Jules Verne
UNE VILLE FLOTTANTE
(1871)
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Table des matières
À propos de cette édition électronique
Le 18 mars 1867, j’arrivais à Liverpool. Le Great Eastern devait partir quelques jours après pour New York, et je venais prendre passage à son bord. Voyage d’amateur, rien de plus. Une traversée de l’Atlantique sur ce gigantesque bateau me tentait. Par occasion, je comptais visiter le North-Amérique, mais accessoirement. Le Great Eastern d’abord. Le pays célébré par Cooper ensuite. En effet, ce steamship est un chef-d’œuvre de construction navale. C’est plus qu’un vaisseau, c’est une ville flottante, un morceau de comté, détaché du sol anglais, qui, après avoir traversé la mer, va se souder au continent américain. Je me figurais cette masse énorme emportée sur les flots, sa lutte contre les vents qu’elle défie, son audace devant la mer impuissante, son indifférence à la lame, sa stabilité au milieu de cet élément qui secoue comme des chaloupes les Warriors et les Solférinos. Mais mon imagination s’était arrêtée en deçà. Toutes ces choses, je les vis pendant cette traversée, et bien d’autres encore qui ne sont plus du Domaine maritime. Si le Great Eastern n’est pas seulement une machine nautique, si c’est un microcosme et s’il emporte un monde avec lui, un observateur ne s’étonnera pas d’y rencontrer, comme sur un plus grand théâtre, tous les instincts, tous les ridicules, toutes les passions des hommes.
En quittant la gare, je me rendis à l’hôtel Adelphi. Le départ du Great Eastern était annoncé pour le 20 mars. Désirant suivre les derniers préparatifs, je fis demander au capitaine Anderson, commandant du steamship, la permission de m’installer immédiatement à bord. Il m’y autorisa fort obligeamment.
Le lendemain, je descendis vers les bassins qui forment une double lisière de docks sur les rives de la Mersey. Les ponts tournants me permirent d’atteindre le quai de New-Prince, sorte de radeau mobile qui suit les mouvements de la marée. C’est une place d’embarquement pour les nombreux boats qui font le service de Birkenhead, annexe de Liverpool, située sur la rive gauche de la Mersey.
Cette Mersey, comme la Tamise, n’est qu’une insignifiante rivière, indigne du nom de fleuve, bien qu’elle se jette à la mer. C’est une vaste dépression du sol, remplie d’eau, un véritable trou que sa profondeur rend propre à recevoir des navires du plus fort tonnage. Tel le Great Eastern, auquel la plupart des autres ports du monde sont rigoureusement interdits. Grâce à cette disposition naturelle, ces ruisseaux de la Tamise et de la Mersey ont vu se fonder presque à leur embouchure, deux immenses villes de commerce, Londres et Liverpool; de même et à peu près pour des considérations identiques, Glasgow sur la rivière Clyde.
À la cale de New-Prince chauffait un tender, petit bateau à vapeur, affecté au service du Great Eastern. Je m’installai sur le pont, déjà encombré d’ouvriers et de manœuvres qui se rendaient à bord du steamship. Quand sept heures du matin sonnèrent à la tour Victoria, le tender largua ses amarres et suivit à grande vitesse le flot montant de la Mersey.
À peine avait-il débordé que j’aperçus sur la cale un jeune homme de grande taille, ayant cette physionomie aristocratique qui distingue l’officier anglais. Je crus reconnaître en lui un de mes amis, capitaine à l’armée des Indes, que je n’avais pas vu depuis plusieurs années. Mais je devais me tromper, car le capitaine Mac Elwin ne pouvait avoir quitté Bombay. Je l’aurais su. D’ailleurs Mac Elwin était un garçon gai, insouciant, un joyeux camarade, et celui-ci, s’il offrait à mes yeux les traits de mon ami, semblait triste et comme accablé d’une secrète douleur. Quoi qu’il en soit, je n’eus pas le temps de l’observer avec plus d’attention, car le tender s’éloignait rapidement, et l’impression fondée sur cette ressemblance s’effaça bientôt dans mon esprit.
Le Great Eastern était mouillé à peu près à trois milles en amont, à la hauteur des premières maisons de Liverpool. Du quai de New-Prince, on ne pouvait l’apercevoir. Ce fut au premier tournant de la rivière que j’entrevis sa masse imposante. On eût dit une sorte d’îlot à demi estompé dans les brumes. Il se présentait par l’avant, ayant évité au flot; mais bientôt le tender prit du tour et le steamship se montra dans toute sa longueur. Il me parut ce qu’il était énorme ! Trois ou quatre « charbonniers », accostés à ses flancs, lui versaient par ses sabords percés au-dessus de la ligne de flottaison leur chargement de houille. Près du Great Eastern, ces trois-mâts ressemblaient à des barques. Leurs cheminées n’atteignaient même pas la première ligne des hublots évidés dans sa coque; leurs barres de perroquet ne dépassaient pas ses pavois. Le géant aurait pu hisser ces navires sur son portemanteau en guise de chaloupes à vapeur.
Cependant le tender s’approchait; il passa sous l’étrave droite du Great Eastern, dont les chaînes se tendaient violemment sous la poussée du flot; puis, le rangeant à bâbord, il stoppa au bas du vaste escalier qui serpentait sur ses flancs. Dans cette position, le pont du tender affleurait seulement la ligne de flottaison du steamship, cette ligne qu’il devait atteindre en pleine charge, et qui émergeait encore de deux mètres.
Cependant les ouvriers débarquaient en hâte et gravissaient ces nombreux étages de marches qui se terminaient à la coupée du navire. Moi, la tête renversée, le corps rejeté en arrière, comme un touriste qui regarde un édifice élevé, je contemplais les roues du Great Eastern.
Vues de côté, ces roues paraissaient maigres, émaciées, bien que la longueur de leurs pales fût de quatre mètres; mais, de face, elles avaient un aspect monumental. Leur élégante armature, la disposition du solide moyeu, point d’appui de tout le système, les étrésillons entrecroisés, destinés à maintenir l’écartement de la triple jante, cette auréole de rayons rouges, ce mécanisme à demi perdu dans l’ombre des larges tambours qui coiffaient l’appareil, tout cet ensemble frappait l’esprit et évoquait l’idée de quelque puissance farouche et mystérieuse.
Avec quelle énergie ces pales de bois, si vigoureusement boulonnées, devaient battre les eaux que le flux brisait en ce moment contre elles ! Quels bouillonnements des nappes liquides, quand ce puissant engin les frappait coup sur coup ! Quels tonnerres engouffrés dans cette caverne des tambours, lorsque le Great Eastern marchait à toute vapeur sous la poussée de ces roues, mesurant cinquante-trois pieds de diamètre et cent soixante-six pieds de circonférence, pesant quatre-vingt-dix tonneaux et donnant onze tours à la minute !
Le tender avait débarqué ses passagers. Je mis le pied sur les marches de fer cannelées, et, quelques instants après, je franchissais la coupée du steamship.
Le pont n’était encore qu’un immense chantier livré à une armée de travailleurs. Je ne pouvais me croire à bord d’un navire. Plusieurs milliers d’hommes, ouvriers, gens de l’équipage, mécaniciens, officiers, manœuvres, curieux, se croisaient, se coudoyaient sans se gêner, les uns sur le pont, les autres dans les machines, ceux-ci courant les roufles, ceux-là éparpillés à travers la mâture, tous dans un pêle-mêle qui échappe à la description. Ici, des grues volantes enlevaient d’énormes pièces de fonte; là, de lourds madriers étaient hissés à l’aide de treuils à vapeur; au-dessus de la chambre des machines se balançait un cylindre de fer, véritable tronc de métal; à l’avant, les vergues montaient en gémissant le long des mâts de hune; à l’arrière se dressait un échafaudage qui cachait sans doute quelque édifice en construction. On bâtissait, on ajustait, on charpentait, on gréait, on peignait au milieu d’un incomparable désordre.
Mes bagages avaient été transbordés. Je demandai le capitaine Anderson. Le commandant n’était pas encore arrivé, mais un des stewards se chargea de mon installation et fit transporter mes colis dans une des cabines de l’arrière.
« Mon ami, lui dis-je, le départ du Great Eastern était annoncé pour le 20 mars, mais il est impossible que tous ces préparatifs soient terminés en vingt-quatre heures. Savez-vous à quelle époque nous pourrons quitter Liverpool ? »
À cet égard, le steward n’était pas plus avancé que moi. Il me laissa seul. Je résolus alors de visiter tous les trous de cette immense fourmilière, et je commençai ma promenade comme eût fait un touriste dans quelque ville inconnue. Une boue noire – cette boue britannique qui se colle aux pavés des villes anglaises – couvrait le pont du steamship. Des ruisseaux fétides serpentaient çà et là. On se serait cru dans un des plus mauvais passages d’Upper Thames Street, aux abords du pont de Londres. Je marchai en rasant ces roufles qui s’allongeaient sur l’arrière du navire. Entre eux et les bastingages, de chaque côté, se dessinaient deux larges rues ou plutôt deux boulevards qu’une foule compacte encombrait. J’arrivai ainsi au centre même du bâtiment, entre les tambours réunis par un double système de passerelles.
Là s’ouvrait le gouffre destiné à contenir les organes de la machine à roues. J’aperçus alors cet admirable engin de locomotion. Une cinquantaine d’ouvriers étaient répartis sur les claires-voies métalliques du bâti de fonte, les uns accrochés aux longs pistons inclinés sous des angles divers, les autres suspendus aux bielles, ceux-ci ajustant l’excentrique, ceux-là boulonnant, au moyen d’énormes clefs, les coussinets des tourillons. Ce tronc de métal qui descendait lentement par l’écoutille, c’était un nouvel arbre de couche destiné à transmettre aux roues le mouvement des bielles. De cet abîme sortait un bruit continu, fait de sons aigres et discordants.
Après avoir jeté un rapide coup d’œil sur ces travaux d’ajustage, je repris ma promenade et j’arrivai sur l’avant. Là, des tapissiers achevaient de décorer un assez vaste roufle désigné sous le nom de « smoking room », la chambre à fumer, le véritable estaminet de la ville flottante, magnifique café éclairé par quatorze fenêtres, plafonné blanc et or, et lambrissé de panneaux en citronnier. Puis, après avoir traversé une sorte de petite place triangulaire que formait l’avant du pont, j’atteignis l’étrave qui tombait d’aplomb à la surface des eaux.
De ce point extrême, me retournant, j’aperçus dans une déchirure des brumes l’arrière du Great Eastern à une distance de plus de deux hectomètres. Ce colosse mérite bien qu’on emploie de tels multiples pour en évaluer les dimensions.
Je revins en suivant le boulevard de tribord, passant entre les roufles et les pavois, évitant le choc des poulies qui se balançaient dans les airs et le coup de fouet des manœuvres que la brise cinglait çà et là, me dégageant ici des heurts d’une grue volante, et, plus loin, des scories enflammées qu’une forge lançait comme un bouquet d’artifice. J’apercevais à peine le sommet des mâts, hauts de deux cents pieds, qui se perdaient dans le brouillard, auquel les tenders de service et les « charbonniers » mêlaient leur fumée noire. Après avoir dépassé la grande écoutille de la machine à roues, je remarquai un « petit hôtel » qui s’élevait sur ma gauche, puis la longue façade latérale d’un palais surmonté d’une terrasse dont on fourbissait les garde-fous. Enfin j’atteignis l’arrière du steamship, à l’endroit où s’élevait l’échafaudage que j’ai déjà signalé. Là, entre le dernier roufle et le vaste caillebotis au-dessus duquel se dressaient les quatre roues du gouvernail, des mécaniciens achevaient d’installer une machine à vapeur. Cette machine se composait de deux cylindres horizontaux et présentait un système de pignons, de leviers, de déclics qui me sembla très compliqué. Je n’en compris pas d’abord la destination, mais il me parut qu’ici, comme partout, les préparatifs étaient loin d’être terminés.
Et maintenant, pourquoi ces retards, pourquoi tant d’aménagements nouveaux à bord du Great Eastern, navire relativement neuf ? C’est ce qu’il faut dire en quelques mots.
Après une vingtaine de traversées entre l’Angleterre et l’Amérique, et dont l’une fut marquée par des accidents très graves, l’exploitation du Great Eastern avait été momentanément abandonnée. Cet immense bateau disposé pour le transport des voyageurs ne semblait plus bon à rien et se voyait mis au rebut par la race défiante des passagers d’outre-mer. Lorsque les premières tentatives pour poser le câble sur son plateau télégraphique eurent échoué – insuccès dû en partie à l’insuffisance des navires qui le transportaient –, les ingénieurs songèrent au Great Eastern. Lui seul pouvait emmagasiner à son bord ces trois mille quatre cents kilomètres de fil métallique, pesant quatre mille cinq cents tonnes. Lui seul pouvait, grâce à sa parfaite indifférence à la mer, dérouler et immerger cet immense grelin. Mais pour arrimer ce câble dans les flancs du navire, il fallut des aménagements particuliers. On fit sauter deux chaudières sur six et une cheminée sur trois appartenant à la machine de l’hélice. À leur place, de vastes récipients furent disposés pour y lover le câble qu’une nappe d’eau préservait des altérations de l’air. Le fil passait ainsi de ces lacs flottants à la mer sans subir le contact des couches atmosphériques.
L’opération de la pose du câble s’accomplit avec succès, et, le résultat obtenu, le Great Eastern fut relégué de nouveau dans son coûteux abandon. Survint alors l’Exposition universelle de 1867. Une compagnie française, dite Société des Affréteurs du Great Eastern, à responsabilité limitée, se fonda au capital de deux millions de francs, dans l’intention d’employer le vaste navire au transport des visiteurs transocéaniens. De là, nécessité de réapproprier le steamship à cette destination, nécessité de combler les récipients et de rétablir les chaudières, nécessité d’agrandir les salons que devaient habiter plusieurs milliers de voyageurs et de construire ces roufles contenant des salles à manger supplémentaires; enfin, aménagement de trois mille lits dans les flancs de la gigantesque coque.
Le Great Eastern fut affrété au prix de vingt-cinq mille francs par mois. Deux contrats furent passés avec G. Forrester & Co. de Liverpool : le premier, au prix de cinq cent trente-huit mille sept cent cinquante francs, pour l’établissement des nouvelles chaudières de l’hélice; le second, au prix de six cent soixante-deux mille cinq cents francs, pour réparations générales et installations du navire.
Avant d’entreprendre ces derniers travaux, le Board of Trade exigea que le navire fût passé sur le gril, afin que sa coque pût être rigoureusement visitée. Cette coûteuse opération faite, une longue déchirure du bordé extérieur fut soigneusement réparée à grands frais. On procéda alors à l’installation des nouvelles chaudières. On dut changer aussi l’arbre moteur des routes qui avait été faussé pendant le dernier voyage; cet arbre, coudé en son milieu pour recevoir la bielle des pompes, fut remplacé par un arbre muni de deux excentriques, ce qui assurait la solidité de cette pièce importante sur laquelle porte tout l’effort. Enfin, et pour la première fois, le gouvernail allait être mû par la vapeur.
C’est à cette délicate manœuvre que les mécaniciens destinaient la machine qu’ils ajustaient à l’arrière. Le timonier, placé sur la passerelle du centre, entre les appareils à signaux des roues et de l’hélice, avait sous les yeux un cadran pourvu d’une aiguille mobile qui lui donnait à chaque instant la position de sa barre. Pour la modifier, il se contentait d’imprimer un léger mouvement à une petite roue mesurant à peine un pied de diamètre et dressée verticalement à portée de sa main. Aussitôt des valves s’ouvraient; la vapeur des chaudières se précipitait par de longs tuyaux de conduite dans les deux cylindres de la petite machine; les pistons se mouvaient avec rapidité, les transmissions agissaient, et le gouvernail obéissait instantanément à ses drosses irrésistiblement entraînées. Si ce système réussissait, un homme gouvernerait, d’un seul doigt, la masse colossale du Great Eastern. Pendant cinq jours, les travaux continuèrent avec une activité dévorante. Ces retards nuisaient considérablement à l’entreprise des affréteurs; mais les entrepreneurs ne pouvaient faire plus. Le départ fut irrévocablement fixé au 26 mars. Le 25, le pont du steamship était encore encombré de tout l’outillage supplémentaire.
Enfin, pendant cette dernière journée, les passavants, les passerelles, les roufles se dégagèrent peu à peu; les échafaudages furent démontés; les grues disparurent; l’ajustement des machines s’acheva; les dernières chevilles furent frappées, et les derniers écrous vissés; les pièces polies se couvrirent d’un enduit blanc qui devait les préserver de l’oxydation pendant le voyage; les réservoirs d’huile se remplirent; la dernière plaque reposa enfin sur sa mortaise de métal. Ce jour-là, l’ingénieur en chef fit l’essai des chaudières. Une énorme quantité de vapeur se précipita dans la chambre des machines. Penché sur l’écoutille, enveloppé dans ces chaudes émanations, je ne voyais plus rien; mais j’entendais les longs pistons gémir à travers leurs boîtes à étoupes, et les gros cylindres osciller avec bruit sur leurs solides tourillons. Un vif bouillonnement se produisait sous les tambours, pendant que les pales frappaient lentement les eaux brumeuses de la Mersey. À l’arrière, l’hélice battait les flots de sa quadruple branche. Les deux machines, entièrement indépendantes l’une de l’autre, étaient prêtes à fonctionner.
Vers cinq heures du soir, une chaloupe à vapeur vint accoster. Elle était destinée au Great Eastern. Sa locomobile fut détachée d’abord et hissée sur le pont au moyen des cabestans. Mais, quant à la chaloupe elle-même, elle ne put être embarquée. Sa coque d’acier était d’un poids tel que les pistolets, sur lesquels on avait frappé les palans, plièrent sous la charge, effet qui ne se fût pas produit, sans doute, si on les eût soutenus au moyen de balancines. Il fallut donc abandonner cette chaloupe; mais il restait encore au Great Eastern un chapelet de seize embarcations accrochées à ses portemanteaux.
Ce soir-là, tout fut à peu près terminé. Les boulevards nettoyés n’offraient plus trace de boue; l’armée des balayeurs avait passé par là. Le chargement était entièrement achevé. Vivres, marchandises, charbon occupaient les cambuses, la cale et les soutes. Cependant, le steamer ne se trouvait pas encore dans ses lignes d’eau et ne tirait pas les neuf mètres réglementaires. C’était un inconvénient polir ses roues, dont les aubes, insuffisamment immergées, devaient nécessairement produire une poussée moindre. Néanmoins, dans ces conditions, on pouvait partir. Je me couchai donc avec l’espoir de prendre la mer le lendemain. Je ne me trompais pas. Le 26 mars, au point du jour, je vis flotter au mât de misaine le pavillon américain, au grand mât le pavillon français, et à la corne d’artimon le pavillon d’Angleterre.
En effet, le Great Eastern se préparait à partir. De ses cinq cheminées s’échappaient déjà quelques volutes de fumée noire. Une buée chaude transpirait à travers les puits profonds qui donnaient accès dans les machines. Quelques matelots fourbissaient les quatre gros canons qui devaient saluer Liverpool à notre passage. Des gabiers couraient sur les vergues et dégageaient les manœuvres. On raidissait les haubans sur leurs épais caps de mouton crochés à l’intérieur des bastingages. Vers onze heures, les tapissiers finissaient d’enfoncer leurs derniers clous et les peintres d’étendre leur dernière couche de peinture. Puis tous s’embarquèrent sur le tender qui les attendait. Dès qu’il y eut pression suffisante, la vapeur fut envoyée dans les cylindres de la machine motrice du gouvernail, et les mécaniciens reconnurent que l’ingénieux appareil fonctionnait régulièrement.
Le temps était assez beau. De grandes échappées de soleil se prolongeaient entre les nuages qui se déplaçaient rapidement. À la mer, le vent devait être fort et souffler en grande brise, ce dont se préoccupait assez peu le Great Eastern.
Tous les officiers étaient à bord et répartis sur les divers points du navire, afin de préparer l’appareillage. L’état-major se composait d’un capitaine, d’un second, de deux seconds officiers, de cinq lieutenants, dont un Français, M. H…, et d’un volontaire, Français également.
Le capitaine Anderson est un marin de grande réputation dans le commerce anglais. C’est à lui que l’on doit la pose du câble transatlantique. Il est vrai que s’il réussit là où ses devanciers échouèrent, c’est qu’il opéra dans des conditions bien autrement favorables, ayant le Great Eastern à sa disposition. Quoi qu’il en soit, ce succès lui a mérité le titre de « sir », qui lui a été octroyé par la reine. Je trouvai en lui un commandant fort aimable. C’était un homme de cinquante ans, blond fauve, de ce blond qui maintient sa nuance en dépit du temps et de l’âge, la taille haute, la figure large et souriante, la physionomie calme, l’air bien anglais, marchant d’un pas tranquille et uniforme, la voix douce, les yeux un peu clignotants, jamais les mains dans les poches, toujours irréprochablement ganté, élégamment vêtu, avec ce signe particulier, le petit bout de son mouchoir blanc sortant de la poche de sa redingote bleue à triple galon d’or.
Le second du navire contrastait singulièrement avec le capitaine Anderson. Il est facile à peindre; un petit homme vif, la peau très hâlée, l’œil un peu injecté, de la barbe noire jusqu’aux yeux, des jambes arquées qui défiaient toutes les surprises du roulis. Marin actif, alerte, très au courant du détail, il donnait ses ordres d’une voix brève, ordres que répétait le maître d’équipage avec ce rugissement de lion enrhumé qui est particulier à la marine anglaise. Ce second se nommait W… Je crois que c’était un officier de la flotte, détaché, par permission spéciale, à bord du Great Eastern. Enfin, il avait des allures de « loup de mer », et il devait être de l’école de cet amiral français – un brave à toute épreuve –, qui, au moment du combat, criait invariablement à ses hommes : « Allons, enfants, ne bronchez pas, car vous savez que j’ai l’habitude de me faire sauter ! »
En dehors de cet état-major, les machines étaient sous le commandement d’un ingénieur en chef aidé de huit ou dix officiers mécaniciens. Sous ses ordres manœuvrait un bataillon de deux cent cinquante hommes, tant soutiers que chauffeurs ou graisseurs, qui ne quittaient guère les profondeurs du bâtiment.
D’ailleurs, avec dix chaudières ayant dix fourneaux chacune, soit cent feux à conduire, ce bataillon était occupé nuit et jour. Quant à l’équipage proprement dit du steamship, maîtres, quartiers-maîtres, gabiers, timoniers et mousses, il comprenait environ cent hommes. De plus, deux cents stewards étaient affectés au service des passagers.
Tout le monde se trouvait donc à son poste. Le pilote qui devait « sortir » le Great Eastern des passes de la Mersey était à bord depuis la veille. J’aperçus aussi un pilote français, de l’île de Molène, près d’Ouessant, qui devait faire avec nous la traversée de Liverpool à New York et, au retour, rentrer le steamship dans la rade de Brest.
« Je commence à croire que nous partirons aujourd’hui, dis-je au lieutenant H…
– Nous n’attendons plus que nos voyageurs, me répondit mon compatriote.
– Sont-ils nombreux ?
– Douze ou treize cents.» C’était la population d’un gros bourg. À onze heures et demie, on signala le tender, encombré de passagers enfouis dans les chambres, accrochés aux passerelles, étendus sur les tambours, juchés sur les montagnes de colis qui surmontaient le pont. C’était, comme je l’appris ensuite, des Californiens, des Canadiens, des Yankees, des Péruviens, des Américains du Sud, des Anglais, des Allemands, et deux ou trois Français. Entre tous se distinguaient le célèbre Cyrus Field, de New York; l’honorable John Rose, du Canada; l’honorable Mac Alpine, de New York; Mr et Mrs Alfred Cohen, de San Francisco; Mr et Mrs Whitney, de Montréal; le capitaine Mac Ph… et sa femme. Parmi les Français se trouvait le fondateur de la Société des Affréteurs du Great Eastern, M. Jules D…, représentant de cette Telegraph Construction and Maintenance Company, qui avait apporté dans l’affaire une contribution de vingt mille livres.
Le tender se rangea au pied de l’escalier de tribord. Alors commença l’interminable ascension des bagages et des passagers, mais sans hâte, sans cris, ainsi que font des gens qui rentrent tranquillement chez eux. Des Français, eux, auraient cru devoir monter là comme à l’assaut, et se comporter en véritables zouaves. Dès que chaque passager avait mis le pied sur le pont du steamship, son premier soin était de descendre dans les salles à manger et d’y marquer la place de son couvert. Sa carte ou son nom crayonné sur un bout de papier suffisaient à lui assurer sa prise de possession. D’ailleurs, un lunch était servi en ce moment et, en quelques instants, toutes les tables furent garnies de convives, qui, lorsqu’ils sont anglo-saxons, savent parfaitement combattre à coups de fourchette les ennuis d’une traversée.
J’étais resté sur le pont afin de suivre tous les détails de l’embarquement. À midi et demi, les bagages étaient transbordés. Je vis là, pêle-mêle, mille colis de toutes formes, de toutes grandeurs, des caisses aussi grosses que des wagons, qui pouvaient contenir un mobilier, de petites trousses de voyage d’une élégance parfaite, des sacs aux angles capricieux, et ces malles américaines ou anglaises, si reconnaissables au luxe de leurs courroies, à leur bouclage multiple, à l’éclat de leurs cuivres, à leurs épaisses couvertures de toile sur lesquelles se détachaient deux ou trois grandes initiales brossées à travers des découpages de fer-blanc. Bientôt tout ce fouillis eut disparu dans les magasins, j’allais dire dans les gares de l’entrepont, et les derniers manœuvres, porteurs ou guides, redescendirent sur le tender, qui déborda après avoir encrassé les pavois du Great Eastern des scories de sa fumée.
