variété dans les forêts de l’Afrique tropicale. Lorsqu’il aurait appris le gorille et le chimpanzé, il reviendrait en Amérique et publierait, avec la grammaire, le dictionnaire de la langue simienne. Force serait alors de lui donner raison et de se rendre à l’évidence.
M. Garner a-t-il tenu la promesse qu’il avait faite à lui-même et au monde savant ?… C’était la question, et, nul doute à cet égard, le docteur Johausen ne le croyait pas, ainsi qu’on va pouvoir en juger.
En l’année 1892, M. Garner quitta l’Amérique pour le Congo, arriva à Libreville le 12 octobre, et élut domicile dans la factorerie John Holtand and Co. jusqu’au mois de février 1894.
Ce fut à cette époque seulement que le professeur se décida à commencer sa campagne d’études. Après avoir remonté l’Ogoué sur un petit bateau à vapeur, il débarqua à Lambarène, et, le 22 avril, atteignit la mission catholique du Fernand-Vaz.
Les Pères du Saint-Esprit l’accueillirent hospitalièrement dans leur maison bâtie sur le bord de ce magnifique lac Fernand-Vaz. Le docteur n’eut qu’à se louer des soins du personnel de la mission, qui ne négligea rien pour lui faciliter son aventureuse tâche de zoologiste.
Or, en arrière de l’établissement, se massaient les premiers arbres d’une vaste forêt dans laquelle abondaient les singes. On ne pouvait imaginer de circonstances plus favorables pour se mettre en communication avec eux. Mais, ce qu’il fallait, c’était vivre dans leur intimité et, en somme, partager leur existence.
C’est à ce propos que M. Garner avait fait fabriquer une cage de fer démontable. Sa cage fut transportée dans la forêt. Si l’on veut bien l’en croire, il y vécut trois mois, la plupart du temps seul, et put étudier ainsi le quadrumane à l’état de nature.
La vérité est que le prudent Américain avait simplement installé sa maison métallique à vingt minutes de la mission des Pères, près de leur fontaine, en un endroit qu’il baptisa du nom de Fort-Gorille, et auquel on accédait par une route ombreuse. Il y coucha même trois nuits consécutives. Dévoré par des myriades de moustiques, il ne put y tenir plus longtemps, démonta sa cage et revint demander aux Pères du Saint-Esprit une hospitalité qui lui fut accordée sans rétribution. Enfin, le 18 juin, abandonnant définitivement la mission, il regagna l’Angleterre et revint en Amérique, rapportant pour unique souvenir de son voyage deux petits chimpanzés qui s’obstinèrent à ne point causer avec lui.
Voilà quel résultat avait obtenu M. Garner. Au total, ce qui ne paraissait que trop certain, c’est que le patois des singes, s’il existait, restait encore à découvrir, ainsi que les fonctions respectives qui jouaient un rôle dans la formation de leur langage.
Assurément, le professeur soutenait qu’il avait surpris divers signes vocaux ayant une signification précise, tels : « whouw », nourriture ; « cheny », boisson ; « iegk », prends garde, et autres relevés avec soin. Plus tard même, à la suite d’expériences faites au Jardin zoologique de Washington, et grâce à l’emploi du phonographe, il affirmait avoir noté un mot générique se rapportant à tout ce qui se mange et à tout ce qui se boit ; un autre pour l’usage de la main ; un autre pour la supputation du temps. Bref, selon lui, cette langue se composait de huit ou neuf sons principaux, modifiés par trente ou trente-cinq modulations, dont il donnait même la tonalité musicale, l’articulation se faisant presque toujours en la dièse. Pour conclure, et d’après son opinion, en conformité de la doctrine darwinienne sur l’unité de l’espèce et la transmission par hérédité des qualités physiques, non des défauts, on pouvait dire : « Si les races humaines sont les dérivés d’une souche simiesque, pourquoi les dialectes humains ne seraient-ils point les dérivés de la langue primitive de ces anthropoïdes ? » Seulement, l’homme a-t-il eu des singes pour ancêtres ?… Voilà ce qu’il aurait fallu démontrer, et ce qui ne l’est pas.
En somme, le prétendu langage des singes, surpris par le naturaliste Garner, n’était que la série des sons que ces mammifères émettent pour communiquer avec leurs semblables, comme tous les animaux : chiens, chevaux, moutons, oies, hirondelles, fourmis, abeilles, etc. Et, suivant la remarque d’un observateur, cette communication s’établit soit par des cris, soit par des signes et des mouvements spéciaux, et, s’ils ne traduisent pas des pensées proprement dites, du moins expriment-ils des impressions vives, des émotions morales, – telles la joie ou la terreur.
Il était donc de toute évidence que la question n’avait pu être résolue par les études incomplètes et peu expérimentales du professeur américain. Et c’est alors que, deux années après lui, il vint à l’esprit d’un docteur allemand de recommencer la tentative en se transportant, cette fois, en pleine forêt, au milieu du monde des quadrumanes, et non plus à vingt minutes d’un établissement de missionnaires, dût-il devenir la proie des moustiques, auxquels n’avait pu résister la passion simiologique de M. Garner.
Il y avait alors au Cameroun, à Malinba, un certain savant du nom de Johausen. Il y demeurait depuis quelques années. C’était un médecin, plus amateur de zoologie et de botanique que de médecine. Lorsqu’il fut informé de l’infructueuse expérience du professeur Garner, la pensée lui vint de la reprendre, bien qu’il eût dépassé la cinquantaine. John Cort avait eu l’occasion de s’entretenir plusieurs fois avec lui à Libreville.
S’il n’était plus jeune, le docteur Johausen jouissait du moins d’une excellente santé. Parlant l’anglais et le français comme sa langue maternelle, il comprenait même le dialecte indigène, grâce à l’exercice de sa profession. Sa fortune lui permettait d’ailleurs de donner ses soins gratuitement, car il n’avait ni parents directs, ni collatéraux au degré successible. Indépendant dans toute l’acception du mot, sans compte à rendre à personne, d’une confiance en lui-même que rien n’eût pu ébranler, pourquoi n’aurait-il pas fait ce qu’il lui convenait de faire ? Il est bon d’ajouter que, bizarre et maniaque, il semblait bien qu’il y eût ce qu’on appelle en France « une fêlure » dans son intellectualité.
Il y avait au service du docteur un indigène dont il était assez satisfait. Lorsqu’il connut le projet d’aller vivre en forêt au milieu des singes, cet indigène n’hésita point à accepter l’offre de son maître, ne sachant trop à quoi il s’engageait.
Il suit de là que le docteur Johausen et son serviteur se mirent à la besogne. Une cage démontable, genre Garner, mieux conditionnée, plus confortable, commandée en Allemagne, fut apportée à bord d’un paquebot qui faisait l’escale de Malinba. D’autre part, en cette ville, on trouva sans peine à rassembler des provisions, conserves et autres, des munitions, de manière à n’exiger aucun ravitaillement pendant une longue période. Quant au mobilier, très rudimentaire, literie, linge, vêtements, ustensiles de toilette et de cuisine, ces objets furent empruntés à la maison du docteur, et aussi un vieil orgue de Barbarie dans la pensée que les singes ne devaient pas être insensibles au charme de la musique. En même temps, il fit frapper un certain nombre de médailles en nickel, avec son nom et son portrait, destinées aux autorités de cette colonie simienne qu’il espérait fonder dans l’Afrique centrale.
Pour achever, le 13 février 1896, le docteur et l’indigène s’embarquèrent à Malinba avec leur matériel sur une barque du Nbarri et ils en remontèrent le cours afin d’aller…
D’aller où ?… C’est ce que le docteur Johausen n’avait dit ni voulu dire à personne. N’ayant pas besoin d’être ravitaillé de longtemps, il serait de la sorte à l’abri de toutes les importunités. L’indigène et lui se suffiraient à eux-mêmes. Il n’y aurait aucun sujet de trouble ou de distraction pour les quadrumanes dont il voulait faire son unique société, et il saurait se contenter des délices de leur conversation, ne doutant pas de surprendre les secrets de la langue macaque.
Ce que l’on sut plus tard, c’est que la barque, ayant remonté le Nbarri pendant une centaine de lieues, mouilla au village de Nghila ; qu’une vingtaine de noirs furent engagés comme porteurs, que le matériel s’achemina dans la direction de l’est. Mais, à dater de ce moment, on n’entendit plus parler du docteur Johausen. Les porteurs, revenus à Nghila, étaient incapables d’indiquer avec précision l’endroit où ils avaient pris congé de lui.
Bref, après deux ans écoulés, et malgré quelques recherches qui ne devaient pas aboutir, aucune nouvelle du docteur allemand ni de son fidèle serviteur.
Ce qui s’était passé, John Cort et Max Huber allaient pouvoir le reconstituer – en partie tout au moins.
Le docteur Johausen avait atteint, avec son escorte, une rivière dans le nord-ouest de la forêt de l’Oubanghi ; puis, il procéda à la construction d’un radeau dont son matériel fournit les planches et les madriers ; enfin, ce travail achevé et l’escorte renvoyée, son serviteur et lui descendirent le cours de ce rio inconnu, s’arrêtèrent et montèrent la cabane à l’endroit où elle venait d’être retrouvée sous les premiers arbres de la rive droite.
Voilà quelle était la part de la certitude dans l’affaire du professeur. Mais que d’hypothèses au sujet de sa situation actuelle !…
Pourquoi la cage était-elle vide ?… Pourquoi ses deux hôtes l’avaient-ils quittée ?… Combien de mois, de semaines, de jours fut-elle occupée ?… Était-ce volontairement qu’ils étaient partis ?… Nulle probabilité à cet égard… Est-ce donc qu’ils avaient été enlevés ?… Par qui ?… Par des indigènes ?… Mais la forêt de l’Oubanghi passait pour être inhabitée… Devait-on admettre qu’ils avaient fui devant une attaque de fauves ?… Enfin le docteur Johausen et l’indigène vivaient-ils encore ?…
Ces diverses questions furent rapidement posées entre les deux amis. Il est vrai, à chaque hypothèse ils ne pouvaient faire de réponses plausibles et se perdaient dans les ténèbres de ce mystère.
« Consultons le carnet…, proposa John Cort.
– Nous en sommes réduits là, dit Max Huber. Peut-être, à défaut de renseignements explicites, rien que par des dates, sera-t-il possible d’établir… »
John Cort ouvrit le carnet, dont quelques pages adhéraient par humidité.
« Je ne crois pas que ce carnet nous apprenne grand’chose…, observa-t-il.
– Pourquoi ?…
– Parce que toutes les pages en sont blanches… à l’exception de la première…
– Et cette première page, John ?…
– Quelques bribes de phrases, quelques dates aussi, qui, sans doute, devaient servir plus tard au docteur Johausen à rédiger son journal. »
Et John Cort, assez difficilement d’ailleurs, parvint à déchiffrer les lignes suivantes écrites au crayon en allemand et qu’il traduisait à mesure :
29 juillet 1896. – Arrivé avec l’escorte à la lisière de la forêt d’Oubanghi… Campé sur rive droite d’une rivière… Construit notre radeau.
3 août. – Radeau achevé… Renvoyé l’escorte à Nghila… Fait disparaître toute trace de campement… Embarqué avec mon serviteur.
9 août. – Descendu le cours d’eau pendant sept jours, sans obstacles… Arrêt à une clairière… Nombreux singes aux environs… Endroit qui paraît convenable.
10 août. – Débarqué le matériel… Place choisie pour remonter la cabane-cage sous les premiers arbres de la rive droite, à l’extrémité de la clairière… Singes nombreux, chimpanzés, gorilles.
13 août. – Installation complète… Pris possession de la cabane… Environs absolument déserts… Nulle trace d’êtres humains, indigènes ou autres… Gibier aquatique très abondant… Cours d’eau poissonneux… Bien abrités dans la cabane pendant une bourrasque.
25 août. – Vingt-sept jours écoulés… Existence organisée régulièrement… Quelques hippopotames à la surface de la rivière, mais aucune agression de leur part… Élans et antilopes abattus… Grands singes venus la nuit dernière à proximité de la cabane… De quelle espèce sont-ils ? cela n’a pu être encore reconnu… Ils n’ont pas fait de démonstrations hostiles, tantôt courant sur le sol, tantôt juchés dans les arbres… Cru entrevoir un feu à quelque cent pas sous la futaie… Fait curieux à vérifier : il semble bien que ces singes parlent, qu’ils échangent entre eux quelques phrases… Un petit a dit : « Ngora !… Ngora !… Ngora !… » mot que les indigènes emploient pour désigner la mère.
Llanga écoutait attentivement ce que lisait son ami John, et, à ce moment, il s’écria :
« Oui… oui… ngora… ngora… mère… ngora… ngora !… »
À ce mot relevé par le docteur Johausen et répété par le jeune garçon, comment John Cort ne se serait-il pas souvenu que, la nuit précédente, il avait frappé son oreille ? Croyant à une illusion, à une erreur, il n’avait rien dit à ses compagnons de cet incident. Mais, après l’observation du docteur, il jugea devoir les mettre au courant. Et comme Max Huber s’écriait :
« Décidément, est-ce que le professeur Garner aurait eu raison ?… Des singes qui parlent…
– Tout ce que je puis dire, mon cher Max, c’est que j’ai, moi aussi, entendu ce mot de « ngora ! », affirma John Cort.
Et il raconta en quelles circonstances ce mot avait été prononcé d’une voix plaintive pendant la nuit du 14 au 15, tandis qu’il était de garde.
« Tiens, tiens, fit Max Huber, voilà qui ne laisse pas d’être extraordinaire…
– N’est-ce pas ce que vous demandez, cher ami ?… » répliqua John Cort.
Khamis avait écouté ce récit. Vraisemblablement, ce qui paraissait intéresser le Français et l’Américain le laissait assez froid. Les faits relatifs au docteur Johausen, il les accueillait avec indifférence. L’essentiel, c’était que le docteur eût construit un radeau dont on disposerait, ainsi que des objets que renfermait sa cage abandonnée. Quant à savoir ce qu’étaient devenus son serviteur et lui, le foreloper ne comprenait pas qu’il y eût lieu de s’en inquiéter, encore moins que l’on pût avoir la pensée de se lancer à travers la grande forêt pour découvrir leurs traces, au risque d’être enlevé comme ils l’avaient été sans doute. Donc, si Max Huber et John Cort proposaient de se mettre à leur recherche, il s’emploierait à les en dissuader, il leur rappellerait que le seul parti à prendre était de continuer le voyage de retour en descendant le cours d’eau jusqu’à l’Oubanghi.
La raison, d’ailleurs, indiquait qu’aucune tentative ne saurait être faite avec chance de succès… De quel côté se fût-on dirigé pour retrouver le docteur allemand ?… Si encore quelque indice eût existé, peut-être John Cort eût-il regardé comme un devoir d’aller à son secours, peut-être Max Huber se fût-il considéré comme l’instrument de son salut, désigné par la Providence ?… Mais rien, rien que ces phrases morcelées du carnet et dont la dernière figurait sous la date du 25 août, rien que des pages blanches qui furent vainement feuilletées jusqu’à la dernière !…
Aussi John Cort de conclure :
« Il est indubitable que le docteur est arrivé en cet endroit un 9 août et que ses notes s’arrêtent au 25 du même mois. S’il n’a plus écrit depuis cette date, c’est que, pour une raison ou pour une autre, il avait quitté sa cabane où il n’était resté que treize jours…
– Et, ajouta Khamis, il n’est guère possible d’imaginer ce qu’il a pu devenir.
– N’importe, observa Max Huber, je ne suis pas curieux…
– Oh ! cher ami, vous l’êtes à un rare degré…
– Vous avez raison, John, et pour avoir le mot de cette énigme…
– Partons », se contenta de dire le foreloper.
En effet, il n’y avait pas à s’attarder. Mettre le radeau en état de quitter la clairière, descendre le rio, cela s’imposait. Si, plus tard, on jugeait convenable d’organiser une expédition au profit du docteur Johausen, de s’aventurer jusqu’aux extrêmes limites de la grande forêt, cela se pourrait faire dans des conditions plus favorables, et libre aux deux amis d’y prendre part.
Avant de sortir de la cage, Khamis en visita les moindres coins. Peut-être y trouverait-il quelque objet à utiliser. Ce ne serait pas là acte d’indélicatesse, car, après deux ans d’absence, comment admettre que leur possesseur reparût jamais pour les réclamer ?…
La cabane, en somme, solidement construite, offrait encore un excellent abri. La toiture de zinc, recouverte de chaume, avait résisté aux intempéries de la mauvaise saison. La façade antérieure, la seule qui fût treillagée, regardait l’est, moins exposée ainsi aux grands vents. Et, probablement, le mobilier, literie, table, chaises, coffre, eût été retrouvé intact, si on ne l’avait emporté, et, pour tout dire, cela semblait assez inexplicable.
Cependant, après ces deux années d’abandon, diverses réparations auraient été nécessaires. Les planches des parois latérales commençaient à se disjoindre, le pied des montants jouait dans la terre humide, des indices de délabrement se manifestaient sous les festons de lianes et de verdure.
C’était une besogne dont Khamis et ses compagnons n’avaient point à se charger. Que cette cabane dût jamais servir de refuge à quelque autre amateur de simiologie, c’était fort improbable. Elle serait donc laissée telle qu’elle était.
Et, maintenant, n’y recueillerait-on pas d’autres objets que le coquemar, la tasse, l’étui à lunettes, la hachette, la boîte du carnet que les deux amis venaient de ramasser ? Khamis chercha avec soin. Ni armes, ni ustensiles, ni caisses, ni conserves, ni vêtements. Aussi le foreloper allait-il ressortir les mains vides, lorsque dans un angle du fond, à droite, le sol, qu’il frappait du pied, rendit un son métallique.
« Il y a quelque chose là…, dit-il.
– Peut-être une clef ?… répondit Max Huber.
– Et pourquoi une clef ?… demanda John Cort.
– Eh ! mon cher John…, la clef du mystère ! »
Ce n’était point une clef, mais une caisse en fer-blanc qui avait été enterrée à cette place et que retira Khamis. Elle ne paraissait pas avoir souffert, et, non sans une vive satisfaction, il fut constaté qu’elle contenait une centaine de cartouches !
« Merci, bon docteur, s’écria Max Huber, et puissions-nous reconnaître un jour le signalé service que vous nous aurez rendu ! »
Service signalé, en effet, car ces cartouches étaient précisément du même calibre que les carabines du foreloper et de ses deux compagnons.
Il ne restait plus qu’à revenir au lieu de halte, et à remettre le radeau en état de navigabilité.
« Auparavant, proposa John Cort, voyons s’il n’existe aucune trace du docteur Johausen et de son serviteur aux environs… Il est possible que tous deux aient été entraînés par les indigènes dans les profondeurs de la forêt, mais il est possible aussi qu’ils aient succombé en se défendant… et si leurs restes sont sans sépulture…
– Notre devoir serait de les ensevelir », déclara Max Huber.
Les recherches dans un rayon de cent mètres ne donnèrent pas de résultat. On devait en conclure que l’infortuné Johausen avait été enlevé – et, par qui si ce n’est pas les indigènes, ceux-là mêmes que le docteur prenait pour des singes et qui causaient entre eux ?… Quelle apparence, en effet, que des quadrumanes fussent doués de la parole ?…
« En tout cas, fit observer John Cort, cela indique que la forêt de l’Oubanghi est fréquentée par des nomades, et nous devons nous tenir sur nos gardes…
– Comme vous dites, monsieur John, approuva Khamis. Maintenant, au radeau…
– Et ne pas savoir ce qu’est devenu ce digne Teuton !… répliqua Max Huber. Où peut-il être ?…
– Là où sont les gens dont on n’a plus de nouvelles, dit John Cort.
– Est-ce une réponse cela, John ?…
– C’est la seule que nous puissions faire, mon cher Max. »
Lorsque tous furent de retour à la grotte, il était environ neuf heures. Khamis s’occupa d’abord de préparer le déjeuner. Puisqu’il disposait d’une marmite, Max Huber demanda que l’on substituât la viande bouillie à la viande rôtie ou grillée. Ce serait une variante au menu ordinaire. La proposition acceptée, on alluma le feu, et, vers midi, les convives se délectèrent d’une soupe à laquelle il ne manquait que le pain, les légumes et le sel.
Mais, avant le déjeuner, tous avaient travaillé aux réparations du radeau comme ils y travaillèrent après. Très heureusement, Khamis avait trouvé derrière la cabane quelques planches qui purent remplacer celles de la plate-forme, pourries en plusieurs endroits. Grosse besogne d’évitée, étant donné le manque d’outils. Cet ensemble de madriers et de planches fut rattaché au moyen de lianes aussi solides que des ligaments de fer, ou tout au moins que des cordes d’amarrage. L’ouvrage était terminé lorsque le soleil disparut derrière les massifs de la rive droite du rio.
Le départ avait été remis au lendemain dès l’aube. Mieux valait passer la nuit dans la grotte. En effet, la pluie qui menaçait se mit à tomber avec force vers huit heures.
Ainsi donc, après avoir retrouvé l’endroit où était venu s’installer le docteur Johausen, Khamis et ses compagnons partiraient sans savoir ce que ledit docteur était devenu !… Rien… rien !… Pas un seul indice !… Cette pensée ne cessait d’obséder Max Huber, alors qu’elle préoccupait assez peu John Cort et laissait le foreloper tout à fait indifférent. Il allait rêver de babouins, de chimpanzés, de gorilles, de mandrilles, de singes parlants, tout en convenant que le docteur n’avait pu avoir affaire qu’à des indigènes !… Et alors – l’imaginatif qu’il était ! – la grande forêt lui réapparaissait avec ses éventualités mystérieuses, les invraisemblables hantises que lui suggéraient ses profondeurs, peuplades nouvelles, types inconnus, villages perdus sous les grands arbres…
Avant de s’étendre au fond de la grotte :
« Mon cher John, et vous aussi, Khamis, dit-il, j’ai une proposition à vous soumettre…
– Laquelle, Max ?…
– C’est de faire quelque chose pour le docteur…
– Se lancer à sa recherche ?… se récria le foreloper.
– Non, reprit Max Huber, mais donner son nom à ce cours d’eau, qui n’en a pas, je présume… »
Et voilà pourquoi le rio Johausen figurera désormais sur les cartes modernes de l’Afrique équatoriale.
La nuit fut tranquille, et, tandis qu’ils veillaient tour à tour, ni John Cort, ni Max Huber, ni Khamis n’entendirent un seul mot frapper leur oreille.
Il était six heures et demie du matin, lorsque, à la date du 16 mars, le radeau démarra, s’éloigna de la berge et prit le courant du rio Johausen.
À peine faisait-il jour. L’aube se leva rapidement. Des nuages couraient à travers les hautes zones de l’espace sous l’influence d’un vent vif. La pluie ne menaçait plus, mais le temps demeurerait couvert pendant toute la journée.
Khamis et ses compagnons n’auraient pas à s’en plaindre, puisqu’ils allaient descendre le courant d’une rivière d’ordinaire largement exposée aux rayons perpendiculaires du soleil.
Le radeau, de forme oblongue, ne mesurait que sept à huit pieds de large, sur une douzaine en longueur, tout juste suffisant pour quatre personnes et quelques objets qu’il transportait avec elles. Très réduit, d’ailleurs, ce matériel : la caisse métallique de cartouches, les armes, comprenant trois carabines, le coquemar, la marmite, la tasse. Quant aux trois revolvers, d’un calibre inférieur à celui des carabines, on n’aurait pu s’en servir que pour une vingtaine de coups en comptant les cartouches restant dans les poches de John Cort et de Max Huber. Au total il y avait lieu d’espérer que les munitions ne feraient point défaut aux chasseurs jusqu’à leur arrivée sur les rives de l’Oubanghi.
À l’avant du radeau, sur une couche de terre soigneusement tassée, était disposé un amas de bois sec, aisément renouvelable, pour le cas où Khamis aurait besoin de feu en dehors des heures de halte. À l’arrière, une forte godille, faite avec l’une des planches, permettrait de diriger l’appareil ou tout au moins de le maintenir dans le sens du courant.
Entre les deux rives, distantes d’une cinquantaine de mètres, ce courant se déplaçait avec une vitesse d’environ un kilomètre à l’heure. À cette allure, le radeau emploierait donc de vingt à trente jours à franchir les quatre cents kilomètres qui séparaient le foreloper et ses compagnons de l’Oubanghi. Si c’était à peu près la moyenne obtenue par la marche sous bois, le cheminement s’effectuerait presque sans fatigues.
Quant aux obstacles qui pourraient barrer le cours du rio Johausen, on ne savait à quoi s’en tenir. Ce qui fut constaté au début, c’est que la rivière était profonde et sinueuse. Il y aurait lieu d’en surveiller attentivement le cours. Si des chutes ou des rapides l’embarrassaient, le foreloper agirait suivant les circonstances.
Jusqu’à la halte de midi, la navigation s’opéra aisément. En manœuvrant, on évita les remous aux pointes des berges. Le radeau ne toucha pas une seule fois, grâce a l’adresse de Khamis qui rectifiait la direction d’un bras vigoureux.
John Cort, posté à l’avant, sa carabine près de lui, observait les berges dans un intérêt purement cynégétique. Il songeait à renouveler les provisions. Que quelque gibier de poil ou de plume arrivât à sa portée, il serait facilement abattu. Ce fut même ce qui survint vers neuf heures et demie. Une balle tua raide un waterbuck, espèce d’antilope qui fréquente le bord des rivières.
« Un beau coup ! dit Max Huber.
– Coup inutile, déclara John Cort, si nous ne pouvons prendre possession de la bête…
– Ce sera l’affaire de quelques instants », répliqua le foreloper.
Et, appuyant sur la godille, il rapprocha le radeau de la rive, près d’une petite grève où gisait le waterbuck. L’animal dépecé, on en garda les morceaux utilisables pour les repas prochains.
Entre-temps, Max Huber avait mis à profit ses talents de pêcheur, bien qu’il n’eût à sa disposition que des engins très rudimentaires, deux bouts de ficelle trouvés dans la cage du docteur, et, pour hameçons, des épines d’acacia amorcées avec de petits morceaux de viande. Les poissons se décideraient-ils à mordre, parmi ceux que l’on voyait apparaître à la surface du rio ?…
Max Huber s’était agenouillé à tribord du radeau, et Llanga, à sa droite, suivait l’opération non sans un vif intérêt.
Il faut croire que les brochets du rio Johausen ne sont pas moins voraces que stupides, car l’un d’eux ne tarda guère à avaler l’hameçon. Après l’avoir « pâmé », – c’est le mot, – ainsi que les indigènes font de l’hippopotame pris dans ces conditions, Max Huber fut assez adroit pour l’amener au bout de sa ligne. Ce poisson pesait bien de huit à neuf livres, et l’on peut être certain que les passagers n’attendraient pas au lendemain pour s’en régaler.
À la halte de midi, le déjeuner se composa d’un filet rôti de waterbuck et du brochet dont il ne resta que les arêtes. Pour le dîner, il fut convenu que l’on ferait la soupe avec un bon quartier de l’antilope. Et, comme cela nécessiterait plusieurs heures de cuisson, le foreloper alluma le foyer à l’avant du radeau, assujettit la marmite sur le feu. Puis la navigation reprit sans interruption jusqu’au soir.
La pêche ne donna aucun résultat pendant l’après-midi. Vers six heures, Khamis s’arrêta le long d’une étroite grève rocheuse, ombragée par les basses branches d’un gommier de l’espèce krabah. Il avait heureusement choisi le lieu de halte.
En effet, les bivalves, moules et ostracées, abondaient entre les pierres. Aussi les unes cuites, les autres crues, complétèrent agréablement le menu du soir. Avec trois ou quatre morceaux de biscuit et une pincée de sel, le repas n’eût rien laissé à désirer.
Comme la nuit menaçait d’être sombre, le foreloper ne voulut point s’abandonner à la dérive. Le rio Johausen chaînait parfois des troncs énormes. Un abordage eût pu être très dommageable pour le radeau. La couchée fut donc organisée au pied du gommier sur un amas d’herbes. Grâce à la garde successive de John Cort, de Max Huber et de Khamis, le campement ne reçut aucune mauvaise visite. Seulement les cris des singes ne discontinuèrent pas depuis le coucher du soleil jusqu’à son lever.
« Et j’ose affirmer que ceux-là ne parlaient pas ! » s’écria Max Huber, lorsque, le jour venu, il alla plonger dans l’eau limpide du rio sa figure et ses mains que les malfaisants moustiques n’avaient guère épargnées.
Ce matin-là, le départ fut différé d’une grande heure. Il tombait une violente pluie. Mieux valait éviter ces douches diluviennes que le ciel verse si fréquemment sur la région équatoriale de l’Afrique. L’épais feuillage du gommier préserva le campement dans une certaine mesure non moins que le radeau accosté au pied de ses puissantes racines. Au surplus, le temps était orageux. À la surface de la rivière, les gouttes d’eau s’arrondissaient en petites ampoules électriques. Quelques grondements de tonnerre roulaient en amont sans éclairs. La grêle n’était point à craindre, les immenses forêts de l’Afrique ayant le don d’en détourner la chute.
Cependant l’état de l’atmosphère était assez alarmant pour que John Cort crût devoir émettre cette observation :
« Si cette pluie ne prend pas fin, il sera préférable de demeurer où nous sommes… Nous avons maintenant des munitions… nos cartouchières sont pleines, mais ce sont les vêtements de rechange qui manquent…
– Aussi, répliqua Max Huber en riant, pourquoi ne pas nous habiller à la mode du pays… en peau humaine ?… Voilà qui simplifie les choses !… Il suffit de se baigner pour laver son linge et de se frotter dans la brousse pour brosser ses habits !… »
La vérité est que, depuis une huitaine de jours, les deux amis avaient dû chaque matin procéder à ce lavage, faute de pouvoir se changer.
Cependant, l’averse fut si violente qu’elle ne dura pas plus d’une heure. On mit ce temps à profit pour le premier déjeuner. À ce repas figura un plat nouveau, – le très bien venu : des œufs d’outarde pondus fraîchement, dénichés par Llanga et que Khamis fit durcir à l’eau bouillante du coquemar. Cette fois encore, Max Huber se plaignit, non sans raison, que dame nature eût négligé de mettre dans les œufs le grain de sel dont ils ne sauraient se passer.
Vers sept heures et demie, la pluie cessa, bien que le ciel restât orageux. Aussi le radeau regagna-t-il le courant au milieu de la rivière.
Les lignes mises à la traîne, plusieurs poissons eurent l’obligeance de mordre à temps pour figurer au menu du repas de midi.
Khamis proposa de ne point faire la halte habituelle, afin de rattraper le retard du matin. Sa proposition acceptée, John Cort alluma le feu, et la marmite chanta bientôt sur les charbons ardents. Comme il y avait encore une suffisante réserve de waterbuck, les fusils demeurèrent muets. Et pourtant Max Huber fut tenté plus d’une fois par quelques belles pièces, rôdant par couples sur les rives.
Cette partie de la forêt était très giboyeuse. Sans parler des volatiles aquatiques, les ruminants y abondaient. Fréquemment, des têtes de pallahs et de sassabys, qui sont une variété d’antilopes, dressèrent leurs cormes entre les herbes et les roseaux des berges. À plusieurs reprises s’approchèrent des élans de forte taille, des daims rouges, des steimbocks, gazelles de petite taille, des koudous, de l’espèce des cerfs de l’Afrique centrale, des cuaggas, même des girafes, dont la chair est très succulente. Il eût été facile d’abattre quelques-unes de ces bêtes, mais à quoi bon, puisque la nourriture était assurée jusqu’au lendemain ?… Et puis, inutile de surcharger et d’encombrer le radeau. C’est ce que John Cort fit justement observer à son ami.
« Que voulez-vous, mon cher John ? avoua Max Huber. Mon fusil me monte de lui-même à la joue, lorsque je vois de si beaux coups à ma portée. »
Toutefois, comme ce n’eût été que tirer pour tirer, et bien que cette considération ne soit pas pour arrêter un vrai chasseur, Max Huber intima l’ordre à sa carabine de se tenir tranquille, de ne point s’épauler d’elle-même. Les alentours ne retentirent donc pas de détonations intempestives, et le radeau descendit paisiblement le cours du rio Johausen.
Khamis, John Cort et Max Huber eurent d’ailleurs lieu de se dédommager dans l’après-midi. Les armes à feu durent faire entendre leur voix – la voix de la défensive, sinon celle de l’offensive.
Depuis le matin, une dizaine de kilomètres avaient été franchis. La rivière dessinait alors de capricieuses sinuosités, bien que sa direction générale se maintînt toujours vers le sud-ouest. Ses berges, très accidentées, présentaient une bordure d’arbres énormes, principalement des bombax, dont le parasol plafonnait à la surface du rio.
Qu’on en juge ! Quoique la largeur du Johausen n’eût pas diminué, qu’elle atteignît parfois de cinquante à soixante mètres, les basses branches de ces bombax se rejoignaient et formaient un berceau de verdure sous lequel murmurait un léger clapotis. Quantité de ces branches enchevêtrées à leur extrémité, se rattachaient au moyen de lianes serpentantes, – pont végétal sur lequel des clowns agiles, ou tout au moins des quadrumanes, auraient pu se transporter d’une rive à l’autre.
Les nuages orageux n’ayant pas encore abandonné les basses zones de l’horizon, le soleil embrasait l’espace et ses rayons tombaient à pic sur la rivière.
Donc Khamis et ses compagnons ne pouvaient qu’apprécier cette navigation sous un épais dôme de verdure. Elle leur rappelait le cheminement au milieu du sous-bois, le long des passes ombreuses, sans fatigue cette fois, sans les embarras d’un sol embroussaillé de siziphus et autres herbes épineuses.
« Décidément, c’est un parc, cette forêt de l’Oubanghi, déclara John Cort, un parc avec ses massifs arborescents et ses eaux courantes !… On se croirait dans la région du Parc-National des États-Unis, aux sources du Missouri et de la Yellowstone !…
– Un parc où pullulent les singes, fit observer Max Huber. C’est à croire que toute la gent simienne s’y est donné rendez-vous !… Nous sommes en plein royaume de quadrumanes, où chimpanzés, gorilles, gibbons, règnent en toute souveraineté ! »
Ce qui justifiait cette observation, c’était l’énorme quantité de ces animaux qui occupaient les rives, apparaissaient sur les arbres, couraient et gambadaient dans les profondeurs de la forêt. Jamais Khamis et ses compagnons n’en avaient tant vu, ni de si turbulents, ni de si contorsionnistes. Aussi que de cris, que de sauts, que de culbutes, et quelle série de grimaces un photographe aurait pu saisir avec son objectif !
« Après tout, ajouta Max Huber, rien que de très naturel !… Est-ce que nous ne sommes pas au centre de l’Afrique !… Or, entre les indigènes et les quadrumanes congolais, – en exceptant Khamis, bien entendu, – j’estime que la différence est mince…
– Elle est tout juste, répliqua John Cort, de ce qui distingue l’homme de l’animal, l’être pourvu d’intelligence de l’être qui n’est soumis qu’aux impersonnalités de l’instinct…
– Celui-ci infiniment plus sûr que celle-là, mon cher John !
– Je n’y contredis pas, Max. Mais ces deux facteurs de la vie sont séparés par un abîme et, tant qu’on ne l’aura pas comblé, l’école transformiste ne sera pas fondée à prétendre que l’homme descend du singe…
– Juste, répondit Max Huber, et il manque toujours un échelon à l’échelle, un type entre l’anthropoïde et l’homme, avec un peu moins d’instinct et un peu plus d’intelligence… Et si ce type fait défaut, c’est sans doute parce qu’il n’a jamais existé… D’ailleurs, lors même qu’il existerait, la question soulevée par la doctrine darwinienne ne serait pas encore résolue, à mon avis du moins… »
En ce moment, il y avait mieux à faire qu’à essayer de résoudre, en vertu de cet axiome que la nature ne procède pas par sauts, la question de savoir si tous les êtres vivants se raccordent entre eux. Ce qui convenait, c’était de prendre des précautions ou des mesures contre les manifestations hostiles d’une engeance redoutable par sa supériorité numérique. Il eût été d’une rare imprudence de la traiter en quantité négligeable. Ces quadrumanes formaient une armée recrutée dans toute la population simienne de l’Oubanghi. À leurs démonstrations, on ne pouvait se tromper, et il faudrait bientôt se défendre à outrance.
Le foreloper observait cette bruyante agitation non sans sérieuse inquiétude. Cela se voyait à son rude visage auquel le sang affluait, ses épais sourcils abaissés, son regard d’une vivacité pénétrante, son front où se creusaient de larges plis.
« Tenons-nous prêts, dit-il, la carabine chargée, les cartouches à portée de la main, car je ne sais trop comment les choses vont tourner…
– Bah ! un coup de fusil aura bientôt fait de disperser ces bandes… », repartit Max Huber.
Et il épaula sa carabine.
« Ne tirez pas, monsieur Max !… s’écria Khamis. Il ne faut point attaquer… il ne faut pas provoquer !… C’est assez d’avoir à se défendre !
– Mais ils commencent…, répliqua John Cort.
– Ne ripostons que si cela devient nécessaire !… » déclara Khamis.
L’agression ne tarda pas à s’accentuer. De la rive partaient des pierres, des morceaux de branches, lancés par ces singes dont les grands types sont doués d’une force colossale. Ils jetaient même des projectiles de nature plus inoffensive, entre autres les fruits arrachés aux arbres.
Le foreloper essaya de maintenir le radeau au milieu du rio, presque à égale distance de l’une et de l’autre berge. Les coups seraient moins dangereux, étant moins assurés. Le malheur était de n’avoir aucun moyen de s’abriter contre cette attaque. En outre, le nombre des assaillants s’accroissait, et plusieurs projectiles avaient déjà atteint les passagers, sans trop leur faire de mal, il est vrai.
« En voilà assez… », finit par dire Max Huber.
Et, visant un gorille qui se démenait entre les roseaux, il l’abattit du coup.
Au bruit de la détonation répondirent des clameurs assourdissantes. L’agression ne cessa point, les bandes ne prirent pas la fuite. Et, en somme, à vouloir les exterminer, ces singes, l’un après l’autre, les munitions n’y pourraient suffire. Rien qu’à une balle par quadrumane, la réserve serait vite épuisée. Que feraient, alors, les chasseurs, la cartouchière vide ?
« Ne tirons plus, ordonna John Cort. Cela ne servirait qu’à surexciter ces maudites bêtes ! Nous en serons quittes, espérons-le, pour quelques contusions sans importance…
– Merci ! » riposta Max Huber, qu’une pierre venait d’atteindre à la jambe.
On continua donc de descendre, suivi par la double escorte sur les rives, très sinueuses en cette partie du rio Johausen. En de certains rétrécissements, elles se rapprochaient à ce point que la largeur du lit se réduisait d’un tiers. La marche du radeau s’accroissait alors avec la vitesse du courant.
Enfin, à la nuit close, peut-être les hostilités prendraient-elles fin. Peut-être les assaillants se disperseraient-ils à travers la forêt. Dans tous les cas, s’il le fallait, au lieu de s’arrêter pour la halte du soir, Khamis se risquerait à naviguer toute la nuit. Or, il n’était que quatre heures, et, jusqu’à sept, la situation resterait très inquiétante.
En effet, ce qui l’aggravait, c’est que le radeau n’était pas à l’abri d’un envahissement. Si les singes, pas plus que les chats, n’aiment l’eau, s’il n’y avait pas à craindre qu’ils se missent à la nage, la disposition des ramures au-dessus de la rivière leur permettait, en divers endroits, de s’aventurer par ces ponts de branches et de lianes, puis de se laisser choir sur la tête de Khamis et de ses compagnons. Cela ne serait qu’un jeu pour ces bêtes aussi agiles que malfaisantes.
Ce fut même la manœuvre que cinq ou six grands gorilles tentèrent vers cinq heures, à un coude de la rivière où se joignait le branchage des bombax. Ces animaux, postés à cinquante pas en aval, attendaient le radeau au passage.
John Cort les signala, et il n’y avait pas à se méprendre sur leurs intentions.
« Ils vont nous tomber dessus, s’écria Max Huber, et si nous ne les forçons pas à décamper…
– Feu ! » commanda le foreloper.
Trois détonations retentirent. Trois singes, mortellement touchés, après avoir essayé de se raccrocher aux branches, s’abattirent dans le rio.
Au milieu de clameurs plus violentes, une vingtaine de quadrumanes s’engagèrent entre les lianes, prêts à se précipiter.
On dut prestement recharger les armes et tirer sans perdre un instant. Une fusillade assez nourrie s’ensuivit. Dix ou douze gorilles et chimpanzés furent blessés avant que le radeau se trouvât sous le pont végétal et, découragés, leurs congénères s’enfuirent sur les rives.
Une réflexion qui vint à l’esprit, c’est que, si le professeur Garner se fût installé dans ces profondeurs de la grande forêt, son sort aurait été celui du docteur Johausen. En admettant que ce dernier eût été accueilli par la population forestière de la même façon que Khamis, John Cort et Max Huber, en fallait-il davantage pour expliquer sa disparition ? Toutefois, en cas d’agression, on eût dû en retrouver les témoignages non équivoques. Grâce aux instincts destructeurs des singes, la cage ne serait pas restée intacte, et il n’y en aurait eu que les débris à la place qu’elle occupait.
Après tout, à cette heure, le plus urgent n’était pas de s’inquiéter du docteur allemand, mais de ce qu’il adviendrait du radeau. Précisément, la largeur du rio diminuait peu à peu. À cent pas sur la droite, en avant d’une pointe, l’eau tourbillonnante indiquait un fort remous. Si le radeau y tombait, ne subissant plus l’action du courant détourné par la pointe, il serait drossé contre la berge. Khamis pouvait bien avec sa godille le maintenir au fil de l’eau, mais l’obliger à s’écarter du remous, ce serait difficile. Les singes de la rive droite viendraient l’assaillir en grand nombre. Aussi les mettre en fuite à coups de fusil s’imposait-il. Les carabines se mirent donc de la partie au moment où le radeau commençait à tourner sur lui-même.
Un instant après, la bande avait disparu. Ce n’étaient pas les balles, ce n’étaient pas les détonations qui l’avaient dispersée. Depuis une heure, un orage montait vers le zénith. Les nuages blafards couvraient maintenant le ciel. À ce moment, les éclairs embrasèrent l’espace, et le météore se déchaîna avec cette prodigieuse rapidité, particulière aux basses latitudes. À ces formidables éclats de la foudre, les quadrumanes ressentirent ce trouble instinctif que produit sur tous les animaux l’influence électrique. Ils prirent peur, ils allèrent chercher sous de plus épais massifs un abri contre ces coruscations aveuglantes, ce formidable déchirement des nues. En quelques minutes, les deux berges furent désertes, et, de cette bande, il ne resta qu’une vingtaine de corps, sans vie, étendus entre les roseaux des berges.
Le lendemain, le ciel rasséréné – on pourrait dire épousseté par le puissant plumeau des orages – arrondissait sa voûte d’un bleu cru au-dessus de la cime des arbres. Au lever du soleil, les fines gouttelettes des feuilles et des herbes se volatilisèrent. Le sol, très rapidement asséché, se prêtait au cheminement en forêt. Mais il n’était pas question de reprendre à pied la route du sud-ouest. Si le rio Johausen ne s’écartait pas de cette direction, Khamis ne doutait plus d’atteindre en une vingtaine de jours le bassin de l’Oubanghi.
Le violent trouble atmosphérique, ses milliers d’éclairs, ses roulements prolongés, ses chutes de foudre, n’avaient cessé qu’à trois heures du matin. Après avoir accosté la berge à travers le remous, le radeau avait trouvé un abri. En cet endroit se dressait un énorme baobab dont le tronc, évidé à l’intérieur, ne tenait plus que par son écorce. Khamis et ses compagnons, en se serrant, y auraient place. On y transporta le modeste matériel, ustensiles, armes, munitions, qui n’eut point à souffrir des rafales et dont le rembarquement s’effectua à l’heure du départ.
« Ma foi, il est venu à propos, cet orage ! » observa John Cort, qui s’entretenait avec Max, tandis que le foreloper disposait les restes du gibier pour ce premier repas.
Tout en causant, les deux jeunes gens s’occupaient à nettoyer leurs carabines, travail indispensable après la fusillade très vive de la veille.
Entre temps, Llanga furetait au milieu des roseaux et des herbes, à la recherche des nids et des œufs.
« Oui, mon cher John, l’orage est venu à propos, dit Max Huber, et fasse le ciel que ces abominables bêtes ne s’avisent pas de reparaître maintenant qu’il est dissipé !… Dans tous les cas, tenons-nous sur nos gardes. »
Khamis n’était pas sans avoir eu cette crainte qu’au lever du jour les quadrumanes ne revinssent sur les deux rives. Et tout d’abord il fut rassuré : on n’entendait aucun bruit suspect à mesure que l’aube pénétrait le sous-bois.
« J’ai parcouru la rive sur une centaine de pas, et je n’ai aperçu aucun singe, assura John Cort…
– C’est de bon augure, répondit Max Huber, et j’espère utiliser désormais nos cartouches autrement qu’à nous défendre contre des macaques !… J’ai cru que toute notre réserve allait y passer…
– Et comment aurions-nous pu la renouveler ? reprit John Cort… Il ne faut pas compter sur une seconde cage pour se ravitailler de balles, de poudres et de plomb…
– Eh ! s’écria Max Huber, quand je songe que le docteur voulait établir des relations sociales avec de pareils êtres !… Le joli monde !… Quant à découvrir quels termes ils emploient pour s’inviter à dîner et comment ils se disent bonjour ou bonsoir, il faut vraiment être un professeur Garner, comme il y en a quelques-uns en Amérique… ou un docteur Johausen, comme il y en a quelques-uns en Allemagne, et peut-être même en France…
– En France, Max ?…
– Oh ! si l’on cherchait parmi les savants de l’Institut ou de la Sorbonne, on trouverait bien quelque idio…
– Idiot !… répéta John Cort en protestant.
– Idiomographe, acheva Max Huber, qui serait capable de venir dans les forêts congolaises recommencer les tentatives du professeur Garner et du docteur Johausen !
– En tout cas, mon cher Max, si l’on est rassuré sur le compte du premier, qui paraît avoir rompu tout rapport avec la société des macaques, il n’en est pas ainsi du second, et je crains bien que…
– Que les babouins ou autres ne lui aient rompu les os !… poursuivit Max Huber. À la façon dont ils nous ont accueillis hier, on peut juger si ce sont des êtres civilisés et s’il est possible qu’ils le deviennent jamais !
– Voyez-vous, Max, j’imagine que les bêtes sont destinées à rester bêtes…
– Et les hommes aussi !… répliqua Max Huber en riant. N’empêche que j’ai un gros regret de revenir à Libreville sans rapporter des nouvelles du docteur…
– D’accord, mais l’important pour nous serait d’avoir pu traverser cette interminable forêt…
– Ça se fera…
– Soit, mais je voudrais que ce fût fait ! »
Du reste, le parcours ne présentait plus que des chances assez heureuses, puisque le radeau n’avait qu’à s’abandonner au courant. Encore convenait-il que le lit du rio Johausen ne fût pas embarrassé de rapides, coupé de barrages, interrompu par des chutes. C’est ce que redoutait surtout le foreloper.
En ce moment, il appela ses compagnons pour le déjeuner. Llanga revint presque aussitôt, rapportant quelques œufs de canard, qui furent réservés pour le repas de midi. Grâce au morceau d’antilope, il n’y aurait pas lieu de renouveler la provision de gibier avant la halte de la méridienne.
« Eh ! j’y songe, suggéra John Cort, pour ne pas avoir inutilement dépensé nos munitions, pourquoi ne pas se nourrir de la chair des singes ?…
– Ah ! pouah ! fit Max Huber.
– Voyez ce dégoûté !…
– Quoi, mon cher John, des côtelettes de gorille, des filets de gibbons, des gigots de chimpanzés… toute une fricassée de mandrilles…
– Ce n’est pas mauvais, affirma Khamis. Les indigènes ne font point fi d’une grillade de ce genre.
– Et j’en mangerais au besoin…, dit John Cort.
– Anthropophage ! s’écria Max Huber. Manger presque son semblable…
– Merci, Max !… »
En fin de compte, on abandonna aux oiseaux de proie les quadrumanes tués pendant la bataille. La forêt de l’Oubanghi possédait assez de ruminants et de volailles pour que l’on ne fît pas aux représentants de l’espèce simienne l’honneur de les introduire dans un estomac humain.
Khamis éprouva de sérieuses difficultés à tirer le radeau du remous et à doubler la pointe.
Tous donnèrent la main à cette manœuvre, qui demanda près d’une heure. On avait dû couper de jeunes baliveaux, puis les ébrancher afin d’en faire des espars au moyen desquels on s’écarta de la berge. Le remous y maintenant le radeau, si la bande fût revenue à cette heure, il n’aurait pas été possible d’éviter son attaque en se rejetant dans le courant. Sans doute, ni le foreloper ni ses compagnons ne fussent sortis sains et saufs de cette lutte trop inégale.
Bref, après mille efforts, le radeau dépassa l’extrémité de la pointe et commença à redescendre le cours du rio Johausen.
La journée promettait d’être belle. Aucun symptôme d’orage à l’horizon, aucune menace de pluie. En revanche, une averse de rayons solaires tombait d’aplomb, et la chaleur aurait été torride sans une vive brise du nord, dont le radeau se fût fort aidé, s’il eût possédé une voile.
La rivière s’élargissait graduellement à mesure qu’elle se dirigeait vers le sud-ouest. Plus de berceau s’étendant sur son lit, plus de branches s’enchevêtrant d’une rive à l’autre. En ces conditions, la réapparition des quadrumanes sur les deux berges n’aurait pas présenté les mêmes dangers que la veille. D’ailleurs, ils ne se montrèrent pas.
Les bords du rio, cependant, n’étaient pas déserts. Nombre d’oiseaux aquatiques les animaient de leurs cris et de leurs vols, canards, outardes, pélicans, martins-pêcheurs et multiples échantillons d’échassiers.
John Cort abattit plusieurs couples de ces volatiles, qui servirent au repas de midi, avec les œufs dénichés par le jeune indigène. Au surplus, afin de regagner le temps perdu, on ne fit pas halte à l’heure habituelle et la première partie de la journée s’écoula sans le moindre incident.
Dans l’après-midi, il se produisit une alerte, non sans sérieux motifs :
Il était quatre heures environ lorsque Khamis, qui tenait la godille à l’arrière, pria John Cort de le remplacer, et vint se poster debout à l’avant.
Max Huber se releva, s’assura que rien ne menaçait ni sur la rive droite ni sur la rive gauche et dit au foreloper :
« Que regardez-vous donc ?
– Cela. »
Et, de la main, Khamis indiquait en aval une assez violente agitation des eaux.
« Encore un remous, dit Max Huber, ou plutôt une sorte de maëlstrom de rivière !… Attention, Khamis, à ne point tomber là dedans…
– Ce n’est pas un remous, affirma le foreloper.
– Et qu’est-ce donc ?… »
À cette demande répondit presque aussitôt une sorte de jet liquide qui monta d’une dizaine de pieds au-dessus de la surface du rio.
Et Max Huber, très surpris, de s’écrier :
« Est-ce que, par hasard, il y aurait des baleines dans les fleuves de l’Afrique centrale ?…
– Non… des hippopotames », répliqua le foreloper.
Un souffle bruyant se fit entendre à l’instant où émergeait une tête énorme avec des mâchoires armées de fortes défenses, et, pour employer des comparaisons singulières, mais justes, « un intérieur de bouche semblable à une masse de viande de boucherie, et des yeux comparables à la lucarne d’une chaumière hollandaise ! » Ainsi se sont exprimés dans leurs récits quelques voyageurs particulièrement imaginatifs.
De ces hippopotames, on en rencontre depuis le cap de Bonne-Espérance jusqu’au vingt-troisième degré de latitude nord. Ils fréquentent la plupart des rivières de ces vastes régions, les marais et les lacs. Toutefois, suivant une remarque qui a été faite, si le rio Johausen eût été tributaire de la Méditerranée, – ce qui ne se pouvait, – il n’y aurait pas eu à se préoccuper des attaques de ces amphibies, car ils ne s’y montrent jamais, sauf dans le haut Nil.
L’hippopotame est un animal redoutable, bien que doux de caractère. Pour une raison ou pour une autre, lorsqu’il est surexcité, sous l’empire de la douleur, à l’instant où il vient d’être harponné, il s’exaspère, il se précipite avec fureur contre les chasseurs, il les poursuit le long des berges, il fonce sur les canots, qu’il est de taille à chavirer, et de force à crever, avec ses mâchoires assez puissantes pour couper un bras ou une jambe.
Certes, aucun passager du radeau – pas même Max Huber, si enragé qu’il fût de prouesses cynégétiques – ne devait avoir la pensée de s’attaquer à un tel amphibie. Mais l’amphibie voudrait peut-être les assaillir, et s’il atteignait le radeau, s’il le heurtait, s’il l’accablait de son poids qui va parfois à deux mille kilogrammes, s’il l’encornait de ses terribles défenses, que deviendraient Khamis et ses compagnons…
Le courant était rapide alors, et peut-être valait-il mieux se contenter de le suivre, au lieu de se rapprocher de l’une des rives : l’hippopotame s’y fût dirigé après lui. À terre, il est vrai, ses coups auraient été plus facilement évités, puisqu’il est impropre à se mouvoir rapidement avec ses jambes courtes et basses, son ventre énorme qui traîne sur le sol. Il tient plus du cochon que du sanglier. Mais, à la surface du rio, le radeau serait à sa merci. Il le mettrait en pièces, et, à supposer que les passagers eussent, en nageant, gagné les berges, quelle fâcheuse éventualité que celle d’être obligés à construire un second appareil flottant !
« Tâchons de passer sans être vus, conseilla Khamis. Étendons-nous, ne faisons aucun bruit, et soyons prêts à nous jeter à l’eau si c’est nécessaire…
– Je me charge de toi, Llanga », dit Max Huber.
On suivit le conseil du foreloper, et chacun se coucha sur le radeau que le courant entraînait avec une certaine rapidité. Dans cette position, peut-être y avait-il chance de ne point être aperçus par l’hippopotame.
Et ce fut un grand souffle, une sorte de grognement de porc, que tous quatre entendirent quelques instants après, quand les secousses indiquèrent qu’ils franchissaient les eaux troublées par l’énorme animal.
Il y eut quelques secondes de vive anxiété. Le radeau allait-il être soulevé par la tête du monstre ou immergé sous sa lourde masse ?…
Khamis, John Cort et Max Huber ne furent rassurés qu’au moment où l’agitation des eaux eut cessé, en même temps que diminuait l’intensité du souffle dont ils avaient senti les chaudes émanations au passage. Ils se relevèrent alors et ne virent plus l’amphibie qui s’était replongé dans les basses couches du rio.
Certes, des chasseurs habitués à lutter contre l’éléphant, qui venaient de faire campagne avec la caravane d’Urdax, n’auraient pas dû s’effrayer de la rencontre d’un hippopotame. Plusieurs fois ils avaient attaqué ces animaux au milieu des marais du haut Oubanghi, mais dans des conditions plus favorables. À bord de ce fragile assemblage de planches dont la perte eût été si regrettable, on admettra leurs appréhensions, et ce fut heureux qu’ils eussent évité les attaques de la formidable bête.
Le soir, Khamis s’arrêta à l’embouchure d’un ruisseau de la rive gauche. On n’eût pu mieux choisir pour la nuit, au pied d’un bouquet de bananiers, dont les larges feuilles formaient abri. À cette place, la grève était couverte de mollusques comestibles, qui furent recueillis et mangés crus ou cuits, suivant l’espèce. Quant aux bananes, leur goût sauvage laissait à désirer. Heureusement, l’eau du ruisselet, mélangée du suc de ces fruits, fournit une boisson assez rafraîchissante.
« Tout cela serait parfait, dit Max Huber, si nous étions certains de dormir tranquillement… Par malheur, il y a ces maudits insectes qui se garderont bien de nous épargner… Faute de moustiquaire, nous nous réveillerons pointillés de piqûres ! »
Et, en vérité, c’est ce qui serait arrivé si Llanga n’avait trouvé le moyen de chasser ces myriades de moustiques réunis en nuées bourdonnantes.
Il s’était éloigné en remontant le long du ruisseau, lorsque sa voix se fit entendre à courte distance.