Je retournais vers l’avant; quand soudain je me trouvai en présence de ce jeune homme que j’avais entrevu sur le quai de New Prince. Il s’arrêta en m’apercevant, et me tendit une main que je serrai aussitôt avec affection.
« Vous, Fabian ! m’écriai-je, vous, ici ?
– Moi-même, cher ami.
– Je ne m’étais donc pas trompé, c’est bien vous que j’ai entrevu, il y a quelques jours, sur la cale de départ ?
– C’est probable, me répondit Fabian, mais je ne vous ai pas aperçu.
– Et vous venez en Amérique ?
– Sans doute ! Un congé de quelques mois, peut-on le mieux passer qu’à courir le monde ?
– Heureux le hasard qui vous a fait choisir le Great Eastern pour cette promenade de touriste.
– Ce n’est point un hasard, mon cher camarade. J’ai lu dans un journal que vous preniez passage à bord du Great Eastern, et, comme nous ne nous étions pas rencontrés depuis quelques années, je suis venu trouver le Great Eastern pour faire la traversée avec vous.
– Vous arrivez de l’Inde ?
– Parle Godavery, qui m’a débarqué avant-hier à Liverpool.
– Et vous voyagez, Fabian ?… lui demandai-je en observant sa figure pâle et triste.
– Pour me distraire, si je le puis », répondit, en me pressant la main avec émotion, le capitaine Fabian Mac Elwin.
Fabian m’avait quitté pour surveiller son installation dans la cabine 73, de la série du grand salon, dont le numéro était porté sur son billet. En ce moment, de grosses volutes de fumée tourbillonnaient à l’orifice des larges cheminées du steamship. On entendait frémir la coque des chaudières jusque dans les profondeurs du navire. La vapeur assourdissante fusait par les tuyaux d’échappement et retombait en pluie fine sur le pont. Quelques remous bruyants annonçaient que les machines s’essayaient. L’ingénieur avait de la pression. On pouvait partir.
Il fallut d’abord lever l’ancre. Le flot montait encore, et le Great Eastern, évité sous sa poussée, lui présentait l’avant. Il était donc tout paré pour descendre la rivière. Le capitaine Anderson avait dû choisir ce moment pour appareiller, car la longueur du Great Eastern ne lui permettait pas d’évoluer dans la Mersey. N’étant point entraîné par le jusant, mais, au contraire, refoulant le flot rapide, il était plus maître de son navire et plus certain de manœuvrer habilement au milieu des bâtiments nombreux qui sillonnaient la rivière. Le moindre attouchement de ce colosse eût été désastreux.
Lever l’ancre dans ces conditions exigeait des efforts considérables. En effet, le steamship, poussé par le courant, tendait les chaînes sur lesquelles il était affourché. De plus, un vent violent du sud-ouest trouvait prise sur sa masse et joignait son action à celle du flux. Il fallait donc employer de puissants engins pour arracher les ancres pesantes de leur fond de vase. Un « anchor-boat », sorte de bateau destiné à cette opération, était venu se bosser sur les chaînes; mais ses cabestans ne suffirent pas, et l’on dut se servir des appareils mécaniques que le Great Eastern avait à sa disposition.
À l’avant, une machine de la force de soixante-dix chevaux était disposée pour le hissage des ancres. Il suffisait d’envoyer la vapeur des chaudières dans ses cylindres pour obtenir immédiatement une force considérable, qu’on pouvait directement appliquer au cabestan sur lequel les chaînes étaient garnies. Ce fut fait. Mais, si puissante qu’elle fût, la machine se trouva insuffisante. Il fallut donc lui venir en aide. Le capitaine Anderson fit mettre les barres, et une cinquantaine d’hommes vinrent virer au cabestan.
Le steamship commença de venir sur ses ancres. Mais le travail se faisait lentement; les maillons cliquetaient, non sans peine, dans les écubiers de l’étrave, et, à mon avis, on aurait pu soulager les chaînes en donnant quelques tours de roues, de manière à les embarquer plus aisément.
J’étais à ce moment sur la dunette de l’avant, avec un certain nombre de passagers. Nous observions tous les détails de l’opération et les progrès de l’appareillage. Près de moi, un voyageur, impatienté sans doute des lenteurs de la manœuvre, haussait fréquemment les épaules, et n’épargnait pas à l’impuissante machine ses moqueries incessantes. C’était un petit homme maigre, nerveux, à mouvements fébriles, dont on voyait à peine les yeux sous le plissement de leurs paupières. Un physionomiste eût reconnu, dès l’abord, que les choses de la vie devaient apparaître par leur côté plaisant à ce philosophe de l’école de Démocrite, dont les muscles zygomatiques, nécessaires à l’action du rire, ne restaient jamais en repos. Au demeurant – je le vis plus tard – un aimable compagnon de voyage.
« Monsieur, me dit-il, jusqu’ici j’avais cru que les machines étaient faites pour aider les hommes, et non les hommes pour aider les machines ! »
J’allais répondre à cette juste observation, quand des cris retentirent. Mon interlocuteur et moi nous étions précipités vers l’avant. Sans exception, tous les hommes disposés sur les barres avaient été renversés; les uns se relevaient; d’autres gisaient sur le pont. Un pignon de la machine ayant cassé, le cabestan avait déviré irrésistiblement sous la traction effroyable des chaînes. Les hommes, pris à revers, avaient été frappés avec une violence extrême à la tête ou à la poitrine. Dégagées de leurs rabans cassés, les barres, faisant mitraille autour d’elles, venaient de tuer quatre matelots et d’en blesser douze. Parmi ces derniers, le maître d’équipage, un Écossais de Dundee.
On se précipita vers ces malheureux. Les blessés furent conduits au poste des malades, situé à l’arrière. Quant aux quatre morts, on s’occupa de les débarquer immédiatement. D’ailleurs, les Anglo-Saxons ont une telle indifférence pour la vie des gens que cet événement ne provoqua qu’une médiocre impression à bord. Ces infortunés, tués ou blessés, n’étaient que les dents d’un rouage que l’on pouvait remplacer à peu de frais. On fit le signal de revenir au tender, déjà éloigné. Quelques minutes après, il accostait le navire.
Je me dirigeai vers la coupée. L’escalier n’avait pas encore été relevé. Les quatre cadavres, enveloppés de couvertures, furent descendus et déposés sur le pont du tender. Un des médecins du bord s’embarqua afin de les accompagner jusqu’à Liverpool, avec recommandation de rejoindre ensuite le Great Eastern en toute diligence. Le tender s’éloigna aussitôt, et les matelots allèrent à l’avant laver les flaques de sang qui tachaient le pont.
Je dois dire aussi qu’un passager, légèrement endommagé par un éclat de barre, profita de la circonstance pour s’en retourner par le tender. Il avait déjà assez du Great Eastern.
Cependant, je regardais le petit boat s’éloigner à toute vapeur. Lorsque je me retournai, mon compagnon à figure ironique murmura derrière moi ces paroles :
« Un voyage qui commence bien !
– Bien mal, monsieur, répondis-je. À qui ai-je l’honneur de parler ?
– Au docteur Dean Pitferge. »
L’opération avait été reprise. Avec l’aide de l’anchor-boat, les chaînes furent soulagées, et les ancres quittèrent enfin leur fond tenace. Une heure un quart sonnait aux clochers de Birkenhead. Le départ ne pouvait être différé, si l’on tenait à utiliser la marée pour la sortie du steamship. Le capitaine et le pilote montèrent sur la passerelle. Un lieutenant se posta près de l’appareil à signaux de l’hélice, un autre près de l’appareil à signaux des aubes. Le timonier se tenait entre eux, près de la petite roue destinée à mouvoir le gouvernail. Par prudence, au cas où la machine à vapeur eût manqué, quatre autres timoniers veillaient à l’arrière, prêts à manœuvrer les grandes roues qui se dressaient sur le caillebotis. Le Great Eastern, faisant tête au courant, était tout évité, et il n’avait plus que le flot à refouler pour descendre la rivière.
L’ordre du départ fut donné. Les pales frappèrent lentement les premières couches d’eau, l’hélice « patouilla » à l’arrière, et l’énorme vaisseau commença à se déplacer.
La plupart des passagers, montés sur la dunette de l’avant, regardaient le double paysage hérissé de cheminées d’usines que présentaient, à droite, Liverpool, à gauche, Birkenhead. La Mersey, encombrée de navires, les uns mouillés, les autres montant ou descendant, n’offrait à notre steamship que de sinueux passages. Mais, sous la main de son pilote, sensible aux moindres volontés de son gouvernail, il se glissait dans les passes étroites, évoluant comme une baleinière sous l’aviron d’un vigoureux timonier. Un instant, je crus que nous allions aborder un trois-mâts qui dérivait le travers au courant, et dont le bout-dehors vint raser la coque du Great Eastern; mais le choc fut évité; et quand, du haut des roufles, je regardai ce navire qui ne jaugeait pas moins de sept ou huit cents tonneaux, il m’apparut comme un de ces petits bateaux que les enfants lancent sur les bassins de Green Park, ou de la Serpentine River.
Bientôt le Great Eastern se trouva par le travers des cales d’embarquement de Liverpool. Les quatre canons qui devaient saluer la ville se turent, par respect pour ces morts que le tender débarquait en ce moment. Mais des hourras formidables remplacèrent ces détonations qui sont la dernière expression de la politesse nationale. Aussitôt les mains de battre, les bras de s’agiter, les mouchoirs de se déployer avec cet enthousiasme dont les Anglais sont si prodigues au départ de tout navire, ne fût-ce qu’un simple canot qui va faire une promenade en baie. Mais comme on répondait à ces saluts ! Quels échos ils provoquaient sur les quais ! Des milliers de curieux couvraient les murs de Liverpool et de Birkenhead. Les boats, chargés de spectateurs, fourmillaient sur la Mersey. Les marins du Lord Clyde, navire de guerre mouillé devant les bassins, s’étaient dispersés sur les hautes vergues et saluaient le géant de leurs acclamations. Du haut des dunettes des vaisseaux ancrés dans la rivière, les musiques nous envoyaient des harmonies terribles que le bruit des hourras ne pouvait couvrir. Les pavillons montaient et descendaient incessamment en l’honneur du Great Eastern. Mais bientôt les cris commencèrent à s’éteindre dans l’éloignement. Notre steamship rangea de près le Tripoli, un paquebot de la ligne Cunard, affecté au transport des émigrants, et qui, malgré sa jauge de deux mille tonneaux, paraissait n’être qu’une simple barque. Puis, sur les deux rives, les maisons se firent de plus en plus rares. Les fumées cessèrent de noircir le paysage. La campagne trancha sur les murs de briques. Encore quelques longues et uniformes rangées de maisons ouvrières. Enfin des villas apparurent, et, sur la rive gauche de la Mersey, de la plate-forme du phare et de l’épaulement du bastion, quelques derniers hourras nous saluèrent une dernière fois.
À trois heures, le Great Eastern avait franchi les passes de la Mersey, et il donnait dans le canal Saint-Georges. Le vent du sud-ouest soufflait en grande brise. Nos pavillons, rigidement tendus, ne faisaient pas un pli. La mer se gonflait déjà de quelques houles, mais le steamship ne les ressentait pas.
Vers quatre heures, le capitaine Anderson fit stopper. Le tender forçait de vapeur pour nous rejoindre. Il nous ramenait le second médecin du bord. Lorsque le boat eut accosté, on lança une échelle de corde par laquelle ce personnage embarqua, non sans peine. Plus agile que lui, notre pilote s’affala par le même chemin jusqu’à son canot, qui l’attendait, et dont chaque rameur était muni d’une ceinture natatoire en liège. Quelques instants après, il rejoignait une charmante petite goélette qui l’attendait sous le vent.
La route fut aussitôt reprise. Sous la poussée de ses aubes et de son hélice, la vitesse du Great Eastern s’accéléra. Malgré le vent debout, il n’éprouvait ni roulis ni tangage. Bientôt l’ombre couvrit la mer, et la côte du comté de Galles, marquée par la pointe de Holyhead, se perdit enfin dans la nuit.
Le lendemain, 27 mars, le Great Eastern prolongeait par tribord la côte accidentée de l’Irlande. J’avais choisi ma cabine à l’avant sur le premier rang en abord. C’était une petite chambre, bien éclairée par deux larges hublots. Une seconde rangée de cabines la séparait du premier salon de l’avant, de telle sorte que ni le bruit des conversations ni le fracas des pianos, qui ne manquaient pas à bord, n’y pouvaient parvenir. C’était une cabane isolée à l’extrémité d’un faubourg. Un canapé, une couchette, une toilette la meublaient suffisamment. À sept heures du matin, après avoir traversé les deux premières salles, j’arrivai sur le pont. Quelques passagers arpentaient déjà les roufles. Un roulis presque insensible balançait légèrement le steamer. Le vent cependant soufflait en grande brise, mais la mer, couverte par la côte, ne pouvait se faire. Néanmoins, j’augurais bien de l’indifférence du Great Eastern.
Arrivé sur la dunette de la smoking room, j’aperçus cette longue étendue de côte, élégamment profilée, à laquelle son éternelle verdure a valu d’être nommée « Côte d’Émeraude ». Quelques maisons solitaires, le lacet d’une route de douaniers, un panache de vapeur blanche marquant le passage d’un train entre deux collines, un sémaphore isolé, faisant des gestes grimaçants aux navires du large, l’animaient çà et là.
Entre la côte et nous, la mer présentait une nuance d’un vert sale, comme une plaque irrégulièrement tachée de sulfate de cuivre. Le vent tendait encore à fraîchir; quelques embruns volaient comme une poussière; de nombreux bâtiments, bricks ou goélettes, cherchaient à s’élever de la terre; des steamers passaient en crachant leur fumée noire; le Great Eastern, bien qu’il ne fût pas encore animé d’une grande vitesse, les distançait sans peine.
Bientôt nous eûmes connaissance de Queen’s-Town, petit port de relâche devant lequel manœuvrait une flottille de pêcheurs. C’est là que tout navire, venant de l’Amérique ou des mers du Sud – bateau à vapeur ou bateau à voiles, transatlantique ou bâtiment de commerce –, jette en passant ses sacs à dépêches. Un express, toujours en pression, les emporte à Dublin en quelques heures. Là, un paquebot, toujours fumant, un steamer pur sang, tout en machines, vrai fuseau à roues qui passe au travers des lames, bateau de course autrement utile que Gladiateur ou Fille-de-l’Air, prend ces lettres, et, traversant le détroit avec une vitesse de dix-huit milles à l’heure, il les dépose à Liverpool. Les dépêches, ainsi entraînées, gagnent un jour sur les plus rapides transatlantiques.
Vers neuf heures, le Great Eastern remonta d’un quart dans l’ouest-nord-ouest. Je venais de descendre sur le pont, lorsque je fus rejoint par le capitaine Mac Elwin. Un de ses amis l’accompagnait, un homme de six pieds, à barbe blonde, dont les longues moustaches, perdues au milieu des favoris, laissaient le menton à découvert, suivant la mode du jour. Ce grand garçon présentait le type de l’officier anglais : il avait la tête haute, mais sans raideur, le regard assuré, les épaules dégagées, aisance et liberté dans sa marche, en un mot tous les symptômes de ce courage si rare qu’on peut appeler le « courage sans colère ». Je ne me trompais pas sur sa profession.
« Mon ami Archibald Corsican, me dit Fabian, comme moi capitaine au 22e régiment de l’armée des Indes. »
Ainsi présentés, le capitaine Corsican et moi nous nous saluâmes.
« C’est à peine si nous nous sommes vus hier, mon cher Fabian, dis-je au capitaine Mac Elwin, dont je serrai la main. Nous étions dans le coup de feu du départ. Je sais seulement que ce n’est point au hasard que je dois de vous rencontrer à bord du Great Eastern. J’avoue que si je suis pour quelque chose dans la décision que vous avez prise…
– Sans doute, mon cher camarade, me répondit Fabian. Le capitaine Corsican et moi, nous arrivions à Liverpool avec l’intention de prendre passage à bord du China, de la ligne Cunard, quand nous apprîmes que le Great Eastern allait tenter une nouvelle traversée entre l’Angleterre et l’Amérique : c’était une occasion. J’appris que vous étiez à bord : c’était un plaisir. Nous ne nous étions pas revus depuis trois ans, depuis notre beau voyage dans les États scandinaves. Je n’hésitai pas, et voilà pourquoi le tender nous a déposés hier en votre présence.
– Mon cher Fabian, répondis-je, je crois que ni le capitaine Corsican ni vous ne regretterez votre décision. Une traversée de l’Atlantique sur ce grand bateau ne peut manquer d’être fort intéressante, même pour vous, si peu marins que vous soyez. Il faut avoir vu cela. Mais parlons de vous. Votre dernière lettre – et elle n’a pas six semaines de date –, portait le timbre de Bombay. J’avais le droit de vous croire encore à votre régiment.
– Nous y étions, il y a trois semaines, répondit Fabian. Nous y menions cette existence moitié militaire, moitié campagnarde des officiers indiens, pendant laquelle on fait plus de chasses que de razzias. Je vous présente même le capitaine Archibald comme un grand destructeur de tigres. C’est la terreur des jungles. Cependant, bien que nous soyons garçons et sans famille, l’envie nous a pris de laisser un peu de repos à ces pauvres carnassiers de la péninsule, et de venir respirer quelques molécules de l’air européen. Nous avons obtenu un congé d’un an, et aussitôt, par la mer Rouge, par Suez, par la France, nous sommes arrivés avec la rapidité d’un express dans notre vieille Angleterre.
– Notre vieille Angleterre ! répondit en souriant le capitaine Corsican, nous n’y sommes déjà plus, Fabian. C’est un navire anglais qui nous emporte, mais il est affrété par une compagnie française, et il nous conduit en Amérique. Trois pavillons différents flottent sur notre tête, et prouvent que nous foulons du pied un sol franco-anglo-américain.
– Qu’importe ! répondit Fabian, dont le front se rida un instant sous une impression douloureuse, qu’importe, pourvu que notre congé se passe ! Il nous faut du mouvement. C’est la vie. Il est si bon d’oublier le passé, et de tuer le présent par le renouvellement des choses autour de soi ! Dans quelques jours, nous serons à New York, où j’embrasserai ma sœur et ses enfants que je n’ai pas vus depuis plusieurs années. Puis nous visiterons les Grands Lacs. Nous redescendrons le Mississippi jusqu’à la Nouvelle-Orléans. Nous ferons une battue sur l’Amazone. De l’Amérique nous sauterons en Afrique, où les lions et les éléphants se sont donné rendez-vous au Cap pour fêter l’arrivée du capitaine Corsican, et de là nous reviendrons imposer aux cipayes les volontés de la métropole ! »
Fabian parlait avec une volubilité nerveuse, et sa poitrine se gonflait de soupirs. Il y avait évidemment dans sa vie un malheur que j’ignorais encore, et que ses lettres mêmes ne m’avaient pas laissé pressentir. Archibald Corsican me parut être au courant de cette situation. Il montrait une très vive amitié pour Fabian, plus jeune que lui de quelques années. Il semblait être le frère aîné de Mac Elwin, ce grand capitaine anglais, dont le dévouement, à l’occasion, pouvait être porté jusqu’à l’héroïsme.
En ce moment notre conversation fut interrompue. La trompette retentit à bord. C’était un steward joufflu qui annonçait, un quart d’heure d’avance, le lunch de midi et demi. Quatre fois par jour, à la grande satisfaction des passagers, ce rauque cornet résonnait ainsi : à huit heures et demie pour le déjeuner, à midi et demi pour le lunch, à quatre heures pour le thé, à sept heures et demie pour le dîner. En peu d’instants les longs boulevards furent déserts, et bientôt tous les convives étaient attablés dans les vastes salons, où je parvins à me placer près de Fabian et du capitaine Corsican.
Quatre rangs de tables meublaient ces salles à manger. Au-dessus, les verres et les bouteilles, disposés sur leurs planchettes de roulis, gardaient une immobilité et une perpendicularité parfaite. Le steamship ne ressentait aucunement les ondulations de la houle. Les convives, hommes, femmes ou enfants, pouvaient luncher sans crainte. Les plats, finement préparés, circulaient. De nombreux stewards s’empressaient à servir.
À la demande de chacun, mentionnée sur une petite carte ad hoc, ils fournissaient les vins, liqueurs ou ales, qui faisaient l’objet d’un compte à part. Entre tous, les Californiens se distinguaient par leur aptitude à boire du champagne. Il y avait là, près de son mari, ancien douanier, une blanchisseuse enrichie dans les lavages de San Francisco, qui buvait du Clicquot à trois dollars la bouteille. Deux ou trois jeunes misses, frêles et pâles, dévoraient des tranches de bœuf saignant. De longues mistresses, à défenses d’ivoire, vidaient dans leurs petits verres le contenu d’un œuf à la coque. D’autres dégustaient avec une évidente satisfaction les tartes à la rhubarbe ou les céleris du dessert. Chacun fonctionnait avec entrain. On se serait cru dans un restaurant des boulevards, en plein Paris, non en plein océan.
Le lunch terminé, les roufles se peuplèrent de nouveau. Les gens se saluaient au passage ou s’abordaient comme des promeneurs de Hyde Park. Les enfants jouaient, couraient, lançaient leurs ballons, poussaient leurs cerceaux, ainsi qu’ils l’eussent fait sur le sable des Tuileries. La plupart des hommes fumaient en se promenant. Les dames, assises sur des pliants, travaillaient, lisaient ou cousaient ensemble. Les gouvernantes et les bonnes surveillaient les bébés. Quelques gros Américains pansus se balançaient sur leurs chaises à bascule. Les officiers du bord allaient et venaient, les uns faisant leur quart sur les passerelles et surveillant le compas, les autres répondant aux questions souvent ridicules des passagers. On entendait aussi, à travers les accalmies de la brise, les sons d’un orgue placé dans le grand roufle de l’arrière, et les accords de deux ou trois pianos de Pleyel qui se faisaient une déplorable concurrence dans les salons inférieurs.
Vers trois heures, de bruyants hourras éclatèrent. Les passagers envahirent les dunettes. Le Great Eastern rangeait à deux encablures un paquebot qu’il avait gagné main sur main. C’était le Propontis, faisant route sur New York, qui salua le géant des mers en passant, et le géant des mers lui rendit son salut.
À quatre heures et demie, la terre était toujours en vue et nous restait à trois milles sur tribord. On la voyait à peine à travers les embruns d’un grain qui s’était subitement déclaré. Bientôt un feu apparut. C’était le phare de Fastnet, placé sur un roc isolé, et la nuit ne tarda pas à se faire, pendant laquelle nous devions doubler le cap Clear, dernière pointe avancée de la côte d’Irlande.
J’ai dit que la longueur du Great Eastern dépassait deux hectomètres. Pour les esprits friands de comparaison, je dirai qu’il est d’un tiers plus long que le pont des Arts. Il n’aurait donc pu évoluer dans la Seine. D’ailleurs, vu son tirant d’eau, il n’y flotterait pas plus que ne flotte le pont des Arts. En réalité, le steamship mesure deux cent sept mètres cinquante à la ligne de flottaison entre ses perpendiculaires. Il a deux cent dix mètres vingt-cinq sur le pont supérieur, de tête en tête, c’est-à-dire que sa longueur est double de celle des plus grands paquebots transatlantiques. Sa largeur est de vingt-cinq mètres trente à son maître couple, et de trente-six mètres soixante-cinq en dehors des tambours.
La coque du Great Eastern est à l’épreuve des plus formidables coups de mer. Elle est double et se compose d’une agrégation de cellules disposées entre bord et serre, qui ont quatre-vingt-six centimètres de hauteur. De plus, treize compartiments, séparés par des cloisons étanches, accroissent sa sécurité au point de vue de la voie d’eau et de l’incendie. Dix mille tonneaux de fer ont été employés à la construction de cette coque, et trois millions de rivets, rabattus à chaud, assurent le parfait assemblage des plaques de son bordé.
Le Great Eastern déplace vingt-huit mille cinq cents tonneaux, quand il tire trente pieds d’eau. Lège, il ne cale que six mètres dix. Il peut transporter dix mille passagers. Des trois cent soixante-treize chefs-lieux d’arrondissement de la France, deux cent soixante-quatorze sont moins peuplés que ne le serait cette sous-préfecture flottante avec son maximum de passagers.
Les lignes du Great Eastern sont très allongées. Son étrave droite est percée d’écubiers par lesquels filent les chaînes des ancres. Son avant, très pincé, ne présentant ni creux ni bosses, est fort réussi. Son arrière rond tombe un peu et dépare l’ensemble.
De son pont s’élèvent six mâts et cinq cheminées. Les trois premiers mâts sur l’avant sont le « foregigger » et le « foremast », tous deux mâts de misaine, et le « mainmast », ou grand mât. Les trois derniers sur l’arrière sont appelés « aftermainmast, mizzenmast et after-gigger ». Le « foremast » et le « mainmast » portent des goélettes, des huniers et des perroquets. Les quatre autres mâts ne sont gréés que de voiles en pointe; le tout formant cinq mille quatre cents mètres carrés de surface de voilure, en bonne toile de la fabrique royale d’Édimbourg. Sur les vastes hunes du second et du troisième mât, une compagnie de soldats pourrait manœuvrer à l’aise. De ces six mâts, maintenus par des haubans et des galhaubans métalliques, le second, le troisième et le quatrième sont faits de tôles boulonnées, véritables chefs-d’œuvre de chaudronnerie. À l’étambrai, ils mesurent un mètre dix de diamètre, et le plus grand, le « mainmast », s’élève à une hauteur de deux cent sept pieds français, qui est supérieure à celle des tours de Notre-Dame.