Khamis le rejoignit aussitôt et Llanga lui montra sur la grève des tas de bouses sèches, laissées par les ruminants, antilopes, cerfs, buffles et autres, qui venaient d’habitude se désaltérer à cette place.
Or, de mêler ces bouses à un foyer flambant – ce qui produit une épaisse fumée d’une âcreté particulière – c’est le meilleur moyen et peut-être le seul d’éloigner les moustiques. Les indigènes l’emploient toutes les fois qu’ils le peuvent et s’en trouvent bien.
L’instant d’après, un gros tas s’élevait au pied des bananiers. Le feu fut ravivé avec du bois mort. Le foreloper y jeta plusieurs bouses. Un nuage de fumée se dégagea et l’air fut aussitôt nettoyé de ces insupportables insectes.
Le foyer dut être entretenu pendant toute la nuit par John Cort, Max Huber et Khamis, qui veillèrent tour à tour. Aussi, le matin venu, bien remis grâce à un bon sommeil, ils reprirent dès le petit jour la descente du rio Johausen.
Rien n’est variable comme le temps sous ce climat de l’Afrique du centre. Au ciel clair de la veille succédait un ciel grisâtre qui promettait une journée pluvieuse. Il est vrai, comme les nuages se tenaient dans les basses zones, il ne tomba qu’une pluie fine, simple poussière liquide, néanmoins fort désagréable à recevoir.
Par bonheur, Khamis avait eu une excellente idée. Ces feuilles de bananier, de l’espèce « enseté », sont peut-être les plus grandes de tout le règne végétal. Les noirs s’en servent pour la toiture de leurs paillotes. Rien qu’avec une douzaine, on pouvait établir une sorte de taud au centre du radeau, en liant leurs queues au moyen de lianes. C’est ce que le foreloper avait fait avant de partir. Les passagers se trouvaient donc à couvert contre cette pluie ténue, qui glissait sur les feuilles d’enseté.
Pendant la première partie de la journée se montrèrent quelques singes le long de la rive droite, une vingtaine de grande taille, qui semblaient enclins à reprendre les hostilités de l’avant-veille. Le plus sage était d’éviter tout contact avec eux, et on y parvint en maintenant le radeau le long de la rive gauche, moins fréquentée par les bandes de quadrumanes.
John Cort fit judicieusement observer que les relations devaient être rares entre les tribus simiennes des deux rives, puisque la communication ne s’établissait que par les ponts de branchages et de lianes, malaisément praticables même à des singes.
On « brûla » la halte de la méridienne, et, dans l’après-midi, le radeau ne s’arrêta qu’une seule fois, afin d’embarquer une antilope sassaby que John Cort avait abattue derrière un fouillis de roseaux, près d’un coude de la rivière.
À ce coude, le rio Johausen, obliquant vers le sud-est, modifiait presque à angle droit sa direction habituelle. Cela ne laissa pas d’inquiéter Khamis de se voir ainsi rejeté à l’intérieur de la forêt, alors que le terme du voyage se trouvait à l’opposé, du côté de l’Atlantique. Évidemment, on ne pouvait mettre en doute que le rio Johausen fût un tributaire de l’Oubanghi, mais d’aller chercher ce confluent à quelques centaines de kilomètres, au centre du Congo indépendant, quel immense détour ! Heureusement, après une heure de navigation, le foreloper, grâce à son instinct d’orientation, – car le soleil ne se montrait pas, – reconnut que le cours d’eau reprenait sa direction première. Il était donc permis d’espérer qu’il entraînerait le radeau jusqu’à la limite du Congo français, d’où il serait aisé de gagner Libreville.
À six heures et demie, d’un vigoureux coup de godille, Khamis accosta la rive gauche, au fond d’une étroite crique, ombragée sous les larges frondaisons d’un cailcédrat d’une espèce identique à l’acajou des forêts sénégaliennes.
Si la pluie ne tombait plus, le ciel ne s’était pas dégagé de ces brumailles dont le soleil n’avait pu percer l’épaisseur. Il n’en faudrait pas inférer que la nuit serait froide. Un thermomètre eût marqué de vingt-cinq à vingt-six degrés centigrades. Le feu pétilla bientôt entre les pierres de la crique, et ce fut uniquement pour les exigences culinaires, le rôtissage d’un quartier de sassaby. Cette fois, Llanga eût vainement cherché des mollusques afin de varier le menu, ou des bananes pour édulcorer l’eau du rio Johausen, lequel, malgré une certaine ressemblance de nom, ainsi que le fit observer Max Huber, ne rappelait en aucune façon le johannisberg de M. de Metternich. En revanche, on saurait se débarrasser des moustiques par le même procédé que la veille.
À sept heures et demie, il ne faisait pas encore nuit. Une vague clarté se reflétait dans les eaux de la rivière. À sa surface flottaient des amas de roseaux et de plantes, des troncs d’arbres, arrachés des berges.
Tandis que John Cort, Max Huber et Khamis préparaient la couchée, entassant des brassées d’herbes sèches au pied de l’arbre, Llanga allait et venait sur le bord, s’amusant à suivre cette dérive d’épaves flottantes.
En ce moment apparut en amont, à une trentaine de toises, le tronc d’un arbre de taille moyenne, pourvu de toute sa ramure. Il avait été brisé à cinq ou six pieds au-dessous de sa fourche, où la cassure était fraîche. Autour de ces branches, dont les plus basses traînaient dans l’eau, s’entortillait un feuillage assez épais, quelques fleurs, quelques fruits, toute une verdure qui avait survécu a la chute de l’arbre.
Très probablement, cet arbre avait été frappé d’un coup de foudre du dernier orage. De la place où s’implantaient ses racines, il était tombé sur la berge, puis, glissant peu à peu, dégagé des roseaux, saisi par le courant, il dérivait avec les nombreux débris à la surface du rio.
De telles réflexions, il ne faudrait pas s’imaginer que Llanga les eût faites ou fût capable de les faire. Ce tronc, il ne l’aurait pas plus remarqué que les autres épaves animées du même mouvement, si son attention, n’eût été attirée d’une façon toute spéciale.
En effet, dans l’interstice des branches, Llanga crut apercevoir une créature vivante, qui faisait des gestes comme pour appeler au secours. Au milieu de la demi-obscurité, il ne put distinguer l’être en question. Était-il d’origine animale ?…
Très indécis, il allait appeler Max Huber et John Cort, lorsque se produisit un nouvel incident.
Le tronc n’était plus qu’a une quarantaine de mètres, en obliquant vers la crique, où était accosté le radeau.
À cet instant, un cri retentit, – un cri singulier, ou plutôt une sorte d’appel désespéré, comme si quelque être humain eût demande aide et assistance. Puis, alors que le tronc passait devant la crique, cet être se précipita dans le courant avec l’évidente intention de gagner la berge.
Llanga crut reconnaître un enfant, d’une taille inférieure à la sienne. Cet enfant avait dû se trouver sur l’arbre au moment de sa chute. Savait-il nager ?… Très mal dans tous les cas et pas assez pour atteindre la berge. Visiblement ses forces le trahissaient. Il se débattait, disparaissait, reparaissait, et, par intervalles, une sorte de gloussement s’échappait de ses lèvres.
Obéissant à un sentiment d’humanité, sans prendre le temps de prévenir, Llanga se jeta dans le rio, et gagna la place où l’enfant venait de s’enfoncer une dernière fois.
Aussitôt, John Cort et Max Huber, qui avaient entendu le premier cri, accoururent sur le bord de la crique. Voyant Llanga soutenir un corps à la surface de la rivière, ils lui tendirent la main pour l’aider à remonter sur la berge.
« Eh ?… Llanga, s’écria Max Huber, qu’es-tu allé repêcher là ?…
– Un enfant… mon ami Max… un enfant… Il se noyait…
– Un enfant ?… répéta John Cort.
– Oui, mon ami John. »
Et Llanga s’agenouilla près du petit être qu’il venait de sauver assurément.
Max Huber se pencha, afin de l’observer de plus près.
« Eh !… ce n’est pas un enfant !… déclara-t-il en se relevant.
– Qu’est-ce donc ?… demanda John Cort.
– Un petit singe… un rejeton de ces abominables grimaciers qui nous ont assaillis !… Et c’est pour le tirer de la noyade que tu as risqué de te noyer, Llanga ?…
– Un enfant… si… un enfant !… répétait Llanga.
– Non, te dis-je, et je t’engage à l’envoyer rejoindre sa famille au fond des bois. »
Était-ce donc qu’il ne crût pas à ce qu’affirmait son ami Max, mais Llanga s’obstinait à voir un enfant dans ce petit être qui lui devait la vie, et qui n’avait pas encore repris connaissance. Aussi, n’entendant pas s’en séparer, il le souleva entre ses bras. Au total, le mieux était de le laisser faire à sa guise. Après l’avoir rapporté au campement, Llanga s’assura que l’enfant respirait encore, il le frictionna, il le réchauffa, puis il le coucha sur l’herbe sèche, attendant que ses yeux se rouvrissent.
La veillée ayant été organisée comme d’habitude, les deux amis ne tardèrent pas à s’endormir, tandis que Khamis resterait de garde jusqu’à minuit. Llanga ne put se livrer au sommeil. Il épiait les plus légers mouvements de son protégé ; étendu près de lui, il lui tenait les mains, il écoutait sa respiration… Et quelle fut sa surprise, lorsque, vers onze heures, il entendit ce mot prononcé d’une voix faible : « Ngora… ngora ! » comme si cet enfant eût appelé sa mère !
À cette halte, on pouvait estimer à deux cents kilomètres le parcours effectué moitié à pied, moitié avec le radeau. En restait-il encore autant pour atteindre l’Oubanghi ?… Non, dans l’opinion du foreloper, et cette seconde partie du voyage se ferait rapidement, à la condition que nul obstacle n’arrêtât la navigation.
On s’embarqua dès le point du jour avec le petit passager supplémentaire, dont Llanga n’avait pas voulu se séparer. Après l’avoir transporté sous le taud de feuillage, il voulut demeurer près de lui, espérant que ses yeux allaient se rouvrir.
Que ce fût un membre de la famille des quadrumanes du continent africain, chimpanzés, orangs, gorilles, mandrilles, babouins et autres, cela ne faisait pas doute dans l’esprit de Max Huber et de John Cort. Ils n’avaient même guère songé à le regarder de plus près, à lui accorder une attention particulière. Cela ne les intéressait pas autrement. Llanga l’avait sauvé, il désirait le garder, comme on garde un pauvre chien recueilli par pitié, soit ! Qu’il s’en fît un compagnon, rien de mieux, et cela témoignait de son bon cœur. Après tout, puisque les deux amis avaient adopté le jeune indigène, il était bien permis à celui-ci d’adopter un petit singe. Vraisemblablement, dès qu’il trouverait l’occasion de filer sous bois, ce dernier abandonnerait son sauveur avec cette ingratitude dont les hommes n’ont point le monopole.
Il est vrai, si Llanga était venu dire à John Cort, à Max Huber, même à Khamis : « Il parle, ce singe !… Il a répété trois ou quatre fois le mot « ngora », peut-être leur attention eût-elle été éveillée, leur curiosité aussi !… Peut-être l’eussent-ils examiné avec plus de soin, ce petit animal !… Peut-être auraient-ils découvert en lui quelque échantillon d’une race inconnue jusqu’alors, celle des quadrumanes parlants ?…
Mais Llanga se tut, craignant de s’être trompé, d’avoir mal entendu. Il se promit d’observer son protégé, et, si le mot « ngora » ou tout autre s’échappait de ses lèvres, il préviendrait aussitôt son ami John et son ami Max.
C’est donc une des raisons pour lesquelles il demeura sous le taud, essayant de donner un peu de nourriture à son protégé, qui semblait affaibli par un long jeûne. Sans doute, le nourrir serait malaisé, les singes étant frugivores. Or, Llanga n’avait pas un seul fruit à lui offrir, rien que de la chair d’antilope dont il ne s’accommoderait pas. D’ailleurs une fièvre assez forte ne lui eût pas permis de manger et il demeurait dans une sorte d’assoupissement.
« Et comment va ton singe ?… demanda Max Huber à Llanga, lorsque celui-ci se montra, une heure après le départ.
– Il dort toujours, mon ami Max.
– Et tu tiens à le garder ?…
– Oui… si vous le permettez…
– Je n’y vois aucun inconvénient, Llanga… Mais prends garde qu’il ne te griffe…
– Oh, mon ami Max !
– Il faut se défier !… C’est mauvais comme des chats, ces bêtes-là !…
– Pas celui-ci !… Il est si jeune !… Il a une petite figure si douce !…
– À propos, puisque tu veux en faire ton camarade, occupe-toi de lui donner un nom…
– Un nom ?… Et lequel ?…
– Jocko, parbleu !… Tous les singes s’appellent Jocko ! »
Il est probable que ce nom ne convenait pas à Llanga. Il ne répondit rien et retourna auprès de son protégé.
Pendant cette matinée, la navigation fut favorisée et on n’eut point trop à souffrir de la chaleur. La couche de nuages était assez épaisse pour que le soleil ne pût la traverser. Il y avait lieu de s’en féliciter, puisque le rio Johausen coulait parfois à travers de larges clairières. Impossible de trouver abri le long des berges, où les arbres étaient rares. Le sol redevenait marécageux. Il eût fallu s’écarter d’un demi-kilomètre à droite ou à gauche pour atteindre les plus proches massifs. Ce que l’on devait craindre, c’est que la pluie ne reprît avec sa violence habituelle, mais le ciel s’en tint à des menaces.
Toutefois, si les oiseaux aquatiques volaient par bandes au-dessus du marécage, les ruminants ne s’y montraient guère, d’où vif déplaisir de Max Huber. Aux canards et aux outardes des jours précédents, il eût voulu substituer des antilopes sassabys, inyalas, waterbucks ou autres. C’est pourquoi, posté à l’avant du radeau, sa carabine prête, comme un chasseur à l’affût, fouillait-il du regard la rive dont le foreloper se rapprochait suivant le caprice du courant.
On dut se contenter des cuisses et ailes des volatiles pour le déjeuner de midi. En somme, rien d’étonnant à ce que ces survivants de la caravane du Portugais Urdax se sentissent fatigués de leur alimentation quotidienne. Toujours de la viande rôtie, bouillie ou grillée, toujours de l’eau claire, pas de fruits, pas de pain, pas de sel. Du poisson, et si insuffisamment accommodé ! Il leur tardait d’arriver aux premiers établissements de l’Oubanghi, où toutes ces privations seraient vite oubliées, grâce à la généreuse hospitalité des missionnaires.
Ce jour-là, Khamis chercha vainement un emplacement favorable pour la halte. Les rives, hérissées de gigantesques roseaux, semblaient inabordables. Sur leur base, à demi détrempée, comment effectuer un débarquement ? Le parcours y gagnait, d’ailleurs, puisque le radeau n’interrompit point sa marche.
On navigua ainsi jusqu’à cinq heures. Entre temps, John Cort et Max Huber causaient des incidents du voyage. Ils s’en remémoraient les divers épisodes depuis le départ de Libreville, les chasses intéressantes et fructueuses dans les régions du haut Oubanghi, les grands abattages d’éléphants, les dangers de ces expéditions, dont ils s’étaient si bien tirés pendant deux mois, puis le retour opéré sans encombre jusqu’au tertre des tamarins, les feux mouvants, l’apparition du formidable troupeau de pachydermes, la caravane attaquée, les porteurs en fuite, le chef Urdax écrasé après la chute de l’arbre, la poursuite des éléphants arrêtée sur la lisière de la grande forêt…
« Triste dénouement à une campagne si heureuse jusque-là !… conclut John Cort. Et qui sait s’il ne sera pas suivi d’un second non moins désastreux ?…
– C’est possible, mais, à mon avis, ce n’est pas probable, mon cher John…
– En effet, j’exagère peut-être…
– Certes, et cette forêt n’a pas plus de mystère que vos grands bois du Far West !… Nous n’avons pas même une attaque de Peaux-Rouges à redouter !… Ici, ni nomades, ni sédentaires, ni Chiloux, ni Denkas, ni Monbouttous, ces féroces tribus qui infestent les régions du nord-est en criant : « Viande ! viande ! » comme de parfaits anthropophages qu’ils n’ont jamais cessé d’être !… Non, et ce cours d’eau auquel nous avons donné le nom du docteur Johausen, dont j’aurais tant désiré de retrouver la trace, ce rio, tranquille et sûr, nous conduira sans fatigues à son confluent avec l’Oubanghi…
– L’Oubanghi, mon cher Max, que nous eussions également atteint en contournant la forêt, en suivant l’itinéraire de ce pauvre Urdax, et cela dans un confortable chariot où rien ne nous eût manqué jusqu’au terme du voyage !
– Vous avez raison, John, et cela eût mieux valu !… Décidément, cette forêt est des plus banales et ne mérite pas d’être visitée !… Ce n’est qu’un bois, un grand bois, rien de plus !… Et, pourtant, elle avait piqué ma curiosité au début… Vous vous rappelez ces flammes qui éclairaient sa lisière, ces torches qui brillaient à travers les branches de ses premiers arbres !… Puis, personne !… Où diable ont pu passer ces négros ?… Je me prends parfois à les chercher dans la ramure des baobabs, des bombax, des tamarins et autres géants de la famille forestière !… Non… pas un être humain…
– Max… dit en ce moment John Cort.
– John ?… répondit Max Huber.
– Voulez-vous regarder dans cette direction… en aval, sur la rive gauche ?…
– Quoi ?… Un indigène ?…
– Oui… mais un indigène à quatre pattes !… Là-bas, au-dessus des roseaux, une magnifique paire de cornes recourbées en carène… »
L’attention du foreloper venait d’être attirée de ce côté.
« Un buffle…, dit-il.
– Un buffle ! répéta Max Huber en saisissant sa carabine. Voilà un fameux plat de résistance, et si je le tiens à bonne portée !… »
Khamis donna un vigoureux coup de godille. Le radeau s’approcha obliquement de la berge. Quelques instants après il ne s’en trouvait pas éloigné d’une trentaine de mètres.
« Que de beefsteaks en perspective !… murmura Max Huber, la carabine appuyée sur son genou gauche.
– À vous le premier coup, Max, lui dit John Cort, et à moi le second… s’il est nécessaire… »
Le buffle ne semblait pas disposé à quitter la place. Arrêté sous le vent, il reniflait l’air à pleines narines, sans avoir le pressentiment du danger qu’il courait. Comme on ne pouvait pas le viser au cœur, il fallait le viser à la tête, et c’est ce que fit Max Huber, dès qu’il fut assuré de le tenir dans sa ligne de mire.
La détonation retentit, la queue de l’animal tournoya en arrière des roseaux, un douloureux mugissement traversa l’espace, et non pas le meuglement habituel aux buffles, preuve qu’il avait reçu le coup mortel.
« Ça y est ! » s’écria Max Huber en lançant, avec l’accent du triomphe, cette locution éminemment française.
En effet, John Cort n’eut point à doubler, ce qui économisa une seconde cartouche. La bête, tombée entre les roseaux, glissa au pied de la berge, lançant un jet de sang qui rougit le long de la rive l’eau si limpide du rio Johausen.
Afin de ne pas perdre cette superbe pièce, le radeau se dirigea vers l’endroit où le ruminant s’était abattu, et le foreloper prit ses dispositions pour le dépecer sur place afin d’en retirer les morceaux comestibles.
Les deux amis ne purent qu’admirer cet échantillon des bœufs sauvages d’Afrique, d’une taille gigantesque. Lorsque ces animaux franchissent les plaines par troupes de deux à trois cents, on se figure quelle galopade furieuse au milieu des nuages de poussière soulevés sur leur passage !
C’était un onja, nom par lequel le désignent les indigènes, un taureau solitaire, plus grand que ses congénères de l’Europe, le front plus étroit, le mufle plus allongé, les cornes plus comprimées. Si la peau de l’onja sert à fabriquer des buffleteries d’une solidité supérieure, si ses cornes fournissent la matière des tabatières et des peignes, si ses poils rudes et noirs sont employés à rembourrer les chaises et les selles, c’est avec ses filets, ses côtelettes, ses entrecôtes qu’on obtient une nourriture aussi savoureuse que fortifiante, qu’il s’agisse des buffles de l’Asie, de l’Afrique, ou du buffle de l’Amérique. En somme, Max Huber avait eu là un coup heureux. À moins qu’un onja ne tombe sous la première balle, il est terrible quand il fonce sur le chasseur.
Sa hachette et son couteau aidant, Khamis procéda à l’opération du dépeçage, à laquelle ses compagnons durent l’aider de leur mieux. Il ne fallait pas charger le radeau d’un poids inutile, et vingt kilogrammes de cette chair appétissante devaient suffire à l’alimentation pendant plusieurs jours.
Or, tandis que s’accomplissait ce haut fait, Llanga, si curieux d’ordinaire des choses qui intéressaient son ami Max et son ami John, était resté sous le taud, et voici pour quel motif.
Au bruit de la détonation produite par la carabine, le petit être s’était tiré de son assoupissement. Ses bras avaient fait un léger mouvement. Si ses paupières ne s’étaient pas relevées, du moins, de sa bouche entr’ouverte, de ses lèvres décolorées s’était de nouveau échappé l’unique mot que Llanga eût surpris jusqu’alors :
« Ngora… ngora ! »
Cette fois, Llanga ne se trompait pas. Le mot arrivait bien à son oreille, avec une articulation singulière et une sorte de grasseyement provoqué par l’r de « ngora ».
Ému par l’accent douloureux de cette pauvre créature, Llanga prit sa main brûlante d’une fièvre qui durait depuis la veille. Il remplit la tasse d’eau fraîche, il essaya de lui en verser quelques gouttes dans la bouche sans y parvenir. Les mâchoires, aux dents d’une blancheur éclatante, ne se desserrèrent pas. Llanga, mouillant alors un peu d’herbe sèche, bassina délicatement les lèvres du petit et cela parut lui faire du bien. Sa main pressa faiblement celle qui la tenait, et le mot « ngora » fut encore prononcé.
Et, qu’on ne l’oublie pas, ce mot, d’origine congolaise, les indigènes l’emploient pour désigner la mère… Est-ce donc que ce petit être appelait la sienne ?…
La sympathie de Llanga se doublait d’une pitié bien naturelle, à la pensée que ce mot allait peut-être se perdre dans un dernier soupir !… Un singe ?… avait dit Max Huber. Non ! ce n’était pas un singe !… Voilà ce que Llanga, dans son insuffisance intellectuelle, n’aurait pu s’expliquer.
Il demeura ainsi pendant une heure, tantôt caressant la main de son protégé, tantôt lui imbibant les lèvres, et il ne le quitta qu’au moment où le sommeil l’eut assoupi de nouveau.
Alors, Llanga, se décidant à tout dire, vint rejoindre ses amis, tandis que le radeau, repoussé de la berge, retombait dans le courant.
« Eh bien, redemanda Max Huber en souriant, comment va ton singe ?… »
Llanga le regarda, comme s’il eût hésité à répondre. Puis, posant sa main sur le bras de Max Huber :
« Ce n’est pas un singe…, dit-il.
– Pas un singe ?… répéta John Cort.
– Allons, il est entêté notre Llanga !… reprit Max Huber. Voyons ! tu t’es mis dans la tête que c’était un enfant comme toi ?…
– Un enfant… pas comme moi… mais un enfant…
– Écoute, Llanga, reprit John Cort, et plus sérieusement que son compagnon, tu prétends que c’est un enfant ?…
– Oui… il a parlé… cette nuit.
– Il a parlé ?…
– Et il vient de parler tout à l’heure…
– Et qu’a-t-il dit, ce petit prodige ?… demanda Max Huber.
– Il a dit « ngora »…
– Quoi !… ce mot que j’avais entendu ?… s’écria John Cort qui ne cacha pas sa surprise.
– Oui… « ngora », affirma le jeune indigène.
Il n’y avait que deux hypothèses : ou Llanga avait été dupe d’une illusion, ou il avait perdu la tête.
« Vérifions cela, dit John Cort, et, pourvu que cela soit vrai, ce sera tout au moins de l’extraordinaire, mon cher Max ! »
Tous deux pénétrèrent sous le taud et examinèrent le petit dormeur.
Certes, à première vue, on aurait pu affirmer qu’il devait être de race simienne. Ce qui frappa tout d’abord John Cort, c’est qu’il se trouvait en présence non d’un quadrumane, mais d’un bimane. Or, depuis les dernières classifications généralement admises de Blumenbach, on sait que seul l’homme appartient à cet ordre dans le règne animal. Cette singulière créature ne possédait que deux mains, alors que tous les singes, sans exception, en ont quatre, et ses pieds paraissaient conformés pour la marche, n’étant point préhensifs, comme ceux des types de la race simienne.
John Cort, en premier lieu, le fit remarquer à Max Huber.
« Curieux… très curieux ! » répliqua celui-ci.
Quant à la taille de ce petit être, elle ne dépassait pas soixante-quinze centimètres.
Il semblait, d’ailleurs, dans son enfance et ne pas avoir plus de cinq à six ans. Sa peau, dépourvue de poils, présentait un léger duvet roux. Sur son front, son menton, ses joues, aucune apparence de système pileux, qui ne foisonnait que sur sa poitrine, les cuisses et les jambes. Ses oreilles se terminaient par une chair arrondie et molle, différentes de celles des quadrumanes, lesquelles sont dépourvues de lobules. Ses bras ne s’allongeaient pas démesurément. La nature ne l’avait point gratifié du cinquième membre, commun à la plupart des singes, cette queue qui leur sert au tact et à la préhension. Il avait la tête de forme ronde, l’angle facial d’environ quatre-vingts degrés, le nez épaté, le front peu fuyant. Si ce n’étaient pas des cheveux qui garnissaient son crâne, c’était du moins une sorte de toison analogue à celle des indigènes de l’Afrique centrale. Évidemment, ce type se réclamait plus de l’homme que du singe par sa conformation générale, et très probablement aussi par son organisation interne.
À quel degré d’étonnement arrivèrent Max Huber et John Cort, on l’imaginera, en présence d’un être absolument nouveau qu’aucun anthropologiste n’avait jamais observé, et qui, en somme, paraissait tenir le milieu entre l’humanité et l’animalité !
Et puis, Llanga avait affirmé qu’il parlait, – à moins que le jeune indigène n’eût pris pour un mot articulé ce qui n’était qu’un cri ne répondant point à une idée quelconque, un cri dû à l’instinct, non à l’intelligence.
Les deux amis restaient silencieux, espérant que la bouche du petit s’entr’ouvrirait, tandis que Llanga continuait de lui bassiner le front et les tempes. Sa respiration, cependant, était moins haletante, sa peau moins chaude, et l’accès de fièvre touchait à son terme. Enfin ses lèvres se détendirent légèrement.
« Ngora… ngora !… » répéta-t-il.
« Par exemple, s’écria Max Huber, voilà bien qui passe toute raison ! »
Et ni l’un ni l’autre ne voulaient croire à ce qu’ils venaient d’entendre.
Quoi ! cet être quel qu’il fût, qui n’occupait certainement pas le degré supérieur de l’échelle animale, possédait le don de la parole !… S’il n’avait prononcé jusqu’alors que ce seul mot de la langue congolaise, n’était-il pas à supposer qu’il en employait d’autres, qu’il avait des idées, qu’il savait les traduire par des phrases ?…
Ce qu’il y avait à regretter, c’était que ses yeux ne s’ouvrissent pas, qu’on ne pût y chercher ce regard où la pensée se reflète et qui répond à tant de choses. Mais ses paupières restaient fermées, et rien n’indiquait qu’elles fussent prêtes à se relever…
Cependant, John Cort, penché sur lui, épiait les mots ou les cris qui auraient pu lui échapper. Il soutenait sa tête sans qu’il se réveillât, et quelle fut sa surprise, quand il vit un cordon enroulé autour de ce petit cou.
Il fit glisser ce cordon, fait d’une tresse de soie, afin de saisir le nœud d’attache, et presque aussitôt il disait :
« Une médaille !…
– Une médaille ?… » répéta Max Huber.
John Cort dénoua le cordon.
Oui ! une médaille en nickel, grande comme un sou, avec un nom gravé d’un côté, un profil gravé de l’autre.
Le nom, c’était celui de Johausen ; le profil, c’était celui du docteur.