Quant aux cheminées, deux en avant des tambours desservent la machine à aubes, trois en arrière desservent la machine à hélice; ce sont d’énormes cylindres, hauts de trente mètres cinquante, maintenus par des chaînes frappées sur les roufles.
À l’intérieur du Great Eastern, l’aménagement de la vaste coque a été judicieusement compris. L’avant renferme les buanderies à vapeur et le poste de l’équipage. Viennent ensuite un salon de dames et un grand salon décoré de lustres, de lampes à roulis, de peintures recouvertes de glaces. Ces magnifiques pièces reçoivent le jour à travers des claires-voies latérales, supportées sur d’élégantes colonnettes dorées, et elles communiquent avec le pont supérieur par de larges escaliers à marches métalliques et à rampes d’acajou. En abord sont disposés quatre rangs de cabines que sépare un couloir, les unes communiquant par un palier, les autres placées à l’étage inférieur, auxquelles donne accès un escalier spécial. Sur l’arrière, les trois vastes « dining-rooms » présentaient la même disposition pour les cabines. Des salons de l’avant à ceux de l’arrière, on passait en suivant une coursive dallée qui contourne la machine des roues entre ses parois de tôle et les offices du bord.
Les machines du Great Eastern sont justement considérées comme des chefs-d’œuvre, – j’allais dire des chefs-d’œuvre d’horlogerie. Rien de plus étonnant que de voir ces énormes rouages fonctionner avec la précision et la douceur d’une montre. La puissance nominale de la machine à aubes est de mille chevaux. Cette machine se compose de quatre cylindres oscillants d’un diamètre de deux mètres vingt-six, accouplés par paires, et développant quatre mètres vingt-sept de course au moyen de leurs pistons directement articulés sur les bielles. La pression moyenne est de vingt livres par pouce, environ un kilogramme soixante-seize par centimètres carré, soit une atmosphère deux tiers. La surface de chauffe des quatre chaudières réunies est de sept cent quatre-vingts mètres carrés. Cet « engine-paddle » marche avec un calme majestueux; son excentrique, entraîné par l’arbre de couche, semble s’enlever comme un ballon dans l’air. Il peut donner douze tours de roues par minute, et contraste singulièrement avec la machine de l’hélice, plus rapide, plus rageuse, qui s’emporte sous la poussée de ses seize cents chevaux-vapeur.
Cet « engine-screw » compte quatre cylindres fixes disposés horizontalement. Ils se font tête deux par deux, et leurs pistons, dont la course est de un mètre vingt-quatre, agissent directement sur l’arbre de l’hélice. Sous la pression produite par ses six chaudières, dont la surface de chauffe est de onze cent soixante-quinze mètres carrés, l’hélice, pesant soixante tonneaux, peut donner jusqu’à quarante-huit révolutions par minute; mais alors, haletante, pressée, éperdue, cette machine vertigineuse s’emporte, et ses longs cylindres semblent s’attaquer à coups de pistons, comme d’énormes ragots à coups de défenses.
Indépendamment de ces deux appareils, le Great Eastern possède encore six autres machines auxiliaires pour l’alimentation, les mises en train et les cabestans. La vapeur, on le voit, joue à bord un rôle important dans toutes les manœuvres.
Tel est ce steamship sans pareil et reconnaissable entre tous. Ce qui n’empêcha pas un capitaine français de porter un jour cette mention naïve sur son livre de bord : « Rencontré navire à six mâts et cinq cheminées. Supposé Great Eastern. »
La nuit du mercredi au jeudi fut assez mauvaise. Mon cadre s’agita extraordinairement, et je dus m’accoter des genoux et des coudes contre sa planche de roulis. Sacs et valises allaient et venaient dans ma cabine. Un tumulte insolite emplissait le salon voisin, au milieu duquel deux ou trois cents colis, provisoirement déposés, roulaient d’un bord à l’autre, heurtant avec fracas les bancs et les tables. Les portes battaient, les ais craquaient, les cloisons poussaient ces gémissements particuliers au bois de sape, les verres et les bouteilles s’entrechoquaient dans leurs suspensions mobiles, et des cataractes de vaisselles se précipitaient sur le plancher des offices. J’entendais aussi les ronflements irréguliers de l’hélice et le battement des roues qui, alternativement émergées, frappaient l’air de leurs palettes. À tous ces symptômes, je compris que le vent avait fraîchi et que le steamship ne restait plus indifférent aux lames du large qui le prenaient par le travers.
À six heures du matin, après une nuit sans sommeil, je me levai. Cramponné d’une main à mon cadre, de l’autre je m’habillai tant bien que mal. Mais, sans point d’appui, je n’aurais pu tenir debout, et je dus lutter sérieusement avec mon paletot pour l’endosser. Puis je quittai ma cabine, je traversai le salon, m’aidant des pieds et des mains, au milieu de cette houle de colis. Je montai l’escalier sur les genoux comme un paysan romain qui gravit les degrés de la Scala santa de Ponce Pilate, et enfin j’arrivai sur le pont, où je m’accrochai vigoureusement à un taquet de tournage.
Plus de terre en vue. Le cap Clear avait été doublé dans la nuit. Autour de nous cette vaste circonférence tracée par la ligne d’eau sur le fond du ciel. La mer, couleur d’ardoise, se gonflait en longues lames qui ne déferlaient pas. Le Great Eastern, pris par le travers, et qu’aucune voile n’appuyait. roulait effroyablement. Ses mâts, comme de longues pointes de compas décrivaient dans l’air d’immenses arcs de cercle. Le tangage était peu sensible, j’en conviens, mais le roulis était insoutenable. Impossible de se tenir debout. L’officier de quart, cramponné à la passerelle, semblait balancé comme une escarpolette.
De taquet en taquet, je parvins à gagner le tambour de tribord. Le pont, mouillé par la brume, était très glissant. Je me préparais donc à m’accoter contre une des épontilles de la passerelle, quand un corps vint rouler à mes pieds.
C’était celui du docteur Dean Pitferge. Mon original se redressa aussitôt sur les genoux, et me regardant :
« C’est bien cela, dit-il. L’amplitude de l’arc décrit par les parois du Great Eastern est de quarante degrés, soit vingt au-dessous de l’horizontale et vingt au-dessus.
– Vraiment ! m’écriai-je, riant, non de l’observation, mais des conditions dans lesquelles elle était faite.
– Vraiment, reprit le docteur. Pendant l’oscillation, la vitesse des parois est d’un mètre sept cent quarante-quatre millimètres par seconde. Un transatlantique, qui est moitié moins large, ne met que ce temps à revenir d’un bord à l’autre.
– Alors, répondis-je, puisque le Great Eastern reprend si vite sa perpendiculaire, c’est qu’il y a excès de stabilité.
– Pour lui, oui, mais non pour ses passagers ! répliqua gaiement Dean Pitferge, car eux, vous le voyez, reviennent à l’horizontale, et plus vite qu’ils ne le veulent. »
Le docteur, enchanté de sa repartie, s’était relevé, et, nous soutenant mutuellement, nous pûmes gagner un des bancs de la dunette. Dean Pitferge en était quitte pour quelques écorchures, et je l’en félicitai, car il aurait pu se briser la tête.
« Oh ! ce n’est pas fini ! me répondit-il, et avant peu il nous arrivera malheur.
– À nous ?
– Au steamship, et, par conséquent, à moi, à nous, à tous les passagers.
– Si vous parlez sérieusement, demandai-je, pourquoi vous êtes-vous embarqué à bord ?
– Pour voir ce qui arrivera, car il ne me déplairait pas de faire naufrage ! répondit le docteur, me regardant d’un air entendu.
– Est-ce la première fois que vous naviguez sur le Great Eastern ?
– Non. J’ai déjà fait plusieurs traversées… en curieux.
– Il ne faut pas vous plaindre alors.
– Je ne me plains pas. Je constate les faits, et j’attends patiemment l’heure de la catastrophe. »
Le docteur se moquait-il de moi ? Je ne savais que penser. Ses petits yeux me paraissaient bien ironiques. Je voulus le pousser plus loin.
« Docteur, lui dis-je, je ne sais sur quels faits reposent vos fâcheux pronostics, mais permettez-moi de vous rappeler que le Great Eastern a déjà franchi vingt fois l’Atlantique, et que l’ensemble de ses traversées a été satisfaisant.
– N’importe ! répondit Pitferge. Ce navire « a reçu un sort » pour employer l’expression vulgaire. Il n’échappera pas à sa destinée. On le sait et on n’a pas confiance en lui. Rappelez-vous quelles difficultés les ingénieurs ont éprouvées pour le lancer. Il ne voulait pas plus aller à l’eau que l’hôpital de Greenwich. Je crois même que Brunnel, qui l’a construit, est mort « des suites de l’opération », comme nous disons en médecine.
– Ah ! çà, docteur, repris-je, est-ce que vous seriez matérialiste ?
– Pourquoi cette question ?
– Parce que j’ai remarqué que bien des gens qui ne croient pas en Dieu croient à tout le reste, même au mauvais œil.
– Plaisantez, monsieur, reprit le docteur, mais laissez-moi continuer mon argumentation. Le Great Eastern a déjà ruiné plusieurs compagnies. Construit pour le transport des émigrants et le trafic des marchandises en Australie, il n’a jamais été en Australie. Combiné pour donner une vitesse supérieure à celle des paquebots transocéaniens, il leur est resté inférieur.
– De là, dis-je, à conclure que…
– Attendez, répondit le docteur. Un des capitaines du Great Eastern s’est déjà noyé, et c’était l’un des plus habiles, car en le tenant à peu près debout à la lame, il savait éviter cet intolérable roulis.
– Eh bien ! dis-je, il faut regretter la mort de cet homme habile, et voilà tout.
– Puis, reprit Dean Pitferge, sans se soucier de mon incrédulité, on raconte des histoires sur ce steamship. On dit qu’un passager qui s’est égaré dans ses profondeurs, comme un pionnier dans les forêts d’Amérique, n’a jamais pu être retrouvé.
– Ah ! fis-je ironiquement, voilà un fait !
– On raconte aussi, reprit le docteur, que, pendant la construction des chaudières, un mécanicien a été soudé, par mégarde, dans la boîte à vapeur.
– Bravo ! m’écriai-je. Le mécanicien soudé ! E ben trovato. Vous y croyez, docteur ?
– Je crois, me répondit Pitferge, je crois très sérieusement que notre voyage a mal commencé et qu’il finira mal.
– Mais le Great Eastern est un bâtiment solide, répliquai-je, et d’une rigidité de construction qui lui permet de résister comme un bloc plein, et de défier les mers les plus furieuses !
– Sans doute, il est solide, reprit le docteur, mais laissez-le tomber dans le creux des lames, et vous verrez s’il s’en relève. C’est un géant, soit, mais un géant dont la force n’est pas en proportion avec la taille. Les machines sont trop faibles pour lui. Avez-vous entendu parler de son dix-neuvième voyage entre Liverpool et New York ?
– Non, docteur ?
– Eh bien, j’étais à bord. Nous avions quitté Liverpool, le 10 décembre, un mardi. Les passagers étaient nombreux, et tous pleins de confiance. Les choses allèrent bien tant que nous fûmes abrités des lames du large par la côte d’Irlande.
Pas de roulis, pas de malades. Le lendemain, même indifférence à la mer. Même enchantement des passagers. Le 12, vers le matin, le vent fraîchit. La houle du large nous prit par le travers, et le Great Eastern de rouler. Les passagers, hommes et femmes, disparurent dans les cabines. À quatre heures, le vent soufflait en tempête. Les meubles entrèrent en danse. Une des glaces du grand salon est brisée d’un coup de la tête de votre serviteur. Toute la vaisselle se casse. Un vacarme épouvantable ! Huit embarcations sont arrachées de leurs portemanteaux dans un coup de mer. En ce moment la situation devient grave. La machine des roues a dû être arrêtée. Un énorme morceau de plomb, déplacé par le roulis, menaçait de s’engager dans ses organes. Cependant l’hélice continuait de nous pousser en avant. Bientôt les roues reprennent à demi-vitesse; mais l’une d’elles, pendant son arrêt, a été faussée; ses rayons et ses pales raclent la coque du navire. Il faut arrêter de nouveau la machine et se contenter de l’hélice pour tenir la cape. La nuit fut horrible. La tempête avait redoublé. Le Great Eastern était tombé dans le creux des lames et ne pouvait s’en relever. Au point du jour, il ne restait pas une ferrure des roues. On hissa quelques voiles pour évoluer et remettre le navire debout à la mer. Voiles aussitôt emportées que tendues. La confusion règne partout. Les chaînes-câbles, arrachées de leur puits, roulent d’un bord à l’autre. Un parc à bestiaux est défoncé, et une vache tombe dans le salon des dames à travers l’écoutille. Nouveau malheur ! la mèche du gouvernail se rompt. On ne gouverne plus. Des chocs épouvantables se font entendre. C’est un réservoir à huile, pesant trois mille kilos, dont les saisines se sont brisées, et qui, balayant l’entrepont, frappe alternativement les flancs intérieurs qu’il va défoncer peut-être ! Le samedi se passe au milieu d’une épouvante générale. Toujours dans le creux des lames. Le dimanche seulement, le vent commence à mollir. Un ingénieur américain, passager à bord, parvint à frapper des chaînes sur le safran du gouvernail. On évolue peu à peu. Le grand Great Eastern se remet debout à la mer, et huit jours après avoir quitté Liverpool nous rentrions à Queen’s town. Or qui sait, monsieur, où nous serons dans huit jours ! »
Il faut l’avouer, le docteur Dean Pitferge n’était pas rassurant. Les passagères ne l’auraient pas entendu sans frémir. Plaisantait-il ou parlait-il sérieusement ? Était-il vrai qu’il suivît le Great Eastern dans toutes ses traversées pour assister à quelque catastrophe ? Tout est possible de la part d’un excentrique, surtout quand il est anglais.
Cependant le steamship continuait sa route, en roulant comme un canot. Il gardait imperturbablement la ligne loxodromique des bateaux à vapeur. On sait que sur une surface plane le plus court chemin d’un point à un autre c’est la ligne droite. Sur une sphère, c’est la ligne courbe formée par la circonférence des grands cercles. Les navires, pour abréger la traversée, ont donc intérêt à suivre cette route. Mais les bâtiments à voiles ne peuvent garder cette ligne, quand ils ont le vent debout. Seuls, les steamers sont maîtres de se maintenir suivant une direction rigoureuse, et ils prennent la route des grands cercles. C’est ce que fit le Great Eastern en s’élevant un peu vers le nord-ouest.
Le roulis continuait. Cet horrible mal de mer, à la fois contagieux et épidémique, faisait de rapides progrès. Quelques passagers, hâves, exsangues, le nez pincé, les joues creuses, les tempes serrées, demeuraient quand même sur le pont pour y humer le grand air. Pour la plupart, ils étaient furieux contre le malencontreux steamship qui se comportait comme une véritable bouée, et contre la Société des Affréteurs, dont les prospectus portaient que le mal de mer « était inconnu à bord ».
Vers neuf heures du matin, un objet fut signalé à trois ou quatre milles par la hanche de bâbord. Était-ce une épave, une carcasse de baleine ou une carcasse de navire ? On ne pouvait le distinguer encore. Un groupe de passagers valides, réunis sur le roufle de l’avant, observait ce débris qui flottait à trois cents milles de la côte la plus rapprochée.
Cependant, le Great Eastern avait laissé porter vers l’objet signalé. Les lorgnettes manœuvraient avec ensemble. Les appréciations allaient grand train, et entre ces Américains et ces Anglais, pour lesquels tout prétexte à gageure est bon, les enjeux commençaient à monter. Parmi ces parieurs enragés, je remarquai un homme de haute taille, dont la physionomie me frappa par des signes non équivoques d’une profonde duplicité. Cet individu avait un sentiment de haine générale stéréotypé sur ses traits, auquel ne se fussent mépris ni les physionomistes ni les physiologistes, le front plissé par une ride verticale, le regard à la fois audacieux et inattentif, l’œil sec, les sourcils très rapprochés, les épaules hautes, la tête au vent, enfin tous les indices d’une rare impudence jointe à une rare fourberie. Quel était cet homme ? Je l’ignorais, mais il me déplut singulièrement. Il parlait haut et de ce ton qui semble contenir une insulte. Quelques acolytes, dignes de lui, riaient à ses plaisanteries de mauvais goût. Ce personnage prétendait reconnaître dans l’épave une carcasse de baleine, et il appuyait son dire de paris importants qui trouvaient immédiatement des teneurs.
Ces paris qui se montèrent à plusieurs centaines de dollars, il les perdit tous. En effet, cette épave était une coque de navire. Le steamship s’en approchait rapidement. On pouvait déjà voir le cuivre vert-de-grisé de sa carène. C’était un trois-mâts, rasé de sa mâture, et couché sur le flanc. Il devait jauger cinq ou six cents tonneaux. À ses porte-haubans pendaient des carènes brisées.
Ce navire avait-il été abandonné par son équipage ? C’était la question ou, pour employer l’expression anglaise, la « great attraction » du moment. Cependant, personne ne se montrait sur cette coque. Peut-être les naufragés s’étaient-ils réfugiés à l’intérieur ? Armé de ma lunette, je voyais depuis quelques instants un objet remuer sur l’avant du navire; mais je reconnus bientôt que c’était un reste de foc que le vent agitait.
À la distance d’un demi-mille, tous les détails de cette coque devinrent visibles. Elle était neuve et dans un parfait état de conservation. Son chargement, qui avait glissé sous le vent, l’obligeait à conserver la bande sur tribord. Évidemment, ce bâtiment, engagé dans un moment critique, avait dû sacrifier sa mâture.
Le Great Eastern s’en approcha. Il en fit le tour. Il signala sa présence par de nombreux coups de sifflet. L’air en était déchiré. Mais l’épave demeura muette et inanimée. Dans tout cet espace de mer circonscrit par l’horizon, rien en vue. Pas une embarcation aux flancs du bâtiment naufragé.
L’équipage avait eu sans doute le temps de s’enfuir. Mais avait-il pu gagner la terre distante de trois cents milles ? De frêles canots pouvaient-ils résister aux lames qui balançaient si effroyablement le Great Eastern ? À quelle date d’ailleurs remontait cette catastrophe ? Par ces vents régnants, ne fallait-il pas chercher plus loin, dans l’ouest, le théâtre du naufrage ?
Cette coque ne dérivait-elle pas depuis longtemps déjà sous la double influence des courants et des brises ? Toutes ces questions devaient rester sans réponse.
Lorsque le steamship rangea l’arrière du navire naufragé, je lus distinctement sur son tableau le nom de Lérida; mais la désignation de son port d’attache n’était pas indiquée. À sa forme, à ses façons relevées, à l’élancement particulier de son étrave, les matelots du bord le déclaraient de construction américaine.
Un bâtiment de commerce, un vaisseau de guerre, n’eût point hésité à amariner cette coque, qui renfermait sans doute une cargaison de prix. On sait que dans ces cas de sauvetage, les ordonnances maritimes attribuent aux sauveteurs le tiers de la valeur. Mais le Great Eastern, chargé d’un service régulier, ne pouvait prendre cette épave à sa remorque pendant des milliers de milles. Revenir sur ses pas pour la conduire au port le plus voisin était également impossible. Il fallut donc l’abandonner, au grand regret des matelots, et bientôt ce débris ne fut plus qu’un point de l’espace qui disparut à l’horizon. Le groupe des passagers se dispersa. Les uns regagnèrent leurs salons, les autres leurs cabines, et la trompette du lunch ne parvint même pas à réveiller tous ces endormis, abattus par le mal de mer.
Vers midi, le capitaine Anderson fit installer les deux misaines-goélettes et la misaine d’artimon. Le navire, mieux appuyé, roula moins. Les matelots essayèrent aussi d’établir la brigantine enroulée sur son gui, d’après un nouveau système. Mais le système était « trop nouveau », sans doute, car on ne put l’utiliser, et cette brigantine ne servit pas de tout le voyage.
Malgré les mouvements désordonnés du navire, la vie du bord s’organisait. Avec l’Anglo-Saxon, rien de plus simple. Ce paquebot, c’est son quartier, sa rue, sa maison qui se déplacent, et il est chez lui. Le Français au contraire a toujours l’air de voyager, quand il voyage.
Lorsque le temps le permettait, la foule affluait sur les boulevards. Tous ces promeneurs, qui tenaient leur perpendiculaire malgré les inclinaisons du roulis, avaient l’air d’hommes ivres, chez lesquels l’ivresse eût provoqué au même moment les mêmes allures. Quand les passagères ne montaient pas sur le pont, elles restaient soit dans leur salon particulier, soit dans le grand salon. On entendait alors les tapageuses harmonies qui s’échappaient des pianos. Il faut dire que ces instruments, « très houleux », comme la mer, n’eussent pas permis au talent d’un Liszt de s’exercer purement. Les basses manquaient quand ils se portaient sur bâbord, et les hautes, quand ils penchaient sur tribord. De là des trous dans l’harmonie ou des vides dans la mélodie, dont ces oreilles saxonnes ne se préoccupaient guère. Entre tous ces virtuoses, je remarquai une grande femme osseuse qui devait être bien bonne musicienne ! En effet, pour faciliter la lecture de son morceau, elle avait marqué toutes les notes d’un numéro et toutes les touches du piano d’un numéro correspondant. La note était-elle cotée vingt-sept, elle frappait la touche vingt-sept. Était-ce la note cinquante-trois, elle attaquait la note cinquante-trois. Et cela, sans se soucier du bruit qui se faisait autour d’elle, ni des autres pianos résonnant dans les salons voisins, ni des maussades enfants qui venaient à coups de poing écraser des accords sur ces octaves inoccupées !
Pendant ce concert, les assistants prenaient au hasard les livres épars çà et là sur les tables. Un d’eux y rencontrait-il un passage intéressant, il le lisait à voix haute, et ses auditeurs, écoutant avec complaisance, le saluaient d’un murmure flatteur. Quelques journaux traînaient sur les canapés, de ces journaux anglais ou américains qui ont toujours l’air vieux, bien qu’ils ne soient jamais coupés. C’est une opération incommode que de déployer ces immenses feuillets qui couvriraient une superficie de plusieurs mètres carrés. Mais la mode étant de ne pas couper, on ne coupe pas. Un jour, j’eus la patience de lire le New York Herald dans ces conditions, et de le lire jusqu’au bout. Mais que l’on juge si je fus payé de ma peine en relevant cet entrefilet sous la rubrique « personal » : « M. X… prie la jolie Miss Z…, qu’il a rencontrée hier dans l’omnibus de la 25e rue, de venir le trouver demain dans la chambre 17 de l’hôtel Saint-Nicolas. Il désirerait causer mariage avec elle. » Qu’a fait la jolie Miss Z… ? Je ne veux même pas le savoir.
Je passai tout cet après-dîner dans le grand salon, observant et causant. La conversation ne pouvait manquer d’être intéressante, car mon ami Dean Pitferge était venu s’asseoir auprès de moi.
« Êtes-vous remis de votre chute ? lui demandai-je.
– Parfaitement, me répondit-il. Mais cela ne marche pas.
– Qu’est-ce qui ne marche pas ? Vous ?
– Non, notre steamship. Les chaudières de l’hélice fonctionnent mal. Nous ne pouvons obtenir assez de pression.
– Vous êtes donc très désireux d’arriver à New York ?
– Nullement ! Je parle en mécanicien, voilà tout. Je me trouve fort bien ici, et je regretterai sincèrement de quitter cette collection d’originaux que le hasard a réunis… pour mon plaisir.
– Des originaux ! m’écriai-je, en regardant les passagers qui affluaient dans le salon. Mais tous ces gens-là se ressemblent !
– Bah ! fit le docteur, on voit que vous ne les connaissez guère. L’espèce est la même, j’en conviens, mais dans cette espèce que de variétés ! Considérez, là-bas, ce groupe d’hommes sans gêne, les jambes étendues sur les divans, le chapeau vissé sur la tête. Ce sont des Yankees, de purs Yankees des petits États du Maine, du Vermont ou du Connecticut, des produits de la Nouvelle-Angleterre, hommes d’intelligence et d’action, un peu trop influencés par les révérends, mais qui ont le tort de ne pas mettre leur main devant leur bouche quand ils éternuent. Ah ! cher monsieur, ce sont là de vrais Saxons, des natures âpres au gain et habiles donc ! Enfermez deux Yankees dans une chambre, au bout d’une heure, chacun d’eux aura gagné dix dollars à l’autre !
– Je ne vous demanderai pas comment, répondis-je en riant au docteur. Mais parmi eux je vois un petit homme, le nez au vent, une vraie girouette. Il est vêtu d’une longue redingote et d’un pantalon noir un peu court. Quel est ce monsieur ?
– C’est un ministre protestant, un homme considerable du Massachusetts. Il va rejoindre sa femme, une ex-institutrice très avantageusement compromise dans un procès célèbre.
– Et cet autre, grand et lugubre, qui paraît absorbé dans ses calculs ?
– Cet homme calcule, en effet, dit le docteur. Il calcule toujours et toujours.
– Des problèmes ?