« Lui !… s’écria Max Huber, et ce gamin, décoré de l’ordre du professeur allemand, dont nous avons retrouvé la cage vide ! »
Que ces médailles eussent été répandues dans la région du Cameroun, rien d’étonnant à cela, puisque le docteur Johausen en avait maintes fois distribué aux Congolaises et aux Congolais. Mais qu’un insigne de ce genre fût attaché précisément au cou de cet étrange habitant de la forêt de l’Oubanghi…
« C’est fantastique, déclara Max Huber, et, à moins que ces mi-singes mi-hommes n’aient volé cette médaille dans la caisse du docteur…
– Khamis ?… » appela John Cort.
S’il appelait le foreloper, c’était pour le mettre au courant de ces choses extraordinaires, et lui demander ce qu’il pensait de cette découverte.
Mais, au même moment, se fit entendre la voix du foreloper, qui criait :
« Monsieur Max… monsieur John !… »
Les deux jeunes gens sortirent du taud et s’approchèrent de Khamis.
« Écoutez », dit celui-ci.
À cinq cents mètres en aval, la rivière obliquait brusquement vers la droite par un coude où les arbres réapparaissaient en épais massifs. L’oreille, tendue dans cette direction, percevait un mugissement sourd et continu, qui ne ressemblait en rien à des beuglements de ruminants ou des hurlements de fauves. C’était une sorte de brouhaha qui s’accroissait à mesure que le radeau gagnait de ce côté…
« Un bruit suspect… dit John Cort.
– Et dont je ne reconnais pas la nature, ajouta Max Huber.
– Peut-être existe-t-il là-bas une chute ou un rapide ?… reprit le foreloper. Le vent souffle du sud, et je sens que l’air est tout mouillé ! »
Khamis ne se trompait pas. À la surface du rio passait comme une vapeur liquide qui ne pouvait provenir que d’une violente agitation des eaux.
Si la rivière était barrée par un obstacle, si la navigation allait être interrompue, cela constituait une éventualité assez grave pour que Max Huber et John Cort ne songeassent plus à Llanga ni à son protégé.
Le radeau dérivait avec une certaine rapidité, et, au delà du tournant, on serait fixé sur les causes de ce lointain tumulte.
Le coude franchi, les craintes du foreloper ne furent que trop justifiées.
À cent toises environ, un entassement de roches noirâtres formait barrage d’une rive à l’autre, sauf à son milieu, où les eaux se précipitaient en le couronnant d’écume. De chaque côté, elles venaient se heurter contre une digue naturelle et, à certains endroits, bondissaient par-dessus. C’était, à la fois, le rapide au centre, la chute latéralement. Si le radeau ne ralliait pas l’une des berges, si on ne parvenait pas à l’y fixer solidement, il serait entraîné et se briserait contre le barrage, à moins qu’il ne chavirât dans le rapide.
Tous avaient gardé leur sang-froid. D’ailleurs, pas un instant à perdre, car la vitesse du courant s’accentuait.
« À la berge… à la berge ! » cria Khamis.
Il était alors six heures et demie, et, par ce temps brumeux, le crépuscule ne laissait déjà plus qu’une douteuse clarté, qui ne permettait guère de distinguer les objets.
Cette difficulté, ajoutée à tant d’autres, compliquait la manœuvre.
Ce fut en vain que Khamis essaya de diriger le radeau vers la berge. Ses forces n’y suffisaient pas. Max Huber se joignit à lui afin de résister au courant qui portait en droite ligne vers le centre du barrage. À deux, ils obtinrent un certain résultat, et auraient réussi à sortir de cette dérive, si la godille ne se fût rompue.
« Soyons prêts à nous jeter sur les roches, avant d’être engagés dans le rapide… commanda Khamis.
– Pas autre chose à faire ! » répondit John Cort.
À tout ce bruit, Llanga venait de quitter le taud. Il regarda, il comprit le danger… Au lieu de songer à lui, il songea à l’autre, au petit. Il vint le prendre dans ses bras, et s’agenouilla à l’arrière.
Une minute après, le radeau était repris par le rapide. Toutefois, peut-être ne heurterait-il pas le barrage et descendrait-il sans chavirer ?…
La mauvaise chance l’emporta, et ce fut contre un des rochers de gauche que le fragile appareil butta avec une violence extrême. En vain Khamis et ses compagnons essayèrent-ils de s’accrocher au barrage, sur lequel ils parvinrent à lancer la caisse de cartouches, les armes, les ustensiles…
Tous furent précipités dans le tourbillon à l’instant où s’écrasait le radeau, dont les débris disparurent en aval au milieu des eaux mugissantes.
Le lendemain, trois hommes étaient étendus près d’un foyer dont les derniers charbons achevaient de se consumer. Vaincus par la fatigue, incapables de résister au sommeil, après avoir repris leurs vêtements séchés devant ce feu, ils s’étaient endormis.
Quelle heure était-il et même faisait-il jour ou faisait-il nuit ?… Aucun d’eux ne l’eût pu dire. Cependant, à supputer le temps écoulé depuis la veille, il semblait bien que le soleil dût être au-dessus de l’horizon. Mais dans quelle direction se plaçait l’est ?… Cette demande, si elle eût été faite, fût restée sans réponse.
Ces trois hommes étaient-ils donc au fond d’une caverne, en un lieu impénétrable à la lumière diurne ?…
Non, autour d’eux se pressaient des arbres en si grand nombre qu’ils arrêtaient le regard à la distance de quelques mètres. Même pendant la flambée, entre les énormes troncs et les lianes qui se tendaient de l’un à l’autre, il eût été impossible de reconnaître un sentier praticable à des piétons. La ramure inférieure plafonnait à une cinquantaine de pieds seulement. Au-dessus, si dense était le feuillage, jusqu’à l’extrême cime, que ni la clarté des étoiles ni les rayons du soleil ne passaient au travers. Une prison n’aurait pas été plus obscure, ses murs n’eussent pas été plus infranchissables, et ce n’était pourtant qu’un des sous-bois de la grande forêt.
Dans ces trois hommes, on eût reconnu John Cort, Max Huber et Khamis.
Par quel enchaînement de circonstances se trouvaient-ils en cet endroit ?… Ils l’ignoraient. Après la dislocation du radeau contre le barrage, n’ayant pu se retenir aux roches, ils avaient été précipités dans les eaux du rapide, et ne savaient rien de ce qui avait suivi cette catastrophe. À qui le foreloper et ses compagnons devaient-ils leur salut ?… Qui les avait transportés jusqu’à cet épais massif avant qu’ils eussent repris connaissance ?…
Par malheur, tous n’avaient pas échappé à ce désastre. L’un d’eux manquait, l’enfant adoptif de John Cort et de Max Huber, le pauvre Llanga, et aussi le petit être qu’il avait sauvé une première fois… Et qui sait si ce n’était pas en voulant le sauver une seconde qu’il avait péri avec lui ?…
Maintenant, Khamis, John Cort, Max Huber, ne possédaient ni munitions ni armes, aucun ustensile, sauf leurs couteaux de poche et la hachette, que le foreloper portait à sa ceinture. Plus de radeau, et d’ailleurs de quel côté se fussent-ils dirigés pour rencontrer le cours du rio Johausen ?…
Et la question de nourriture, comment la résoudre ? Les produits de la chasse allaient faire défaut ?… Khamis, John Cort et Max Huber en seraient-ils réduits aux racines, aux fruits sauvages, insuffisantes ressources et très problématiques ?… N’était-ce pas la perspective de mourir de faim à bref délai ?…
Délai de deux ou trois jours, toutefois, car l’alimentation serait du moins assurée pour ce laps de temps. Ce qui restait du buffle avait été déposé en cet endroit. Après s’en être partagé les quelques tranches déjà cuites, ils s’étaient endormis autour de ce feu prêt à s’éteindre.
John Cort se réveilla le premier au milieu d’une obscurité que la nuit n’aurait pas rendue plus profonde. Ses yeux s’accoutumant à ces ténèbres, il aperçut vaguement Max Huber et Khamis couchés au pied des arbres. Avant de les tirer de leur sommeil, il alla ranimer le foyer en rapprochant les bouts de tisons qui brûlaient sous la cendre. Puis il ramassa une brassée de bois mort, d’herbes sèches, et bientôt une flamme pétillante jeta ses lueurs sur le campement.
« À présent, dit John Cort, avisons à sortir de là, mais comment ?… »
Le pétillement du foyer ne tarda pas à réveiller Max Huber et Khamis. Ils se relevèrent presque au même instant. Le sentiment de la situation leur revint, et ils firent ce qu’il y avait à faire : ils tinrent conseil.
« Où sommes-nous ?… demanda Max Huber.
– Où l’on nous a transportés, répondit John Cort, et j’entends par là que nous ne savons rien de ce qui s’est passé depuis…
– Depuis une nuit et un jour peut-être…, ajouta Max Huber. Est-ce hier que notre radeau s’est brisé contre le barrage ?… Khamis, avez-vous quelque idée à ce sujet ?… »
Pour toute réponse, le foreloper se contenta de secouer la tête. Impossible de déterminer le compte du temps écoulé, ni de dire dans quelles conditions s’était effectué le sauvetage.
« Et Llanga ?… demanda John Cort. Il a certainement péri puisqu’il n’est pas avec nous !… Ceux qui nous ont sauvés n’ont pu le retirer du rapide…
– Pauvre enfant ! soupira Max Huber, il avait pour nous une si vive affection !… Nous l’aimions… nous lui aurions fait une existence si heureuse !… L’avoir arraché aux mains de ces Denkas, et maintenant… Pauvre enfant ! »
Les deux amis n’eussent pas hésité à risquer leur vie pour Llanga… Mais, eux aussi, ils avaient été bien près de périr dans le tourbillon, et ils ignoraient à qui était dû leur salut…
Inutile d’ajouter qu’ils ne songeaient plus à la singulière créature recueillie par le jeune indigène, et qui s’était noyée avec lui, sans doute. Bien d’autres questions les préoccupaient à cette heure, – questions autrement graves que ce problème d’anthropologie relatif à un type moitié homme et moitié singe.
John Cort reprit :
« Lorsque je fais appel à ma mémoire, je ne me rappelle plus rien des faits qui ont suivi la collision contre le barrage… Un peu avant, il m’a semblé voir Khamis debout, lançant les armes et les ustensiles sur les roches…
– Oui, dit Khamis, et assez heureusement pour que ces objets ne soient pas tombés dans le rio… Ensuite…
– Ensuite, déclara Max Huber, au moment où nous avons été engloutis, j’ai cru… oui… j’ai cru apercevoir des hommes…
– Des hommes… en effet…, répondit vivement John Cort, des indigènes qui en gesticulant, en criant, se précipitèrent vers le barrage…
– Vous avez vu des indigènes ?… demanda le foreloper, très surpris.
– Une douzaine environ, affirma Max Huber, et ce sont eux, suivant toute probabilité, qui nous ont retirés du rio…
– Puis, ajouta John Cort, sans que nous eussions repris connaissance, ils nous ont transportés en cet endroit… avec ce reste de provisions… Enfin, après avoir allumé ce feu, ils se sont hâtés de disparaître…
– Et ont même si bien disparu, ajouta Max Huber, que nous n’en retrouvons pas trace !… C’est montrer qu’ils tenaient peu à notre gratitude…
– Patience, mon cher Max, répliqua John Cort, il est possible qu’ils soient autour de ce campement… Comment admettre qu’ils nous y eussent conduits pour nous abandonner ensuite ?…
– Et en quel lieu !… s’écria Max Huber. Qu’il y ait dans cette forêt de l’Oubanghi des fourrés si épais, cela passe l’imagination !… Nous sommes en pleine obscurité…
– D’accord… mais fait-il jour ?… » observa John Cort.
Cette question ne tarda pas à se résoudre affirmativement. Si opaque que fût le feuillage, on percevait au-dessus de la cime des arbres, hauts de cent à cent cinquante pieds, les vagues lueurs de l’espace. Il ne paraissait pas douteux que le soleil, en ce moment, éclairât l’horizon. Les montres de John Cort et de Max Huber, trempées des eaux du rio, ne pouvaient plus indiquer l’heure. Il faudrait donc s’en rapporter à la position du disque solaire, et encore ne serait-ce possible que si ses rayons pénétraient à travers les ramures.
Tandis que les deux amis échangeaient ces diverses questions auxquelles ils ne savaient comment répondre, Khamis les écoutait sans prononcer une parole. Il s’était relevé, il parcourait l’étroite place que ces énormes arbres laissaient libre, entourée d’une barrière de lianes et de sizyphus épineux. En même temps, il cherchait à découvrir un coin de ciel dans l’intervalle des branches ; il tentait de retrouver en lui ce sens de l’orientation qui n’aurait jamais occasion pareille de s’exercer utilement. S’il avait déjà traversé les bois du Congo ou du Cameroun, il ne s’était pas engagé à travers des régions si impénétrables. Cette partie de la grande forêt ne pouvait être comparée à celle que ses compagnons et lui avaient franchie depuis la lisière jusqu’au rio Johausen. À partir de ce point, ils étaient généralement dirigés vers le sud-ouest. Mais de quel côté était maintenant le sud-ouest, et l’instinct de Khamis le fixerait-il à cet égard ?…
Au moment où John Cort, devinant son hésitation, allait l’interroger, ce fut lui qui demanda :
« Monsieur Max, vous êtes certain d’avoir aperçu des indigènes près du barrage ?…
– Très certain, Khamis, au moment où le radeau se fracassait contre les roches.
– Et sur quelle rive ?…
– Sur la rive gauche.
– Vous dites bien la rive gauche ?…
– Oui… la rive gauche.
– Nous serions donc à l’est du rio ?…
– Sans doute, et, par conséquent, ajouta John Cort, dans la partie la plus profonde de la forêt… Mais à quelle distance du rio Johausen ?…
– Cette distance ne peut être considérable, déclara Max Huber. L’estimer à quelques kilomètres, ce serait exagérer. Il est inadmissible que nos sauveteurs, quels qu’ils soient, nous aient transportés loin…
– Je suis de cet avis, affirma Khamis, le rio ne peut pas être éloigné… aussi avons-nous intérêt à le rejoindre, puis à reprendre notre navigation au-dessous du barrage, dès que nous aurons construit un radeau…
– Et comment vivre jusque-là, puis pendant la descente vers l’Oubanghi ?… objecta Max Huber. Nous n’avons plus les ressources de la chasse…
– En outre, fit remarquer John Cort, de quel côté chercher le rio Johausen ?… Que nous ayons débarqué sur la rive gauche, je l’accorde… Mais, avec l’impossibilité de s’orienter, peut-on affirmer que le rio soit dans une direction plutôt que dans une autre ?…
– Et d’abord, demanda Max Huber, par où, s’il vous plaît, sortir de ce fourré ?…
– Par là », répondit le foreloper.
Et il montrait une déchirure du rideau de lianes à travers laquelle ses compagnons et lui avaient dû être introduits en cet endroit. Au-delà se dessinait une sente obscure et sinueuse qui semblait praticable.
Où cette sente conduisait-elle ?… Était-ce au rio ?… Rien de moins certain… Ne se croisait-elle pas avec d’autres ?… Ne risquait-on pas de s’égarer dans ce labyrinthe ?… D’ailleurs, avant quarante-huit heures, ce qui restait du buffle serait dévoré… Et après ?… Quant à étancher sa soif, les pluies étaient assez fréquentes pour écarter toute crainte à cet égard.
« Dans tous les cas, observa John Cort, ce n’est pas en prenant racine ici que l’on se tirera d’embarras, et il faut au plus tôt quitter la place…
– Mangeons d’abord », dit Max Huber.
Environ un kilogramme de viande fut partagé en trois parts, et chacun dut se contenter de ce mince repas !…
« Et dire, reprit Max Huber, que nous ne savons même pas si c’est un déjeuner ou un dîner…
– Qu’importe ! répliqua John Cort, l’estomac n’a que faire de ces distinctions…
– Soit, mais il a besoin de boire, l’estomac, et quelques gouttes du rio Johausen, je les accueillerais comme le meilleur cru des vins de France !… »
Tandis qu’ils mangeaient, ils étaient redevenus silencieux. De cette obscurité se dégageait une vague impression d’inquiétude et de malaise. L’atmosphère, imprégnée des senteurs humides du sol, s’alourdissait sous ce dôme de feuillage. En ce milieu qui semblait même impropre au vol des oiseaux, pas un cri, pas un chant, pas un battement d’aile. Parfois le bruit sec d’une branche morte dont la chute s’amortissait au contact du tapis de mousses spongieuses étendu d’un tronc à l’autre. Par instants, aussi, un sifflement aigu, puis le froufrou entre les feuilles sèches d’un de ces serpenteaux des brousses, longs de cinquante à soixante centimètres, heureusement inoffensifs. Quant aux insectes, ils bourdonnaient comme d’habitude et n’avaient point épargné leurs piqûres.
Le repas achevé, tous trois se levèrent.
Après avoir ramassé le morceau de buffle, Khamis se dirigea vers le passage que laissaient entre elles les lianes.
En cet instant, à plusieurs reprises et d’une voix forte, Max Huber jeta cet appel :
« Llanga !… Llanga !… Llanga !… »
Ce fut en vain, et aucun écho ne renvoya le nom du jeune indigène.
« Partons », dit le foreloper.
Et il prit les devants.
À peine avait-il mis le pied sur la sente qu’il s’écria :
« Une lumière !… »
Max Huber et John Cort s’avancèrent vivement.
« Les indigènes ?… dit l’un.
– Attendons ! » répondit l’autre.
La lumière – très probablement une torche enflammée – apparaissait en direction de la sente à quelques centaines de pas. Elle n’éclairait la profondeur du bois que dans un faible rayon, piquant de vives lueurs le dessous des hautes ramures.
Où se dirigeait celui qui portait cette torche ?… Était-il seul ?… Y avait-il lieu de craindre une attaque, ou était-ce un secours qui arrivait ?…
Khamis et les deux amis hésitaient à s’engager plus avant dans la forêt.
Deux ou trois minutes s’écoulèrent.
La torche ne s’était pas déplacée.
Quant à supposer que cette lueur fût celle d’un feu follet, non assurément, étant donnée sa fixité.
« Que faire ?… demanda John Cort.
– Marcher vers cette lumière, puisqu’elle ne vient pas à nous, répondit Max Huber.
– Allons », dit Khamis.
Le foreloper remonta la sente de quelques pas. Aussitôt la torche de s’éloigner. Le porteur s’était-il donc aperçu que ces trois étrangers venaient de se mettre en mouvement ?… Voulait-on éclairer leur marche sous ces obscurs massifs de la forêt, les ramener vers le rio Johausen ou tout autre cours d’eau tributaire de l’Oubanghi ?…
Ce n’était pas le cas de temporiser. Il fallait d’abord suivre cette lumière, puis tenter de reprendre la route vers le sud-ouest.
Et les voici suivant l’étroit sentier, sur un sol dont les herbes étaient refoulées depuis longtemps, les lianes rompues, les broussailles écartées par le passage des hommes ou des animaux.
Sans parler des arbres que Khamis et ses compagnons avaient déjà rencontrés, il en était d’autres d’espèce plus rare, tel le gura crepitans à fruits explosibles, qui ne s’était encore trouvé qu’en Amérique dans la famille des euphorbiacées, dont l’écorce tendre renferme une substance laiteuse, et dont la noix éclate à grand bruit en lançant au loin sa semence ; tel le tsofar, l’arbre siffleur, entre les branches duquel le vent sifflait comme à travers une fente, et qui n’avait été signalé que dans les forêts nubiennes.
John Cort, Max Huber et Khamis marchèrent ainsi pendant trois heures environ, et, lorsqu’ils firent halte après cette première étape, la lumière s’arrêta au même instant…
« Décidément, c’est un guide, déclara Max Huber, un guide d’une parfaite complaisance !… Si nous savions seulement où il nous mène…
– Qu’il nous sorte de ce labyrinthe, répondit John Cort, et je ne lui en demande pas davantage !… Eh bien, Max, tout cela, est-ce assez extraordinaire ?…
– Assez… en effet !…
– Pourvu que cela ne le devienne pas trop, cher ami ! » ajouta John Cort.
Pendant l’après-midi, le sinueux sentier ne cessa de courir sous les frondaisons de plus en plus opaques. Khamis se tenait en tête, ses compagnons derrière lui, en file indienne, car il n’y avait passage que pour une seule personne. S’ils pressaient parfois le pas, afin de se rapprocher de leur guide, celui-ci, pressant également le sien, maintenait invariablement sa distance.
Vers six heures du soir, d’après l’estime, quatre à cinq lieues avaient dû être franchies depuis le départ. Cependant, l’intention de Khamis, en dépit de la fatigue, était de suivre la lumière, tant qu’elle se montrerait, et il allait se remettre en marche, lorsqu’elle s’éteignit soudain.
« Faisons halte, dit John Cort. C’est évidemment une indication qui nous est donnée…
– Ou plutôt un ordre, observa Max Huber.
– Obéissons donc, répliqua le foreloper, et passons la nuit en cet endroit.
– Mais demain, ajouta John Cort, la lumière va-t-elle reparaître ?… »
C’était la question.
Tous trois s’étendirent au pied d’un arbre. On se partagea un morceau de buffle, et, heureusement, il fut possible de se désaltérer à un petit filet liquide qui serpentait sous les herbes. Bien que les pluies fussent fréquentes dans cette région forestière, il n’était pas tombé une seule goutte d’eau depuis quarante-huit heures.
« Qui sait même, remarqua John Cort, si notre guide n’a pas précisément choisi cet endroit parce que nous y trouverions à nous désaltérer ?…
– Délicate attention », avoua Max Huber, en puisant un peu de cette eau fraîche au moyen d’une feuille roulée en cornet.
Quelque inquiétante que fût la situation, la lassitude l’emporta, le sommeil ne se fit pas attendre. Mais John Cort et Max Huber ne s’endormirent pas sans avoir parlé de Llanga… Le pauvre enfant ! S’était-il noyé dans le rapide ?… S’il avait été sauvé, pourquoi ne l’avait-on pas revu ?… Pourquoi n’avait-il pas rejoint ses deux amis, John et Max ?…
Lorsque les dormeurs se réveillèrent, une faible lueur, perçant les branchages, indiqua qu’il faisait jour. Khamis crut pouvoir conclure qu’ils avaient suivi la direction de l’est. Par malheur, c’était aller du mauvais côté… En tout cas, il n’y avait qu’à reprendre la route.
« Et la lumière ?… dit John Cort.
– La voici qui reparaît, répondit Khamis.
– Ma foi, s’écria Max Huber, c’est l’étoile des rois Mages… Toutefois elle ne nous conduit pas vers l’occident, et quand arriverons-nous à Bethléem ?… »
Aucune aventure ne marqua cette journée du 22 mars. La torche lumineuse ne cessa de guider la petite troupe toujours en direction de l’est.
De chaque côté de la sente, la futaie paraissait impénétrable, des troncs serrés les uns contre les autres, un inextricable entrelacement de broussailles. Il semblait que le foreloper et ses compagnons fussent engagés à travers un interminable boyau de verdure. Sur plusieurs points cependant, quelques sentiers, non moins étroits, coupaient celui que choisissait le guide, et, sans lui, Khamis n’aurait su lequel prendre.
Pas un seul ruminant ne fut aperçu, et comment des animaux de grande taille se seraient-ils aventurés jusque-là ? Plus de ces passées dont le foreloper avait profité avant d’atteindre les rives du rio Johausen.
Aussi, lors même que les deux chasseurs auraient eu leurs fusils, combien inutiles, puisqu’il ne se présentait pas une seule pièce de gibier !
C’était donc avec une appréhension très justifiée que John Cort, Max Huber et le foreloper voyaient leur nourriture presque entièrement épuisée. Encore un repas, et il ne resterait plus rien. Et si, le lendemain, ils n’étaient pas arrivés à destination, c’est-à-dire au terme de cet extraordinaire cheminement à la suite de cette mystérieuse lumière, que deviendraient-ils ?…
Comme la veille, la torche s’éteignit vers le soir, et, comme la précédente, cette nuit se passa sans trouble.
Lorsque John Cort se releva le premier, il réveilla ses compagnons en s’écriant :
« On est venu ici pendant que nous dormions ! »
En effet, un feu était allumé, quelques charbons ardents formaient braise, et un morceau d’antilope pendait à la basse branche d’un acacia au-dessus d’un petit ruisseau.
Cette fois, Max Huber ne fit pas même entendre une exclamation de surprise.
Ni ses compagnons ni lui ne voulaient discuter les étrangetés de cette situation, ce guide inconnu qui les conduisait vers un but non moins inconnu, ce génie de la grande forêt dont ils suivaient les traces depuis l’avant-veille…
La faim se faisant vivement sentir, Khamis fit griller le morceau d’antilope, qui suffirait pour les deux repas de midi et du soir.
À ce moment, la torche redonna le signal du départ.
Marche reprise et dans les mêmes conditions. Toutefois, l’après-midi, on put constater que l’épaisseur de la futaie diminuait peu à peu. Le jour y pénétrait davantage, tout au moins à travers la cime des arbres. Pourtant, il fut encore impossible de distinguer l’être quelconque qui cheminait en avant.
Ainsi que la veille, de cinq à six lieues, toujours à l’estime, furent franchies pendant cette journée. Depuis le rio Johausen, le parcours pouvait être d’une soixantaine de kilomètres.
Ce soir-là, à l’instant où s’éteignit la torche, Khamis, John Cort et Max Huber s’arrêtèrent. Il faisait nuit, sans doute, car une obscurité profonde enveloppait ce massif. Très fatigués de ces longues étapes, après avoir achevé le morceau d’antilope, après s’être désaltérés d’eau fraîche, tous trois s’étendirent au pied d’un arbre et s’endormirent…
Et – en rêve assurément – est-ce que Max Huber ne crut pas entendre le son d’un instrument qui jouait au-dessus de sa tête la valse si connue du Freyschutz de Weber !…
Le lendemain, à leur réveil, le foreloper et ses compagnons observaient, non sans grande surprise, que l’obscurité était plus profonde encore en cette partie de la forêt. Faisait-il jour ?… ils n’auraient pu l’affirmer. Quoi qu’il en soit, la lumière qui les guidait depuis soixante heures ne reparaissait pas. Donc nécessité d’attendre qu’elle se montrât pour reprendre la marche.
Toutefois, une remarque fut faite par John Cort – remarque dont ses compagnons et lui déduisirent aussitôt certaines conséquences :
« Ce qui est à noter, dit-il, c’est que nous n’avons point eu de feu ce matin et personne n’est venu pendant notre sommeil nous apporter notre ordinaire…
– C’est d’autant plus regrettable, ajouta Max Huber, qu’il ne reste plus rien…
– Peut-être, reprit le foreloper, cela indique-t-il que nous sommes arrivés…
– Où ?… demanda John Cort.
– Où l’on nous conduisait, mon cher John ! »
C’était une réponse qui ne répondait pas ; mais le moyen d’être plus explicite ?…
Autre remarque : si la forêt était plus obscure, il ne semblait pas qu’elle fût plus silencieuse. On entendait comme une sorte de bourdonnement aérien, une rumeur désordonnée, qui venait des ramures supérieures. En regardant, Khamis, Max Huber et John Cort distinguaient vaguement comme un large plafond étendu à une centaine de pieds au-dessus du sol.
Nul doute, il existait à cette hauteur un prodigieux enchevêtrement de branches, sans aucun interstice par lequel se fût glissée la clarté du jour. Une toiture de chaume n’aurait pas été plus impénétrable à la lumière. Cette disposition expliquait l’obscurité qui régnait sous les arbres.
À l’endroit où tous les trois avaient campé cette nuit-là, la nature du sol était très modifiée. Plus de ces ronces entremêlées, de ces sizyphus épineux qui l’obstruaient en dehors de la sente. Une herbe presque rase, et aucun ruminant n’eût pu « y tondre la largeur de sa langue ». Que l’on se figure une prairie dont ni les pluies ni les sources n’arroseraient jamais la surface.
Les arbres, laissant entre eux des intervalles de vingt à trente pieds, ressemblaient aux bas piliers d’une substruction colossale et leurs ramures devaient couvrir une aire de plusieurs milliers de mètres superficiels.
Là, en effet, s’aggloméraient ces sycomores africains dont le tronc se compose d’une quantité de tiges soudées entre elles ; des bombax au fût symétrique, aux racines gigantesques et d’une taille supérieure à celle de leurs congénères ; des baobabs, reconnaissables à la forme de courge qu’ils prennent à leur base, d’une circonférence de vingt à trente mètres, et que surmonte un énorme faisceau de branches pendantes ; des palmiers doum à tronc bifurqué ; des palmiers deleb à tronc gibbeux ; des fromagers à tronc évidé en une série de cavités assez grandes pour qu’un homme puisse s’y blottir ; des acajous donnant des billes d’un mètre cinquante de diamètre et que l’on peut creuser en embarcations de quinze à dix-huit mètres, d’une capacité de trois à quatre tonnes ; des dragonniers aux gigantesques dimensions ; des bauhinias, simples arbrisseaux sous d’autres latitudes, ici les géants de cette famille de légumineuses. On imagine ce que devait être l’épanouissement des cimes, de ces arbres à quelques centaines de pieds dans les airs.
Une heure environ s’écoula. Khamis ne cessait de promener ses regards en tous sens, guettant la lueur conductrice… Et pourquoi eût-il renoncé à suivre le guide inconnu ?… Il est vrai, son instinct, joint à de certaines observations, l’incitait à penser qu’il s’était toujours dirigé vers l’est. Or, ce n’était pas de ce côté que se dessinait le cours de l’Oubanghi, ce n’était pas le chemin du retour… Où donc les avait entraînés cette étrange lumière ?…
Puisqu’elle ne reparaissait pas, que faire ?… Quitter cet endroit ?… Pour aller où ?… Y demeurer ?… Et se nourrir en route ?… On avait déjà faim et soif…
« Cependant, dit John Cort, nous serons bien forcés de partir, et je me demande s’il ne vaudrait pas mieux se mettre tout de suite en marche…
– De quel côté ?… » objecta Max Huber.
C’était la question, et sur quel indice pouvait-on s’appuyer pour la résoudre ?…
« Enfin, reprit John Cort impatienté, nos pieds ne sont pas enracinés ici, que je sache !… La circulation est possible entre ces arbres, et l’obscurité n’est pas si profonde qu’on ne puisse se diriger…
– Venez !… » ordonna Khamis.
Et tous trois allèrent en reconnaissance sur une étendue d’un demi-kilomètre. Ils foulaient invariablement le même sol débroussaillé, le même tapis nu et sec, tel qu’il eût été sous l’abri d’une toiture impénétrable à la pluie comme aux rayons du soleil. Partout les mêmes arbres, dont on ne voyait que les basses branches. Et toujours aussi cette rumeur confuse qui semblait tomber d’en haut et dont l’origine demeurait inexplicable.
Ce dessous de forêt était-il absolument désert ?… Non, et, à plusieurs reprises, Khamis crut apercevoir des ombres se glisser entre les arbres. Était-ce une illusion ?… Il ne savait trop que penser. Enfin, après une demi-heure infructueusement employée, ses compagnons et lui vinrent s’asseoir près du tronc d’un bauhinia.
Leurs yeux commençaient à se faire à cette obscurité, qui s’atténuait d’ailleurs. Grâce au soleil montant, un peu de clarté se propageait sous ce plafond tendu au-dessus du sol. Déjà on pouvait distinguer les objets à une vingtaine de pas.
Et voici que ces mots furent prononcés à mi-voix par le foreloper :
« Quelque chose remue là-bas…
– Un animal ou un homme ?… demanda John Cort en regardant dans cette direction.
– Ce serait un enfant, en tout cas, fit observer Khamis, car il est de petite taille…
– Un singe, parbleu ! » déclara Max Huber.
Immobiles, ils gardaient le silence, afin de ne point effrayer ledit quadrumane. Si l’on parvenait à s’en emparer, eh bien malgré la répugnance manifestée pour la chair simienne par Max Huber et John Cort… Il est vrai, faute de feu, comment griller ou rôtir ?… À mesure qu’il s’approchait, cet être ne témoignait aucun étonnement. Il marchait sur ses pattes de derrière, et s’arrêta à quelques pas.
Quelle fut la stupéfaction de John Cort et de Max Huber, lorsqu’ils reconnurent cette singulière créature que Llanga avait sauvée, le protégé du jeune indigène !…
Et ces mots de s’échanger :
« Lui… c’est lui…
– Positivement…
– Mais alors, puisque ce petit est ici, pourquoi Llanga n’y serait-il pas ?…
– Êtes-vous sûrs de ne pas vous tromper ?… demanda le foreloper.
– Très sûrs, affirma John Cort, et, d’ailleurs, nous allons bien voir ! »
Il tira de sa poche la médaille enlevée au cou du petit et, la tenant par le cordon, la balança comme un objet que l’on présente aux yeux d’un enfant pour l’attirer.
À peine celui-ci eut-il aperçu la médaille, qu’il s’élança d’un bond. Il n’était plus malade, à présent !... Pendant ces trois jours d’absence, il avait recouvré la santé et, en même temps, sa souplesse naturelle. Aussi fonça-t-il sur John Cort avec l’évidente intention de reprendre son bien.
Khamis le saisit au passage, et alors ce ne fut plus le mot « ngora » qui s’échappa de la bouche du petit, ce furent ces mots nettement articulés :
« Li-Maï !… Ngala… Ngala !… »
Ce que signifiaient ces mots d’une langue inconnue même à Khamis, ses compagnons et lui n’eurent pas le temps de se le demander. Brusquement apparurent d’autres types de la même espèce, hauts de taille ceux-là, n’ayant pas moins de cinq pieds et demi des talons à la nuque.
Khamis, John Cort, Max Huber n’avaient pu reconnaître s’ils avaient affaire à des hommes ou à des quadrumanes. Résister à ces sylvestres de la grande forêt d’une douzaine eût été inutile. Le foreloper, Max Huber, John Cort, furent appréhendés par les bras, poussés en avant, contraints à s’acheminer entre les arbres, et, entourés de la bande, ils ne s’arrêtèrent qu’après un parcours de cinq à six cents mètres.
À cet endroit, l’inclinaison de deux arbres, assez rapprochés l’un de l’autre, avait permis d’y fixer des branches transversales, disposées comme des marches. Si ce n’était pas un escalier, c’était mieux qu’une échelle. Cinq ou six individus de l’escorte y grimpèrent, tandis que les autres obligeaient leurs prisonniers à suivre le même chemin, sans les brutaliser toutefois.
À mesure que l’on s’élevait, la lumière se laissait percevoir à travers les frondaisons. Entre les interstices filtraient quelques rayons de ce soleil dont Khamis et ses compagnons avaient été privés depuis qu’ils avaient quitté le cours du rio Johausen.
Max Huber aurait été de mauvaise foi s’il se fût refusé à convenir que, décidément, cela rentrait dans la catégorie des choses extraordinaires.
Lorsque l’ascension prit fin, à une centaine de pieds environ du sol, quelle fut leur surprise ! Ils voyaient se développer devant eux une plate-forme largement éclairée par la lumière du ciel. Au-dessus s’arrondissaient les cimes verdoyantes des arbres. À sa surface étaient rangées dans un certain ordre des cases de pisé jaune et de feuillage, bordant des rues. Cet ensemble formait un village établi à cette hauteur sur une étendue telle qu’on ne pouvait en apercevoir les limites.
Là allaient et venaient une foule d’indigènes de type semblable à celui du protégé de Llanga. Leur station, identique à celle de l’homme, indiquait qu’ils avaient l’habitude de marcher debout, ayant ainsi droit à ce qualificatif d’erectus donné par le docteur Eugène Dubois aux pithécanthropus trouvés dans les forêts de Java, – caractère anthropogénique que ce savant regarde comme l’un des plus importants de l’intermédiaire entre l’homme et les singes conformément aux prévisions de Darwin[1].
Si les anthropologistes ont pu dire que les plus élevés des quadrumanes dans l’échelle simienne, ceux qui se rapprochent davantage de la conformation humaine, en diffèrent cependant par cette particularité qu’ils se servent de leurs quatre membres quand ils fuient, il semblait bien que cette remarque n’aurait pu s’appliquer aux habitants du village aérien.
Mais Khamis, Max Huber, John Cort, durent remettre à plus tard leurs observations à ce sujet. Que ces êtres dussent se placer ou non entre l’animal et l’homme, leur escorte, tout en conversant dans un idiome incompréhensible, les poussa vers une case au milieu d’une population qui les regardait sans trop s’étonner. La porte fut refermée sur eux et ils se virent bel et bien emprisonnés dans ladite case.
« Parfait !… déclara Max Huber. Et, ce qui me surprend le plus, c’est que ces originaux-là n’ont pas l’air de nous prêter attention !… Est-ce qu’ils ont déjà vu des hommes ?…
– C’est possible, reprit John Cort, mais reste à savoir s’ils ont l’habitude de nourrir leurs prisonniers…
– Ou s’ils n’ont pas plutôt celle de s’en nourrir ! » ajouta Max Huber.
Et, en effet, puisque, dans les tribus de l’Afrique, les Monbouttous et autres se livrent encore aux pratiques du cannibalisme, pourquoi ces sylvestres, qui ne leur étaient guère inférieurs, n’auraient-ils pas eu l’habitude de manger leurs semblables – ou à peu près ?…
En tout cas, que ces êtres fussent des anthropoïdes d’une espèce supérieure aux orangs de Bornéo, aux chimpanzés de la Guinée, aux gorilles du Gabon, qui se rapprochent le plus de l’humanité, cela n’était pas contestable. En effet, ils savaient faire du feu et l’employer à divers usages domestiques : tel le foyer au premier campement, telle la torche que le guide avait promenée à travers ces sombres solitudes. Et l’idée vint alors que ces flammes mouvantes, signalées sur la lisière, pouvaient avoir été allumées par ces étranges habitants de la grande forêt.
À vrai dire, on suppose que certains quadrumanes font emploi du feu. Ainsi Émir Pacha raconte que les bois de Msokgonie, pendant les nuits estivales, sont infestés par des bandes de chimpanzés, qui s’éclairent de torches et vont marauder jusque dans les plantations.
Ce qu’il convenait également de noter, c’est que ces êtres, d’espèce inconnue, étaient conformés comme les humains au point de vue de la station et de la marche. Aucun autre quadrumane n’eût été plus digne de porter ce nom d’orang, qui signifie exactement « homme des bois ».
« Et puis ils parlent… fit remarquer John Cort, après diverses observations qui furent échangées au sujet des habitants de ce village aérien.
– Eh bien, s’ils parlent, s’écria Max Huber, c’est qu’ils ont des mots pour s’exprimer, et ceux qui veulent dire : « Je meurs de faim !… Quand se met-on à table ?… » je ne serais pas fâché de les connaître !… »
Des trois prisonniers, Khamis était le plus abasourdi. Dans sa cervelle, peu portée aux discussions anthropologistes, il ne pouvait entrer que ces êtres ne fussent pas des animaux, que ces animaux ne fussent pas des singes. C’étaient des singes qui marchaient, qui parlaient, qui faisaient du feu, qui vivaient dans des villages, mais enfin des singes. Et même il trouvait déjà assez extraordinaire que la forêt de l’Oubanghi renfermât de pareilles espèces dont on n’avait encore jamais eu connaissance. Sa dignité d’indigène du continent noir souffrait de ce que ces bêtes-là « fussent si rapprochées de ses propres congénères par leurs facultés naturelles ».
Il est des prisonniers qui se résignent, d’autres qui ne se résignent pas. John Cort et le foreloper – et surtout l’impatient Max Huber – n’appartenaient point à la seconde catégorie. Outre le désagrément d’être claquemuré au fond de cette case, l’impossibilité de rien voir à travers ses parois opaques, l’inquiétude de l’avenir, l’incertitude touchant l’issue de cette aventure, étaient bien pour préoccuper. Et puis la faim les pressait, le dernier repas remontant à une quinzaine d’heures.
Il y avait cependant une circonstance sur laquelle pouvait se fonder quelque espoir, vague, sans doute : c’était que le protégé de Llanga habitait ce village – son village natal probablement – et au milieu de sa famille, en admettant que ce qu’on appelle la famille existât chez ces forestiers de l’Oubanghi.
« Or, ainsi que le dit John Cort, puisque ce petit a été sauvé du tourbillon, il est permis de penser que Llanga l’a été également… Ils ne doivent point s’être quittés, et si Llanga apprend que trois hommes viennent d’être amenés dans ce village, comment ne comprendrait-il pas qu’il s’agit de nous ?… En somme, on ne nous a fait aucun mal jusqu’ici, et il est probable qu’on n’en a point fait à Llanga…
– Évidemment, le protégé est sain et sauf, admit Max Huber, mais le protecteur l’est-il ?… Rien ne prouve que notre pauvre Llanga n’ait pas péri dans le rio !… »
Rien en effet.
En ce moment, la porte de la case, qui était gardée par deux vigoureux gaillards, s’ouvrit, et le jeune indigène parut.
« Llanga… Llanga !… s’écrièrent à la fois les deux amis.
– Mon ami Max… mon ami John !… répondit Llanga, qui tomba dans leurs bras.
– Depuis quand es-tu ici ?… demanda le foreloper.
– Depuis hier matin…
– Et comment es-tu venu ?…
– On m’a porté à travers la forêt…
– Ceux qui te portaient ont dû marcher plus vite que nous, Llanga ?…
– Très vite !…
– Et qui t’a porté ?…
– Un de ceux qui m’avaient sauvé… qui vous avaient sauvés aussi…
– Des hommes ?…
– Oui… des hommes… pas des singes… non ! pas des singes. »
Toujours affirmatif, le jeune indigène. En tout cas, c’étaient des types d’une race particulière, sans doute, affectés du signe « moins » par rapport à l’humanité… Une race intermédiaire de primitifs, peut-être des spécimens de ce genre d’anthropopithèques qui manquent à l’échelle animale…
Et alors, Llanga de raconter sommairement son histoire, après avoir, à plusieurs reprises, baisé les mains du Français et de l’Américain, retirés comme lui au moment où les entraînait le rapide et qu’il n’espérait plus revoir.
Lorsque le radeau heurta les roches, ils avaient été précipités dans le tourbillon, lui et Li-Maï…
« Li-Maï ?… s’écria Max Huber.
– Oui… Li-Maï… c’est son nom… Il m’a répété en se désignant : « Li-Maï… Li-Maï… »
– Ainsi il a un nom ?… dit John Cort.
– Évidemment, John !… Quand on parle, n’est-il pas tout naturel de se donner un nom ?…
– Est-ce que cette tribu, cette peuplade, comme on voudra, demanda John Cort, en a un aussi ?…
– Oui… les Wagddis… répondit Llanga. J’ai entendu Li-Maï les appeler Wagddis ! »
En réalité, ce mot n’appartenait pas à la langue congolaise. Mais, Wagddis ou non, des indigènes se trouvaient sur la rive gauche du rio Johausen, lorsque la catastrophe se produisit. Les uns coururent sur le barrage, ils se lancèrent dans le torrent au secours de Khamis, John Cort et Max Huber, les autres au secours de Li-Maï et de Llanga. Celui-ci, ayant perdu connaissance, ne se souvenait plus de ce qui s’était passé ensuite et croyait que ses amis s’étaient noyés dans le rapide.
Lorsque Llanga revint à lui, il était dans les bras d’un robuste Wagddi, le père même de Li-Maï, qui, lui, était dans les bras de la « ngora », sa mère ! Ce qu’on pouvait admettre, c’est que, quelques jours avant qu’il eût été rencontré par Llanga, le petit s’était égaré dans la forêt et que ses parents s’étaient mis à sa recherche. On sait comment Llanga l’avait sauvé, comment, sans lui, il eût péri dans les eaux de la rivière.
Bien traité, bien soigné, Llanga fut donc emporté jusqu’au village wagddien. Li-Maï ne tarda pas à reprendre ses forces, n’étant malade que d’inanition et de fatigue. Après avoir été le protégé de Llanga, il devint son protecteur. Le père et la mère de Li-Maï s’étaient montrés reconnaissants envers le jeune indigène. La reconnaissance ne se rencontre-t-elle pas chez les animaux pour les services qui leur sont rendus, et dès lors pourquoi n’existerait-elle pas chez des êtres qui leur sont supérieurs ?…
Bref, ce matin même, Llanga avait été amené par Li-Maï devant cette case. Pour quelle raison ?… il l’ignorait alors. Mais des voix se faisaient entendre, et, prêtant l’oreille, il avait reconnu celles de John Cort et de Max Huber.
Voilà ce qui s’était passé depuis la séparation au barrage du rio Johausen.
« Bien, Llanga, bien !… dit Max Huber, mais nous mourons de faim, et, avant de continuer tes explications, si tu peux, grâce à tes protections sérieuses… »
Llanga sortit et ne tarda pas à rentrer avec quelques provisions, un fort morceau de buffle grillé, salé à point, une demi-douzaine de fruits de l’acacia adansonia, dits pain de singe ou pain d’homme, des bananes fraîches et, dans une calebasse, une eau limpide, additionnée du suc laiteux de lutex, que distille une liane à caoutchouc de l’espèce « landolphia africa ».
On le comprend, la conversation fut suspendue. John Cort, Max Huber, Khamis avaient un trop formidable besoin de nourriture pour se montrer difficiles sur la qualité. Du morceau de buffle, du pain et des bananes, ils ne laissèrent que les os et les épluchures.
John Cort, alors, questionna le jeune indigène, s’informant si ces Wagddis étaient nombreux.
« Beaucoup… beaucoup… ! J’en ai vu beaucoup… dans les rues, dans les cases… répondit Llanga.
– Autant que dans les villages du Bournou ou du Baghirmi ?…
– Oui…
– Et ils ne descendent jamais ?…
– Si… si… pour chasser… pour récolter des racines, des fruits… pour puiser de l’eau…
– Et ils parlent ?…
– Oui… mais je ne comprends pas… Et pourtant… des mots parfois… des mots… que je connais… comme en dit Li-Maï.
– Et le père… la mère de ce petit ?…
– Oh ! très bons pour moi… et ce que je vous ai apporté là vient d’eux…
– Il me tarde de leur en exprimer tous mes remerciements… déclara Max Huber.
– Et ce village dans les arbres, comment l’appelle-t-on ?…
– Ngala.
– Et, dans ce village, y a-t-il un chef ?… demanda John Cort.
– Oui…
– Tu l’as vu ?…
– Non, mais j’ai entendu qu’on l’appelait Msélo-Tala-Tala.
– Des mots indigènes !… s’écria Khamis.
– Et que signifient ces mots ?…
– Le père Miroir », répondit le foreloper.
En effet, c’est ainsi que les Congolais désignent un homme qui porte des lunettes.
Sa Majesté Msélo-Tala-Tala, roi de cette peuplade des Wagddis, gouvernant ce village aérien, voilà, n’était-il pas vrai, ce qui devait suffire à réaliser les desiderata de Max Huber. Dans la furia française de son imagination, n’avait-il pas entrevu, sous les profondeurs de cette mystérieuse forêt de l’Oubanghi, des générations nouvelles, des cités inconnues, tout un monde extraordinaire dont personne ne soupçonnait l’existence ?… Eh bien, il était servi à souhait.
Il fut le premier à s’applaudir d’avoir vu si juste et ne s’arrêta que devant cette non moins juste observation de John Cort :
« C’est entendu, mon cher ami, vous êtes, comme tout poète, doublé d’un devin, et vous avez deviné…
– Juste, mon cher John, mais quelle que soit cette tribu demi-humaine des Wagddis, mon intention n’est pas de finir mon existence dans leur capitale…
– Eh ! mon cher Max, il faut y séjourner assez pour étudier cette race au point de vue ethnologique et anthropologique, afin de publier là-dessus un fort in-quarto qui révolutionnera les instituts des deux continents…
– Soit, répliqua Max Huber, nous observerons, nous comparerons, nous piocherons toutes les thèses relatives à la question de l’anthropomorphie, à deux conditions toutefois…
– La première ?…
– Qu’on nous laissera, j’y compte bien, la liberté d’aller et de venir dans ce village…
– Et la seconde ?
– Qu’après avoir circulé librement, nous pourrons partir quand cela nous conviendra…
– Et à qui nous adresser ?… demanda Khamis.
– À Sa Majesté le père Miroir, répondit Max Huber. Mais, au fait, pourquoi ses sujets l’appellent-ils ainsi ?…
– Et en langue congolaise ?… répliqua John Cort.
– Est-ce donc que Sa Majesté est myope ou presbyte… et porte des lunettes ? reprit Max Huber.
– Et, d’abord, ces lunettes, d’où viendraient-elles ?… ajouta John Cort.
– N’importe, continua Max Huber, lorsque nous serons en état de causer avec ce souverain, soit qu’il ait appris notre langue, soit que nous ayons appris la sienne, nous lui offrirons de signer un traité d’alliance offensive et défensive avec l’Amérique et la France et il ne pourra faire moins que de nous nommer grands-croix de l’ordre wagddien… »
Max Huber ne se prononçait-il pas trop affirmativement, en comptant qu’ils auraient toute liberté dans ce village, puis qu’ils le quitteraient à leur convenance ? Or, si John Cort, Khamis et lui ne reparaissaient pas à la factorerie, qui s’aviserait de venir les chercher dans ce village de Ngala au plus profond de la grande forêt ?… En ne voyant plus revenir personne de la caravane, qui douterait qu’elle n’eût péri tout entière dans les régions du haut Oubanghi ?…
Quant à la question de savoir si Khamis et ses compagnons resteraient ou non prisonniers dans cette case, elle fut presque aussitôt tranchée. La porte tourna sur ses attaches de liane et Li-Maï parut.
Tout d’abord, le petit alla droit à Llanga et lui prodigua mille caresses que celui-ci rendit de bon cœur. John Cort avait donc l’occasion d’examiner plus attentivement cette singulière créature. Mais, comme la porte était ouverte, Max Huber proposa de sortir et de se mêler à la population aérienne.
Les voici donc dehors, guidés par le petit sauvage – ne peut-on le qualifier ainsi ? – qui donnait la main à son ami Llanga. Ils se trouvèrent alors au centre d’une sorte de carrefour où passaient et repassaient des Wagddiens « allant à leurs affaires ».
Ce carrefour était planté d’arbres ou plutôt ombragé de têtes d’arbres dont les robustes troncs supportaient cette construction aérienne. Elle reposait à une centaine de pieds au-dessus du sol sur les maîtresses branches de ces puissants bauhinias, bombax, baobabs. Faite de pièces transversales solidement reliées par des chevilles et des lianes, une couche de terre battue s’étendait à sa surface, et, comme les points d’appui étaient aussi solides que nombreux, le sol factice ne tremblait pas sous le pied. Et, même alors que les violentes rafales soufflaient à travers ces hautes cimes, c’est à peine si le bâti de cette superstructure en ressentait un léger frémissement.
Par les interstices du feuillage pénétraient les rayons solaires. Le temps était beau, ce jour-là. De larges plaques de ciel bleu se montraient au-dessus des dernières branches. Une brise, chargée de pénétrantes senteurs, rafraîchissait l’atmosphère.
Tandis que déambulait le groupe des étrangers, les Wagddis, hommes, femmes, enfants, les regardaient sans manifester aucune surprise. Ils échangeaient entre eux divers propos, d’une voix rauque, phrases brèves prononcées précipitamment et mots inintelligibles. Toutefois, le foreloper crut entendre quelques expressions de la langue congolaise, et il ne fallait pas s’en étonner, puisque Li-Maï s’était plusieurs fois servi du mot « ngora ». Cela pourtant semblait inexplicable. Mais, ce qui l’était bien davantage, c’est que John Cort fut frappé par la répétition de deux ou trois mots allemands, – entre autres celui de « vater[2] », et il fit connaître cette particularité à ses compagnons.
« Que voulez-vous, mon cher John ?… répondit Max Huber. Je m’attends à tout, même à ce que ces êtres-là me tapent sur le ventre, en disant : « Comment va… mon vieux ? »
De temps en temps, Li-Maï, abandonnant la main de Llanga, allait à l’un ou à l’autre, en enfant vif et joyeux. Il paraissait fier de promener des étrangers à travers les rues du village. Il ne le faisait pas au hasard, – cela se voyait, – il les menait quelque part, et il n’y avait qu’à le suivre, ce guide de cinq ans.
Ces primitifs – ainsi les désignait John Cort – n’étaient pas complètement nus. Sans parler du pelage roussâtre qui leur couvrait en partie le corps, hommes et femmes se drapaient d’une sorte de pagne d’un tissu végétal, à peu près semblable, quoique plus grossièrement fabriqué, à ceux d’agoulie en fils d’acacia, qui s’ourdissent communément à Porto-Novo dans le Dahomey.
Ce que John Cort remarqua spécialement, c’est que ces têtes wagddiennes, arrondies, réduites aux dimensions du type microcéphalique très rapprochées de l’angle facial humain, présentaient peu de prognathisme. En outre, les arcades sourcilières n’offraient aucune de ces saillies qui sont communes à toute la race simienne. Quant à la chevelure, c’était la toison lisse des indigènes de l’Afrique équatoriale, avec la barbe peu fournie.
« Et pas de pied préhensif…, déclara John Cort.
– Et pas d’appendice caudal, ajouta Max Huber, pas le moindre bout de queue !
– En effet, répondit John Cort, et c’est déjà un signe de supériorité. Les singes anthropomorphes n’ont ni queue, ni bourses à joues, ni callosités. Ils se déplacent horizontalement ou verticalement à leur gré. Mais une observation a été faite, c’est que les quadrumanes qui marchent debout ne se servent point de la plante du pied et s’appuient sur le dos des doigts repliés. Or, il n’en est pas ainsi des Wagddis, et leur marche est absolument celle de l’homme, il faut bien le reconnaître. »
Très juste, cette remarque, et, nul doute, il s’agissait d’une race nouvelle. D’ailleurs, en ce qui concerne le pied, certains anthropologistes admettent qu’il n’y a aucune différence entre celui du singe et celui de l’homme, et ce dernier aurait même le pouce opposable si le sous-pied n’était déformé par l’usage de la chaussure.
Il existe en outre des similitudes physiques entre les deux races. Les quadrumanes qui possèdent la station humaine sont les moins pétulants, les moins grimaçants, en un mot, les plus graves, les plus sérieux de l’espèce. Or, précisément, ce caractère de gravité se manifestait dans l’attitude comme dans les actes de ces habitants de Ngala. De plus, lorsque John Cort les examinerait attentivement, il pourrait constater que leur système dentaire était identique à celui de l’homme.
Ces ressemblances ont donc pu jusqu’à un certain point engendrer la doctrine de la variabilité des espèces, l’évolution ascensionnelle préconisée par Darwin. On les a même regardées comme décisives, par comparaison entre les échantillons les plus élevés de l’échelle simienne et les primitifs de l’humanité. Linné a soutenu cette opinion qu’il y avait eu des hommes troglodytes, expression qui, en tous cas, n’aurait pu s’appliquer aux Wagddis, lesquels vivent dans les arbres. Vogt a même été jusqu’à prétendre que l’homme est sorti de trois grands singes : l’orang, type brachycéphale au long pelage brun, serait d’après lui l’ancêtre des négritos ; le chimpanzé, type dolichocéphale, aux mâchoires moins massives, serait l’ancêtre des nègres ; enfin, du gorille, spécialisé par le développement du thorax, la forme du pied, la démarche qui lui est propre, le caractère ostéologique du tronc et des extrémités, descendrait l’homme blanc. Mais, à ces similitudes, on peut opposer des dissemblances d’une importance capitale dans l’ordre intellectuel et moral, – dissemblances qui doivent faire justice des doctrines darwiniennes.
Il convient donc, en prenant les caractères distinctifs de ces trois quadrumanes, sans admettre toutefois que leur cerveau possède les douze millions de cellules et les quatre millions de fibres du cerveau humain, de croire qu’ils appartiennent à une race supérieure dans l’animalité. Mais on n’en pourra jamais conclure que l’homme soit un singe perfectionné ou le singe un homme en dégénérescence.