– Non, sa fortune. C’est un homme considerable. À toute heure il sait à un centime près ce qu’il possède. Il est riche. Un quartier de New York est bâti sur ses terrains. Il y a un quart d’heure, il avait un million six cent vingt-cinq mille trois cent soixante-sept dollars et demi; mais maintenant, il n’a plus qu’un million six cent vingt-cinq mille trois cent soixante-sept dollars et quart.
– Pourquoi cette différence dans sa fortune ?
– Parce qu’il vient de fumer un cigare de trente sols. » Le docteur Dean Pitferge avait des reparties si inattendues que je le poussai encore. Il m’amusait. Je lui désignai un autre groupe casé dans une autre partie du salon. « Ceux-là, me dit-il, ce sont les gens du Far West. Le plus grand, qui ressemble à un maître clerc, c’est un homme considerable, le gouverneur de la Banque de Chicago. Il a toujours sous le bras un album représentant les principales vues de sa ville bien-aimée. Il en est fier, et avec raison : une ville fondée en 1836 dans un désert, et qui compte aujourd’hui quatre cent mille âmes, y compris la sienne ! Près de lui, vous voyez un couple californien. La jeune femme est délicate et charmante. Le mari, fort décrassé, est un ancien garçon de charrue qui, un beau jour, a labouré des pépites. Ce personnage…
– Est un homme considerable, dis-je.
– Sans doute, répondit le docteur, car son actif se chiffre par millions.
– Et ce grand individu, qui remue toujours la tête du haut en bas, comme un nègre d’horloge ?
– Ce personnage, répondit le docteur, c’est le célèbre Cokburn de Rochester, le statisticien universel, qui a tout pesé, tout mesuré, tout dosé, tout compté. Interrogez ce maniaque inoffensif. Il vous dira ce qu’un homme de cinquante ans a mangé de pain dans sa vie, le nombre de mètres cubes d’air qu’il a respirés. Il vous dira combien de volumes in-quarto rempliraient les paroles d’un avocat de Temple Bar, et combien de milles fait journellement un facteur, rien qu’en portant des lettres d’amour. Il vous dira le chiffre des veuves qui passent en une heure sur le pont de Londres, et quelle serait la hauteur d’une pyramide bâtie avec les sandwiches consommés en un an par les citoyens de l’Union. Il vous dira… »
Le docteur, lancé à toute vitesse, eût longtemps continué sur ce ton, mais d’autres passagers défilaient devant nos yeux et provoquaient de nouvelles remarques de l’intarissable docteur. Que de types divers dans cette foule de passagers ! Pas un flâneur pourtant, car on ne se déplace pas d’un continent à l’autre sans un motif sérieux. La plupart allaient sans doute chercher fortune sur cette terre américaine, oubliant qu’à vingt ans un Yankee a fait sa position, et qu’à vingt-cinq il est déjà trop vieux pour entrer en lutte.
Parmi ces aventuriers, ces inventeurs, ces coureurs de chance, Dean Pitferge m’en montra quelques-uns qui ne laissaient pas d’être intéressants. Celui-ci, un savant chimiste, un rival du docteur Liebig, prétendait avoir trouvé le moyen de condenser tous les éléments nutritifs d’un bœuf dans une tablette de viande grande comme une pièce de cinq francs, et il allait battre monnaie sur les ruminants des Pampas. Celui-là, inventeur du moteur portatif – un cheval-vapeur dans un boîtier de montre –, courait exploiter son brevet dans la Nouvelle-Angleterre. Cet autre, un Français de la rue Chapon, emportait trente mille bébés de carton qui disaient « papa » avec un accent américain très réussi, et il ne doutait pas que sa fortune ne fût faite.
Et, sans compter ces originaux, que d’autres encore dont on ne pouvait soupçonner les secrets ! Peut-être, parmi eux, quelque caissier fuyait-il sa caisse vide, et quelque « détective », se faisant son ami, n’attendait-il que l’arrivée du Great Eastern à New York pour lui mettre la main au collet ? Peut-être aussi eût-on reconnu dans cette foule quelques-uns de ces lanceurs d’affaires interlopes qui trouvent toujours des actionnaires crédules, même quand ces affaires s’appellent Compagnie océanienne pour l’éclairage au gaz de la Polynésie, ou Société générale des charbons incombustibles.
Mais, en ce moment, mon attention fut distraite par l’entrée d’un jeune ménage qui semblait être sous l’impression d’un précoce ennui.
« Ce sont des Péruviens, mon cher monsieur, me dit le docteur, un couple marié depuis un an, qui a promené sa lune de miel sur tous les horizons du monde. Ils ont quitté Lima le soir des noces. Ils se sont adorés au Japon, aimés en Australie, supportés en France, disputés en Angleterre, et ils se sépareront sans doute en Amérique !
– Et, dis-je, quel est cet homme de grande taille et de figure un peu hautaine qui entre en ce moment ? À sa moustache noire, je le prendrais pour un officier.
– C’est un mormon, me répondit le docteur, un elder, Mr Hatch, un des grands prédicateurs de la Cité des Saints. Quel beau type d’homme ! Voyez cet œil fier, cette physionomie digne, cette tenue si différente de celle du Yankee. Mr Hatch revient de l’Allemagne et de l’Angleterre, où il a prêché le mormonisme avec succès, car cette secte compte, en Europe, un grand nombre d’adhérents, auxquels elle permet de se conformer aux lois de leur pays.
– En effet, dis-je, je pense bien qu’en Europe la polygamie leur est interdite.
– Sans doute, mon cher monsieur, mais ne croyez pas que la polygamie soit obligatoire pour les mormons. Brigham Young possède un harem, parce que cela lui convient; mais tous ses adeptes ne l’imitent pas sur les bords du Lac Salé.
– Vraiment ! Et Mr Hatch ?
– Mr Hatch n’a qu’une femme, et il trouve que c’est assez. D’ailleurs, il se propose de nous expliquer son système dans une conférence qu’il fera un soir ou l’autre.
– Le salon sera plein, dis-je.
– Oui, répondit Pitferge, si le jeu ne lui enlève pas trop d’auditeurs. Vous savez que l’on joue dans le roufle de l’avant. Il y a là un Anglais de figure mauvaise et désagréable, qui me paraît mener ce monde de joueurs. C’est un méchant homme dont la réputation est détestable. L’avez-vous remarqué ? »
Quelques détails ajoutés par le docteur me firent reconnaître l’individu qui, le matin même, s’était signalé par ses paris insensés à propos de l’épave. Mon diagnostic ne m’avait pas trompé. Dean Pitferge m’apprit qu’il se nommait Harry Drake. C’était le fils d’un négociant de Calcutta, un joueur, un débauché, un duelliste, à peu près ruiné, et qui allait probablement en Amérique tenter une vie d’aventures.
« Ces gens-là, ajouta le docteur, trouvent toujours des flatteurs qui les prônent, et celui-ci a déjà son cercle de gredins dont il forme le point central. Parmi eux, j’ai remarqué un petit homme court, figure ronde, nez busqué, grosses lèvres, lunettes d’or, qui doit être un juif allemand mâtiné de bordelais. Il se dit docteur, en route pour Québec, mais je vous le donne pour un farceur de bas étage et un admirateur du Drake. »
En ce moment, Dean Pitferge, qui sautait facilement d’un sujet à un autre, me poussa le coude. Je regardai la porte du salon. Un jeune homme de vingt-deux ans et une jeune fille de dix-sept ans entraient en se donnant le bras.
« Deux nouveaux mariés ? demandai-je.
– Non, me répondit le docteur d’un ton à demi attendri, deux vieux fiancés qui n’attendent que leur arrivée à New York pour se marier. Ils viennent de faire leur tour d’Europe – avec l’autorisation de la famille, s’entend –, et ils savent maintenant qu’ils sont faits l’un pour l’autre. Braves jeunes gens ! c’est plaisir de les regarder ! Je les vois souvent penchés sur l’écoutille de la machine, et là, ils comptent les tours de roues, qui ne marchent pas assez vite à leur gré ! Ah ! monsieur, si nos chaudières étaient chauffées à blanc comme ces deux jeunes cœurs, voilà qui ferait monter la pression ! »
Ce jour-là, à midi et demi, à la porte du grand salon, un timonier afficha la note suivante :
Lat. 51° 15’ N. Long. 18° 13’ W. Dist. : Fastnet, 323 miles.
Ce qui signifiait qu’à midi nous étions à 323 milles du feu de Fastnet, le dernier qui nous fût apparu sur la côte d’Irlande, et par 51° 15’ de latitude nord et 18° 13’ de longitude à l’ouest du méridien de Greenwich. C’était son point que le capitaine faisait ainsi connaître et que chaque jour les passagers lurent à la même place. Ainsi, en consultant cette note et en reportant ces relèvements sur une carte, on pouvait suivre la route du Great Eastern. Jusqu’ici, ce steamship n’avait fait que 323 milles en trente-six heures. C’était insuffisant, et un paquebot qui se respecte ne doit pas franchir en vingt-quatre heures moins de 300 milles.
Après avoir quitté le docteur, je passai le reste de la journée avec Fabian. Nous nous étions réfugiés à l’arrière, ce que Pitferge appelait « aller se promener dans les champs ». Là, isolés et appuyés sur le couronnement, nous regardions cette mer immense. De pénétrantes senteurs, distillées dans l’embrun des lames, s’élevaient jusqu’à nous. Les petits arcs-en-ciel, produits par les rayons réfractés, se jouaient à travers l’écume. L’hélice bouillonnait à quarante pieds sous nos yeux, et, quand elle émergeait, ses branches battaient les flots avec plus de furie, en faisant étinceler son cuivre. La mer semblait être une vaste agglomération d’émeraudes liquéfiées. Le cotonneux sillage s’en allait à perte de vue, confondant dans une même voie lactée les bouillonnements de l’hélice et des aubes. Cette blancheur, sur laquelle couraient des dessins plus accentués, m’apparaissait comme une immense voilette au point d’Angleterre jetée sur un fond bleu. Lorsque les mauves, aux ailes blanches festonnées de noir, volaient au-dessus, leur plumage chatoyait et s’éclairait de reflets rapides.
Fabian regardait toute cette magie de flots sans parler. Que voyait-il dans ce liquide miroir qui se prête aux plus étranges caprices de l’imagination ? Passait-il, à ses yeux, quelque fugitive image qui lui jetait un adieu suprême ? Apercevait-il quelque ombre noyée dans ces remous ? Il me parut encore plus triste que d’habitude, et je n’osai pas lui demander la cause de sa tristesse Après cette longue séparation qui nous avait éloignés l’un de l’autre, c’était à lui de se confier à moi, à moi d’attendre ses confidences. Il m’avait dit de sa vie passée ce qu’il voulait que j’en apprisse, son existence de garnison dans les Indes, ses chasses, ses aventures; mais sur les émotions qui lui gonflaient le cœur, sur la cause des soupirs qui soulevaient sa poitrine, il se taisait. Sans doute, Fabian n’était pas de ceux qui cherchent à soulager leurs douleurs en les racontant, et il ne devait qu’en souffrir davantage.
Nous restions donc ainsi penchés sur la mer, et, lorsque je me retournais, j’apercevais les grandes roues émergeant tour à tour sous l’action du roulis.
À un certain moment, Fabian me dit :
« Ce sillage est vraiment magnifique, on croirait que les ondulations se plaisent à y tracer des lettres ! Voyez ! des l, des e ! Est-ce que je me trompe ? Non ! ce sont bien ces lettres ! Toujours les mêmes ! »
L’imagination surexcitée de Fabian voyait dans ce remous ce qu’elle voulait y voir. Mais ces lettres, que pouvaient-elles signifier ? Quel souvenir évoquaient-elles dans le cœur de Fabian ? Celui-ci avait repris sa contemplation silencieuse. Puis, brusquement, il me dit :
« Venez ! venez ! cet abîme m’attire !
– Qu’avez-vous, Fabian ? lui demandai-je en lui prenant les deux mains, qu’avez-vous, mon ami ?
– J’ai là, dit-il en pressant sa poitrine, j’ai un mal qui me tuera !
– Un mal ? lui dis-je, un mal sans espoir de guérison ?
– Sans espoir. »
Et sur ce mot Fabian descendit au salon et rentra dans sa cabine.
Le lendemain samedi, 30 mars, le temps était beau. Brise faible, mer calme. Les feux, activement poussés, avaient fait monter la pression. L’hélice donnait trente-six tours à la minute. La vitesse du Great Eastern dépassait alors douze nœuds.
Le vent avait halé le sud. Le second fit établir les deux misaines-goélettes et la misaine d’artimon. Le steamship, mieux appuyé, n’éprouvait plus aucun roulis. Par ce beau ciel tout ensoleillé, les roufles s’animèrent; les dames parurent en toilettes fraîches; les unes se promenaient, les autres s’assirent – j’allais dire sur les pelouses à l’ombre des arbres –; les enfants reprirent leurs jeux interrompus depuis deux jours, et de fringants attelages de bébés circulèrent au grand galop. Avec quelques troupiers en uniforme, les mains dans les poches et le nez au vent, on se serait cru sur une promenade française.
À midi moins un quart, le capitaine Anderson et deux officiers montèrent sur les passerelles. Le temps étant très favorable aux observations, ils venaient prendre la hauteur du soleil. Chacun d’eux tenait à la main un sextant à lunette, et, de temps en temps, ils visaient l’horizon du sud, vers lequel les miroirs inclinés de leur instrument devaient ramener l’astre du jour.
« Midi », dit bientôt le capitaine.
Aussitôt, un timonier piqua l’heure à la cloche de la passerelle, et toutes les montres du bord se réglèrent sur ce soleil dont le passage au méridien venait d’être relevé.
Une demi-heure après, on affichait l’observation suivante :
Lat. 51° 10’ N.
Long. 24° 13’ W.
Course : 227 miles. Distance : 550.
Nous avions donc fait deux cent vingt-sept milles depuis la veille, à midi. Il était en ce moment une heure quarante-neuf minutes à Greenwich, et le Great Eastern se trouvait à cinq cent cinquante milles de Fastnet.
Je ne vis pas Fabian de toute cette journée. Plusieurs fois, inquiet de son absence, je m’approchai de sa cabine, et je m’assurai qu’il ne l’avait pas quittée.
Cette foule qui encombrait le pont devait lui déplaire. Évidemment, il fuyait ce tumulte et recherchait l’isolement. Mais je rencontrai le capitaine Corsican, et, pendant une heure, nous nous promenâmes sur les dunettes. Il fut souvent question de Fabian. Je ne pus m’empêcher de raconter au capitaine ce qui s’était passé la veille entre le capitaine Mac Elwin et moi.
« Oui, me répondit Corsican avec une émotion qu’il ne cherchait point à déguiser, voilà deux ans, Fabian avait le droit de se croire le plus heureux des hommes, et maintenant il en est le plus malheureux ! »
Archibald Corsican m’apprit, en quelques mots, que Fabian avait connu à Bombay une jeune fille charmante, miss Hodges. Il l’aimait, il en était aimé. Rien ne semblait s’opposer à ce qu’un mariage unît miss Hodges et le capitaine Mac Elwin, quand la jeune fille, du consentement de son père, fut recherchée par le fils d’un négociant de Calcutta. C’était une affaire, oui, « une affaire » arrêtée de longue date. Hodges, homme positif, dur, peu accessible aux sentiments, se trouvait alors dans une situation délicate vis-à-vis de son correspondant de Calcutta. Ce mariage pouvait arranger bien des choses, et il sacrifia le bonheur de sa fille aux intérêts de sa fortune. La pauvre enfant ne put résister. On mit sa main dans la main d’un homme qu’elle n’aimait pas, qu’elle ne pouvait pas aimer, et qui vraisemblablement ne l’aimait pas lui-même. Pure affaire, mauvaise affaire et déplorable action. Le mari emmena sa femme le lendemain du mariage, et depuis lors Fabian, fou de douleur, malade à en mourir, n’avait jamais revu celle qu’il aimait toujours. Ce récit achevé, je compris qu’en effet le mal dont souffrait Fabian était grave.
« Comment se nommait cette jeune fille ? demandai-je au capitaine Archibald.
– Ellen Hodges », me répondit-il. Ellen ! Ce nom m’expliquait les lettres que Fabian avait cru voir hier dans le sillage du navire.
« Et comment s’appelle le mari de cette pauvre femme ? dis-je au capitaine.
– Harry Drake.
– Drake ! m’écriai-je, mais cet homme est à bord !
– Lui ! Ici ! répéta Corsican, m’arrêtant de la main et me regardant en face.
– Oui, répétai-je, à bord.
– Fasse le ciel, dit gravement le capitaine, que Fabian et lui ne se rencontrent pas ! Heureusement, ils ne se connaissent ni l’un ni l’autre, ou, du moins, Fabian ne connaît pas Harry Drake. Mais ce nom prononcé devant lui suffirait à provoquer une explosion ! »
Je racontai alors au capitaine Corsican ce que je savais sur le compte de Harry Drake, c’est-à-dire ce que m’en avait appris le docteur Dean Pitferge. Je lui dépeignis, tel qu’il était, cet aventurier, insolent et tapageur, déjà ruiné par le jeu et les débauches, et prêt à tout faire pour ressaisir la fortune. En ce moment, Harry Drake passa près de nous. Je le montrai au capitaine. Les yeux de Corsican s’animèrent soudain. Il eut un geste de colère que j’arrêtai.
« Oui, me dit-il, c’est bien là une physionomie de coquin. Mais où va-t-il ?
– En Amérique, dit-on, pour demander au hasard ce qu’il ne veut pas demander au travail.
– Pauvre Ellen ! murmura le capitaine. Où est-elle en ce moment ?
– Peut-être ce misérable l’a-t-il abandonnée ?
– Pourquoi ne serait-elle pas à bord ? » dit Corsican en me regardant.
Cette idée traversa mon esprit pour la première fois, mais je la repoussai. Non. Ellen n’était pas, ne pouvait pas être à bord. Elle n’eût pas échappé au regard inquisiteur du docteur Pitferge. Non ! Elle n’accompagnait pas Drake pendant cette traversée !
« Puissiez-vous dire vrai, monsieur, me répondit le capitaine Corsican, car la vue de cette pauvre victime, réduite à tant de misère, porterait un coup terrible à Fabian. Je ne sais ce qui arriverait. Fabian est homme à tuer Drake comme un chien. En tout cas, puisque vous êtes l’ami de Fabian, comme je le suis moi-même, je vous demanderai une preuve de cette amitié. Ne le perdons jamais de vue, et, le cas échéant, que l’un de nous soit toujours prêt à se jeter entre son rival et lui. Vous le comprenez, une rencontre par les armes ne peut avoir lieu entre ces deux hommes. Ici, hélas ! ni même ailleurs, une femme ne peut épouser le meurtrier de son mari, si indigne qu’ait été ce mari. »
Je compris le raisonnement du capitaine Corsican. Fabian ne pouvait pas être son propre justicier. C’était prévoir de bien loin les événements à venir ! Et cependant, ce peut-être, ce contingent des choses humaines, pourquoi n’en pas tenir compte ? Mais un pressentiment m’agitait. Serait-il possible que, dans cette existence commune du bord, dans ce coudoiement de chaque jour, la personnalité bruyante de Drake échappât à Fabian ? Un incident, un détail, un nom prononcé, un rien, ne les mettrait-il pas fatalement l’un en présence de l’autre ? Ah ! que j’aurais voulu hâter la marche de ce steamship qui les portait tous deux ! Avant de quitter le capitaine Corsican, je lui promis de veiller sur notre ami et d’observer Drake, qu’il s’engagea de son côté à ne pas perdre de vue. Puis, il me serra la main, et nous nous séparâmes.
Vers le soir, le vent du sud-ouest condensa quelques brumes sur l’océan. L’obscurité était grande. Les salons, brillamment éclairés, contrastaient avec ces ténèbres profondes. On entendait les valses et les romances retentir tour à tour. Des applaudissements frénétiques les accueillaient invariablement, et les hourras eux-mêmes ne manquèrent pas quand ce farceur de T…, s’étant mis au piano, y « siffla » des chansons avec l’aplomb d’un cabotin.
Le lendemain, 31 mars, était un dimanche. Comment se passerait ce jour à bord ? Serait-ce le dimanche anglais ou américain, qui ferme les « taps » et les « bars » pendant l’heure des offices; qui retient le couteau du boucher sur la tête de sa victime; qui arrête la pelle du boulanger sur le seuil du four; qui suspend les affaires; qui éteint le foyer des usines et condense la fumée des fabriques; qui ferme les boutiques, ouvre les églises et enraye le mouvement des trains sur les railroads, contrairement à ce qui se fait en France ? Oui, il en devait être ainsi, ou à peu près.
Et, d’abord, pour l’observance dominicale, bien que le temps fût magnifique et le vent favorable, le capitaine ne fit point hisser les voiles. On y aurait gagné quelques nœuds, mais c’eût été « improper ». Je m’estimai fort heureux que l’on permit aux roues et à l’hélice d’opérer leurs révolutions quotidiennes. Et quand je demandai la raison de cette tolérance à un farouche puritain du bord :
« Monsieur, me répondit-il gravement, il faut respecter ce qui vient directement de Dieu. Le vent est dans sa main, la vapeur est dans la main des hommes ! »
Je voulus bien me contenter de cette raison, et j’observai ce qui se passait à bord.
Tout l’équipage était en grande tenue et vêtu avec une extrême propreté. On ne m’eût pas étonné en me disant que les chauffeurs travaillaient en habit noir. Les officiers et les ingénieurs portaient leur plus bel uniforme à boutons d’or. Les souliers reluisaient d’un éclat britannique et rivalisaient avec l’intense irradiation des casquettes cirées. Tous ces braves gens semblaient chaussés et coiffés d’étoiles. Le capitaine et son second donnaient l’exemple, et gantés de frais, boutonnés militairement, luisants et parfumés, ils se promenaient sur les passerelles en attendant l’heure de l’office.
La mer était magnifique et resplendissait sous les premiers rayons du printemps. Aucune voile en vue. Le Great Eastern occupait seul le centre mathématique de cet immense horizon. À dix heures, la cloche du bord tinta lentement et à intervalles réguliers. Le sonneur, un timonier en grande tenue, obtenait de cette cloche une sorte de sonorité religieuse, et non plus ces éclats métalliques dont elle accompagnait le sifflet des chaudières, quand le steamship naviguait au milieu des brumes. On cherchait involontairement du regard le clocher du village qui vous appelait à la messe.
En ce moment, de nombreux groupes apparurent aux portes des capots de l’avant et de l’arrière. Hommes, femmes, enfants s’étaient soigneusement habillés pour la circonstance. Les boulevards furent bientôt remplis. Les promeneurs échangeaient entre eux des saluts discrets. Chacun tenait à la main son livre de prières, et tous attendaient que les derniers tintements eussent annoncé le commencement de l’office. En ce moment, je vis passer un monceau de bibles, entassées sur le plateau qui servait ordinairement aux sandwiches. Ces bibles furent distribuées sur les tables du temple.
Le temple, c’était la grande salle à manger, formée par le roufle de l’arrière, et qui, extérieurement, rappelait, par sa longueur et sa régularité, l’hôtel du ministère des Finances, sur la rue de Rivoli. J’entrai. Les fidèles « attablés » étaient déjà nombreux. Un profond silence régnait dans l’assistance. Les officiers occupaient le chevet du temple. Au milieu d’eux, le capitaine Anderson trônait comme un pasteur. Mon ami Dean Pitferge s’était placé près de moi. Ses petits yeux ardents couraient sur toute cette assemblée. Il était là, j’ose le croire, plutôt en curieux qu’en fidèle.
À dix heures et demie, le capitaine se leva et commença l’office. Il lut en anglais un chapitre de l’Ancien Testament, le dixième de l’Exode. Après chaque verset, les assistants murmuraient le verset suivant. On entendait distinctement le soprano aigu des enfants et le mezzo-soprano des femmes se détachant sur le baryton des hommes. Ce dialogue biblique dura une demi-heure environ. Cette cérémonie, très simple et très digne à la fois, s’accomplissait avec une gravité toute puritaine, et le capitaine Anderson, le « maître après Dieu », faisant les fonctions de ministre à bord, au milieu de cet immense océan, et parlant à cette foule suspendue sur un abîme, avait droit au respect même des plus indifférents. Si l’office s’était borné à cette lecture, c’eût été bien; mais au capitaine succéda un orateur, qui ne pouvait manquer d’apporter la passion et la violence là où devaient régner la tolérance et le recueillement.
C’était le révérend dont il a été question, ce petit homme remuant, cet intrigant Yankee, un de ces ministres dont l’influence est si grande dans les États de la Nouvelle-Angleterre. Son sermon était tout préparé, et l’occasion étant bonne, il voulait l’utiliser. L’aimable Yorick n’en eût-il pas fait autant ? Je regardai le docteur Pitferge. Le docteur Pitferge ne sourcilla pas, et sembla disposé à essuyer le feu du prédicateur.
Celui-ci boutonna gravement sa redingote noire, posa son chapeau de soie sur la table, tira son mouchoir avec lequel il toucha légèrement ses lèvres, et enveloppant l’assemblée d’un regard circulaire :
« Au commencement, dit-il, Dieu créa l’Amérique en six jours et se reposa le septième. »
Là-dessus, moi, je gagnai la porte.
Pendant le lunch, Dean Pitferge m’apprit que le révérend avait admirablement développé son texte. Les monitors, les béliers de guerre, les forts cuirassés, les torpilles sous-marines, tous ces engins avaient manœuvré dans son discours. Lui-même, il s’était fait grand de toute la grandeur de l’Amérique. S’il plaît à l’Amérique d’être prônée ainsi, je n’ai rien à dire.