Quant au microcéphale, dont on veut faire un intermédiaire entre l’homme et le singe, espèce vainement prédite par les anthropologistes et vainement cherchée, cet anneau qui manque pour rattacher le règne animal au règne « hommal[3] », y avait-il lieu d’admettre qu’il fût représenté par ces Wagddis ?… Les singuliers hasards de leur voyage avaient-ils réservé à ce Français et à cet Américain de le découvrir ?…
Et, même si cette race inconnue se rapprochait physiquement de la race humaine, encore faudrait-il que les Wagddis eussent ces caractères de moralité, de religiosité spéciaux à l’homme, sans parler de la faculté de concevoir des abstractions et des généralisations, de l’aptitude pour les arts, les sciences et les lettres. Alors seulement, il serait possible de se prononcer d’une façon péremptoire entre les thèses des monogénistes et des polygénistes.
Une chose certaine, en somme, c’est que les Wagddis parlaient. Non bornés aux seuls instincts, ils avaient des idées, – ce que suppose l’emploi de la parole, – et des mots dont la réunion formait le langage. Mieux que des cris éclairés par le regard et le geste, ils employaient une parole articulée, ayant pour base une série de sons et de figures conventionnels qui devaient avoir été légués par atavisme.
Et c’est ce dont fut le plus frappé John Cort. Cette faculté, qui implique la participation de la mémoire, indiquait une influence congénitale de race.
Cependant, tout en observant les mœurs et les habitudes de cette tribu sylvestre, John Cort, Max Huber et Khamis s’avançaient à travers les rues du village.
Était-il grand, ce village ?… En réalité, sa circonférence ne devait pas être inférieure à cinq kilomètres.
« Et, comme le dit Max Huber, si ce n’est qu’un nid, c’est du moins un vaste nid ! »
Construite de la main des Wagddis, cette installation dénotait un art supérieur à celui des oiseaux, des abeilles, des castors et des fourmis. S’ils vivaient dans les arbres, ces primitifs, qui pensaient et exprimaient leurs pensées, c’est que l’atavisme les y avait poussés.
« Dans tous les cas, fit remarquer John Cort, la nature, oui ne se trompe jamais, a eu ses raisons pour porter ces Wagddis à adopter l’existence aérienne. Au lieu de ramper sur un sol malsain que le soleil ne pénètre jamais de ses rayons, ils vivent dans le milieu salutaire des cimes de cette forêt. »
La plupart des cases, fraîches et verdoyantes, disposées en forme de ruches, étaient largement ouvertes. Les femmes s’y adonnaient avec activité aux soins très rudimentaires de leur ménage. Les enfants se montraient nombreux, les tout jeunes allaités par leurs mères. Quant aux hommes, les uns faisaient entre les branches la récolte des fruits, les autres descendaient par l’escalier pour vaquer à leurs occupations habituelles. Ceux-ci remontaient avec quelques pièces de gibier, ceux-là rapportaient les jarres qu’ils avaient remplies au lit du rio.
« Il est fâcheux, dit Max Huber, que nous ne sachions pas la langue de ces naturels !… Jamais nous ne pourrons converser ni prendre une connaissance exacte de leur littérature… Du reste, je n’ai pas encore aperçu la bibliothèque municipale… ni le lycée de garçons ou de filles ! »
Cependant, puisque la langue wagddienne, après ce qu’on avait entendu de Li-Maï, se mélangeait de mots indigènes, Khamis essaya de quelques-uns des plus usuels en s’adressant à l’enfant.
Mais, si intelligent que parût Li-Maï, il sembla ne point comprendre.
Et pourtant, devant John Cort et Max Huber, il avait prononcé le mot « ngora », alors qu’il était couché sur le radeau. Et, depuis, Llanga affirmait avoir appris de son père que le village s’appelait Ngala et le chef Msélo-Tala-Tala.
Enfin, après une heure de promenade, le foreloper et ses compagnons atteignirent l’extrémité du village. Là s’élevait une case plus importante. Établie entre les branches d’un énorme bombax, la façade treillissée de roseaux, sa toiture se perdait dans le feuillage.
Cette case, était-ce le palais du roi, le sanctuaire des sorciers, le temple des génies, tels qu’en possèdent la plupart des tribus sauvages, en Afrique, en Australie, dans les îles du Pacifique ?…
L’occasion se présentait de tirer de Li-Maï quelques renseignements plus précis. Aussi, John Cort, le prenant par les épaules et le tournant vers la case, lui dit :
« Msélo-Tala-Tala ?… »
Un signe de tête fut toute la réponse qu’il obtint.
Donc, là demeurait le chef du village de Ngala, Sa Majesté Wagddienne.
Et, sans autre cérémonie, Max Huber se dirigea délibérément vers la susdite case.
Changement d’attitude de l’enfant, qui le retint en manifestant un véritable effroi.
Nouvelle insistance de Max Huber, qui répéta à plusieurs reprises : « Msélo-Tala-Tala ?… »
Mais, au moment où Max Huber allait atteindre la case, le petit courut à lui, l’empêcha d’aller plus avant.
Il était donc défendu d’approcher de l’habitation royale ?…
En effet, deux sentinelles Wagddis venaient de se lever et, brandissant leurs armes, une sorte de hache en bois de fer et une sagaie, défendirent l’entrée.
« Allons, s’écria Max Huber, ici comme ailleurs, dans la grande forêt de l’Oubanghi comme dans les capitales du monde civilisé, des gardes du corps, des cent-gardes, des prétoriens en faction devant le palais, et quel palais… celui d’une Majesté homo-simienne.
– Pourquoi s’en étonner, mon cher Max ?…
– Eh bien, déclara celui-ci, puisque nous ne pouvons voir ce monarque, nous lui demanderons une audience par lettre…
– Bon, répliqua John Cort ; s’ils parlent, ces primitifs, ils n’en sont pas arrivés à savoir lire et écrire, j’imagine !… Encore plus sauvages que les indigènes du Soudan et du Congo, les Founds, les Chiloux, les Denkas, les Monbouttous, ils ne semblent pas avoir atteint ce degré de civilisation qui implique la préoccupation d’envoyer leurs enfants à l’école…
– Je m’en doute un peu, John. Au surplus, comment correspondre par lettre avec des gens dont on ignore la langue ?…
– Laissons-nous conduire par ce petit, dit Khamis.
– Est-ce que tu ne reconnais pas la case de son père et de sa mère ?… demanda John Cort au jeune indigène.
– Non, mon ami John, répondit Llanga, mais… sûrement… Li-Maï nous y mène… Il faut le suivre. »
Et alors, s’approchant de l’enfant et tendant la main vers la gauche :
« Ngora… ngora ?… » répéta-t-il.
À n’en pas douter, l’enfant comprit, car sa tête s’abaissa et se releva vivement.
« Ce qui indique, fit observer John Cort, que le signe de dénégation et d’affirmation est instinctif et le même chez tous les humains… une preuve de plus que ces primitifs touchent de très près à l’humanité… »
Quelques minutes après, les visiteurs arrivaient dans un quartier du village plus ombragé où les cimes enchevêtraient étroitement leur feuillage.
Li-Maï s’arrêta devant une paillote proprette, dont le toit était fait des larges feuilles de l’enseté, ce bananier si répandu dans la grande forêt, ces mêmes feuilles que le foreloper avait employées pour le taud du radeau. Une sorte de pisé formait les parois de cette paillote à laquelle on accédait par une porte ouverte en ce moment.
De la main, l’enfant la montra à Llanga qui la reconnut.
« C’est là », dit-il.
À l’intérieur, une seule chambre. Au fond, une literie d’herbes sèches, qu’il était facile de renouveler. Dans un coin, quelques pierres servant d’âtre où brûlaient des tisons. Pour uniques ustensiles, deux ou trois calebasses, une jatte de terre pleine d’eau et deux pots de même substance. Ces sylvestres n’en étaient pas encore aux fourchettes et mangeaient avec leurs doigts. Çà et là, sur une planchette fixée aux parois, des fruits, des racines, un morceau de viande cuite, une demi-douzaine d’oiseaux plumés pour le prochain repas et, pendues à de fortes épines, des bandes d’étoffe d’écorce et d’agoulie.
Un Wagddi et une Wagddienne se levèrent au moment où Khamis et ses compagnons pénétrèrent dans la paillote.
« Ngora !… ngora !… Lo-Maï… La-Maï ! » dit l’enfant.
Et le premier d’ajouter, comme s’il eût pensé qu’il serait mieux compris :
« Vater… vater !… »
Ce mot de « père », il le prononçait en allemand, fort mal. D’ailleurs, quoi de plus extraordinaire qu’un mot de cette langue dans la bouche de ces Wagddis ?…
À peine entré, Llanga était allé près de la mère et celle-ci lui ouvrait ses bras, le pressait contre elle, le caressait de la main, témoignant toute sa reconnaissance pour le sauveur de son enfant.
Voici ce qu’observa plus particulièrement John Cort :
Le père était de haute taille, bien proportionné, d’apparence vigoureuse, les bras un peu plus longs que n’eussent été des bras humains, les mains larges et fortes, les jambes légèrement arquées, la plante des pieds entièrement appliquée sur le sol.
Il avait le teint presque clair de ces tribus d’indigènes qui sont plus carnivores qu’herbivores, une barbe floconneuse et courte, une chevelure noire et crépue, une sorte de toison qui lui recouvrait tout le corps. Sa tête était de moyenne grosseur, ses mâchoires peu proéminentes ; ses yeux, à la pupille ardente, brillaient d’un vif éclat.
Assez gracieuse, la mère, avec sa physionomie avenante et douce, son regard qui dénotait une grande affectuosité, ses dents bien rangées et d’une remarquable blancheur, et – chez quels individus du sexe faible la coquetterie ne se manifeste-t-elle pas ? – des fleurs dans sa chevelure, et aussi – détail en somme inexplicable – des grains de verre et des perles d’ivoire. Cette jeune Wagddienne rappelait le type des Cafres du Sud, avec ses bras ronds et modelés, ses poignets délicats, ses extrémités fines, des mains potelées, des pieds à faire envie à plus d’une Européenne. Sur son pelage laineux était jetée une étoffe d’écorce qui la serrait à la ceinture. À son cou pendait la médaille du docteur Johausen, semblable à celle que portait l’enfant.
Converser avec Lo-Maï et La-Maï n’était pas possible, au vif déplaisir de John Cort. Mais il fut visible que ces deux primitifs cherchèrent à remplir tous les devoirs de l’hospitalité wagddienne. Le père offrit quelques fruits qu’il prit sur une tablette, des matofés de pénétrante saveur et qui proviennent d’une liane.
Les hôtes acceptèrent les matofés et en mangèrent quelques-uns, à l’extrême satisfaction de la famille.
Et alors il y eut lieu de reconnaître la justesse de ces remarques faites depuis longtemps déjà : c’est que la langue wagddienne, à l’exemple des langues polynésiennes, offrait des parallélismes frappants avec le babil enfantin, – ce qui a autorisé les philologues à prétendre qu’il y eut pour tout le genre humain une longue période de voyelles antérieurement à la formation des consonnes. Ces voyelles, en se combinant à l’infini, expriment des sens très variés, tels ori oriori, oro oroora, orurna, etc… Les consonnes sont le k, le t, le p, les nasales sont ng et m. Rien qu’avec les voyelles ha, ra, on forme une séné de vocables, lesquels, sans consonances réelles, rendent toutes les nuances d’expression et jouent le rôle des noms, prénoms, verbes, etc.
Dans la conversation de ces Wagddis, les demandes et les réponses étaient brèves, deux ou trois mots, qui commençaient presque tous par les lettres ng, mgou, ms, comme chez les Congolais. La mère paraissait moins loquace que le père et probablement sa langue n’avait pas, ainsi que les langues féminines des deux continents, la faculté de faire douze mille tours à la minute.
À noter aussi – ce dont John Cort fut le plus surpris – que ces primitifs employaient certains termes congolais et allemands, presque défigurés d’ailleurs par la prononciation.
Au total, il est vraisemblable que ces êtres n’avaient d’idées que ce qu’il leur en fallait pour les besoins de l’existence et, de mots, que ce qu’il en fallait pour exprimer ces idées. Mais, à défaut de la religiosité, qui se rencontre chez les sauvages les plus arriérés et qu’ils ne possédaient pas, sans doute, on pouvait tenir pour sûr qu’ils étaient doués de qualités affectives. Non seulement ils avaient pour leurs enfants ces sentiments dont les animaux ne sont pas dépourvus tant que leurs soins sont nécessaires à la conservation de l’espèce, mais ces sentiments se continuaient au-delà, ainsi que le père et la mère le montraient pour Li-Maï. Puis la réciprocité existait. Échange entre eux de caresses paternelles et filiales… La famille existait.
Après un quart d’heure passé à l’intérieur de cette paillote, Khamis, John Cort et Max Huber en sortirent sous la conduite de Lo-Maï et de son enfant. Ils regagnèrent la case où ils avaient été enfermés et qu’ils allaient occuper pendant… Toujours cette question, et peut-être ne s’en rapporterait-on pas à eux seuls pour la résoudre.
Là, on prit congé les uns des autres. Lo-Maï embrassa une dernière fois le jeune indigène et tendit, non point sa patte comme l’eût pu faire un chien, ou sa main comme l’eût pu faire un quadrumane, mais ses deux mains que John Cort et Max Huber serrèrent avec plus de cordialité que Khamis.
« Mon cher Max, dit alors John Cort, un de vos grands écrivains a prétendu que dans tout homme il y avait moi et l’autre… Eh bien, il est probable que l’un des deux manque à ces primitifs…
– Et lequel, John ?…
– L’autre, assurément… En tout cas, pour les étudier à fond, il faudrait vivre des années parmi eux !… Or, dans quelques jours, j’espère bien que nous pourrons repartir…
– Cela, répondit Max Huber, dépendra de Sa Majesté, et qui sait si le roi Msélo-Tala-Tala ne veut pas faire de nous des chambellans de la cour wagddienne ? »
Et, maintenant, combien de temps John Cort, Max Huber, Khamis et Llanga resteraient-ils dans ce village ?… Un incident viendrait-il modifier une situation qui ne laissait pas d’être inquiétante ?… Ils se sentaient très surveillés, ils n’auraient pu s’enfuir. Et, d’ailleurs, à supposer qu’ils parvinssent à s’évader, au milieu de cette impénétrable région de la grande forêt, comment en rejoindre la lisière, comment retrouver le cours du rio Johausen ?…
Après avoir tant désiré l’extraordinaire, Max Huber estimait que la situation perdrait singulièrement de son charme à se prolonger. Aussi allait-il se montrer le plus impatient, le plus désireux de revenir vers le bassin de l’Oubanghi, de regagner la factorerie de Libreville, d’où John Cort et lui ne devaient attendre aucun secours.
Pour son compte, le foreloper enrageait de cette malchance qui les avait fait tomber entre les pattes – dans son opinion, c’étaient des pattes – de ces types inférieurs. Il ne dissimulait pas le parfait mépris qu’ils lui inspiraient, parce qu’ils ne se différenciaient pas sensiblement des tribus de l’Afrique centrale. Khamis en éprouvait une sorte de jalousie instinctive, inconsciente, que les deux amis apercevaient très bien. À vrai dire, il était non moins pressé que Max Huber de quitter Ngala, et, tout ce qu’il serait possible de faire à ce propos, il le ferait.
C’était John Cort qui marquait le moins de hâte. Étudier ces primitifs l’intéressait de façon toute spéciale. Approfondir leurs mœurs, leur existence dans tous ses détails, leur caractère ethnologique, leur valeur morale, savoir jusqu’à quel point ils redescendaient vers l’animalité, quelques semaines y eussent suffi. Mais pouvait-on affirmer que le séjour chez les Wagddis ne durerait pas au-delà – des mois, des années peut-être ?… Et quelle serait l’issue d’une si étonnante aventure ?…
En tout cas, il ne semblait pas que John Cort, Max Huber et Khamis fussent menacés de mauvais traitements. À n’en pas douter, ces sylvestres reconnaissaient leur supériorité intellectuelle. En outre, inexplicable singularité, ils n’avaient jamais paru surpris en voyant des représentants de la race humaine. Toutefois, si ceux-ci voulaient employer la force pour s’enfuir, ils s’exposeraient à des violences que mieux valait éviter.
« Ce qu’il faut, dit Max Huber, c’est entrer en pourparlers avec le père Miroir, le souverain à lunettes, et obtenir de lui qu’il nous rende la liberté. »
En somme, il ne devait pas être impossible d’avoir une entrevue avec S. M. Msélo-Tala-Tala, à moins qu’il ne fût interdit à des étrangers de contempler son auguste personne. Mais, si l’on arrivait en sa présence, comment échanger demandes et réponses ?… Même en langue congolaise, on ne se comprendrait pas !… Et puis qu’en résulterait-il ?… L’intérêt des Wagddis n’était-il pas, en retenant ces étrangers, de s’assurer le secret de cette existence d’une race inconnue dans les profondeurs de la forêt oubanghienne ?
Et pourtant, à en croire John Cort, cet emprisonnement au village aérien avait des circonstances atténuantes, puisque la science de l’anthropologie comparée en retirerait profit, que le monde savant serait ému par cette découverte d’une race nouvelle. Quant à savoir comment cela finirait…
« Du diable, si je le sais ! » répétait Max Huber, qui n’avait pas en lui l’étoffe d’un Garner ou d’un Johausen.
Lorsque tous trois, suivis de Llanga, furent rentrés dans leur case, ils remarquèrent plusieurs modifications de nature à les satisfaire.
Et, d’abord, un Wagddi était occupé à « faire la chambre », si l’on peut employer cette locution trop française. Au surplus, John Cort avait déjà noté que ces primitifs avaient des instincts de propreté dont la plupart des animaux sont dépourvus. S’ils faisaient leur chambre, ils faisaient aussi leur toilette. Des brassées d’herbes sèches avaient été déposées au fond de la case. Or, comme Khamis et ses compagnons n’avaient jamais eu d’autre literie depuis la destruction de la caravane, cela ne changerait rien à leurs habitudes.
En outre, divers objets étaient placés à terre, le mobilier ne comprenant ni tables ni chaises, – seulement quelques ustensiles grossiers, pots et jarres de fabrication wagddienne. Ici des fruits de plusieurs sortes, là un quartier d’oryx qui était cuit. La chair crue ne convient qu’aux animaux carnivores, et il est rare de trouver au plus bas degré de l’échelle des êtres dont ce soit invariablement la nourriture.
« Or, quiconque est capable de faire du feu, déclara John Cort, s’en sert pour la cuisson de ses aliments. Je ne m’étonne donc pas que les Wagddis se nourrissent de viande cuite. »
Aussi la case possédait-elle un âtre, composé d’une pierre plate, et la fumée se perdait à travers le branchage du cail-cédrat qui l’abritait.
Au moment où tous quatre arrivèrent devant la porte, le Wagddi suspendit son travail.
C’était un jeune garçon d’une vingtaine d’années, aux mouvements agiles, à la physionomie intelligente. De la main, il désigna les objets qui venaient d’être apportés. Parmi ces objets, Max Huber, John Cort et Khamis – non sans une extrême satisfaction – aperçurent leurs carabines, un peu rouillées, qu’il serait aisé de remettre en état.
« Parbleu, s’écria Max Huber, elles sont les bienvenues… et à l’occasion…
– Nous en ferions usage, ajouté John Cort, si nous avions notre caisse à cartouches…
– La voici », répondit le foreloper.
Et il montra la caisse métallique disposée à gauche près de la porte.
Cette caisse, ces armes, on se le rappelle, Khamis avait eu la présence d’esprit de les lancer sur les roches du barrage, au moment où le radeau venait s’y heurter, et hors de l’atteinte des eaux. C’est là que les Wagddis les trouvèrent pour les rapporter au village de Ngala.
« S’ils nous ont rendu nos carabines, fit observer Max Huber, est-ce qu’ils savent à quoi servent les armes à feu ?…
– Je l’ignore, répondit John Cort, mais ce qu’ils savent, c’est qu’il ne faut pas garder ce qui n’est pas à soi, et cela prouve déjà en faveur de leur moralité. »
N’importe, la question de Max Huber ne laissait pas d’être importante.
« Kollo… Kollo !… »
Ce mot, prononcé clairement, retentit à plusieurs reprises, et, en le prononçant, le jeune Wagddi levait la main à la hauteur de son front, puis se touchait la poitrine, semblant dire :
« Kollo… c’est moi ! »
John Cort présuma que ce devait être le nom de leur nouveau domestique, et, lorsqu’il l’eut répété cinq ou six fois, Kollo témoigna sa joie par un rire prolongé.
Car ils riaient, ces primitifs, et il y avait lieu d’en tenir compte au point de vue anthropologique. En effet, aucun être ne possède cette faculté, si ce n’est l’homme. Parmi les plus intelligents, – chez le chien par exemple, – si l’on surprend quelques indices du rire ou du sourire, c’est seulement dans les yeux, et peut-être aux commissures des lèvres. En outre, ces Wagddis ne se laissaient point aller à cet instinct, commun à presque tous les quadrupèdes, de flairer leur nourriture avant d’y goûter, de commencer par manger ce qui leur plaît le plus.
Voici donc en quelles conditions allaient vivre les deux amis, Llanga et le foreloper. Cette case n’était pas une prison. Ils en pourraient sortir à leur gré. Quant à quitter Ngala, nul doute qu’ils en seraient empêchés – à moins qu’ils n’eussent obtenu cette autorisation de S. M. Msélo-Tala-Tala.
Donc, nécessité, provisoirement peut-être, de ronger son frein, de se résigner à vivre au milieu de ce singulier monde sylvestre dans le village aérien.
Ces Wagddis semblaient d’ailleurs doux par nature, peu querelleurs, et – il y a lieu d’y insister – moins curieux, moins surpris de la présence de ces étrangers que ne l’eussent été les plus arriérés des sauvages de l’Afrique et de l’Australie. La vue de deux blancs et de deux indigènes congolais ne les étonnait pas autant qu’elle eût étonné un indigène de l’Afrique. Elle les laissait indifférents, et ils ne se montraient point indiscrets. Chez eux aucun symptôme de badaudisme ni de snobisme. Par exemple, en fait d’acrobatie, pour grimper dans les arbres, voltiger de branche en branche, dégringoler l’escalier de Ngala, ils en eussent remontré aux Billy Hayden, aux Joe Bib, aux Foottit, qui détenaient à cette époque le record de la gymnastique circenséenne.
En même temps qu’ils déployaient ces qualités physiques, les Wagddis montraient une extraordinaire justesse de coup d’œil. Lorsqu’ils se livraient à la chasse des oiseaux, ils les abattaient avec de petites flèches. Leurs coups ne devaient pas être moins assurés quand ils poursuivaient les daims, les élans, les antilopes, et aussi les buffles et les rhinocéros dans les futaies voisines. C’est alors que Max Huber eût voulu les accompagner – autant pour admirer leurs prouesses cynégétiques que pour tenter de leur fausser compagnie.
Oui ! s’enfuir, c’est à cela que les prisonniers songent sans cesse. Or, la fuite n’était praticable que par l’unique escalier, et, sur le palier supérieur, se tenaient en faction des guerriers dont il eût été difficile de tromper la surveillance.
Plusieurs fois, Max Huber eut le désir de tirer les volatiles qui abondaient dans les arbres, sou-mangas, tête-chèvres, pintades, huppes, griots, et nombre d’autres, dont ces sylvestres faisaient grande consommation. Mais ses compagnons et lui étaient quotidiennement fournis de gibier, particulièrement de la chair de diverses antilopes, oryx, inyalas, sassabys, waterbucks, si nombreux dans la forêt de l’Oubanghi. Leur serviteur Kollo ne les laissait manquer de rien ; il renouvelait chaque jour la provision d’eau fraîche pour les besoins du ménage, et la provision de bois sec pour l’entretien du foyer.
Et puis, à faire usage des carabines comme armes de chasse, il y aurait eu l’inconvénient d’en révéler la puissance. Mieux valait garder ce secret et, le cas échéant, les utiliser comme armes offensives ou défensives.
Si leurs hôtes étaient pourvus de viande, c’est que les Wagddis s’en nourrissaient aussi, tantôt grillée sur des charbons, tantôt bouillie dans les vases de terre fabriqués par eux. C’était même ce que Kollo faisait pour leur compte, acceptant d’être aidé par Llanga, sinon par Khamis, qui s’y fût refusé dans sa fierté indigène.
Il convient de noter – et cela au vif contentement de Max Huber – que le sel ne faisait plus défaut. Ce n’était pas ce chlorure de sodium qui est tenu en dissolution dans les eaux de la mer, mais ce sel gemme fort répandu en Afrique, en Asie, en Amérique et dont les efflorescences devaient couvrir le sol aux environs de Ngala. Ce minéral, – le seul qui entre dans l’alimentation, – rien que l’instinct eût suffi à en apprendre l’utilité aux Wagddis comme à n’importe quel animal.
Une question qui intéressa John Cort, ce fut la question du feu. Comment ces primitifs l’obtenaient-ils ? Était-ce par le frottement d’un morceau de bois dur sur un morceau de bois mou d’après la méthode des sauvages ?… Non, ils ne procédaient pas de la sorte, et employaient le silex, dont ils tiraient des étincelles par le choc. Ces étincelles suffisaient à allumer le duvet du fruit du rentenier, très commun dans les forêts africaines, qui jouit de toutes les propriétés de l’amadou.
En outre, la nourriture azotée se complétait, chez les familles wagddiennes, par une nourriture végétale dont la nature faisait seule les frais. C’étaient, d’une part, des racines comestibles de deux ou trois sortes, de l’autre, une grande variété de fruits, tels que ceux que donne l’acacia andansonia, qui porte indifféremment le nom justifié de pain d’homme ou de pain de singe – tel le karita, dont la châtaigne s’emplit d’une matière grasse susceptible de remplacer le beurre, – tel le kijelia, avec ses baies d’une saveur un peu fade, que compense leur qualité nourrissante et aussi leur volume, car elles ne mesurent pas moins de deux pieds de longueur, – tels enfin d’autres fruits, bananes, figues, mangues, à l’état sauvage, et aussi ce tso qui fournit des fruits assez bons, le tout relevé de gousses de tamarin en guise de condiment. Enfin, les Wagddis faisaient également usage du miel, dont ils découvraient les ruches en suivant le coucou indicateur. Et, soit avec ce produit si précieux, soit avec le suc de diverses plantes – entre autres le lutex distillé par une certaine liane – mêlé à l’eau de la rivière, ils composaient des boissons fermentées à haut degré alcoolique. Qu’on ne s’en étonne point ; n’a-t-on pas reconnu que les mandrilles d’Afrique, qui ne sont que des singes cependant, ont un faible prononcé pour l’alcool ?…
Il faut ajouter qu’un cours d’eau, très poissonneux, qui passait sous Ngala, contenait les mêmes espèces que celles trouvées par Khamis et ses compagnons dans le rio Johausen. Mais était-il navigable, et les Wagddis se servaient-ils d’embarcations ?… c’est ce qu’il eût été important de savoir en cas de fuite.
Or, ce cours d’eau était visible de l’extrémité du village opposée à la case royale. En se postant près des derniers arbres, on apercevait son lit, large de trente à quarante pieds. À partir de ce point, il se perdait entre des rangées d’arbres superbes, bombax à cinq tiges, magnifiques mparamousis à tresses noueuses, admirables msoukoulios, dont le tronc s’enrobait de lianes gigantesques, ces épiphytes qui l’étreignaient dans leurs replis de serpents.
Eh bien, oui, les Wagddis savaient construire des embarcations, – un art qui n’est pas ignoré même des derniers naturels de l’Océanie. Leur appareil flottant, c’était plus que le radeau, moins que la pirogue, un simple tronc d’arbre creusé au feu et à la hache. Il se dirigeait avec une pelle plate, et, lorsque la brise soufflait du bon côté, avec une voile tendue sur deux espars et faite d’une écorce assouplie par un battage régulier au moyen de maillets d’un bois de fer extrêmement dur.
Ce que John Cort put constater, toutefois, c’est que ces primitifs ne faisaient point usage des légumes ni des céréales dans leur alimentation. Ils ne savaient cultiver ni sorgho, ni millet, ni riz, ni manioc, – ce qui est de travail ordinaire chez les peuplades de l’Afrique centrale. Mais il ne fallait pas demander à ces types ce qui se rencontrait dans l’industrie agricole des Denkas, des Founds, des Monbouttous, qu’on peut à juste titre classer dans la race humaine.
Enfin, toutes ces observations faites, John Cort s’inquiéta de reconnaître si ces Wagddis avaient en eux le sentiment de la moralité et de la religiosité.
Un jour, Max Huber lui demanda quel était le résultat de ses remarques à ce sujet.
« Une certaine moralité, une certaine probité, ils l’ont, répondit-il. Ils distinguent assurément ce qui est bien de ce qui est mal. Ils possèdent aussi le sentiment de la propriété. Je le sais, nombre d’animaux en sont pourvus, et les chiens, entre autres, ne se laissent pas volontiers prendre ce qu’ils sont en train de manger. Dans mon opinion, les Wagddis ont la notion du tien et du mien. Je l’ai remarqué à propos de l’un d’eux qui avait dérobé quelques fruits dans une case où il venait de s’introduire.
– L’a-t-on cité en simple police ou en police correctionnelle ?… demanda Max Huber.
– Riez, cher ami, mais ce que je dis a son importance, et le voleur a été bel et bien battu par le volé, auquel ses voisins ont prêté main-forte. J’ajoute que ces primitifs se recommandent par une institution qui les rapproche de l’humanité…
– Laquelle ?…
– La famille, qui est constituée régulièrement chez eux, la vie en commun du père et de la mère, les soins donnés aux enfants, la continuité de l’affection paternelle et filiale. Ne l’avons-nous pas observé chez Lo-Maï ?… Ces Wagddis ont même des impressions qui sont d’ordre humain. Voyez notre Kollo… Est-ce qu’il ne rougit pas sous l’action d’une influence morale ?… Que ce soit par pudeur, par timidité, par modestie ou par confusion, les quatre éventualités qui amènent la rougeur sur le front de l’homme, il est incontestable que cet effet se produit chez lui. Donc un sentiment…, donc une âme !
– Alors, demanda Max Huber, puisque ces Wagddis possèdent tant de qualités humaines, pourquoi ne pas les admettre dans les rangs de l’humanité !…
– Parce qu’ils semblent manquer d’une conception qui est propre à tous les hommes, mon cher Max.
– Et vous entendez par là ?…
– La conception d’un être suprême, en un mot, la religiosité, qui se retrouve chez les plus sauvages tribus. Je n’ai pas constaté qu’ils adorassent des divinités… Ni idoles ni prêtres…
– À moins, répondit Max Huber, que leur divinité ne soit précisément ce roi Msélo-Tala-Tala dont ils ne nous laissent pas voir le bout du nez !… »
C’eût été le cas, sans doute, de tenter une expérience concluante : Ces primitifs résistaient-ils à l’action toxique de l’atropine, à laquelle l’homme succombe alors que les animaux la supportent impunément ?… Si oui, c’étaient des bêtes, sinon, c’étaient des humains. Mais l’expérience ne pouvait être faite, faute de ladite substance. Il faut ajouter, en outre, que, durant le séjour de John Cort et de Max Huber à Ngala, il n’y eut aucun décès. La question est donc indécise de savoir si les Wagddis brûlaient ou enterraient les cadavres, et s’ils avaient le culte des morts.
Toutefois, si des prêtres, ou même des sorciers ne se rencontraient pas, au milieu de cette peuplade wagddienne, on y voyait un certain nombre de guerriers, armés d’arcs, de sagaies, d’épieux, de hachettes, – une centaine environ, choisis parmi les plus vigoureux et les mieux bâtis. Étaient-ils uniquement préposés à la garde du roi, ou s’employaient-ils soit à la défensive, soit à l’offensive ?… Il se pouvait que la grande forêt renfermât d’autres villages de même nature, de même origine, et, si ces habitants s’y comptaient par milliers, pourquoi n’eussent-ils pas fait la guerre à leurs semblables comme la font les tribus de l’Afrique ?
Quant à l’hypothèse que les Wagddis eussent déjà pris contact avec les indigènes de l’Oubanghi, du Baghirmi, du Soudan, ou les Congolais, elle était peu admissible, ni même avec ces tribus de nains, les Bambustis, que le missionnaire anglais Albert Lhyd rencontra dans les forêts de l’Afrique centrale, industrieux cultivateurs dont Stanley a parlé dans le récit de son dernier voyage. Si le contact avait eu lieu, l’existence de ces sylvestres se fût révélée depuis longtemps, et il n’aurait pas été réservé à John Cort et à Max Huber de la découvrir.
« Mais, reprit ce dernier, pour peu que les Wagddis s’entre-tuent, mon cher John, voilà qui permettrait sans conteste de les classer parmi l’espèce humaine. »
Du reste, il était assez probable que les guerriers wagddiens ne s’abandonnaient pas à l’oisiveté et qu’ils organisaient des razzias dans le voisinage. Après des absences qui duraient deux ou trois jours, ils revenaient, quelques-uns blessés, rapportant des objets divers, ustensiles ou armes de fabrication wagddienne.
À plusieurs reprises, des tentatives furent faites par le foreloper pour sortir du village : tentatives infructueuses. Les guerriers qui gardaient l’escalier intervinrent avec une certaine violence. Une fois surtout, Khamis aurait été fort maltraité si LoMaï, que la scène attira, ne fût accouru à son secours.
Il y eut, d’ailleurs, forte discussion entre ce dernier et un solide gaillard qu’on nommait Raggi. Au costume de peau qu’il portait, aux armes qui pendaient à sa ceinture, aux plumes qui ornaient sa tête, il y avait lieu de croire que ce Raggi devait être le chef des guerriers. Rien qu’à son air farouche, à ses gestes impérieux, à sa brutalité naturelle, on le sentait fait pour le commandement.
À la suite de ces tentatives, les deux amis avaient espéré qu’ils seraient envoyés devant Sa Majesté, et qu’ils verraient enfin ce roi que ses sujets cachaient avec un soin jaloux au fond de la demeure royale… Ils en furent pour leur espoir. Probablement, Raggi avait toute autorité, et mieux valait ne point s’exposer à sa colère en recommençant. Les chances d’évasion étaient donc bien réduites, à moins que les Wagddis, s’ils attaquaient quelque village voisin, ne fussent attaqués à leur tour, et, à la faveur d’une agression, que l’occasion ne s’offrît de quitter Ngala… Mais après, que devenir ?
Au surplus, le village ne fut point menacé pendant ces premières semaines, si ce n’est par certains animaux que Khamis et ses compagnons n’avaient pas encore rencontrés dans la grande forêt. Si les Wagddis passaient leur existence à Ngala, s’ils y rentraient la nuit venue, ils possédaient cependant quelques huttes sur les bords du rio. On eût dit d’un petit port fluvial où se réunissaient les embarcations de pêche, qu’ils avaient à défendre contre les hippopotames, les lamantins, les crocodiles, en assez grand nombre dans les eaux africaines.
Un jour, à la date du 9 avril, un violent tumulte se produisit. Des cris retentissaient dans la direction du rio. Était-ce une attaque dirigée contre les Wagddis par des êtres semblables à eux !… Sans doute, grâce à sa situation, le village était à l’abri d’une invasion. Mais, à supposer que le feu fût mis aux arbres qui le soutenaient, sa destruction eût été l’affaire de quelques heures. Or, les moyens que ces primitifs avaient peut-être employés contre leurs voisins, il n’était pas impossible que ceux-ci essayassent de les employer contre eux.
Dès les premières clameurs, Raggi et une trentaine de guerriers, se portant vers l’escalier, descendirent avec une rapidité simiesque. John Cort, Max Huber et Khamis, guidés par Lo-Maï, gagnèrent le côté du village d’où l’on apercevait le cours d’eau.
C’était une invasion contre les huttes établies en cet endroit. Une bande, non pas d’hippopotames, mais de chéropotames ou plutôt de potamochères, qui sont plus particulièrement les cochons de fleuve, venaient de s’élancer hors de la futaie et brisaient tout sur leur passage.
Ces potamochères, que les Boers appellent « bosch-wark », et les Anglais « bush-pigs », se rencontrent dans la région du cap de Bonne-Espérance, en Guinée, au Congo, au Cameroun, et y causent de grands dommages. De moindre taille que le sanglier européen, ils ont le pelage plus soyeux, la robe brunâtre tirant sur l’orange, les oreilles pointues terminées par un pinceau de poils, la crinière noire mêlée de fils blancs, qui leur court le long de l’échine, le grouin développé, la peau soulevée entre le nez et l’œil par une protubérance osseuse chez les mâles. Ces porcins sont redoutables, et ceux-ci l’étaient d’autant plus qu’ils se trouvaient dans des conditions de supériorité numérique.
En effet, ce jour-là, on en eût bien compté une centaine qui se précipitaient sur la rive gauche du rio. Aussi la plupart des huttes avaient-elles été déjà renversées, avant l’arrivée de Raggi et de sa troupe.
À travers les branches des derniers arbres, John Cort, Max Huber, Khamis et Llanga purent être témoins de la lutte. Elle fut courte, mais non sans danger. Les guerriers y déployèrent un grand courage. Se servant des épieux et des hachettes de préférence aux arcs et aux sagaies, ils foncèrent avec une ardeur qui égalait la fureur des assaillants. Ils les attaquèrent corps à corps, les frappant à la tête à coups de hache, leur trouant les flancs de leurs épieux. Bref, après une heure de combat, ces animaux étaient en fuite, et des ruisseaux de sang se mêlaient aux eaux de la petite rivière.
Max Huber avait bien eu la pensée de prendre part à la bataille. Rapporter sa carabine et celle de John Cort, les décharger du haut du village sur la bande, accabler d’une grêle de balles ces potamochères, à l’extrême surprise des Wagddis, ce n’eût été ni long ni difficile. Mais le sage John Cort, appuyé du foreloper, calma son bouillant ami.
« Non, lui dit-il, réservons-nous d’intervenir dans des circonstances plus décisives… Quand on dispose de la foudre, mon cher Max…
– Vous avez raison, John, il ne faut foudroyer qu’au bon moment… Et, puisqu’il n’est pas encore temps de tonner, remisons notre tonnerre ! »
Cette journée – ou plutôt cet après-midi du 15 avril – allait amener une dérogation aux habitudes si calmes des Wagddis. Depuis trois semaines, aucune occasion ne s’était offerte aux prisonniers de Ngala de reprendre à travers la grande forêt le chemin de l’Oubanghi. Surveillés de près, enfermés dans les limites infranchissables de ce village, ils ne pouvaient s’enfuir. Certes, il leur avait été loisible – et plus particulièrement à John Cort – d’étudier les mœurs de ces types placés entre l’anthropoïde le plus perfectionné et l’homme, d’observer par quels instincts ils tenaient à l’animalité, par quelle dose de raison ils se rapprochaient de la race humaine. C’était là tout un trésor de remarques à verser dans la discussion des théories darwiniennes. Mais, pour en faire bénéficier le monde savant, encore fallait-il regagner les routes du Congo français et rentrer à Libreville…
Le temps était magnifique. Un puissant soleil inondait de chaleur et de clarté les cimes qui ombrageaient le village aérien. Après avoir presque atteint le zénith à l’heure de sa culmination, l’obliquité de ses rayons, bien qu’il fût trois heures passées, n’en diminuait pas l’ardeur.
Les rapports de John Cort et de Max Huber avec les Mai avaient été fréquents. Pas un jour ne s’était écoulé sans que cette famille ne fût venue dans leur case ou qu’ils ne se fussent rendus dans la leur. Un véritable échange de visites ! Il n’y manquait que les cartes ! Quant au petit, il ne quittait guère Llanga et s’était pris d’une vive affection pour le jeune indigène.
Par malheur, il y avait toujours impossibilité de comprendre la langue wagddienne, réduite à un petit nombre de mots qui suffisaient au petit nombre d’idées de ces primitifs. Si John Cort avait pu retenir la signification de quelques-uns, cela ne lui permettait guère de converser avec les habitants de Ngala. Ce qui le surprenait toujours, c’était que diverses locutions indigènes figuraient dans le vocabulaire wagddien – une douzaine peut-être. Cela n’indiquait-il pas que les Wagddis avaient eu des rapports avec les tribus de l’Oubanghi, – ne fût-ce qu’un Congolais qui ne serait jamais revenu au Congo ?… Hypothèse assez plausible, on en conviendra. Et puis, quelque mot d’origine allemande s’échappait parfois des lèvres de Lo-Maï, toujours si incorrectement prononcé qu’on avait peine à le reconnaître.
Or, c’était là un point que John Cort tenait pour absolument inexplicable. En effet, à supposer que les indigènes et les Wagddis se fussent rencontres déjà, était-il admissible que ces derniers eussent eu des relations avec les Allemands du Cameroun ? Dans ce cas, l’Américain et le Français n’auraient pas eu les prémices de cette découverte. Bien que John Cort parlât assez couramment la langue allemande, il n’avait jamais eu l’occasion de s’en servir, puisque Lo-Maï n’en connaissait que deux ou trois mots.
Entre autres locutions empruntées aux indigènes, celle de Msélo-Tala-Tala, qui s’appliquait au souverain de cette tribu, était le plus souvent employée. On sait quel désir d’être reçus par cette Majesté invisible éprouvaient les deux amis Il est vrai, toutes les fois qu’ils prononçaient ce nom, Lo-Maï baissait la tête en marque de profond respect. En outre, lorsque leur promenade les amenait devant la case royale, s’ils manifestaient l’intention d’y pénétrer, Lo-Maï les arrêtait, les poussait de côte, les entraînait à droite ou à gauche. Il leur faisait comprendre à sa manière que nul n’avait le droit de franchir le seuil de la demeure sacrée.
Or, il arriva que, dans cet après-midi, un peu avant trois heures, le ngoro, la ngora et le petit vinrent trouver Khamis et ses compagnons.
Et, tout d’abord, il y eut à remarquer que la famille s’était parée de ses plus beaux vêtements – le père, coiffé d’un couvre-chef à plumes et drapé dans son manteau d’écorce, – la mère, enjuponnée de cette étoffe d’agoulie de fabrication wagddienne, quelques feuilles vertes dans les cheveux, au cou un chapelet de verroteries et de menues ferrailles – l’enfant, un léger pagne ceint à sa taille – « ses habits du dimanche », dit Max Huber.
Et, en les voyant si « endimanchés » tous trois :
« Qu’est-ce que cela signifie ?… s’écria-t-il. Ont-ils eu la pensée de nous faire une visite officielle ?…
– C’est sans doute jour de fête, répondit John Cort. S’agit-il donc de rendre hommage à un dieu quelconque ? Ce serait le point intéressant qui résoudrait la question de religiosité »
Avant qu’il eût achevé sa phrase, Lo-Maï venait de prononcer comme une réponse :
« Msélo-Tala-Tala…
– Le père aux lunettes ! » traduisit Max Huber.
Et il sortit de la case avec l’idée que le roi des Wagddis passait en ce moment.
Complète désillusion ! Max Huber n’entrevit pas même l’ombre de Sa Majesté ! Toutefois, il fallut bien constater que Ngala était en mouvement. De toutes parts affluait une foule aussi joyeuse, aussi parée que la famille Maï. Grand concours de populaire, les uns suivant processionnellement les rues vers l’extrémité ouest du village, ceux-ci se tenant par la main comme des paysans en goguette, ceux-là cabriolant comme des singes d’un arbre à l’autre.
« Il y a quelque chose de nouveau…, déclara John Cort en s’arrêtant sur le seuil de la case.
– On va voir », répliqua Max Huber.
Et, revenant à Lo-Maï :
« Msélo-Tala-Tala ?… répéta-t-il.
– Msélo-Tala-Tala ! » répondit Lo-Maï en croisant ses bras, tandis qu’il inclinait la tête.
John Cort et Max Huber furent conduits à penser que la population wagddienne allait saluer son souverain, lequel ne tarderait pas à apparaître dans toute sa gloire.
Eux, John Cort, Max Huber, n’avaient pas d’habits de cérémonie à mettre. Ils en étaient réduits à leur unique costume de chasse, bien usé, bien sali, à leur linge qu’ils tenaient aussi propre que possible. Par conséquent, aucune toilette à faire en l’honneur de Sa Majesté, et, comme la famille Mai sortait de la case, ils la suivirent avec Llanga.
Quant à Khamis, peu soucieux de se mêler à tout ce monde inférieur, il « resta seul à la maison ». Il s’occupa de ranger les ustensiles, de veiller à la préparation du repas, de nettoyer les armes à feu. Ne convenait-il pas d’être prêt à toute éventualité, et l’heure approchait peut-être où il serait nécessaire d’en faire usage.
John Cort et Max Huber se laissèrent donc guider par Lo-Maï à travers le village plein d’animation. Il n’existait pas de rues, au vrai sens de ce mot. Les paillotes, distribuées à la fantaisie de chacun, se conformaient à la disposition des arbres ou plutôt des cimes qui les abritaient.
La foule était assez compacte. Au moins un millier de Wagddis se dirigeaient maintenant vers la partie de Ngala à l’extrémité de laquelle s’élevait la case royale.
« Il est impossible de ressembler davantage à une foule humaine !… remarqua John Cort. Mêmes mouvements, même manière de témoigner sa satisfaction par les gestes, par les cris…
– Et par les grimaces, ajouta Max Huber, et c’est ce qui rattache ces êtres bizarres aux quadrumanes ! »
En effet, les Wagddis, d’ordinaire sérieux, réservés, peu communicatifs, ne s’étaient jamais montrés si expansifs ni si grimaçants. Et toujours cette inexplicable indifférence envers les étrangers, auxquels ils ne semblaient prêter aucune attention – attention qui eût été gênante et obsédante chez les Denkas, les Monbouttous et autres peuplades africaines.
Cela n’était pas très « humain » !
Après une longue promenade, Max Huber et John Cort arrivèrent sur la place principale, que bornaient les ramures des derniers arbres du côté de l’ouest, et dont les branches verdoyantes retombaient autour du palais royal.
En avant étaient rangés les guerriers, toutes armes dehors, vêtus de peaux d’antilope rattachées par de fines lianes, le chef coiffé de têtes de steinbock dont les cornes leur donnaient l’apparence d’un troupeau. Quant au « colonel » Raggi, casqué d’une tête de buffle, l’arc sur l’épaule, la hachette à la ceinture, l’épieu à la main, il paradait devant l’armée wagddienne.
« Probablement, dit John Cort, le souverain s’apprête à passer la revue de ses troupes…
– Et, s’il ne vient pas, repartit Max Huber, c’est qu’il ne se laisse jamais voir à ses fidèles sujets !… On ne se figure pas ce que l’invisibilité donne de prestige à un monarque, et peut-être celui-ci… »
S’adressant à Lo-Maï, dont il se fit comprendre par un geste :
« Msélo-Tala-Tala doit-il sortir ?… »
Signe affirmatif de Lo-Maï, qui sembla dire :
« Plus tard… plus tard…
– Peu importe, répliqua Max Huber, pourvu qu’il nous soit permis de contempler enfin sa face auguste…
– Et, en attendant, répondit John Cort, ne perdons rien de ce spectacle. »
Voici ce que tous deux furent à même d’observer alors de plus curieux :
Le centre de la place entièrement dégagé d’arbres, restait libre sur un espace d’un demi-hectare. La foule l’emplissait dans le but, sans doute, de prendre part à la fête jusqu’au moment où le souverain paraîtrait au seuil de son palais. Se prosternerait-elle alors devant lui ?… Se confondrait-elle en adorations !…
« Après tout, fit remarquer John Cort, il n’y aurait pas à tenir compte de ces adorations au point de vue de la religiosité, car, en somme, elles ne s’adresseraient qu’à un homme…
– À moins, répliqua Max Huber, que cet homme ne soit en bois ou en pierre… Si ce potentat n’est qu’une idole du genre de celles que révèrent les naturels de la Polynésie…
– Dans ce cas, mon cher Max, il ne manquerait plus rien aux habitants de Ngala de ce qui complète l’être humain… Ils auraient le droit d’être classés parmi les hommes tout autant que ces naturels dont vous parlez…
– En admettant que ceux-ci le méritent ! répondit Max Huber, d’un ton assez peu flatteur pour la race polynésienne.
– Certes, Max, puisqu’ils croient à l’existence d’une divinité quelconque, et jamais il n’est venu ni ne viendra à personne l’idée de les classer parmi les animaux, fût-ce même ceux qui occupent le premier rang dans l’animalité ! »
Grâce à la famille de Lo-Maï, Max Huber, John Cort et Llanga purent se placer de manière à tout voir.
Lorsque la foule eut laissé libre le centre de la place, les jeunes Wagddis des deux sexes se mirent en danse, tandis que les plus âgés commençaient à boire, comme les héros d’une kermesse hollandaise.
Ce que ces sylvestres absorbaient, c’étaient des boissons fermentées et pimentées tirées des gousses du tamarin. Et elles devaient être extrêmement alcooliques, car les têtes ne tardèrent pas à s’échauffer et les jambes à tituber d’une façon inquiétante.
Ces danses ne rappelaient en rien les nobles figures du passe-pied ou du menuet, sans aller cependant jusqu’au paroxysme des déhanchements et des grands écarts en honneur dans les bals-musettes des banlieues parisiennes. Au total, il se faisait plus de grimaces que de contorsions, et aussi plus de culbutes. En un mot, dans ces attitudes chorégraphiques, on retrouvait moins l’homme que le singe. Et, qu’on l’entende bien, non point le singe éduqué pour les exhibitions de la foire, non… le singe livré à ses instincts naturels.
En outre, les danses ne s’exécutaient pas avec accompagnement des clameurs publiques. C’était au son d’instruments des plus rudimentaires, calebasses tendues d’une peau sonore et frappées à coups redoublés, tiges creuses, taillées en sifflet, dans lesquelles une douzaine de vigoureux exécutants soufflaient à se crever les poumons. Non !… jamais charivari plus assourdissant ne déchira des oreilles de blancs !
« Ils ne paraissent pas avoir le sentiment de la mesure…, remarqua John Cort.
– Pas plus que celui de la tonalité, répondit Max Huber.
– En somme, ils sont sensibles à la musique, mon cher Max.
– Et les animaux le sont aussi, mon cher John, – quelques-uns, du moins. À mon avis, la musique est un art inférieur qui s’adresse à un sens inférieur. Au contraire, qu’il s’agisse de peinture, de sculpture, de littérature, aucun animal n’en subit le charme, et on n’a jamais vu même les plus intelligents se montrer émus devant un tableau ou à l’audition d’une tirade de poète ! »
Quoi qu’il en soit, les Wagddis se rapprochaient de l’homme, non seulement parce qu’ils ressentaient les effets de la musique, mais parce qu’ils mettaient eux-mêmes cet art en pratique.
Deux heures se passèrent ainsi, à l’extrême impatience de Max Huber. Ce qui l’enrageait, c’est que S. M. Msélo-Tala-Tala ne daignait pas se déranger pour recevoir l’hommage de ses sujets.
Cependant la fête continuait avec redoublement de cris et de danses. Les boissons provoquaient aux violences de l’ivresse, et c’était à se demander quelles scènes de désordre menaçaient de s’ensuivre, lorsque, soudain, le tumulte prit fin.
Chacun se calma, s’accroupit, s’immobilisa. Un silence absolu succéda aux bruyantes démonstrations, au fracas assourdissant des tam-tams, au sifflet suraigu des flûtes.
À ce moment, la porte de la demeure royale s’ouvrit, et les guerriers formèrent la haie de chaque côté.
« Enfin ! dit Max Huber, nous allons donc le voir, ce souverain de sylvestres. »
Ce ne fut point Sa Majesté qui sortit de la case. Une sorte de meuble, recouvert d’un tapis de feuillage, fut apporté au milieu de la place. Et quelle fut la bien naturelle surprise des deux amis, lorsqu’ils reconnurent dans ce meuble un vulgaire orgue de Barbarie !… Très probablement, cet instrument sacré ne figurait que dans les grandes cérémonies de Ngala, et les Wagddis en écoutaient sans doute les airs plus ou moins variés avec un ravissement de dilettantes !
« Mais c’est l’orgue du docteur Johausen ! dit John Cort.
– Ce ne peut être que cette mécanique antédiluvienne, répliqua Max Huber. Et, à présent, je m’explique comment, dans la nuit de notre arrivée sous le village de Ngala, j’ai eu la vague impression d’entendre l’impitoyable valse du Freyschütz au-dessus de ma tête !
– Et vous ne nous avez rien dit de cela, Max ?…
– J’ai cru que j’avais rêvé, John.
– Quant à cet orgue, ajouta John Cort, ce sont certainement les Wagddis qui l’ont rapporté de la case du docteur…
– Et après avoir mis à mal ce pauvre homme ! » ajouta Max Huber.
Un superbe Wagddi – évidemment le chef d’orchestre de l’endroit – vint se poser devant l’instrument et commença à tourner la manivelle.
Aussitôt la valse en question, à laquelle manquaient bien quelques notes, de se dévider au très réel plaisir de l’assistance.
C’était un concert qui succédait aux exercices chorégraphiques. Les auditeurs l’écoutèrent en hochant la tête, – à contre-mesure, il est vrai. De fait, il ne semblait pas qu’ils subissent cette impression giratoire qu’une valse communique aux civilisés de l’ancien et du nouveau monde.
Et, gravement, comme pénétré de l’importance de ses fonctions, le Wagddi manœuvrait toujours sa boîte à musique.
Mais, à Ngala, savait-on que l’orgue renfermât d’autres airs ?… C’est ce que se demandait John Cort. En effet, le hasard n’aurait pu faire découvrir à ces primitifs par quel procédé, en poussant un bouton, on remplaçait le motif de Weber par un autre.
Quoi qu’il en soit, après une demi-heure consacrée à la valse du Freyschütz, voici que l’exécutant poussa un ressort latéral, ainsi que l’eût fait un joueur des rues de l’instrument suspendu par sa bretelle.
« Ah ! par exemple… c’est trop fort, cela !… » s’écria Max Huber.
Trop fort, en vérité, à moins que quelqu’un n’eût appris à ces sylvestres le secret du mécanisme, et comment on pouvait tirer de ce meuble barbaresque toutes les mélodies renfermées dans son sein !…
Puis la manivelle se remit aussitôt en mouvement. Et alors à l’air allemand succéda un air français, l’un des plus populaires, la plaintive chanson de la Grâce de Dieu.
On connaît ce « chef-d’œuvre » de Loïsa Puget. Personne n’ignore que le couplet se déroule en la mineur pendant seize mesures, et que le refrain reprend en la majeur, suivant toutes les traditions de l’art à cette époque.
« Ah ! le malheureux !… Ah ! le misérable !… hurla Max Huber, dont les exclamations provoquèrent les murmures très significatifs de l’assistance.
– Quel misérable ?… demanda John Cort. Celui qui joue de l’orgue ?…
– Non ! celui qui l’a fabriqué !… Pour économiser les notes, il n’a fourré dans sa boîte ni les ut ni les sol dièzes !… Et ce refrain qui devrait être joué en la majeur :
Va, mon enfant, adieu,
À la grâce de Dieu…
voilà qu’on le joue en ut majeur !
– Ça… c’est un crime !… déclara en riant John Cort.
– Et ces barbares qui ne s’en aperçoivent point… qui ne bondissent pas comme devrait bondir tout être doué d’une oreille humaine !… »
Non ! cette abomination, les Wagddis n’en ressentaient pas toute l’horreur !… Ils acceptaient cette criminelle substitution d’un mode à l’autre !… S’ils n’applaudissaient pas, bien qu’ils eussent d’énormes mains de claqueurs, leur attitude n’en décelait pas moins une profonde extase !
« Rien que cela, dit Max Huber, mérite qu’on les ramène au rang des bêtes ! »
Il y eut lieu de croire que cet orgue ne contenait pas d’autres motifs que la valse allemande et la chanson française. Invariablement elles se remplacèrent une demi-heure durant. Les autres airs étaient vraisemblablement détraqués. Par bonheur, l’instrument, possédant les notes voulues en ce qui concernait la valse, ne donnait pas à Max Huber les nausées que lui avait fait éprouver le couplet de la romance.
Lorsque ce concert fut achevé, les danses reprirent de plus belle, les boissons coulèrent plus abondantes que jamais à travers les gosiers wagddiens. Le soleil venait de s’abaisser derrière les cimes du couchant, et quelques torches s’allumaient entre les ramures, de manière à illuminer la place que le court crépuscule allait bientôt plonger dans l’ombre.
Max Huber et John Cort en avaient assez, et ils songeaient à regagner leur case, lorsque Lo-Maï prononça ce nom :
« Msélo-Tala-Tala. »
Était-ce vrai ?… Sa Majesté allait-elle venir recevoir les adorations de son peuple ?… Daignait-elle enfin sortir de sa divine invisibilité ?… John Cort et Max Huber se gardèrent bien de partir.