En rentrant au grand salon, je lus la note suivante :
Lat. 50° 8’ N.
Long. 30° 44’ W.
Course : 255 miles.
Toujours le même résultat. Nous n’avions encore fait que onze cents milles, en comprenant les trois cent dix milles qui séparent Fastnet de Liverpool. Environ le tiers du voyage. Pendant toute la journée, officiers, matelots, passagers et passagères continuèrent de se reposer « comme le Seigneur après la création de l’Amérique ». Pas un piano ne résonna dans les salons silencieux. Les échecs ne quittèrent pas leur boîte, ni les cartes leur étui. Le salon de jeu demeura désert. J’eus l’occasion, ce jour-là, de présenter le docteur Pitferge au capitaine Corsican. Mon original amusa beaucoup le capitaine en lui racontant la chronique secrète du Great Eastern. Il tint à lui prouver que c’était un navire condamné, ensorcelé, auquel il arriverait fatalement malheur. La légende du « mécanicien soudé » plut beaucoup à Corsican, qui, en sa qualité d’Écossais, était grand amateur du merveilleux, mais il ne put, cependant, retenir un sourire d’incrédulité.
« Je vois, répondit le docteur Pitferge, que le capitaine ne croit pas beaucoup à mes légendes ?
– Beaucoup !… c’est beaucoup dire ! répliqua Corsican.
– Me croirez-vous davantage, capitaine, demanda le docteur d’un ton plus sérieux, si je vous atteste que ce navire est hanté pendant la nuit ?
– Hanté ! s’écria le capitaine. Comment ! Voici les revenants qui s’en mêlent ? Et vous y croyez.
– Je crois, répondit Pitferge, je crois ce que racontent des personnes dignes de foi. Or, je tiens des officiers de quart et de quelques matelots, unanimes sur ce point, que pendant les nuits profondes, une ombre, une forme vague, se promène sur le navire. Comment y vient-elle ? On ne sait. Comment disparaît-elle ? On ne le sait pas davantage.
– Par saint Dunstan ! s’écria le capitaine Corsican, nous la guetterons ensemble.
– Cette nuit ? demanda le docteur.
– Cette nuit, si vous voulez. Et vous, monsieur, ajouta le capitaine, en se retournant vers moi, nous tiendrez-vous compagnie ?
– Non, dis-je, je ne veux point troubler l’incognito de ce fantôme. D’ailleurs, j’aime mieux penser que notre docteur plaisante.
– Je ne plaisante point, répondit l’entêté Pitferge.
– Voyons, docteur, dis-je. Est-ce que vous croyez sérieusement aux morts qui reviennent sur le pont des navires ?
– Je crois bien aux morts qui ressuscitent, répondit le docteur, et cela est d’autant plus étonnant que je suis médecin.
– Médecin ! fit le capitaine Corsican, en se reculant comme si ce mot l’eût inquiété.
– Rassurez-vous, capitaine, répondit le docteur, souriant d’un air aimable, je n’exerce pas en voyage ! »
Le lendemain, premier jour d’avril, l’océan avait un aspect printanier. Il verdissait comme une prairie sous les premiers rayons du soleil. Ce lever d’avril sur l’Atlantique fut superbe. Les lames se déroulaient voluptueusement, et quelques marsouins bondissaient comme des clowns dans le laiteux sillage du navire.
Lorsque je rencontrai le capitaine Corsican, il m’apprit que le revenant annoncé par le docteur n’avait point jugé à propos d’apparaître. La nuit, sans doute, n’avait pas été assez sombre pour lui. L’idée me vint alors que c’était une mystification de Pitferge, autorisée par ce premier jour d’avril, car en Amérique et en Angleterre comme en France, cette coutume est fort suivie. Mystificateurs et mystifiés ne manquèrent pas. Les uns riaient, les autres se fâchaient. Je crois même que quelques coups de poing furent échangés, mais, entre Saxons, ces coups de poing ne finissent jamais par des coups d’épée. On sait, en effet, qu’en Angleterre le duel entraîne des peines très sévères. Officiers et soldats n’ont pas même la permission de se battre, sous quelque prétexte que ce soit. Le meurtrier est condamné aux peines afflictives et infamantes les plus graves, et je me rappelle que le docteur me cita le nom d’un officier qui est au bagne depuis dix ans pour avoir blessé mortellement son adversaire dans une rencontre très loyale, cependant. On comprend donc qu’en présence de cette loi excessive, le duel ait complètement disparu des mœurs britanniques.
Par ce beau soleil, l’observation de midi fut très bonne. Elle donna en latitude 48° 47’, en longitude 36° 48’, et comme parcours deux cent cinquante milles seulement. Le moins rapide des transatlantiques aurait eu le droit de nous offrir une remorque. Cela contrariait fort le capitaine Anderson. L’ingénieur attribuait le manque de pression à l’insuffisante ventilation des nouveaux foyers. Moi, je pensais que ce défaut de marche provenait surtout des roues dont le diamètre avait été imprudemment diminué.
Cependant, ce jour-là, vers deux heures, une amélioration se produisit dans la vitesse du steamship. Ce fut l’attitude des deux jeunes fiancés qui me révéla ce changement. Appuyés près des bastingages de tribord, ils murmuraient quelques joyeuses paroles et battaient des mains. Ils regardaient en souriant les tuyaux d’échappement qui s’élevaient le long des cheminées du Great Eastern, et dont l’orifice se couronnait d’une légère vapeur blanche. La pression avait monté dans les chaudières de l’hélice, et le puissant agent forçait ses soupapes qu’un poids de vingt et une livres par pouce carré ne pouvait plus maintenir. Ce n’était encore qu’une faible expiration, une vague haleine, un souffle, mais nos jeunes gens la buvaient du regard. Non ! Denis Papin ne fut pas plus heureux quand il vit la vapeur soulever à demi le couvercle de sa célèbre marmite !
« Elles fument ! Elles fument ! s’écria la jeune miss, tandis qu’une légère vapeur s’échappait aussi de ses lèvres entrouvertes.
– Allons voir la machine ! » répondit le jeune homme en pressant sous son bras le bras de sa fiancée.
Dean Pitferge m’avait rejoint. Nous suivîmes l’amoureux couple jusque sur le grand roufle.
« Que c’est beau ! la jeunesse, me répétait-il.
– Oui, disais-je, la jeunesse à deux ! » Bientôt, nous aussi nous étions penchés sur l’écoutille de la machine à hélice. Là, au fond de ce vaste puits, à soixante pieds sous nos yeux, nous apercevions les quatre longs pistons horizontaux qui se précipitaient l’un vers l’autre, en s’humectant à chaque mouvement d’une goutte d’huile lubrifiante. Cependant, le jeune homme avait tiré sa montre, et la jeune fille, penchée sur son épaule, suivait la trotteuse qui mesurait les secondes. Tandis qu’elle la regardait, son fiancé comptait les tours d’hélice. « Une minute ! dit-elle.
– Trente-sept tours ! répondit le jeune homme.
– Trente-sept tours et demi, fit observer le docteur, qui avait contrôlé l’opération.
– Et demi ! s’écria la jeune miss. Vous l’entendez, Edward ! Merci, monsieur », ajouta-t-elle en adressant au digne Pitferge son plus aimable sourire.
En rentrant dans le grand salon, je vis ce programme affiché à la porte :
THIS NIGHT
FIRST PART
Ocean Time Mr Mac Alpine
Song : Beautiful isle of the sea Mr Ewing
Reading Mr Affleet
Piano solo : Chant du berger. Mrs Alloway
Scotch song Doctor T
Intermission of ten minutes
PART SECOND
Piano solo Mr Paul V
Burlesque : Lady of Lyon Doctor T
Entertainment Sir James Anderson
Song : Happy moment Mr Norville
Song : You remember Mr Ewing
FINALE
God save the Queen
C’était, on le voit, un concert complet, avec première partie, entracte, seconde partie et finale. Cependant, paraît-il, quelque chose manquait à ce programme, car j’entendis murmurer derrière moi :
« Bon ! Pas de Mendelssohn ! »
Je me retournai. C’était un simple steward qui protestait ainsi contre l’omission de sa musique favorite.
Je remontai sur le pont, et je me mis à la recherche de Mac Elwin. Corsican venait de m’apprendre que Fabian avait quitté sa cabine, et je voulais, sans l’importuner toutefois, le tirer de son isolement. Je le rencontrai sur l’avant du steamship. Nous causâmes pendant quelque temps, mais il ne fit aucune allusion à sa vie passée. À de certains moments, il restait muet et pensif, absorbé en lui-même, ne m’entendant plus, et pressant sa poitrine comme pour y comprimer un spasme douloureux. Pendant que nous nous promenions ensemble, Harry Drake nous croisa à plusieurs reprises. Toujours le même homme, bruyant et gesticulant, gênant comme serait un moulin en mouvement dans une salle de danse ! Me trompai-je ? Je ne saurais le dire, car mon esprit était prévenu, mais il me sembla que Harry Drake observait Fabian avec une certaine insistance. Fabian dut s’en apercevoir, car il me dit :
« Quel est cet homme ?
– Je ne sais, répondis-je.
– Il me déplaît ! » ajouta Fabian. Mettez deux navires en pleine mer, sans vent, sans courant, et ils finiront par s’accoster : Jetez deux planètes immobiles dans l’espace, et elles tomberont l’une sur l’autre. Placez deux ennemis au milieu d’une foule, et ils se rencontreront inévitablement. C’est fatal. Une question de temps, voilà tout.
Le soir arrivé, le concert eut lieu selon le programme. Le grand salon, rempli d’auditeurs, était brillamment éclairé.
À travers les écoutilles entrouvertes passaient les larges figures basanées et les grosses mains noires des matelots. On eût dit des masques engagés dans les volutes du plafond. L’entrebâillement des portes fourmillait de stewards. La plupart des spectateurs, hommes et femmes, étaient assis, en abord, sur les divans latéraux, et, au milieu, sur les fauteuils, les pliants et les chaises. Tous faisaient face au piano fortement boulonné entre les deux portes qui s’ouvraient sur le salon des dames. De temps en temps, un mouvement de roulis agitait l’assistance; les chaises et les pliants glissaient; une sorte de houle donnait une même ondulation à toutes ces têtes; on se cramponnait les uns aux autres, silencieusement, sans plaisanter. Mais, en somme, pas de chute à craindre, grâce au tassement.
On débuta par l’Ocean Time. L’Ocean Time était un journal quotidien, politique, commercial et littéraire, que certains passagers avaient fondé pour les besoins du bord. Américains et Anglais prisent fort ce genre de passe-temps. Ils rédigent leur feuille pendant la journée. Disons que si les rédacteurs ne sont pas difficiles sur la qualité des articles, les lecteurs ne le sont pas davantage. On se contente de peu, et même de « pas assez ».
Ce numéro du 1er avril contenait un premier Great Eastern assez pâteux sur la politique générale, des faits divers qui n’auraient pas déridé un Français, des cours de bourse peu drôles, des télégrammes fort naïfs, et quelques pâles nouvelles à la main. Après tout, ces sortes de plaisanteries ne charment guère que ceux qui les font. L’honorable Mac Alpine, un Américain dogmatique, lut avec conviction ces élucubrations peu plaisantes, au grand applaudissement des spectateurs, et il termina sa lecture par les nouvelles suivantes :
– On annonce que le président Johnson a abdiqué en faveur du général Grant.
– On donne comme certain que le pape Pie IX a désigné le prince impérial pour son successeur.
– On dit que Fernand Cortez vient d’attaquer en contrefaçon l’empereur Napoléon III pour sa conquête du Mexique.
Quand l’Ocean Time eut été suffisamment applaudi, l’honorable Mr Ewing, un ténor fort joli garçon, soupira la Belle île de la mer, avec toute la rudesse d’un gosier anglais.
Le « reading », la lecture, me parut avoir un attrait contestable. Ce fut tout simplement un digne Texien qui lut deux ou trois pages d’un livre dont il avait commencé la lecture à voix basse, et qu’il continua à voix haute. Il fut très applaudi.
Le Chant du berger pour piano solo, par Mrs Alloway, une Anglaise qui jouait « en blond mineur », eût dit Théophile Gautier, et une farce écossaise du docteur T… terminèrent la première partie du programme.
Après dix minutes d’un entracte pendant lequel aucun auditeur ne consentit à quitter sa place, la seconde partie du concert commença. Le Français Paul V… fit entendre deux charmantes valses, inédites, qui furent applaudies bruyamment. Le docteur du bord, un jeune homme brun, fort suffisant, récita une scène burlesque, sorte de parodie de la Dame de Lyon, drame très à la mode en Angleterre.
Au « burlesque » succéda « l’entertainment ». Que préparait sous ce nom sir James Anderson ? Était-ce une conférence ou un sermon ? Ni l’un, ni l’autre. Sir James Anderson se leva, toujours souriant, tira un jeu de cartes de sa poche, retroussa ses manchettes blanches et fit des tours dont sa grâce rachetait la naïveté. Hourras et applaudissements.
Après le Happy moment de Mr Norville et le You remember de Mr Ewing, le programme annonçait le God save the Queen. Mais, quelques Américains prièrent Paul V…, en sa qualité de Français, de leur jouer le chant national de la France. Aussitôt, mon docile compatriote de commencer l’inévitable Partant pour la Syrie. Réclamations énergiques d’un groupe de nordistes qui voulaient entendre la Marseillaise. Et, sans se faire prier, l’obéissant pianiste, avec une condescendance qui dénotait plus de facilité musicale que de convictions politiques, attaqua vigoureusement le chant de Rouget de Lisle. Ce fut le grand succès du concert. Puis, l’assemblée, debout, entonna lentement ce cantique national qui « prie Dieu de conserver la reine ».
En somme, cette soirée valait ce que valent les soirées d’amateurs, c’est-à-dire qu’elle eut surtout du succès pour les auteurs et leurs amis. Fabian ne s’y montra pas.
Pendant la nuit du lundi au mardi, la mer fut très houleuse. Les cloisons recommencèrent leurs gémissements et les colis reprirent leur course à travers les salons. Lorsque je montai sur le pont, vers sept heures du matin, la pluie tombait. Le vent vint à fraîchir. L’officier de quart fit serrer les voiles. Le steamship, n’étant plus appuyé, roula prodigieusement. Pendant cette journée du 2 avril, le pont resta désert. Les salons eux-mêmes étaient abandonnés. Les passagers s’étaient réfugiés dans les cabines, et les deux tiers des convives manquèrent au lunch et au dîner. Le whist fut impossible, car les tables fuyaient sous la main des joueurs. Les échecs étaient impraticables. Quelques intrépides, étendus sur les canapés, lisaient ou dormaient. Autant valait braver la pluie sur le pont. Là, les matelots vêtus de suroîts et de casaques cirées se promenaient philosophiquement. Le second, juché sur la passerelle, bien enveloppé de son caoutchouc, faisait le quart. Sous cette averse, au milieu de ces rafales, ses petits yeux brillaient de plaisir. Il aimait cela, cet homme, et le steamship roulait à son gré !
Les eaux du ciel et de la mer se confondaient dans la brume à quelques encablures du navire. L’atmosphère était grise. Quelques oiseaux passaient en criant à travers cet humide brouillard. À dix heures, par tribord devant, on signala un trois-mâts barque qui courait vent arrière; mais sa nationalité ne put être reconnue.
Vers onze heures, le vent mollit et tourna de deux quarts. La brise hala le nord-ouest. La pluie cessa presque subitement. L’azur du ciel se montra à travers quelques trouées de nuages. Le soleil apparut dans une éclaircie et permit de faire une observation plus ou moins parfaite. La notice porta les chiffres suivants :
Lat. 46° 29’ N. Long. 42° 25’ W. Distance : 256 miles.
Ainsi donc, bien que la pression eût monté dans les chaudières, la vitesse du navire ne s’était pas accrue. Mais il fallait en accuser le vent d’ouest, qui, prenant le steamship debout, devait considérablement retarder sa marche.
À deux heures, le brouillard s’épaissit de nouveau. La brise retombait et fraîchissait à la fois. L’opacité des brumes était si intense que les officiers postés sur les passerelles ne voyaient plus les hommes à l’avant du navire. Ces vapeurs accumulées sur les flots constituent le plus grand danger de la navigation; elles causent des abordages impossibles à éviter, et l’abordage en mer est plus à craindre encore que l’incendie.
Aussi, au milieu des brumes, officiers et matelots veillaient avec le plus grand soin, surveillance qui ne fut pas inutile, car, subitement, vers trois heures, un trois-mâts apparut à moins de deux cents mètres du Great Eastern, ses voiles, masquées par une saute de vent, ne gouvernant plus. Le Great Eastern évolua à temps et l’évita, grâce à la promptitude avec laquelle les hommes de quart l’avaient signalé au timonier. Ces signaux, fort bien réglés, se faisaient au moyen d’une cloche disposée sur la dunette de l’avant. Un coup signifiait : navire devant. Deux coups : navire par tribord. Trois coups : navire par bâbord. Et aussitôt l’homme de barre gouvernait de manière à éviter l’abordage.
Le vent fraîchit jusqu’au soir. Cependant le roulis diminua, parce que la mer, déjà couverte au large par les hauts-fonds de Terre-Neuve, ne pouvait se faire. Aussi, un nouvel « entertainment » de sir James Anderson fut-il annoncé pour ce jour-là. À l’heure dite, les salons se remplirent. Mais cette fois il ne s’agissait plus de tours de cartes. James Anderson raconta l’histoire de ce câble transatlantique qu’il avait posé lui-même. Il montra des épreuves photographiques représentant les divers engins inventés pour l’immersion. Il fit circuler le modèle des épissures qui servirent au rajustement des morceaux de câble. Enfin, il mérita très justement les trois hourras qui accueillirent sa conférence, et dont une grande part revint au promoteur de cette entreprise, l’honorable Cyrus Field, présent à cette soirée.
Le lendemain, 3 avril, dès les premières heures du jour, l’horizon offrait cette teinte particulière que les Anglais appellent « blink ». C’était une réverbération blanchâtre qui annonçait des glaces peu éloignées. En effet, le Great Eastern naviguait alors dans ces parages où flottent les premiers icebergs, détachés de la banquise, qui sortent du détroit de Davis. Une surveillance spéciale fut organisée pour éviter les rudes attouchements de ces énormes blocs.
Il ventait alors une très forte brise de l’ouest. Des lambeaux de nuages, véritables haillons de vapeurs, balayaient la surface de la mer. À travers leurs trous, on distinguait l’azur du ciel. Un sourd clapotis sortait des vagues échevelées par le vent, et les gouttes d’eau pulvérisées s’en allaient en écume.
Ni Fabian, ni le capitaine Corsican, ni le docteur Pitferge n’étaient encore montés sur le pont. Je me dirigeai vers l’avant du navire. Là, le rapprochement des parois formait un angle confortable, une sorte de retraite, dans laquelle un ermite se fût volontiers retiré du monde. Je m’accotai dans ce coin, assis sur une claire-voie, mes pieds reposant sur une énorme poulie. Le vent, prenant le navire debout et butant contre l’étrave, passait par-dessus ma tête sans l’effleurer. La place était bonne pour y rêver. De là, mes regards embrassaient toute l’immensité du navire. Je pouvais suivre ses longues lignes légèrement torturées qui se relevaient vers l’arrière. Au premier plan, un gabier, accroché dans les haubans de misaine, se tenait d’une main et travaillait de l’autre avec une adresse remarquable. Au-dessous, sur le roufle, se promenait le matelot de quart, allant et venant, les jambes écartées, et jetant un regard clair à travers ses paupières éraillées par les embruns. En arrière, sur les passerelles, j’entrevoyais un officier qui, le dos rond, la tête encapuchonnée, résistait aux assauts du vent. De la mer je ne distinguais rien, si ce n’est une petite ligne d’horizon bleuâtre, tracée en arrière des tambours. Emporté par ses puissantes machines, le steamship, tranchant les flots de son étrave aiguë, frissonnait comme les flancs d’une chaudière dont les feux sont activement poussés. Quelques tourbillons de vapeur, arrachés par cette brise qui les condensait avec une extrême rapidité, se tordaient à l’extrémité des tuyaux d’échappement. Mais le colossal navire, debout au vent et porté sur trois lames, ressentait à peine les agitations de cette mer, sur laquelle, moins indifférent aux ondulations, un transatlantique eût été secoué par les coups de tangage.
À midi et demi, le point affiché ne donna en latitude que 44° 53’ nord; et en longitude 47° 6’ ouest. Deux cent vingt-sept milles seulement depuis vingt-quatre heures ! Les jeunes fiancés devaient maudire ces roues qui ne tournaient pas, cette hélice dont les mouvements languissaient, et cette insuffisante vapeur qui n’agissait pas au gré de leurs désirs !
Vers trois heures, le ciel, nettoyé par le vent, resplendit. Les lignes de l’horizon, formées d’un trait net, semblèrent s’élargir autour de ce point central que le Great Eastern occupait. La brise mollit, mais la mer se souleva longtemps en larges lames, étrangement vertes et festonnées d’écume. Si peu de vent ne comportait pas tant de houle. Ces ondulations étaient disproportionnées. On peut dire que l’Atlantique boudait encore.
À trois heures trente-cinq minutes, un trois-mâts fut signalé sur bâbord. Il envoya son numéro. C’était un Américain, l’Illinois, faisant route pour l’Angleterre.
En ce moment, le lieutenant H… m’apprit que nous passions sur la queue du banc de Newfoundland, nom que les Anglais donnent aux hauts-fonds de Terre-Neuve. Ce sont les riches parages où se fait la pêche de ces morues, dont trois suffiraient à alimenter l’Angleterre et l’Amérique, si tous leurs œufs éclosaient.
La journée se passa sans incident. Le pont fut fréquenté par ses promeneurs accoutumés. Jusqu’ici, aucun hasard n’avait mis en présence Fabian et Harry Drake, que le capitaine Archibald et moi nous ne perdions pas de vue. Le soir réunit au grand salon ses dociles habitués. Toujours mêmes exercices, lectures et chants, provoquant les mêmes bravos prodigués par les mêmes mains aux mêmes virtuoses, que je finissais par trouver moins médiocres. Une discussion assez vive éclata, par extraordinaire, entre un nordiste et un Texien. Celui-ci demandait « un empereur » pour les États du Sud. Fort heureusement, cette discussion politique, qui menaçait de dégénérer en querelle, fut interrompue par l’arrivée d’une dépêche imaginaire adressée à l’Ocean Time et conçue en ces termes : « Le capitaine Semmes, ministre de la Guerre, a fait payer par le Sud les ravages de l’Alabama ! »
En quittant le salon vivement éclairé, je remontai sur le pont avec le capitaine Corsican. La nuit était profonde. Pas une constellation au firmament. Autour du navire, une ombre impénétrable. Les fenêtres des roufles brillaient comme des gueules de fours. À peine voyait-on les hommes de quart qui arpentaient pesamment les dunettes. Mais on respirait le grand air, et le capitaine humait ses fraîches molécules à pleins poumons.
« J’étouffais dans ce salon, me dit-il. Ici, au moins, je nage en pleine atmosphère ! Voilà une absorption vivifiante. Il me faut mes cent mètres cubes d’air par vingt-quatre heures ou je suis à demi asphyxié.
– Respirez, capitaine, respirez à votre aise, lui répondis-je. Il y a de l’air ici pour tout le monde, et la brise ne vous chicane pas votre contingent. C’est une bonne chose que l’oxygène, et il faut bien avouer que nos Parisiens ou nos Londoniens ne le connaissent que de réputation.
– Oui ! répliqua le capitaine, ils lui préfèrent l’acide carbonique. Chacun son goût. Pour mon compte, je le déteste, même dans le vin de Champagne ! »
Tout en causant, nous longions le boulevard de tribord, abrités du vent par la haute paroi des roufles. De gros tourbillons de fumée, constellés d’étincelles, s’échappaient des cheminées noires. Le ronflement des machines accompagnait le sifflement de la brise dans les haubans de fer qui résonnaient comme les cordes d’une harpe. À ce brouhaha se mêlait de quart d’heure en quart d’heure le cri des matelots de bordée : « All’s well ! All’s well ! » Tout va bien ! Tout va bien !
En effet, aucune précaution n’avait été négligée pour assurer la sécurité du navire au milieu de ces parages fréquentés par les glaces. Le capitaine faisait puiser un seau d’eau, chaque demi-heure, afin d’en reconnaître la température, et si cette température fût tombée à un degré inférieur, il n’eût pas hésité à changer sa route. Il savait, en effet, que, quinze jours avant, le Pereire s’était vu bloqué par les icebergs sous cette latitude, danger qu’il fallait éviter. Du reste, son ordre de nuit prescrivit une surveillance rigoureuse. Lui-même ne se coucha pas. Deux officiers restèrent à ses côtés sur la passerelle, l’un aux signaux des roues, l’autre aux signaux de l’hélice. De plus, un lieutenant et deux hommes firent le quart sur la dunette de l’avant, tandis qu’un quartier-maître et un matelot se tenaient à l’étrave du steamship. Les passagers pouvaient être tranquilles.
Après avoir observé ces dispositions, le capitaine Corsican et moi nous revînmes vers l’arrière. L’idée nous prit de passer encore quelque temps sur le grand roufle, avant de regagner nos cabines, comme feraient de paisibles citadins sur la grande place de leur ville.
L’endroit nous parut désert. Bientôt, cependant, nos yeux étant faits à cette obscurité, nous aperçûmes un homme accoudé sur le garde-fou, dans une complète immobilité. Corsican, après l’avoir regardé attentivement, me dit :
« C’est Fabian ! »
C’était Fabian, en effet. Nous le reconnûmes; mais perdu dans une muette contemplation, il ne nous vit pas. Ses regards semblaient fixés sur un angle du roufle, et je les voyais briller dans l’ombre. Que regardait-il ainsi ? Comment pouvait-il percer cette obscurité profonde ? Je pensais que mieux valait le laisser à ses réflexions. Mais le capitaine Corsican s’approchant :
« Fabian ? » dit-il.
Fabian ne répondit pas. Il n’avait pas entendu. Corsican l’appela de nouveau. Fabian tressaillit, tourna la tête un instant et prononça ce seul mot :
– Chut ! Puis, de la main, il désigna une ombre qui se mouvait lentement à l’extrémité du roufle. C’était cette forme à peine visible que regardait Fabian. Puis, souriant tristement :
« La dame noire ! » murmura-t-il.
Un tressaillement m’agita. Le capitaine Corsican m’avait pris le bras et je sentis qu’il tressaillait aussi. La même pensée nous avait frappés tous deux. Cette ombre, c’était l’apparition annoncée par le docteur Pitferge.
Fabian était retombé dans sa rêveuse contemplation. Moi, la poitrine oppressée, l’œil trouble, je regardais cette forme humaine, à peine estompée dans l’ombre, qui bientôt se profila plus nettement à nos regards. Elle s’avançait, hésitait, allait, s’arrêtait, reprenait sa marche, semblant plutôt glisser que marcher. Une âme errante ! À dix pas de nous, elle demeura immobile. Je pus distinguer alors la forme d’une femme élancée, drapée étroitement dans une sorte de burnous brun, le visage couvert d’un voile épais.
« Une folle ! une folle ! n’est-ce pas ? » murmura Fabian.
Et c’était une folle, en effet. Mais Fabian ne nous interrogeait pas. Il se parlait à lui-même.
Cependant, cette pauvre créature s’approcha plus près encore. Je crus voir ses yeux briller à travers son voile, quand ils se fixèrent sur Fabian. Elle vint jusqu’à lui. Fabian se redressa, électrisé. La femme voilée lui mit la main sur le cœur comme pour en compter les battements… Puis, s’échappant, elle disparut par l’arrière du roufle.
Fabian retomba, presque agenouillé, les mains tendues.
« Elle ! » murmura-t-il.
Puis, secouant la tête :
« Quelle hallucination ! » ajouta-t-il.
Le capitaine Corsican lui prit alors la main :
– Viens, Fabian, viens, dit-il, et il entraîna son malheureux ami.
Corsican et moi, nous ne pouvions plus douter. C’était Ellen, la fiancée de Fabian, la femme de Harry Drake. La fatalité les avait réunis tous trois sur le même navire. Fabian ne l’avait pas reconnue, bien qu’il se fût écrié : « Elle ! elle ! » Et comment aurait-il pu la reconnaître ? Mais il ne s’était pas trompé en disant : « Une folle ! » Ellen était folle, et sans doute, la douleur, le désespoir, son amour tué dans son cœur, le contact de l’homme indigne qui l’avait arrachée à Fabian, la ruine, la misère, la honte avaient brisé son âme ! Voilà ce dont je parlais le lendemain matin avec Corsican. Nous n’avions d’ailleurs aucun doute sur l’identité de cette jeune femme. C’était Ellen que Harry Drake entraînait avec lui vers ce continent américain, et qu’il associait encore à sa vie d’aventures. Le regard du capitaine s’allumait d’un feu sombre en songeant à ce misérable. Moi, je sentais mon cœur bondir. Que pouvions-nous contre lui, le mari, le maître ? Rien. Mais le point le plus important, c’était d’empêcher une nouvelle rencontre entre Fabian et Ellen, car Fabian finirait par reconnaître sa fiancée, ce qui amènerait la catastrophe que nous voulions éviter. Toutefois, on pouvait espérer que ces deux pauvres êtres ne se reverraient pas. La malheureuse Ellen ne paraissait jamais pendant le jour, ni dans les salons ni sur le pont du navire. La nuit seulement, trompant son geôlier, sans doute, elle venait se baigner dans cet air humide et demander à la brise un apaisement passager ! Dans quatre jours, au plus tard, le Great Eastern aurait atteint les passes de New York. Nous pouvions donc croire que le hasard ne déjouerait pas notre surveillance, et que Fabian ne serait pas instruit de la présence d’Ellen pendant cette traversée de l’Atlantique ! Mais nous comptions sans les événements.
La direction du steamship avait été un peu modifiée pendant la nuit. Trois fois, le navire, trouvant l’eau à vingt-sept degrés Fahrenheit, c’est-à-dire de trois à quatre degrés centigrades au-dessous de zéro, était descendu vers le sud. On ne pouvait mettre en doute la présence de glaces très rapprochées. En effet, ce matin-là, le ciel présentait un éclat particulier; l’atmosphère était blanche; tout le nord s’éclairait d’une intense réverbération, évidemment produite par le pouvoir réfléchissant des icebergs. Une brise piquante traversait l’air, et vers dix heures une petite neige très fine vint subitement poudrer à blanc le steamship. Puis un banc de brumes se leva, au milieu duquel nous signalions notre présence par de nombreux coups de sifflets, bruit assourdissant qui effaroucha des volées de mouettes posées sur les vergues du navire.
À dix heures et demie, le brouillard s’étant levé, un steamer à hélice parut à l’horizon sur tribord. L’extrémité blanche de sa cheminée indiquait qu’il appartenait à la compagnie Inman faisant le transport des émigrants de Liverpool sur New York. Ce bâtiment nous envoya son numéro. C’était le City of Limerik, de quinze cent trente tonneaux de jauge, et de deux cent cinquante-six chevaux de force. Il avait quitté New York samedi et, par conséquent, il se trouvait en retard.
Avant le lunch, quelques passagers organisèrent une poule qui ne pouvait manquer de plaire à ces amateurs de jeux et de paris. Le résultat de cette poule ne devait pas être connu avant quatre jours. C’était ce qu’on appelle la « poule du pilote ». Lorsqu’un navire arrive sur les atterrages, personne n’ignore qu’un pilote monte à son bord. On divise donc les vingt-quatre heures du jour et de la nuit en quarante-huit demi-heures ou quatre-vingt-seize quarts d’heure, suivant le nombre des passagers. Chaque joueur met un enjeu d’un dollar, et le sort lui attribue l’une de ces demi-heures ou l’un de ces quarts d’heure. Le gagnant des quarante-huit ou quatre-vingt-seize dollars est celui pendant le quart d’heure duquel le pilote met le pied sur le navire. On le voit, le jeu est peu compliqué. Ce ne sont plus des courses de chevaux; ce sont des courses de quarts d’heure.
Ce fut un Canadien, l’honorable Mac Alpine, qui prit la direction de l’affaire. Il réunit facilement quatre-vingt-seize parieurs, parmi lesquels quelques parieuses, et non les moins âpres au jeu. Je suivis le courant et j’engageai mon dollar. Le sort me désigna le soixante-quatrième quart d’heure. C’était un mauvais numéro dont je n’avais aucune chance de me défaire avec profit. En effet, ces divisions du temps sont comptées d’un midi au midi suivant. Il y a donc des quarts d’heure de jour et des quarts d’heure de nuit. Ces derniers n’ont aucune valeur aléatoire, car il est rare que les navires s’aventurent sur les atterrages au milieu de l’obscurité et, par conséquent, les chances de recevoir un pilote à bord pendant la nuit sont très diminuées. Je me consolai aisément.
En redescendant au salon, je vis qu’une lecture avait été affichée pour le soir. Le missionnaire de l’Utah annonçait une conférence sur le mormonisme. Bonne occasion de s’initier aux mystères de la Cité des Saints. D’ailleurs, cet elder, Mr Hatch, devait être un orateur, et un orateur convaincu. L’exécution ne pouvait donc manquer d’être digne de l’œuvre. Les passagers accueillirent favorablement l’annonce de cette conférence.
Le point affiché avait donné les chiffres suivants :
Lat. 42° 32’ N.
Long. 51° 59’ W.
Course : 254 miles.
Vers trois heures de l’après-midi, les timoniers signalèrent l’approche d’un grand steamer à quatre mâts. Ce navire modifia légèrement sa route afin de se rapprocher du Great Eastern, dans l’intention de lui donner son numéro. De son côté, le capitaine laissa porter un peu, et bientôt le steamer lui envoya son nom. C’était l’Atlanta, un de ces grands bâtiments qui font le service de Londres à New York en touchant à Brest. Il nous salua au passage, et nous lui rendîmes son salut. Peu de temps après, comme il courait à contre-bord, il avait disparu.
En ce moment, Dean Pitferge m’apprit, non sans déplaisir, que la conférence de Mr Hatch était interdite. Les puritaines du bord n’avaient pas permis à leurs maris de s’initier aux mystères du mormonisme !
À quatre heures, le ciel qui avait été voilé jusqu’alors, se dégagea. La mer s’était apaisée. Le navire ne roulait plus. On aurait pu se croire en terre ferme. Cette immobilité du Great Eastern donna aux passagers l’idée d’organiser des courses. Le turf d’Epsom n’eût pas offert une piste meilleure, et quant aux chevaux, à défaut de Gladiator ou de la Touque, ils devaient être remplacés par des Écossais pur sang qui les valaient bien. La nouvelle ne tarda pas à se répandre. Aussitôt les sportsmen d’accourir, les spectateurs de quitter les salons et les cabines. Un Anglais, l’honorable Mac Karthy, fut nommé commissaire, et les coureurs se présentèrent sans retard. C’étaient une demi-douzaine de matelots, sortes de centaures, à la fois chevaux et jockeys, tout prêts à disputer le grand prix du Great Eastern.
Les deux boulevards formaient le champ de course. Les coureurs devaient faire trois fois le tour du navire, et franchir ainsi un parcours de treize cents mètres environ. C’était suffisant. Bientôt, les tribunes, je veux dire les dunettes, furent envahies par la foule des curieux, armés de lorgnettes, et dont quelques-uns avaient arboré « le voile vert », pour se protéger sans doute contre la poussière de l’Atlantique. Les équipages manquaient, j’en conviens, mais non la place pour les ranger en files. Les dames, en grande toilette, se pressaient principalement sur les roufles de l’arrière. Le coup d’œil était charmant.
Fabian, le capitaine Corsican, le docteur Dean Pitferge et moi, nous nous étions postés sur la dunette de l’avant. C’était là ce qu’on pouvait appeler l’enceinte du pesage. Là s’étaient réunis les véritables gentlemen-riders. Devant nous se dressait le poteau de départ et d’arrivée. Les paris ne tardèrent pas à s’engager avec un entrain britannique. Des sommes considérables furent risquées, rien que sur la mine des coureurs, dont les hauts faits, cependant, n’étaient pas encore inscrits au « stud-book ». Je ne vis pas sans inquiétude Harry Drake se mêler de ces préparatifs avec son aplomb accoutumé, discutant, disputant, tranchant d’un ton qui n’admettait pas de réplique. Très heureusement, Fabian, bien qu’il eût engagé quelques livres dans la course, me parut assez indifférent à tout ce tapage. Il se tenait à l’écart, le front toujours soucieux, la pensée toujours au loin.
Parmi les coureurs qui se présentèrent, deux avaient plus particulièrement attiré l’attention publique. L’un, un Écossais de Dundee, nommé Wilmore, petit homme maigre, dératé, désossé, la poitrine large, l’œil ardent, passait pour être un des favoris. L’autre, grand diable bien découplé, un Irlandais du nom d’O’Kelly, long comme un cheval de course, balançait aux yeux des connaisseurs les chances de Wilmore. On le demandait à un contre trois, et pour mon compte, partageant l’engouement général, j’allais risquer sur lui quelques dollars, quand le docteur me dit :
« Prenez le petit, croyez-moi. Le grand est disqualifié.
– Que voulez-vous dire ?
– Je veux dire, répondit sérieusement le docteur, que ce n’est pas un pur-sang. Il peut avoir une certaine vitesse initiale, mais il n’a pas de fond. Le petit, au contraire, l’Écossais, a de la race. Voyez, son corps maintenu bien droit sur ses jambes, et son poitrail bien ouvert, sans raideur. C’est un sujet qui a dû s’entraîner plus d’une fois dans la course sur place, c’est-à-dire en sautant d’un pied sur l’autre de manière à produire au moins deux cents mouvements par minute. Pariez pour lui, vous dis-je, vous n’aurez pas à le regretter.»
Je suivis le conseil de mon savant docteur, et je pariai pour Wilmore. Quant aux quatre autres coureurs, ils n’étaient même pas en discussion.
Les places furent tirées. Le sort favorisa l’Irlandais, qui eut la corde. Les six coureurs se placèrent en ligne sur la limite du poteau. Pas de faux départ à craindre, ce qui simplifiait le mandat du commissaire.
Le signal fut donné. Un hourra accueillit le départ. Les connaisseurs reconnurent immédiatement que Wilmore et O’Kelly étaient des coureurs de profession. Sans se préoccuper de leurs rivaux qui les devançaient en s’essoufflant, ils allaient, le corps un peu penché, la tête bien droite, l’avant-bras collé au sternum, les poignets légèrement portés en avant et accompagnant chaque mouvement du pied opposé par un mouvement alternatif. Ils étaient pieds nus. Leur talon, ne touchant jamais le sol, leur laissait l’élasticité nécessaire pour conserver la force acquise. En un mot, tous les mouvements de leur personne se rapportaient et se complétaient.
Au second tour, O’Kelly et Wilmore, toujours sur la même ligne, avaient distancé leurs adversaires époumonés. Ils démontraient avec évidence la vérité de cet axiome que me répétait le docteur :
« Ce n’est pas avec les jambes que l’on court, c’est avec la poitrine ! Du jarret, c’est bien, mais des poumons, c’est mieux ! »
À l’avant-dernier tournant, les cris des spectateurs saluèrent de nouveau leurs favoris. Les excitations, les hourras, les bravos éclataient de toutes parts.
« Le petit gagnera, me dit Pitferge. Voyez, il ne souffle pas. Son rival est haletant. »
En effet, Wilmore avait la figure calme et pâle. O’Kelly fumait comme un feu de paille mouillée. Il était « au fouet », pour employer une expression de l’argot des sportsmen. Mais tous deux se maintenaient en ligne. Enfin, ils dépassèrent le grand roufle; ils dépassèrent l’écoutille de la machine; ils dépassèrent le poteau d’arrivée…
« Hourra ! Hourra ! pour Wilmore ! crièrent les uns.
– Hourra pour O’Kelly, répondaient les autres.
– Wilmore a gagné.
– Non, ils sont “ensemble” ». La vérité est que Wilmore avait gagné, mais d’une demi-tête à peine. C’est ce que décida l’honorable Mac Karthy. Cependant la discussion se prolongea et l’on en vint aux grosses paroles. Les partisans de l’Irlandais, et particulièrement Harry Drake, soutenaient qu’il y avait un « deadhead », que c’était une course morte, qu’il y avait lieu de la recommencer. Mais, à ce moment, entraîné par un mouvement involontaire, Fabian, s’étant approché de Harry Drake, lui dit froidement :
« Vous avez tort, monsieur. Le vainqueur est le matelot écossais ! »
Drake s’avança vivement sur Fabian.
« Vous dites ? lui demanda-t-il d’un ton menaçant.
– Je dis que vous avez tort, répondit tranquillement Fabian.
– Sans doute, riposta Drake, parce que vous avez parié pour Wilmore ?
– J’ai parié comme vous pour O’Kelly, répondit Fabian. J’ai perdu et je paye.
– Monsieur, s’écria Drake, prétendez-vous m’apprendre ?… »
Mais il n’acheva pas sa phrase. Le capitaine Corsican s’était interposé entre Fabian et lui avec l’intention avouée de prendre la querelle pour son compte. Il traita Drake avec une dureté et un mépris très significatifs. Mais, évidemment, Drake ne voulait pas avoir affaire à lui. Aussi, lorsque Corsican eut achevé, Drake se croisant les bras et s’adressant à Fabian :
« Monsieur, dit-il avec un mauvais sourire, monsieur a donc besoin de ses amis pour le défendre ? »
Fabian pâlit. Il se précipita sur Harry Drake. Mais je le retins. D’autre part, des compagnons de ce coquin l’entraînèrent, non sans qu’il eût jeté sur son adversaire un haineux regard.
Le capitaine Corsican et moi, nous descendîmes avec Fabian, qui se contenta de dire d’une voix calme : « À la première occasion, je souffletterai ce grossier personnage. »
Pendant la nuit du vendredi au samedi, le Great Eastern traversa le courant du Gulf Stream, dont les eaux, plus foncées et plus chaudes, tranchaient sur les couches ambiantes. La surface de ce courant pressé entre les flots de l’Atlantique est même légèrement convexe. C’est donc un fleuve véritable qui coule entre deux rives liquides, et l’un des plus considérables du globe, car il réduit au rang de ruisseau l’Amazone ou le Mississippi. L’eau puisée pendant la nuit était remontée de vingt-sept degrés Fahrenheit à cinquante et un degrés, ce qui donne en centigrades douze degrés.
Cette journée du 5 avril débuta par un magnifique lever de soleil. Les longues lames de fond resplendissaient. Une chaude brise du sud-ouest passait dans le gréement. C’étaient les premiers beaux jours. Ce soleil, qui eût reverdi les campagnes du continent, fit éclore ici de fraîches toilettes. La végétation retarde quelquefois, la mode jamais. Bientôt les boulevards comptèrent de nombreux groupes de promeneurs. Tels les Champs-Élysées, un dimanche, par un beau soleil de mai.
Pendant cette matinée, je ne vis pas le capitaine Corsican. Désirant avoir des nouvelles de Fabian, je me rendis à la cabine que celui-ci occupait en abord du grand salon. Je frappai à la porte de cette cabine, mais je n’obtins pas de réponse. Je poussai la porte. Fabian n’y était pas.
Je remontai alors sur le pont. Parmi les passants je ne remarquai ni mes amis ni mon docteur. Il me vint alors à la pensée de chercher en quel endroit du steamship était confinée la malheureuse Ellen. Quelle cabine occupait-elle ? Où Harry Drake l’avait-il reléguée ? À quelles mains était confiée cette infortunée que son mari abandonnait pendant des jours entiers ? Sans doute aux soins intéressés de quelque femme de chambre du bord, à quelque indifférente garde-malade ? Je voulus savoir ce qui en était, non par un vain motif de curiosité, mais dans l’intérêt d’Ellen et de Fabian, ne fût-ce que pour prévenir une rencontre toujours à craindre.
Je commençai ma recherche par les cabines du grand salon des dames et je parcourus les couloirs des deux étages qui desservent cette portion du navire. Cette inspection était assez facile, parce que le nom des passagers, inscrit sur une pancarte, se lisait à la porte de chaque cabine, ce qui simplifiait le service des stewards. Je ne trouvai pas le nom de Harry Drake, ce qui me surprit peu, car cet homme avait dû préférer la situation des cabines disposées, à l’arrière du Great Eastern, sur des salons moins fréquentés. Il n’existait, d’ailleurs, au point de vue du confort, aucune différence entre les aménagements de l’avant et ceux de l’arrière, car la Société des Affréteurs n’avait admis qu’une seule classe de passagers.
Je me dirigeai donc vers les salles à manger, et je suivis attentivement les couloirs latéraux qui circulaient entre le double rang des cabines. Toutes ces chambres étaient occupées, toutes portaient le nom d’un passager, et le nom de Harry Drake manquait encore. Cette fois, l’absence de ce nom m’étonna, car je croyais avoir visité notre ville flottante tout entière, et je ne connaissais pas d’autre « quartier » plus reculé que celui-ci. J’interrogeai donc un steward qui m’apprit ce que j’ignorais, c’est qu’une centaine de cabines existaient encore en arrière des « dining rooms ».
« Comment y descend-on ? demandai-je.
– Par un escalier qui aboutit au pont, sur le côté du grand roufle.
– Bien, mon ami. Et savez-vous quelle cabine occupe M. Harry Drake ?
– Je l’ignore, monsieur », me répondit le steward. Je remontai alors sur le pont, et, suivant le roufle, j’arrivai à la porte qui fermait l’escalier indiqué. Cet escalier conduisait, non plus à de vastes salons, mais à un simple carré demi-obscur, autour duquel était disposée une double rangée de cabines. Harry Drake, voulant isoler Ellen, n’avait pu choisir un endroit plus propice à son dessein. La plupart de ces cabines étaient inoccupées. Je parcourus le carré et les couloirs latéraux porte à porte. Quelques noms étaient inscrits sur les pancartes, deux ou trois au plus, mais non celui de Harry Drake. Cependant, j’avais fait une minutieuse inspection de ce compartiment, et, fort désappointé, j’allais me retirer, quand un murmure vague, presque insaisissable, frappa mon oreille. Ce murmure se produisait au fond du couloir de gauche. Je me dirigeai de ce côté. Les sons, à peine perceptibles, s’accentuèrent davantage. Je reconnus une sorte de chant plaintif, ou plutôt une mélopée traînante, dont les paroles ne parvenaient pas jusqu’à moi.
J’écoutai. C’était une femme qui chantait ainsi; mais dans cette voix inconsciente on sentait une douleur profonde. Cette voix devait être celle de la pauvre folle. Mes pressentiments ne pouvaient me tromper. Je m’approchai doucement de la cabine qui portait le numéro 775. C’était la dernière de ce couloir obscur, et elle devait être éclairée par un des hublots inférieurs évidés dans la coque du Great Eastern. Sur la porte de cette cabine, aucun nom. En effet, Harry Drake n’avait pas intérêt à faire connaître l’endroit où il confinait Ellen.
La voix de l’infortunée arrivait alors distinctement jusqu’à moi. Son chant n’était qu’une suite de phrases fréquemment interrompues, quelque chose de suave et de triste à la fois. On eût dit des stances étrangement coupées, telles que les réciterait une personne endormie du sommeil magnétique.
Non ! bien que je n’eusse aucun moyen de reconnaître son identité, je ne doutais pas que ce fût Ellen qui chantât ainsi.
Pendant quelques minutes, j’écoutai, et j’allais me retirer, quand j’entendis marcher dans le carré central… Était-ce Harry Drake ? Dans l’intérêt d’Ellen et de Fabian, je ne voulais pas être surpris à cette place. Heureusement, le couloir, contournant la double rangée de cabines, me permettait de remonter sur le pont sans être aperçu. Cependant, je tenais à savoir quelle était la personne dont j’entendais le pas. La demi-obscurité me protégeait, et en me plaçant dans l’angle du couloir je pouvais voir sans être vu. Cependant, le bruit avait cessé. Bizarre coïncidence, avec lui s’était tu le chant d’Ellen. J’attendis. Bientôt le chant recommença, et le plancher gémit de nouveau sous la pression d’un pas lent. Je penchai la tête, et au fond du couloir, dans une vague clarté qui filtrait à travers l’imposte des cabines, je reconnus Fabian.
C’était mon malheureux ami ! Quel instinct le conduisait en ce lieu ? Avait-il donc, et avant moi, découvert la retraite de la jeune femme ? Je ne savais que penser. Fabian s’avançait lentement, longeant les cloisons, écoutant, suivant comme un fil cette voix qui l’attirait, malgré lui peut-être, et sans qu’il en eût conscience. Et pourtant il me semblait que le chant s’affaiblissait à son approche, et que ce fil si ténu allait se rompre… Fabian arriva près de la cabine et s’arrêta.
Comme son cœur devait battre à ces tristes accents ? Comme tout son être devait frémir ! Il était impossible que dans cette voix il ne retrouvât pas quelque ressouvenir du passé. Et cependant, ignorant la présence de Harry Drake à bord, comment aurait-il même soupçonné la présence d’Ellen ? Non ! C’était impossible, et il n’était attiré que parce que ces accents maladifs répondaient, sans qu’il s’en doutât, à l’immense douleur qu’il portait en lui.
Fabian écoutait toujours. Qu’allait-il faire ? Appellerait-il la folle ? Et si Ellen apparaissait soudain ? Tout était possible, et tout était danger dans cette situation ! Cependant, Fabian se rapprocha encore de la porte de la cabine. Le chant, qui diminuait peu à peu, mourut soudain; puis un cri déchirant se fit entendre.
Ellen, par une communication magnétique, avait-elle senti si près d’elle celui qu’elle aimait ? L’attitude de Fabian était effrayante. Il était comme ramassé sur lui-même. Allait-il donc briser cette porte ? Je le crus et je me précipitai vers lui.
Il me reconnut. Je l’entraînai. Il se laissait faire. Puis, d’une voix sourde :
« Savez-vous quelle est cette infortunée ? me demanda-t-il.
– Non, Fabian, non.
– C’est la folle ! dit-il. On dirait une voix de l’autre monde. Mais cette folie n’est pas sans remède. Je sens qu’un peu de dévouement, un peu d’amour guérirait cette pauvre femme ?
– Venez, Fabian, dis-je, venez ! » Nous étions remontés sur le pont. Fabian, sans ajouter une parole, me quitta presque aussitôt; mais je ne le perdis pas de vue avant qu’il n’eût regagné sa cabine.
Quelques instants plus tard, je rencontrai le capitaine Corsican. Je lui racontai la scène à laquelle je venais d’assister. Il comprit, comme moi, que cette grave situation se compliquait. Pourrions-nous en prévenir les dangers ? Ah ! que j’aurais voulu hâter la marche de ce Great Eastern, et mettre un océan tout entier entre Harry Drake et Fabian !