En effet, un mouvement se faisait du côté de la case royale, auquel répondit une sourde rumeur de l’assistance. La porte s’ouvrit, une escorte de guerriers se forma, et le chef Raggi prit la tête du cortège.
Presque aussitôt apparut un trône, – un vieux divan drapé d’étoffes et de feuillage, – soutenu par quatre porteurs, et sur lequel se pavanait Sa Majesté.
C’était un personnage d’une soixantaine d’années, couronné de verdure, la chevelure et la barbe blanches, d’une corpulence considérable, et dont le poids devait être lourd aux robustes épaules de ses serviteurs.
Le cortège se mit en marche, de manière à faire le tour de la place.
La foule se courbait jusqu’à terre, silencieuse, comme hypnotisée par l’auguste présence de Msélo-Tala-Tala.
Le souverain semblait fort indifférent, d’ailleurs, aux hommages qu’il recevait, qui lui étaient dus, dont il avait probablement l’habitude. À peine s’il daignait remuer la tête en signe de satisfaction. Pas un geste, si ce n’est à deux ou trois reprises pour se gratter le nez, – un long nez que surmontaient de grosses lunettes, – ce qui justifiait son surnom de « Père Miroir ».
Les deux amis le regardèrent avec une extrême attention, lorsqu’il passa devant eux.
« Mais… c’est un homme !… affirma John Cort.
– Un homme ?… répliqua Max Huber.
– Oui… un homme… et… qui plus est… un blanc !…
– Un blanc ?… »
Oui, à n’en pas douter, ce qu’on promenait là sur sa sedia gestatoria, c’était un être différent de ces Wagddis sur lesquels il régnait, et non point un indigène des tribus du haut Oubanghi… Impossible de s’y tromper, c’était un blanc, un représentant qualifié de la race humaine !…
« Et notre présence ne produit aucun effet sur lui, dit Max Huber, et il ne semble même pas nous apercevoir !… Que diable ! nous ne ressemblons pourtant pas à ces demi-singes de Ngala, et, pour avoir vécu parmi eux depuis trois semaines, nous n’avons pas encore perdu, j’imagine, figure d’hommes !… »
Et il fut sur le point de crier :
« Hé !… monsieur… là-bas… faites-nous donc l’honneur de regarder… »
À cet instant, John Cort lui saisit le bras et, d’une voix qui dénotait le comble de la surprise :
« Je le reconnais… dit-il.
– Vous le reconnaissez ?
– Oui !… C’est le docteur Johausen ! »
John Cort avait autrefois rencontré le docteur Johausen à Libreville. Il ne pouvait faire erreur : c’était bien ledit docteur qui régnait sur cette peuplade wagddienne !
Son histoire, rien de plus aisé que d’en résumer le début en quelques lignes, et même de la reconstituer tout entière. Les faits s’enchaînaient sans interruption sur cette route qui allait de la cage forestière au village de Ngala.
Trois ans avant, cet Allemand, désireux de reprendre la tentative peu sérieuse et, dans tous les cas, avortée du professeur Garner, quitta Malinba avec une escorte de noirs, emportant un matériel, des munitions et des vivres pour un assez long temps. Ce qu’il voulait faire dans l’est du Cameroun, on ne l’ignorait pas. Il avait formé l’invraisemblable projet de s’établir au milieu des singes afin d’étudier leur langage. Mais de quel côté il comptait se diriger, il ne l’avait confié à personne, étant très original, très maniaque et, pour employer un mot dont les Français se servent fréquemment, à demi toqué.
Les découvertes de Khamis et de ses compagnons pendant leur voyage de retour prouvaient indubitablement que le docteur avait atteint dans la forêt l’endroit où coulait le rio baptisé de son nom par Max Huber. Il avait construit un radeau et, après avoir renvoyé son escorte, s’y était embarqué avec un indigène demeuré à son service. Puis, tous deux descendirent la rivière jusqu’au marécage à l’extrémité duquel fut établie la cabane treillagée sous le couvert des arbres de la rive droite.
Là s’arrêtaient les données certaines relatives aux aventures du docteur Johausen. Quant à ce qui avait suivi, les hypothèses se changeaient maintenant en certitudes.
On se souvient que Khamis, en fouillant la cage vide alors, avait mis la main sur une petite boîte de cuivre qui renfermait un carnet de notes. Or, ces notes se réduisaient à quelques lignes tracées au crayon, à diverses dates, depuis celle du 27 juillet 1894 jusqu’à celle du 24 août de la même année.
Il était donc démontré que le docteur avait débarqué le 29 juillet, achevé son installation le 13 août, habité sa cage jusqu’au 25 du même mois, soit, au total, treize jours pleins.
Pourquoi l’avait-il abandonnée ?… Était-ce de son propre gré ?… Évidemment, non. Que les Wagddis s’avançassent parfois jusqu’aux rives du rio, Khamis, John Cort et Max Huber savaient à quoi s’en tenir à cet égard. Ces feux qui illuminaient la lisière de la forêt à l’arrivée de la caravane, n’étaient-ce pas eux qui les promenaient d’arbre en arbre ?… De là cette conclusion que ces primitifs découvrirent la cabane du professeur, qu’ils s’emparèrent de sa personne et de son matériel, que le tout fut transporté au village aérien.
Quant au serviteur indigène, il s’était enfui sans doute à travers la forêt. S’il eût été conduit à Ngala, John Cort, Max Huber, Khamis l’eussent déjà rencontré, lui qui n’était pas roi et qui n’habitait point la case royale. D’ailleurs, il aurait figuré dans la cérémonie de ce jour auprès de son maître en qualité de dignitaire, et pourquoi pas de premier ministre ?…
Ainsi, les Wagddis n’avaient pas traité le docteur Johausen plus mal que Khamis et ses compagnons. Très probablement frappés de sa supériorité intellectuelle, ils en avaient fait leur souverain, – ce qui eût pu arriver à John Cort ou à Max Huber, si la place n’eût été prise. Donc, depuis trois ans, le docteur Johausen, le père Miroir – c’est lui qui avait dû apprendre cette locution à ses sujets – occupait le trône wagddien sous le nom de Msélo-Tala-Tala.
Cela expliquait nombre de choses jusqu’alors assez inexplicables : comment plusieurs mots de la langue congolaise figuraient dans le langage de ces primitifs, et aussi deux ou trois mots de la langue allemande, comment le maniement de l’orgue de Barbarie leur était familier, comment ils connaissaient la fabrication de certains ustensiles, comment un certain progrès s’était peut-être étendu aux mœurs de ces types placés au premier degré de l’échelle humaine.
Voilà ce que se dirent les deux amis lorsqu’ils eurent réintégré leur case.
Aussitôt Khamis fut mis au courant.
« Ce que je ne puis m’expliquer, ajouta Max Huber, c’est que le docteur Johausen ne se soit point inquiété de la présence d’étrangers dans sa capitale… Comment ? il ne nous a point fait comparaître devant lui… et il ne semble même pas s’être aperçu, pendant la cérémonie, que nous ne ressemblions pas à ses sujets !… Oh ! mais, pas du tout !…
– Je suis de votre avis, Max, répondit John Cort, et il m’est impossible de comprendre pourquoi Msélo-Tala-Tala ne nous a pas encore mandés à son palais…
– Peut-être ignore-t-il que les Wagddis ont fait des prisonniers dans cette partie de la forêt ?… observa le foreloper.
– C’est possible, mais c’est au moins singulier, déclara John Cort. Il y a là quelque circonstance qui m’échappe et qu’il faudra éclaircir…
– De quelle façon ?… demanda Max Huber.
– En cherchant bien, nous y parviendrons !… » répondit John Cort.
De tout ceci il résultait que le docteur Johausen, venu dans la forêt de l’Oubanghi afin de vivre parmi les singes, était entre les mains d’une race supérieure à l’anthropoïde et dont on ne soupçonnait pas l’existence. Il n’avait pas eu la peine de leur apprendre à parler, puisqu’ils parlaient ; il s’était borné à leur enseigner quelques mots de la langue congolaise et de la langue allemande. Puis, en leur donnant ses soins comme docteur, sans doute, il avait dû acquérir une certaine popularité qui l’avait porté au trône !… Et, à vrai dire, John Cort n’avait-il pas déjà constaté que les habitants de Ngala jouissaient d’une santé excellente, qu’on n’y comptait pas un malade et, ainsi que cela a été dit, que pas un Wagddi n’était décédé depuis l’arrivée des étrangers à Ngala ?
Ce qu’il y avait lieu d’admettre, en tout cas, c’est que, bien qu’il y eût un médecin dans ce village, – un médecin dont on avait fait un roi, – il ne semblait pas que la mortalité s’y fût accrue. Réflexion quelque peu irrévérencieuse pour la Faculté, et que se permit Max Huber.
Et, maintenant quel parti prendre ?… La situation du docteur Johausen à Ngala ne devait-elle pas modifier la situation des prisonniers ?… Ce souverain de race teutonne hésiterait-il à leur rendre la liberté, s’ils paraissaient devant lui et lui demandaient de les renvoyer au Congo ?…
« Je ne puis le croire, dit Max Huber, et notre conduite est toute tracée… Il est très possible que notre présence ait été cachée à ce docteur-roi… J’admets même, quoique ce soit assez invraisemblable, que pendant la cérémonie il ne nous ait pas remarqués au milieu de la foule… Eh bien, raison de plus pour pénétrer dans la case royale…
– Quand ?… demanda John Cort.
– Dès ce soir, et, puisque c’est un souverain adoré de son peuple, son peuple lui obéira, et, lorsqu’il nous aura rendu la liberté, on nous reconduira jusqu’à la frontière avec les honneurs dus aux semblables de Sa Majesté wagddienne.
– Et s’il refuse ?…
– Pourquoi refuserait-il ?…
– Sait-on, mon cher Max ?… répondit John en riant. Des raisons diplomatiques, peut-être !…
– Eh bien, s’il refuse, s’écria Max Huber, je lui dirai qu’il était tout au plus digne de régner sur les plus inférieurs des macaques et qu’il est au-dessous du dernier de ses sujets ! »
En somme, débarrassée de ses agréments fantaisistes, la proposition valait la peine d’être prise en considération.
L’occasion était propice, d’ailleurs. Si la nuit allait interrompre la fête, ce qui se prolongerait, à n’en pas douter, c’était l’état d’ébriété dans lequel se trouvait la population du village… Ne fallait-il pas profiter de cette circonstance, qui ne se renouvellerait peut-être pas de longtemps ?… De ces Wagddis à demi ivres, les uns seraient endormis dans leurs paillotes, les autres dispersés à travers les profondeurs de la forêt… Les guerriers eux-mêmes n’avaient pas craint de déshonorer leur uniforme en buvant à perdre la tête… La demeure royale serait moins sévèrement gardée, et il ne devait pas être difficile d’arriver jusqu’à la chambre de Msélo-Tala-Tala…
Ce projet ayant eu l’approbation de Khamis, toujours de bon conseil, on attendit que la nuit fût close et l’ivresse plus complète dans le village. Il va de soi que Kollo, autorisé à se joindre au festival, n’était pas rentré.
Vers neuf heures, Max Huber, John Cort, Llanga et le foreloper sortirent de leur case.
Ngala était sombre, étant dépourvue de tout éclairage municipal. Les dernières lueurs des torches résineuses, disposées dans les arbres, venaient de s’éteindre. Au loin, comme au-dessous de Ngala, se propageaient des rumeurs confuses, du côté opposé à l’habitation du docteur Johausen.
John Cort, Max Huber et Khamis, prévoyant le cas où il leur serait possible de fuir ce soir même avec ou sans l’agrément de Sa Majesté, s’étaient munis de leurs carabines et toutes les cartouches de la caisse garnissaient leurs poches. En effet, s’ils étaient surpris, peut-être serait-il nécessaire de faire parler les armes à feu, – un langage que les Wagddis ne devaient pas connaître.
Tous les quatre, ils allèrent ainsi entre les cases, dont la plupart étaient vides. Lorsqu’ils furent sur la place plongée dans les ténèbres, elle était déserte.
Une seule clarté sortait de la fenêtre de la case du souverain.
« Personne », observa John Cort.
Personne effectivement, pas même devant la demeure de Msélo-Tala-Tala.
Raggi et ses guerriers avaient abandonné leur poste, et, cette nuit-là, le souverain ne serait pas bien gardé.
Il se pouvait, cependant, qu’il y eût quelques « chambellans de service » près de Sa Majesté et qu’il fût malaisé de tromper leur surveillance.
Toutefois, Khamis et ses compagnons estimaient l’occasion trop tentante. Une heureuse chance leur avait permis d’atteindre l’habitation royale sans avoir été aperçus, et ils se disposèrent à y pénétrer.
En rampant le long des branches, Llanga put s’avancer jusqu’à la porte et il constata qu’il suffirait de la pousser pour pénétrer à l’intérieur. John Cort, Max Huber et Khamis le rejoignirent aussitôt. Pendant quelques minutes, avant d’entrer, ils prêtèrent l’oreille, prêts à battre en retraite, s’il le fallait.
Aucun bruit ne se faisait entendre ni au dedans ni au dehors.
Ce fut Max Huber qui, le premier, franchit le seuil. Ses compagnons le suivirent et refermèrent la porte derrière eux.
Cette habitation comprenait deux chambres contiguës, formant tout l’appartement de Msélo-Tala-Tala.
Personne dans la première, absolument obscure.
Khamis appliqua son œil à la porte qui communiquait avec la seconde chambre, – porte assez mal jointe à travers laquelle filtraient quelques lueurs.
Le docteur Johausen était là, à demi couché sur un divan.
Évidemment, ce meuble et quelques autres qui garnissaient la chambre provenaient du matériel de la cage et avaient été apportés à Ngala en même temps que leur propriétaire.
« Entrons », dit Max Huber.
Au bruit, qu’ils firent, le docteur Johausen, tournant la tête, se redressa… Peut-être venait-il d’être tiré d’un profond sommeil… Quoi qu’il en soit, il ne parut pas que la présence des visiteurs eût produit sur lui aucun effet.
« Docteur Johausen, mes compagnons et moi, nous venons offrir nos hommages à Votre Majesté !… » dit John Cort en allemand.
Le docteur ne répondit rien… Est-ce qu’il n’avait pas compris ?… Est-ce qu’il avait oublié sa propre langue, après trois ans de séjour chez les Wagddis ?…
« M’entendez-vous ? reprit John Cort. Nous sommes des étrangers qui avons été amenés au village de Ngala… »
Aucune réponse.
Ces étrangers, le monarque wagddien semblait les regarder sans les voir, les écouter sans les entendre. Il ne faisait pas un mouvement, pas un geste, comme s’il eût été en état de complète hébétude.
Max Huber s’approcha, et, peu respectueux envers ce souverain, de l’Afrique centrale, il le prit par les épaules et le secoua vigoureusement.
Sa Majesté fit une grimace que n’eût pas désavouée le plus grimacier des mandrilles de l’Oubanghi.
Max Huber le secoua de nouveau.
Sa Majesté lui tira la langue.
« Est-ce qu’il est fou ?… dit John Cort.
– Tout ce qu’il y a de plus fou, pardieu !… fou à lier !… » déclara Max Huber.
Oui… le docteur Johausen était en absolue démence. À moitié déséquilibré déjà lors de son départ du Cameroun, il avait achevé de perdre la raison depuis son arrivée à Ngala. Et qui sait même si ce n’était pas cette dégénérescence mentale qui lui avait valu d’être proclamé roi des Wagddis ?… Est-ce que, chez les Indiens du Far West, chez les sauvages de l’Océanie, la folie n’est pas plus honorée que la sagesse, et le fou ne passe-t-il pas, aux yeux de ces indigènes, pour un être sacré, un dépositaire de la puissance divine ?…
La vérité est que le pauvre docteur était dépourvu de toute intellectualité. Et voilà pourquoi il ne se préoccupait pas de la présence des quatre étrangers au village, comment il n’avait pas reconnu en deux d’entre eux des individus de son espèce, si différente de la race wagddienne !
« Il n’y a qu’un parti à prendre, dit Khamis. Nous ne pouvons pas compter sur l’intervention de cet inconscient pour nous rendre la liberté…
– Assurément non !… affirma John Cort.
– Et ces animaux-là ne nous laisseront jamais partir…, ajouta Max Huber. Donc, puisque l’occasion s’offre de fuir, fuyons…
– À l’instant, dit Khamis. Profitons de la nuit…
– Et de l’état où se trouve tout ce monde de demi-singes…, déclara Max Huber.
– Venez, dit Khamis en se dirigeant vers la première chambre. Essayons de gagner l’escalier et jetons-nous à travers la forêt…
– Convenu, répliqua Max Huber, mais… le docteur…
– Le docteur ?… répéta Khamis.
– Nous ne pouvons pas le laisser dans sa souveraineté wagddienne… Notre devoir est de le délivrer…
– Oui, certes, mon cher Max, approuva John Cort. Mais ce malheureux n’a plus sa raison… il résistera peut-être… S’il refuse de nous suivre ?…
– Tentons-le toujours », répondit Max Huber en s’approchant du docteur.
Ce gros homme – on l’imagine – ne devait pas être facile à déplacer, et, s’il ne s’y prêtait pas, comment réussir à le pousser hors de la case ?…
Khamis et John Cort, se joignant à Max Huber, saisirent le docteur par le bras.
Celui-ci, très vigoureux encore, les repoussa et se recoucha tout de son long en gigotant comme un crustacé qu’on a retourné sur le dos.
« Diable ! fit Max Huber, il est aussi lourd à lui seul que toute la Triplice…
– Docteur Johausen ?… » cria une dernière fois John Cort.
Sa Majesté Msélo-Tala-Tala, pour toute réponse, se gratta de la façon la plus simiesque…
« Décidément, dit Max Huber, rien à obtenir de cette bête humaine !… Il est devenu singe… qu’il reste singe et continue à régner sur des singes ! »
Il n’y eut plus qu’à quitter la demeure royale. Par malheur, tout en grimaçant, Sa Majesté s’était mise à crier, et si fort qu’elle devait avoir été entendue, si des Wagddis se trouvaient dans le voisinage.
D’autre part, perdre quelques secondes, c’était s’exposer à manquer une occasion si favorable… Raggi et ses guerriers allaient peut-être accourir… La situation des étrangers, surpris dans la demeure de Msélo-Tala-Tala, s’aggraverait, et ils devraient renoncer à tout espoir de recouvrer leur liberté…
Khamis et ses compagnons abandonnèrent donc le docteur Johausen et, rouvrant la porte, ils s’élancèrent au dehors.
La chance se déclarait pour les fugitifs. Tout ce tapage à l’intérieur de l’habitation n’avait attiré personne. Déserte la place, désertes les rues qui y débouchaient. Mais la difficulté était de se reconnaître au milieu de ce dédale obscur, de circuler entre les branchages, de gagner par le plus court l’escalier de Ngala.
Soudain, un Wagddi se présenta devant Khamis et ses compagnons.
C’était Lo-Maï, accompagné de son enfant. Le petit, qui les avait suivis pendant qu’ils se rendaient à la case de Msélo-Tala-Tala, était venu prévenir son père. Celui-ci, redoutant quelque danger pour le foreloper et ses compagnons, se hâta de les rejoindre. Comprenant alors qu’ils cherchaient à s’enfuir, il s’offrit à leur servir de guide.
Ce fut heureux, car aucun d’eux n’aurait pu retrouver le chemin de l’escalier.
Mais, lorsqu’ils arrivèrent en cet endroit, quel fut leur désappointement !
L’entrée était gardée par Raggi et une douzaine de guerriers.
Forcer le passage, à quatre, serait-ce possible avec espoir de succès ?…
Max Huber crut le moment venu d’utiliser sa carabine.
Raggi et deux autres venaient de se jeter sur lui…
Max Huber, reculant de quelques pas, fit feu sur le groupe.
Raggi, atteint en pleine poitrine, tomba raide mort.
Assurément, les Wagddis ne connaissaient ni l’usage des armes à feu ni leurs effets. La détonation et la chute de Raggi leur causèrent une épouvante dont on ne saurait donner une idée. Le tonnerre foudroyant la place pendant la cérémonie de ce jour les eût moins terrifiés. Cette douzaine de guerriers se dispersa, les uns rentrant dans le village, les autres dégringolant l’escalier avec une prestesse de quadrumanes.
Le chemin devint libre en un instant.
« En bas !… » cria Khamis.
Il n’y avait qu’à suivre Lo-Maï et le petit, qui prirent les devants. John Cort, Max Huber, Llanga, le foreloper, se laissèrent pour ainsi dire glisser, sans rencontrer d’obstacle. Après avoir passé sous le village aérien, ils se dirigèrent vers la rive du rio, l’atteignirent en quelques minutes, détachèrent un des canots et s’embarquèrent avec le père et l’enfant.
Mais alors des torches s’allumèrent de toutes parts, et de toutes parts accoururent un grand nombre de ces Wagddis qui erraient aux environs du village. Cris de colère, cris de menace furent appuyés d’une nuée de flèches.
« Allons, dit John Cort, il le faut ! »
Max Huber et lui épaulèrent leurs carabines, tandis que Khamis et Llanga manœuvraient pour écarter le canot de la berge.
Une double détonation retentit. Deux Wagddis furent atteints, et la foule hurlante se dissipa.
En ce moment, le canot fut saisi par le courant, et il disparut en aval sous le couvert d’une rangée de grands arbres.
*******
Il n’y a point à rapporter – en détail du moins – ce que fut cette navigation vers le sud-ouest de la grande forêt. S’il existait d’autres villages aériens, les deux amis ne devaient rien savoir à cet égard. Comme les munitions ne manquaient pas, la nourriture serait assurée par le produit de la chasse, et les diverses sortes d’antilopes abondaient dans ces régions voisines de l’Oubanghi.
Le lendemain soir, Khamis amarra le canot à un arbre de la berge pour la nuit.
Pendant ce parcours, John Cort et Max Huber n’avaient point épargné les témoignages de reconnaissance à Lo-Maï, pour lequel ils éprouvaient une sympathie tout humaine.
Quant à Llanga et à l’enfant, c’était entre eux une véritable amitié fraternelle. Comment le jeune indigène aurait-il pu sentir les différences anthropologiques qui le mettaient au-dessus de ce petit être ?…
John Cort et Max Huber espéraient bien obtenir de Lo-Maï qu’il les accompagnerait jusqu’à Libreville. Le retour serait facile en descendant ce rio, qui devait être un des affluents de l’Oubanghi. L’essentiel était que son cours ne fût obstrué ni par des rapides ni par des chutes.
C’était le soir du 16 avril que l’embarcation avait fait halte, après une navigation de quinze heures. Khamis estimait que de quarante à cinquante kilomètres venaient d’être parcourus depuis la veille.
Il fut convenu que la nuit se passerait en cet endroit. Le campement organisé, le repas terminé, Lo-Maï veillant, les autres s’endormirent d’un sommeil réparateur qui ne fut troublé en aucune façon.
Au réveil, Khamis fit les préparatifs de départ, et le canot n’avait plus qu’à se lancer dans le courant.
En ce moment, Lo-Maï, qui tenait son enfant d’une main, attendait sur la berge.
John Cort et Max Huber le rejoignirent et le pressèrent de les suivre.
Lo-Maï, secouant la tête, montra d’une main le cours du rio et de l’autre les épaisses profondeurs de la forêt.
Les deux amis insistèrent, et leurs gestes suffisaient à les faire comprendre. Ils voulaient emmener Lo-Maï et Li-Maï avec eux, à Libreville…
En même temps, Llanga accablait l’enfant de ses caresses, l’embrassant, le serrant entre ses bras… Il cherchait à l’entraîner vers le canot…
Li-Maï ne prononça qu’un mot :
« Ngora ! »
Oui… sa mère qui était restée au village, et près de laquelle son père et lui voulaient retourner… C’était la famille que rien ne pouvait séparer !…
Les adieux définitifs furent faits, après que la nourriture de Lo-Maï et du petit eut été assurée pour leur retour jusqu’à Ngala.
John Cort et Max Huber ne cachèrent pas leur émotion à la pensée qu’il ne reverraient jamais ces deux créatures affectueuses et bonnes, si inférieure que fût leur race…
Quant à Llanga, il ne put se retenir de pleurer, et de grosses larmes mouillèrent aussi les yeux du père et de l’enfant.
« Eh bien, dit John Cort, croirez-vous maintenant, mon cher Max, que ces pauvres êtres se rattachent à l’humanité ?…
– Oui, John, puisqu’ils ont, de même que l’homme, le sourire et les larmes ! »
Le canot prit le fil du courant et, au coude de la rive, Khamis et ses compagnons purent envoyer un dernier adieu à Lo-Maï et à son fils.
Les journées des 18, 19, 20 et 21 avril furent employées à descendre la rivière jusqu’à son confluent avec l’Oubanghi. Le courant étant très rapide, il y eut lieu d’estimer à près de trois cents kilomètres le parcours fait depuis le village de Ngala.
Le foreloper et ses compagnons se trouvaient alors à la hauteur des rapides de Zongo, à peu près à l’angle que forme le fleuve en obliquant vers le sud. Ces rapides, il eût été impossible de les franchir en canot, et, pour reprendre la navigation en aval, un portage allait devenir nécessaire. Il est vrai, l’itinéraire permettait de suivre à pied la rive gauche de l’Oubanghi dans cette partie limitrophe entre le Congo indépendant et le Congo français. Mais, à ce cheminement pénible, le canot devait être infiniment préférable. N’était-ce pas du temps gagné, de la fatigue épargnée ?…
Très heureusement, Khamis put éviter cette dure opération du portage.
Au-dessous des rapides de Zongo, l’Oubanghi est navigable jusqu’à son confluent avec le Congo. Les bateaux ne sont pas rares qui font le trafic de cette région où ne manquent ni les villages, ni les bourgades, ni les établissements de missionnaires. Ces cinq cents kilomètres qui les séparaient du but, John Cort, Max Huber, Khamis et Llanga les franchirent à bord d’une de ces larges embarcations auxquelles le remorquage à vapeur commence à venir en aide.
Ce fut le 26 avril qu’ils s’arrêtèrent près d’une bourgade de la rive droite. Remis de leurs fatigues, bien portants, il ne leur restait plus que cent kilomètres pour atteindre Libreville.
Une caravane fut aussitôt organisée par les soins du foreloper et, marchant directement vers l’ouest, traversa ces longues plaines congolaises en vingt-quatre jours.
Le 20 mai, John Cort, Max Huber, Khamis et Llanga faisaient leur entrée dans la factorerie, en avant de la bourgade, où leurs amis, très inquiets d’une absence si prolongée, sans nouvelles d’eux depuis près de six mois, les reçurent à bras ouverts.
Ni Khamis ni le jeune indigène ne devaient plus se séparer de John Cort et de Max Huber. Llanga n’était-il pas adopté par eux, et le foreloper n’avait-il pas été leur dévoué guide pendant cet aventureux voyage ?…
Et le docteur Johausen ?… Et ce village aérien de Ngala, perdu sous les massifs de la grande forêt ?…
Eh bien, tôt ou tard une expédition devra prendre avec ces étranges Wagddis un contact plus intime, dans l’intérêt de la science anthropologique moderne.
Quant au docteur allemand, il est fou, et, en admettant que la raison lui revienne et qu’on le ramène à Malinba, qui sait s’il ne regrettera pas le temps où il régnait sous le nom de Msélo-Tala-Tala, et si, grâce à lui, cette peuplade de primitifs ne passera pas un jour sous le protectorat de l’empire d’Allemagne ?…
Cependant, il serait possible que l’Angleterre…
FIN
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Mai 2005
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CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES.
[1] C’est dans le quaternaire inférieur de Sumatra que M. E. Dubois, médecin militaire hollandais à Batavia, a trouvé un crâne, un fémur et une dent en bon état de conservation. La contenance de la boîte crânienne étant très supérieure à celle du plus grand gorille, inférieure à celle de l’homme, cet être paraît réellement avoir été l’intermédiaire entre l’anthropoïde et l’homme. Aussi, pour établir les conséquences de cette découverte, est-il question d’un voyage à Java qui serait entrepris par un jeune savant américain, le docteur Walters, commandité par le milliardaire Vanderbilt.
[2] Père, en allemand.
[3] Expression de M. de Quatrefages.