En nous quittant, le capitaine Corsican et moi, nous convînmes de surveiller plus sévèrement que jamais les acteurs de ce drame, dont le dénouement pouvait à chaque instant éclater malgré nous !
Ce jour-là, on attendait l’Australasian, paquebot de la compagnie Cunard, jaugeant deux mille sept cent soixante tonneaux, qui dessert la ligne de Liverpool à New York. Il avait dû quitter l’Amérique le mercredi matin, et il ne pouvait tarder à paraître. On le guettait au passage, mais il ne passa pas.
Vers onze heures, des passagers anglais organisèrent une souscription en faveur des blessés du bord, dont quelques-uns n’avaient pas encore pu quitter le poste des malades, entre autres le maître d’équipage, menacé d’une claudication incurable. Cette liste se couvrit de signatures, non sans avoir soulevé quelques difficultés de détails qui amenèrent un échange de paroles malsonnantes. À midi, le soleil permit d’obtenir une observation très exacte :
Long. 58° 37’ O. Lat. 41° 42’ 11” N. Course : 257 miles.
Nous avions la latitude à une seconde près. Les jeunes fiancés, qui vinrent consulter la notice, firent une moue de déconvenue. Décidément, ils avaient à se plaindre de la vapeur.
Avant le lunch, le capitaine Anderson voulut distraire ses passagers des ennuis d’une traversée si longue. Il organisa donc des exercices de gymnastique qu’il dirigea en personne. Une cinquantaine de désœuvrés, armés comme lui d’un bâton, imitèrent tous ses mouvements avec une exactitude simiesque. Ces gymnastes improvisés « travaillaient » méthodiquement, sans desserrer les lèvres, comme des « riflemens » à la parade.
Un nouvel « entertainment » fut annoncé pour le soir. Je n’y assistai point. Ces mêmes plaisanteries incessamment renouvelées me fatiguaient. Un second journal, rival de l’Ocean Time, avait été fondé. Ce soir-là, paraît-il, les deux feuilles fusionnèrent.
Pour moi, je passai sur le pont les premières heures de la nuit. La mer se soulevait et annonçait du mauvais temps, bien que le ciel fût encore admirable. Aussi le roulis commençait-il à s’accentuer. Couché sur un des bancs du roufle, j’admirais ces constellations qui s’écartelaient au firmament. Les étoiles fourmillaient au zénith, et bien que l’œil nu n’en puisse apercevoir que cinq mille sur toute l’étendue de la sphère céleste, ce soir-là il eût cru les compter par millions. Je voyais traîner à l’horizon la queue de Pégase dans toute sa magnificence zodiacale, comme la robe étoilée d’une reine de féerie. Les Pléiades montaient vers les hauteurs du ciel, en même temps que ces Gémeaux qui, malgré leur nom, ne se lèvent pas l’un après l’autre, comme les héros de la fable. Le Taureau me regardait de son gros œil ardent. Au sommet de la voûte brillait Véga, notre future étoile polaire, et non loin s’arrondissait cette rivière de diamants qui forme la Couronne boréale. Toutes ces constellations immobiles semblaient, cependant, se déplacer au roulis du navire, et pendant son oscillation je voyais le grand mât décrire un arc de cercle, nettement dessiné, depuis la Grande Ourse jusqu’à Altaïr de l’Aigle, tandis que la lune, déjà basse, trempait à l’horizon l’extrémité de son croissant.
La nuit fut mauvaise. Le steamship, effroyablement battu par le travers, roula sans désemparer. Les meubles se déplacèrent avec fracas, et la faïencerie des toilettes recommença son vacarme. Le vent avait évidemment beaucoup fraîchi. Le Great Eastern naviguait d’ailleurs dans ces parages féconds en sinistres, où la mer est toujours mauvaise.
À six heures du matin, je me traînai jusqu’à l’escalier du grand roufle. Me cramponnant aux rampes, et profitant d’une oscillation sur deux, je parvins à gravir les marches, et j’arrivai sur le pont. De là, je me halai non sans peine jusqu’à la dunette de l’avant. L’endroit était désert, si toutefois on peut qualifier ainsi un endroit où se trouve le docteur Dean Pitferge. Ce digne homme, solidement appuyé, courbait le dos au vent, et sa jambe droite entourait un des montants du garde-fou. Il me fit signe de le rejoindre – signe de tête, cela va sans dire –, car il ne pouvait disposer de ses bras qui le maintenaient contre les violences de la tempête. Après quelques mouvements de reptation, me tordant comme un annélide, j’arrivai sur le roufle, et là, je m’arc-boutai à la façon du docteur.
« Allons ! me cria-t-il, cela continue ! Hein ! Ce Great Eastern ! Juste au moment d’arriver, un cyclone, un vrai cyclone, spécialement commandé pour lui ! »
Le docteur ne prononçait que des phrases entrecoupées. Le vent lui mangeait la moitié de ses paroles. Mais je l’avais compris. Le mot cyclone porte sa définition avec lui.
On sait ce que sont ces tempêtes tournantes, nommées ouragans dans l’océan Indien et dans l’Atlantique, tornades sur la côte africaine, simouns dans le désert, typhons dans les mers de la Chine, tempêtes dont la puissance formidable met en péril les plus gros navires.
Or, le Great Eastern était pris dans un cyclone. Comment ce géant allait-il lui tenir tête ?
« Il lui arrivera malheur, me répétait Dean Pitferge, Voyez comme il met le nez dans la plume ! »
Cette métaphore maritime s’appropriait excellemment à la situation du steamship. Son étrave disparaissait sous les montagnes d’eau qui l’attaquaient par bâbord devant. Au loin, plus de vue possible. Tous les symptômes d’un ouragan ! Vers sept heures, la tempête se déclara. La mer devint monstrueuse. Ces petites ondulations intermédiaires, qui marquent le dénivellement des grandes lames, disparurent sous l’écrasement du vent. L’océan se gonflait en longues vagues dont la cime déferlait avec un échevellement indescriptible. Avec chaque minute, la hauteur des lames s’accroissait, et le Great Eastern, les recevant par le travers, roulait épouvantablement.
« Il n’y a que deux partis à prendre, me dit le docteur avec l’aplomb d’un marin. Ou recevoir la lame debout; en capeyant sous petite vapeur, ou prendre la fuite et ne pas s’obstiner contre cette mer démontée ! Mais le capitaine Anderson ne fera ni l’une ni l’autre de ces deux manœuvres.
– Pourquoi ? demandai-je.
– Parce que !… répondit le docteur, parce qu’il faut qu’il arrive quelque chose ! »
En me retournant, j’aperçus le capitaine, le second et le premier ingénieur, encapuchonnés dans leurs suroîts et cramponnés aux garde-fous des passerelles. L’embrun des lames les enveloppait de la tête aux pieds. Le capitaine souriait selon sa coutume. Le second riait et montrait ses dents blanches en voyant son navire rouler à faire croire que les mâts et les cheminées allaient venir en bas !
Cependant, cette obstination, cet entêtement du capitaine à lutter contre la mer m’étonnaient. À sept heures et demie, l’aspect de l’Atlantique était effrayant. À l’avant, les lames couvraient le navire en grand. Je regardais ce sublime spectacle, ce combat du colosse contre les flots. Je comprenais jusqu’à un certain point cette opiniâtreté du « maître après Dieu » qui ne voulait pas céder. Mais j’oubliais que la puissance de la mer est infinie, et que rien ne peut lui résister de ce qui est fait de la main de l’homme ! Et, en effet, si puissant qu’il fût, le géant devait bientôt fuir devant la tempête.
Tout à coup, vers huit heures, un choc se produisit. C’était un formidable paquet de mer qui venait de frapper le navire par bâbord devant.
« Ça, me dit le docteur, ce n’est pas une gifle, c’est un coup de poing sur la figure. »
En effet, le « coup de poing » nous avait meurtris. Des morceaux d’épaves apparaissaient sur la crête des lames. Était-ce une partie de notre chair qui s’en allait ainsi, ou les débris d’un corps étranger ? Sur un signe du capitaine, le Great Eastern évolua d’un quart pour éviter ces fragments qui menaçaient de s’engager dans ses aubes. En regardant avec plus d’attention, je vis que le coup de mer venait d’emporter les pavois de bâbord, qui, cependant, s’élevaient à cinquante pieds au-dessus de la surface des flots. Les jambettes étaient brisées, les ferrures arrachées; quelques débris de virures tremblaient encore dans leur encastrement. Le Great Eastern avait tressailli au choc, mais il continuait sa route avec une imperturbable audace. Il fallait enlever au plus tôt les débris qui encombraient l’avant, et pour cela fuir devant la mer devenait indispensable. Mais le steamship s’opiniâtra à tenir tête. Toute la fougue de son capitaine l’animait. Il ne voulait pas céder. Il ne céderait pas. Un officier et quelques hommes furent envoyés sur l’avant pour déblayer le pont.
« Attention, me dit le docteur, le malheur n’est pas loin ! »
Les marins s’avancèrent vers l’avant. Nous nous étions accotés au second mât. Nous regardions à travers les embruns qui, nous prenant d’écharpe, jetaient à chaque lame une averse sur le pont. Soudain, un autre coup de mer, plus violent que le premier, passa par la brèche ouverte dans les bastingages, arracha une énorme plaque de fonte qui recouvrait la bitte de l’avant, démolit le massif capot situé au-dessus du poste de l’équipage, et, battant de plein fouet les parois de tribord, il les déchira, il les emporta comme les morceaux d’une toile tendue au vent.
Les hommes avaient été renversés. L’un d’eux, un officier, à demi noyé, secoua ses favoris roux et se releva. Puis, voyant un des matelots étendu, sans connaissance, sur la patte d’une ancre, il se précipita vers lui, le chargea sur ses épaules et l’emporta. En ce moment, les gens de l’équipage s’échappaient à travers le capot brisé. Il y avait trois pieds d’eau dans l’entrepont. De nouveaux débris couvraient la mer, et entre autres quelques milliers de ces poupées que mon compatriote de la rue Chapon comptait acclimater en Amérique ! Tous ces petits corps, arrachés de leur caisse par le coup de mer, sautaient sur le dos des lames, et cette scène eût certainement prêté à rire en de moins graves conjonctures. Cependant, l’inondation nous gagnait. Des masses liquides se précipitaient par les ouvertures, et l’envahissement de la mer fut tel, que, suivant le rapport de l’ingénieur, le Great Eastern embarqua alors plus de deux mille tonnes d’eau – de quoi couler par le fond une frégate de premier rang.
« Bon ! » fit le docteur, dont le chapeau s’envola dans une rafale.
Se maintenir dans cette situation devenait impossible. Tenir tête plus longtemps, c’eût été l’œuvre d’un fou. Il fallait prendre l’allure de fuite. Le steamship présentant l’étrave à la mer avec son avant défoncé, c’était un homme qui s’entêterait à nager entre deux eaux, la bouche ouverte.
Le capitaine Anderson le comprit enfin. Je le vis courir lui-même à la petite roue de la passerelle, qui commandait les évolutions du gouvernail. Aussitôt la vapeur se précipita dans les cylindres de l’arrière; la barre fut mise au vent, et le colosse, évoluant comme un canot, porta le cap au nord et s’enfuit devant la tempête.
À ce moment, le capitaine, ordinairement si calme, si maître de lui, s’écria avec colère :
« Mon navire est déshonoré ! »
À peine le Great Eastern eut-il viré de bord, à peine eut-il présenté l’arrière à la lame, qu’il ne ressentit plus aucun roulis. C’était l’immobilité absolue succédant à l’agitation. Le déjeuner était servi. La plupart des passagers, rassurés par la tranquillité du navire, descendirent aux « dining rooms » et purent prendre leur repas sans ressentir ni une secousse ni un choc. Pas une assiette ne glissa à terre, pas un verre ne répandit son contenu sur les nappes. Et cependant, les tables de roulis n’avaient même pas été dressées. Mais, trois quarts d’heure plus tard, les meubles recommençaient leur branle, les suspensions se balançaient dans l’air, les porcelaines s’entrechoquaient sur la planche des offices. Le Great Eastern venait de reprendre vers l’ouest sa marche un instant interrompue.
Je remontai sur le pont avec le docteur Pitferge. Il rencontra l’homme aux poupées.
« Monsieur, lui dit-il, tout votre petit monde a été bien éprouvé. Voilà des bébés qui ne bavarderont pas dans les États de l’Union.
– Bah ! répondit l’industriel parisien, la pacotille était assurée, et mon secret ne s’est pas noyé avec elle. Nous en referons, de ces bébés-là. »
Mon compatriote n’était point homme à désespérer, on le voit. Il nous salua d’un air aimable, et nous allâmes vers l’arrière du steamship. Là, un timonier nous apprit que les chaînes du gouvernail avaient été engagées pendant l’intervalle qui avait séparé les deux coups de mer.
« Si cet accident s’était produit au moment de l’évolution, me dit Pitferge, je ne sais trop ce qui serait arrivé, car la mer se précipitait à torrents dans le navire. Déjà les pompes à vapeur ont commencé à épuiser l’eau. Mais tout n’est pas fini.
– Et ce malheureux matelot ? demandai-je au docteur.
– Il est grièvement blessé à la tête. Pauvre garçon ! C’est un jeune pêcheur, marié, père de deux enfants, qui fait son premier voyage d’outre-mer. Le médecin du bord en répond, et c’est ce qui me fait craindre pour lui. Enfin, nous verrons bien. Le bruit s’est aussi répandu que plusieurs hommes avaient été emportés, mais, fort heureusement, il n’en est rien.
– Enfin, dis-je, nous avons repris notre route ?
– Oui, répondit le docteur, la route à l’ouest, contre vents et marées. On le sent bien; ajouta-t-il en saisissant un taquet pour ne pas rouler sur le pont. Savez-vous, mon cher monsieur, ce que je ferais du Great Eastern s’il m’appartenait ? Non ? Eh bien, j’en ferais un bateau de luxe à dix mille francs la place. Il n’y aurait que des millionnaires à bord, des gens qui ne seraient pas pressés. On mettrait un mois ou six semaines à faire la traversée de l’Angleterre à l’Amérique. Jamais de lame par le travers. Toujours vent debout ou vent arrière. Mais aussi jamais de roulis ni de tangage. Mes passagers seraient assurés contre le mal de mer, et je leur paierais cent livres par nausée.
– Voilà une idée pratique, répondis-je.
– Oui ! répliqua Dean Pitferge, il y aurait là de l’argent à gagner… ou à perdre ! »
Cependant, le steamship continuait sa route à petite vitesse, battant cinq ou six tours de roue au plus, de manière à se maintenir. La houle était effrayante, mais l’étrave coupait normalement les lames, et le Great Eastern n’embarquait aucun paquet de mer. Ce n’était plus une montagne de métal marchant contre une montagne d’eau, mais un rocher sédentaire, recevant avec indifférence le clapotis des vagues. D’ailleurs, une pluie torrentielle vint à tomber, ce qui nous obligea de chercher un refuge sous le capot du grand salon. Cette averse eut pour effet d’apaiser le vent et la mer. Le ciel s’éclaircit dans l’ouest et les derniers gros nuages se fondirent à l’horizon opposé. À dix heures, l’ouragan nous jetait son dernier souffle.
À midi, le point put être fait avec une certaine exactitude; il donnait :
Lat. 41° 50’ N. Long. 61° 57’ W. Course : 193 miles.
Cette diminution considérable dans le chemin parcouru ne devait être attribuée qu’à la tempête qui, pendant la nuit et la matinée, avait incessamment battu le navire, tempête si terrible qu’un des passagers – véritable habitant de cet Atlantique qu’il traversait pour la quarante-quatrième fois – n’en avait jamais vu de telle. L’ingénieur avoua même que, lors de cet ouragan pendant lequel le Great Eastern resta trois jours dans le creux des lames, le navire n’avait pas été atteint avec cette violence. Mais, il faut le répéter, cet admirable steamship, s’il marche médiocrement, s’il roule trop, présente contre les fureurs de la mer une complète sécurité. Il résiste comme un bloc plein, et cette rigidité, il la doit à la parfaite homogénéité de sa construction, à sa double coque et au rivage merveilleux de son bordé. Sa résistance à l’arc est absolue.
Mais, répétons-le aussi, quelle que soit sa puissance, il ne faut pas l’opposer sans raison à une mer démontée. Si grand qu’il soit, si fort qu’on le suppose, un navire n’est pas « déshonoré » parce qu’il fuit devant la tempête. Un commandant ne doit jamais oublier que la vie d’un homme vaut plus qu’une satisfaction d’amour-propre. En tout cas, s’obstiner est dangereux, s’entêter est blâmable, et un exemple récent, une déplorable catastrophe survenue à l’un des paquebots transocéaniens, prouve qu’un capitaine ne doit pas lutter outre mesure contre la mer, même quand il sent sur ses talons le navire d’une compagnie rivale.
Les pompes, cependant, continuaient d’épuiser ce lac qui s’était formé à l’intérieur du Great Eastern, comme un lagon au milieu d’une île. Puissantes et rapidement manœuvrées par la vapeur, elles restituèrent à l’Atlantique ce qui lui appartenait. La pluie avait cessé; le vent fraîchissait de nouveau; le ciel, balayé par la tempête, était pur. Lorsque la nuit se fit, je restai pendant quelques heures à me promener sur le pont. Les salons jetaient de grands épanouissements de lumière par leurs écoutilles entrouvertes. À l’arrière, jusqu’aux limites du regard, s’allongeait un remous phosphorescent, rayé ça et là par la crête lumineuse des lames. Les toiles, réfléchies dans ces nappes lactescentes, apparaissaient et disparaissaient comme elles font au milieu de nuages chassés par une forte brise. Tout autour et tout au loin s’étendait la sombre nuit.
À l’avant grondait le tonnerre des roues, et au-dessous de moi j’entendais le cliquetis des chaînes du gouvernail.
En revenant vers le capot du grand salon, je fus assez surpris d’y voir une foule compacte de spectateurs. Les applaudissements éclataient. Malgré les désastres de la journée, l’« entertainment » accoutumé déroulait les surprises de son programme. Du matelot si grièvement blessé, mourant peut-être, il n’était plus question. La fête paraissait animée. Les passagers accueillaient avec de grandes démonstrations les débuts d’une troupe de « minstrels » sur les planches du Great Eastern. On sait ce que sont ces minstrels, des chanteurs ambulants, noirs ou noircis suivant leur origine, qui courent les villes anglaises en y donnant des concerts grotesques. Les chanteurs, cette fois, n’étaient autres que des matelots ou des stewards frottés de cirage. Ils avaient revêtu des loques de rebut, ornées de boutons en biscuit de mer; ils portaient des lorgnettes faites de deux bouteilles accouplées, et des guimbardes composées de boyaux tendus sur une vessie. Ces gaillards, assez drôles en somme, chantaient des refrains burlesques et improvisaient des discours mêlés de coq-à-l’âne et de calembours. On les applaudissait à outrance, et ils redoublaient leurs contorsions et grimaces. Enfin, pour terminer, un danseur, agile comme un singe, exécuta une double gigue qui enleva l’assemblée.
Cependant, si intéressant que fût ce programme des minstrels, il n’avait pas rallié tous les passagers. D’autres hantaient en grand nombre la salle de l’avant et se pressaient autour des tables. Là, on jouait gros jeu. Les gagnants défendaient le gain acquis pendant la traversée; les perdants, que le temps pressait, cherchaient à maîtriser le sort par des coups d’audace. Un tumulte violent sortait de cette salle. On entendit la voix du banquier criant les coups, les imprécations des perdants, le tintement de l’or, le froissement des dollars-papier. Puis il se faisait un profond silence; quelque coup hardi suspendait le tumulte, et, le résultat connu, les exclamations redoublaient.
Je fréquentais peu ces habitués de la « smoking room ». J’ai horreur du jeu. C’est un plaisir toujours grossier, souvent malsain. L’homme atteint de la maladie du jeu n’a pas que ce mal; il n’est guère possible que d’autres ne lui fassent pas cortège. C’est un vice qui ne va jamais seul. Il faut dire aussi que la société des joueurs, toujours et partout mêlée, ne me plaît pas. Là dominait Harry Drake au milieu de ses fidèles. Là préludaient à cette vie de hasards quelques aventuriers qui allaient chercher fortune en Amérique. J’évitais le contact de ces gens bruyants. Ce soir-là, je passai donc devant la porte du roufle sans y entrer, quand une violente explosion de cris et d’injures m’arrêta. J’écoutai, et, après un moment de silence, je crus, à mon profond étonnement, distinguer la voix de Fabian. Que faisait-il en ce lieu ? Allait-il y chercher son ennemi ? La catastrophe, jusqu’alors évitée, était-elle près d’éclater ?
Je poussai vivement la porte. En ce moment, le tumulte était au comble. Au milieu de la foule des joueurs, je vis Fabian. Il était debout et faisait face à Drake, debout comme lui. Je me précipitai vers Fabian. Sans doute Harry Drake venait de l’insulter grossièrement, car la main de Fabian se leva sur lui, et si elle ne l’atteignit pas au visage, c’est que Corsican, apparaissant soudain, l’arrêta d’un geste rapide.
Mais Fabian, s’adressant à son adversaire, lui dit de sa voix froidement railleuse :
« Tenez-vous ce soufflet pour reçu ?
– Oui, répondit Drake, et voici ma carte ! » Ainsi, l’inévitable fatalité avait, malgré nous, mis ces deux mortels ennemis en présence. Il était trop tard pour les séparer. Les choses ne pouvaient plus que suivre leur cours. Le capitaine Corsican me regarda et je surpris dans ses yeux plus de tristesse encore que d’émotion. Cependant, Fabian avait relevé la carte que Drake venait de jeter sur la table. Il la tenait du bout des doigts comme un objet qu’on ne sait par où prendre. Corsican était pâle. Mon cœur battait. Cette carte, Fabian la regarda enfin. Il lut le nom qu’elle portait. Ce fut comme un rugissement qui s’échappa de sa poitrine.
« Harry Drake ! s’écria-t-il. Vous ! vous ! vous !
– Moi-même, capitaine Mac Elwin », répondit tranquillement le rival de Fabian.
Nous ne nous étions pas trompés. Si Fabian avait ignoré jusque-là le nom de Drake, celui-ci n’était que trop informé de la présence de Fabian sur le Great Eastern !
Le lendemain, dès l’aube, je courus à la recherche du capitaine Corsican. Je le rencontrai dans le grand salon. Il avait passé la nuit près de Fabian. Fabian était encore sous le coup de l’émotion terrible que lui avait causée le nom du mari d’Ellen. Une secrète intuition lui avait-elle donné à penser que Drake n’était pas seul à bord ? La présence d’Ellen lui était-elle révélée par la présence de cet homme ? Devinait-il enfin que cette pauvre folle, c’était la jeune fille qu’il chérissait depuis de longues années ? Corsican ne put me l’apprendre, car Fabian n’avait pas prononcé un seul mot pendant toute cette nuit.
Corsican ressentait pour Fabian une sorte de passion fraternelle. Cette nature intrépide l’avait dès l’enfance irrésistiblement séduit. Il était désespéré.
« Je suis intervenu trop tard, me dit-il. Avant que la main de Fabian ne se fût levée sur lui, j’aurais dû souffleter ce misérable.
– Violence inutile, répondis-je. Harry Drake ne vous aurait pas suivi sur le terrain où vous vouliez l’entraîner : C’est à Fabian qu’il en avait, et une catastrophe était devenue inévitable.
– Vous avez raison, me dit le capitaine. Ce coquin en est arrivé à ses fins. Il connaissait Fabian, tout son passé, tout son amour. Peut-être Ellen, privée de raison, a-t-elle livré ses secrètes pensées ? Ou plutôt Drake n’a-t-il pas appris de la loyale jeune femme, avant son mariage même, tout ce qu’il ignorait de sa vie de jeune fille ? Poussé par ses méchants instincts, se trouvant en contact avec Fabian, il a cherché cette affaire en s’y réservant le rôle de l’offensé. Ce gueux doit être un duelliste redoutable.
– Oui, répondis-je, il compte déjà trois ou quatre malheureuses rencontres de ce genre.
– Mon cher monsieur, répondit Corsican, ce n’est pas le duel en lui-même que je redoute pour Fabian. Le capitaine Mac Elwin est de ceux qu’aucun danger ne trouble. Mais ce sont les suites de cette rencontre qu’il faut craindre. Que Fabian tue cet homme, si vil qu’il soit, et c’est un infranchissable abîme entre Ellen et lui. Dieu sait pourtant si, dans l’état où elle est, la malheureuse femme aurait besoin d’un soutien comme Fabian !
– En vérité, dis-je, en dépit de tout ce qui peut en résulter, nous ne pouvons souhaiter qu’une chose et pour Ellen et pour Fabian, c’est que cet Harry Drake succombe. La justice est de notre côté.
– Certes, répondit le capitaine, mais il est permis de trembler pour les autres, et je suis navré de n’avoir pu, fût-ce au prix de ma vie, éviter cette rencontre à Fabian.
– Capitaine, répondis-je en prenant la main de cet ami dévoué, nous n’avons pas encore reçu la visite des témoins de Drake. Aussi, bien que toutes les circonstances vous donnent raison, je ne puis désespérer encore.
– Connaissez-vous un moyen d’empêcher cette affaire ?
– Aucun jusqu’ici. Toutefois, ce duel, s’il doit avoir lieu, ne peut, il me semble, avoir lieu qu’en Amérique, et, avant que nous soyons arrivés, le hasard qui a créé cette situation pourra peut-être la dénouer. »
Le capitaine Corsican secoua la tête en homme qui n’admet pas l’efficacité du hasard dans les choses humaines. En ce moment, Fabian monta l’escalier du capot qui aboutissait au pont. Je ne le vis qu’un instant. La pâleur de son front me frappa. La plaie saignante s’était ravivée en lui. Il faisait mal à voir. Nous le suivîmes. Il errait sans but, évoquant cette pauvre âme à demi échappée de sa mortelle enveloppe, et cherchant à nous éviter.
L’amitié peut quelquefois être importune. Aussi Corsican et moi, nous pensâmes que mieux valait respecter cette douleur en n’intervenant pas. Mais soudain Fabian se rapprocha, puis, venant à nous :
« C’était elle ! la folle ? dit-il. C’était Ellen, n’est-ce pas ? Pauvre Ellen ! »
Il doutait encore, et il s’en alla sans attendre une réponse que nous n’aurions pas eu le courage de lui faire.
À midi, je n’avais pas encore appris que Drake eût envoyé ses témoins à Fabian. Cependant, ces préliminaires auraient déjà dû être remplis, si Drake eût été décidé à demander sur-le-champ une réparation par les armes. Ce retard pouvait-il nous donner un espoir ? Je savais bien que les races saxonnes entendent autrement que nous la question du point d’honneur, et que le duel a presque entièrement disparu des mœurs anglaises. Ainsi que je l’ai dit, non seulement la loi est sévère pour les duellistes et on ne peut la tourner comme en France, mais l’opinion publique surtout se déclare contre eux. Toutefois, en cette circonstance, le cas était particulier. L’affaire avait été évidemment cherchée, voulue. L’offensé avait pour ainsi dire provoqué l’offenseur, et mes raisonnements aboutissaient toujours à cette conclusion qu’une rencontre était inévitable entre Fabian et Harry Drake.
En ce moment, le pont fut envahi par la foule des promeneurs. C’étaient les fidèles endimanchés qui revenaient du temple. Officiers, matelots et passagers regagnaient leurs postes, leurs cabines.
À midi et demi, le point affiché donna par observation les résultats suivants :
Lat. 40° 33’ N. Long. 66° 21’ W. Course : 214 miles.
Le Great Eastern ne se trouvait plus qu’à 348 milles de la pointe de Sandy Hook, langue sablonneuse qui forme l’entrée des passes de New York. Il ne pouvait tarder à flotter sur les eaux américaines.
Pendant le lunch, je ne vis pas Fabian à sa place accoutumée, mais Drake occupait la sienne. Quoique bruyant, ce misérable me parut inquiet. Demandait-il à l’excitation du vin l’oubli de ses remords ? Je ne sais, mais il se livrait à de fréquentes libations en compagnie de ses compagnons habituels. Plusieurs fois il me regarda « en dessous » n’osant et ne voulant me fixer, malgré son effronterie. Cherchait-il Fabian dans la foule des convives ? je ne pouvais le dire. Un fait à noter, c’est qu’il abandonna brusquement la table avant la fin du repas. Je me levai aussitôt pour l’observer, mais il se dirigea vers sa cabine et s’y enferma. Je montai sur le pont. La mer était admirable, le ciel pur. Pas un nuage à l’un, pas une écume à l’autre. Ces deux miroirs se renvoyaient mutuellement leurs nuances azurées. Le docteur Pitferge, que je rencontrai, me donna de mauvaises nouvelles du matelot blessé. L’état du malade empirait, et, malgré l’assurance du médecin, il était difficile qu’il en revînt.
À quatre heures, quelques minutes avant le dîner, un navire fut signalé par bâbord. Le second me dit que ce devait être le City of Paris, de deux mille sept cent cinquante tonneaux, l’un des plus beaux steamers de la compagnie Inman; mais il se trompait; ce paquebot, s’étant rapproché, envoya son nom : Saxonia, de Steam National Company. Pendant quelques instants, les deux bâtiments coururent à contre-bord, à moins de trois encablures l’un de l’autre. Le pont du Saxonia était couvert de passagers qui nous saluèrent d’un triple hourra.
À cinq heures, nouveau navire à l’horizon, mais trop éloigné pour que sa nationalité pût être reconnue. C’était sans doute le City of Paris. Grande attraction que ces rencontres de bâtiments, ces hôtes de l’Atlantique, qui se saluent au passage ! On comprend, en effet, qu’il n’y ait pas d’indifférence possible de navire à navire. Le commun danger de l’élément affronté est un lien, même entre inconnus.
À six heures, troisième navire, Philadelphia, de la ligne Inman, affecté au transport des émigrants de Liverpool à New York. Décidément, nous parcourions des mers fréquentées, et la terre ne pouvait être loin. J’aurais déjà voulu y toucher.
On attendait aussi l’Europe, paquebot à roues de trois mille deux cents tonneaux de jauge et de mille trois cents chevaux de force. Ce steamer appartient à la Compagnie Transatlantique et fait le service des passagers entre le Havre et New York, mais il ne fut pas signalé. Il avait sans doute passé plus au nord.
La nuit se fit vers sept heures et demie. Le croissant de la lune se dégagea des rayons du soleil couchant et resta quelque temps suspendu au-dessus de l’horizon. Une lecture religieuse, faite par le capitaine Anderson dans le grand salon et entrecoupée de cantiques, se prolongea jusqu’à neuf heures du soir.
La journée se termina sans que ni le capitaine Corsican ni moi, nous eussions encore reçu la visite des témoins de Harry Drake.
Le lendemain, lundi 8 avril, ce fut une admirable journée. Le soleil était radieux dès son lever. Sur le pont je rencontrai le docteur qui se baignait dans les effluves lumineux. Il vint à moi.
« Eh bien ! me dit-il, il est mort, notre pauvre blessé, mort dans la nuit. Les médecins en répondaient !… Oh ! les médecins ! Ils ne doutent de rien ! Voilà le quatrième compagnon qui nous quitte depuis Liverpool, le quatrième à porter au passif du Great Eastern, et le voyage n’est pas achevé !
– Pauvre diable ! dis-je, au moment d’arriver au port, presque en vue des côtes américaines. Que deviendront sa femme et ses petits enfants ?
– Que voulez-vous, mon cher monsieur, me répondit le docteur, c’est la loi, la grande loi ! Il faut bien mourir ! Il faut bien se retirer devant ceux qui viennent ! On ne meurt, c’est mon opinion du moins, que parce qu’on occupe une place à laquelle un autre a droit ! Et savez-vous combien de gens seront morts pendant la durée de mon existence, si je vis soixante ans ?
– Je ne m’en doute pas, docteur.
– Le calcul est bien simple, reprit Dean Pitferge. Si je vis jusqu’à soixante ans, j’aurai vécu vingt et un mille neuf cents jours, soit trente et un millions cinq cent trente-six mille minutes, enfin soit un milliard huit cent quatre-vingt-deux millions cent soixante mille secondes. En chiffres ronds, deux milliards de secondes. Or, pendant ce temps, il sera précisément mort deux milliards d’individus qui gênaient leurs successeurs, et je partirai, à mon tour, quand je serai devenu gênant. Toute la question est de ne gêner que le plus tard possible. »
Le docteur continua pendant quelque temps cette thèse, tendant à me prouver, chose facile, que nous sommes tous mortels. Je ne crus pas devoir discuter et le laissai dire. En nous promenant, lui parlant, moi écoutant, je vis les charpentiers du bord qui s’occupaient à réparer les pavois défoncés à l’avant par le double coup de mer. Si le capitaine Anderson ne voulait pas entrer à New York avec des avaries, les charpentiers devaient se hâter, car le Great Eastern marchait rapidement sur ces eaux calmes, et jamais, je crois, sa vitesse n’avait été si considérable. Je le compris à l’enjouement des deux fiancés, qui, penchés sur la balustrade, ne comptaient plus les tours de roues. Les longs pistons se développaient avec entrain, et les énormes cylindres, oscillant sur leurs tourillons, ressemblaient à une sonnerie de grosses cloches lancées à toute volée. Les roues fournissaient alors onze tours par minute, et le steamship marchait à raison de treize milles à l’heure.
À midi, les officiers se dispensèrent de faire le point. Ils connaissaient leur situation par l’estime, et la terre devait être signalée avant peu.
Tandis que je me promenais après le lunch, le capitaine Corsican vint à moi. Il avait quelque nouvelle à me communiquer. Je le compris en voyant sa physionomie soucieuse.
« Fabian, me dit-il, a reçu les témoins de Drake. Il me prie d’être son témoin, et vous demande de vouloir bien l’assister dans cette affaire. Il peut compter sur vous ?
– Oui, capitaine. Ainsi tout espoir d’éloigner ou d’empêcher cette rencontre s’évanouit ?
– Tout espoir.
– Mais, dites-moi, comment cette querelle a-t-elle pris naissance ?
– Une discussion de jeu, un prétexte, pas autre chose. En fait, si Fabian ne connaissait pas ce Drake, ce Drake le connaissait. Le nom de Fabian est un remords pour lui, et il veut tuer ce nom avec l’homme qui le porte.
– Quels sont les témoins de Harry Drake ? demandai-je.
– L’un, me répondit Corsican, est ce farceur…
– Le docteur T… ?
– Précisément. L’autre est un Yankee que je ne connais pas.
– Quand doivent-ils venir vous trouver ?
– Je les attends ici.» En effet, j’aperçus bientôt les deux témoins de Harry Drake qui se dirigeaient vers nous. Le docteur T… se rengorgeait. Il se croyait grandi de vingt coudées, sans doute parce qu’il représentait un coquin. Son compagnon, un autre commensal de Drake, était un de ces marchands éclectiques qui ont toujours à vendre quoi que ce soit que vous leur proposiez d’acheter. Le docteur T… prit la parole, après avoir salué emphatiquement, salut auquel le capitaine Corsican répondit à peine.
« Messieurs, dit le docteur T… d’un ton solennel, notre ami Drake, un gentleman dont tout le monde a pu apprécier le mérite et les manières, nous a envoyés vers vous pour traiter d’une affaire délicate. C’est-à-dire que le capitaine Fabian Mac Elwin, auquel nous nous étions d’abord adressés, vous a désignés tous les deux comme ses représentants dans cette affaire. Je pense donc que nous nous entendrons, comme il convient à des gens bien élevés, touchant les points délicats de notre mission. »
Nous ne répondions pas et nous laissions le personnage patauger dans sa « délicatesse ».
« Messieurs, reprit-il, il n’est pas discutable que les torts ne soient du côté du capitaine Mac Elwin. Ce monsieur a, sans raison et même sans prétexte, suspecté l’honorabilité de Harry Drake dans une question de jeu; puis, avant toute provocation, il lui a fait la plus grave insulte qu’un gentleman puisse recevoir »
Toute cette phraséologie mielleuse impatienta le capitaine Corsican, qui se mordait la moustache. Il ne put y tenir plus longtemps.
« Au fait, monsieur, dit-il rudement au docteur T…, dont il coupa la parole. Pas tant de mots. L’affaire est très simple. Le capitaine Mac Elwin a levé la main sur M. Drake. Votre ami tient le soufflet pour reçu. Il est offensé. Il exige une réparation. Il a le choix des armes. Après ?
– Le capitaine Mac Elwin accepte ?… demanda le docteur, démonté par le ton de Corsican.
– Tout.
– Notre ami Harry Drake choisit l’épée.
– Bien. Où la rencontre aura-t-elle lieu ? À New York ?
– Non, ici, à bord.
– À bord, soit, si vous y tenez. Quand ? Demain matin ?
– Ce soir, à six heures, à l’arrière du grand roufle qui, à ce moment, sera désert.
Cela dit, le capitaine Corsican, me prenant le bras, tourna le dos au docteur T…
Éloigner le dénouement de cette affaire n’était plus possible. Quelques heures seulement nous séparaient du moment où les deux adversaires se rencontreraient. D’où venait cette précipitation ? Pourquoi Harry Drake n’attendait-il pas pour se battre que son adversaire et lui fussent débarqués ? Ce navire, affrété par une compagnie française, lui semblait-il un terrain plus propice à cette rencontre qui devait être un duel à mort. Ou plutôt Drake avait-il donc un intérêt caché à se débarrasser de Fabian, avant que celui-ci mît le pied sur le continent américain et soupçonnât la présence d’Ellen à bord, que lui, Drake, devait croire ignorée de tous ? Oui ! ce devait être cela.
« Peu importe, après tout, dit le capitaine Corsican, il vaut mieux en finir.
– Prierai-je le docteur Pitferge d’assister au duel en qualité de médecin ?
– Oui, vous ferez bien. » Corsican me quitta pour rejoindre Fabian. La cloche de la passerelle tintait à ce moment. Je demandai au timonier ce que signifiait ce tintement inaccoutumé. Cet homme m’apprit qu’on sonnait l’enterrement du matelot mort dans la nuit. En effet, cette triste cérémonie allait s’accomplir. Le temps, si beau jusqu’alors, tendait à se modifier. De gros nuages montaient lourdement dans le sud.
À l’appel de la cloche, les passagers se portèrent en foule sur tribord. Les passerelles, les tambours, les bastingages, les haubans, les embarcations suspendues à leurs portemanteaux se garnirent de spectateurs. Officiers, matelots, chauffeurs, qui n’étaient pas de service, vinrent se ranger sur le pont.
À deux heures, un groupe de marins apparut à l’extrémité du grand roufle. Ce groupe quittait le poste des malades, et il passa devant la machine du gouvernail. Le corps du matelot, cousu dans un morceau de toile et fixé sur une planche avec un boulet aux pieds, était porté par quatre hommes. Le pavillon britannique enveloppait le cadavre. Les porteurs, suivis de tous les camarades du mort, s’avancèrent lentement au milieu des assistants qui se découvraient sur leur passage.
Arrivés à l’arrière de la roue de tribord, le cortège s’arrêta, et le corps fut déposé sur le palier qui terminait l’escalier à la hauteur du navire, devant la coupée du navire.
En avant de la haie de spectateurs étagés sur le tambour se tenaient en grand costume le capitaine Anderson et ses principaux officiers. Le capitaine avait à la main un livre de prières. Il ôta son chapeau, et, pendant quelques minutes, au milieu de ce profond silence que n’interrompait pas même la brise, il lut d’une voix grave la prière des morts. Dans cette atmosphère alourdie, orageuse, sans un bruit, sans un souffle, ses moindres paroles se faisaient entendre distinctement. Quelques passagers répondaient à voix basse.
Sur un signe du capitaine, le corps, enlevé par les porteurs, glissa jusqu’à la mer. Un instant, il surnagea, se redressa, puis il disparut au milieu d’un cercle d’écume.
En ce moment, la voix du matelot de vigie cria : « Terre ! »
Cette terre, annoncée à l’instant où la mer se refermait sur le corps du pauvre matelot, était jaune et basse. Cette ligne de dunes peu élevées, c’était Long Island, l’île longue, grand banc de sable, revivifié par la végétation, qui couvre la côte américaine depuis la pointe Montauk jusqu’à Brooklyn, l’annexe de New York. De nombreuses goélettes de cabotage rangeaient cette île couverte de villas et de maisons de plaisance. C’était la campagne préférée des New Yorkais.
Chaque passager salua de la main cette terre si désirée, après une traversée trop longue qui n’avait pas été exempte d’incidents pénibles. Toutes les lorgnettes étaient braquées sur ce premier échantillon du continent américain, et chacun de le voir avec des yeux différents, à travers ses regrets ou ses désirs. Les Yankees saluaient en lui la mère patrie. Les sudistes regardaient avec un certain dédain ces terres du Nord, le dédain du vaincu pour le vainqueur. Les Canadiens l’observaient en hommes qui n’ont qu’un pas à faire pour se dire citoyens de l’Union. Les Californiens, dépassant toutes ces plaines du Far West et franchissant les montagnes Rocheuses, mettaient déjà le pied sur leurs inépuisables placers. Les mormons, le front hautain, la lèvre méprisante, examinaient à peine ces rivages, et regardaient plus loin, dans son désert inaccessible, leur Lac Salé et leur Cité des Saints. Quant aux jeunes fiancés, ce continent, c’était pour eux la Terre promise.
Le ciel, cependant, se noircissait de plus en plus. Tout l’horizon du sud était plein. La grosse bande de nuages s’approchait du zénith. La pesanteur de l’air s’accroissait. Une chaleur suffocante pénétrait l’atmosphère comme si le soleil de juillet l’eût frappée d’aplomb. Est-ce que nous n’en avions pas fini avec les incidents de cette interminable traversée ?
« Voulez-vous que je vous étonne ? me dit le docteur Pitferge qui m’avait rejoint sur les passavants.
– Étonnez-moi, docteur.
– Eh bien, nous aurons de l’orage, peut-être une tempête avant la fin de la journée.
– De l’orage au mois d’avril ! m’écriai-je.
– Le Great Eastern se moque bien des saisons, reprit Dean Pitferge, haussant les épaules. C’est un orage fait pour lui. Voyez ces nuages de mauvaise mine qui envahissent le ciel. Ils ressemblent aux animaux des temps géologiques, et avant peu ils s’entre-dévoreront.
– J’avoue, dis-je, que l’horizon est menaçant. Son aspect est orageux, et, trois mois plus tard, je serais de votre avis, mon cher docteur, mais aujourd’hui, non.
– Je vous répète, répondit Dean Pitferge, en s’animant, que l’orage aura éclaté avant quelques heures. Je sens cela, comme un « storm-glass ». Voyez ces vapeurs qui se massent dans les hauteurs du ciel. Observez ces cirrus, ces « queues de chat » qui se fondent en une seule nuée, et ces anneaux épais qui serrent l’horizon. Bientôt il y aura condensation rapide des vapeurs, et par conséquent production d’électricité. D’ailleurs, le baromètre est tombé subitement à sept cent vingt et un millimètres, et les vents régnants sont les vents du sud-ouest, les seuls qui provoquent des orages pendant l’hiver.
– Vos observations peuvent être justes, docteur, répondis-je, en homme qui ne veut pas se rendre. Mais pourtant qui a jamais eu à subir des orages à cette époque et sous cette latitude ?
– On en cite, monsieur, on en cite dans les annuaires. Les hivers doux sont souvent marqués par des orages. Vous n’aviez qu’à vivre en 1172 ou seulement en 1824, et vous auriez entendu le tonnerre retentir en février dans le premier cas, et en décembre dans le second. En 1837, au mois de janvier, la foudre tomba près de Drammen en Norvège, et fit des dégâts considérables et, l’année dernière, sur la Manche, au mois de février, des bateaux de pêche du Tréport ont été frappés de la foudre. Si j’avais le temps de consulter les statistiques, je vous confondrais.
– Enfin, docteur, puisque vous le voulez… Nous verrons bien. Vous n’avez pas peur du tonnerre, au moins ?
– Moi ! répondit le docteur. Le tonnerre, c’est mon ami. Mieux même, c’est mon médecin.
– Votre médecin ?
– Sans doute. Tel que vous me voyez, j’ai été foudroyé dans mon lit, le 13 juillet 1867, à Kew, près de Londres, et la foudre m’a guéri d’une paralysie du bras droit, qui résistait à tous les efforts de la médecine !
– Vous voulez rire ?
– Point. C’est un traitement économique, un traitement par l’électricité. Mon cher monsieur, il y a d’autres faits très authentiques qui prouvent que le tonnerre en remontre aux docteurs les plus habiles, et son intervention est vraiment merveilleuse dans les cas désespérés.
– N’importe, dis-je, j’aurais peu de confiance en votre médecin, et je ne l’appellerais pas volontiers en consultation !
– Parce que vous ne l’avez pas vu à l’œuvre. Tenez, un exemple me revient à la mémoire. En 1817, dans le Connecticut, un paysan qui souffrait d’un asthme réputé incurable fut foudroyé dans son champ et radicalement guéri. Un coup de foudre pectorale, celui-là ! »
En vérité, le docteur eût été capable de mettre le tonnerre en pilules. « Riez, ignorant, me dit-il, riez ! Vous ne connaissez décidément rien, soit au temps, soit à la médecine ! »
Dean Pitferge me quitta. Je restai sur le pont, regardant monter l’orage. Fabian était encore renfermé dans sa cabine. Corsican était avec lui. Fabian, sans doute, prenait quelques dispositions en cas de malheur. L’idée me revint alors qu’il avait une sœur à New York, et je frémis à la pensée que nous aurions peut-être à lui rapporter la mort de son frère qu’elle attendait. J’aurais voulu voir Fabian, mais je pensai qu’il valait mieux ne troubler ni lui ni le capitaine Corsican.
À quatre heures, nous eûmes connaissance d’une terre allongée devant la côte de Long Island. C’était l’îlot de Fire Island. Au milieu s’élevait un phare qui éclairait cette terre. En ce moment, les passagers avaient envahi les roufles et les passerelles. Tous les regards se dirigeaient vers la côte qui nous restait environ à six milles dans le nord. On attendait le moment où l’arrivée du pilote réglerait la grande affaire de la poule. On comprend que les possesseurs de quarts d’heure de nuit – j’étais du nombre – avaient abandonné toute prétention, et que les quarts d’heure de jour, sauf ceux qui étaient compris entre quatre et six heures, n’avaient plus aucune chance. Avant la nuit, le pilote serait à bord et l’opération terminée. Tout l’intérêt se concentrait donc sur les sept ou huit personnes auxquelles le sort avait attribué les prochains quarts d’heure, et elles en profitaient pour vendre, acheter, revendre leurs chances avec une véritable furie. On se serait cru au Royal Exchange de Londres.
À quatre heures seize minutes, on signala par tribord une petite goélette qui portait vers le steamship. Pas de doute possible : c’était le pilote. Il devait être à bord dans quatorze ou quinze minutes au plus. La lutte s’établissait donc sur le second et le troisième quarts comptés entre quatre et cinq heures du soir. Aussitôt les demandes et les offres se firent avec une vivacité nouvelle. Puis, des paris insensés de s’engager sur la personne même du pilote, et dont je rapporte fidèlement la teneur :
« Dix dollars que le pilote est marié.
– Vingt dollars qu’il est veuf.
– Trente dollars qu’il porte des moustaches.
– Cinquante dollars que ses favoris sont roux.
– Soixante dollars qu’il a une verrue au nez !
– Cent dollars qu’il mettra d’abord le pied droit sur le pont.
– Il fumera.
– Il aura une pipe à la bouche.
– Non, un cigare !
– Non ! Oui ! Non ! » Et vingt autres gageures aussi absurdes qui trouvaient des parieurs plus absurdes pour les tenir. Pendant ce temps, la petite goélette, ses voiles au plus près, tribord amures, s’approchait sensiblement du steamship. On distinguait ses formes gracieuses, assez relevées de l’avant, et sa voûte allongée qui lui donnait l’aspect d’un yacht de plaisance. Charmantes et solides embarcations que ces bateaux-pilotes de cinquante à soixante tonneaux, bien construits pour tenir la mer, ayant du pied dans l’eau et s’élevant à la lame comme une mauve. On ferait le tour du monde sur ces yachts-là, et les caravelles de Magellan ne les valaient pas. Cette goélette, gracieusement inclinée, portait tout dessus, malgré la brise qui commençait à fraîchir. Ses flèches et ses voiles d’étai se découpaient en blanc sur le fond noir du ciel. La mer écumait sous son étrave. Arrivée à deux encablures du Great Eastern, elle masqua subitement et lança son canot à la mer. Le capitaine Anderson fit stopper, et, pour la première fois depuis quatorze jours, les roues et l’hélice s’arrêtèrent. Un homme descendit dans le canot de la goélette. Quatre matelots nagèrent vers le steamship. Une échelle de corde fut jetée sur les flancs du colosse près duquel accosta la coquille de noix du pilote. Celui-ci saisit l’échelle, grimpa agilement et sauta sur le pont.
Les cris de joie des gagnants, les exclamations des perdants l’accueillirent, et la poule fut réglée sur les données suivantes :
Le pilote était marié.
Il n’avait pas de verrue.
Il portait des moustaches blondes.
Il avait sauté à pieds joints.
Enfin, il était quatre heures trente-six minutes au moment où il mettait le pied sur le pont du Great Eastern.
Le possesseur du vingt-troisième quart d’heure gagnait donc quatre-vingt-seize dollars. C’était le capitaine Corsican, qui ne songeait guère à ce gain inattendu. Bientôt il parut sur le pont, et quand on lui présenta l’enjeu de la poule, il pria le capitaine Anderson de le garder pour la veuve du jeune matelot si malheureusement tué par le coup de mer. Le commandant lui donna une poignée de main sans mot dire.
Un instant après, un marin vint trouver Corsican, et le saluant avec une certaine brusquerie :
« Monsieur, lui dit-il, les camarades m’envoient vous dire que vous êtes un brave homme. Ils vous remercient tous au nom du pauvre Wilson, qui ne peut vous remercier lui-même. »
Le capitaine Corsican, ému, serra la main du matelot.
Quant au pilote, un homme de petite taille, l’air peu marin, il portait une casquette de toile cirée, un pantalon noir, une redingote brune à doublure rouge et un parapluie. C’était maintenant le maître à bord.
En sautant sur le pont, avant de monter sur la passerelle, il avait jeté une liasse de journaux sur lesquels les passagers se précipitèrent avidement. C’étaient les nouvelles de l’Europe et de l’Amérique. C’était le lien politique et civil qui se renouait entre le Great Eastern et les deux continents.
L’orage était formé. La lutte des éléments allait commencer. Une épaisse voûte de nuages de teinte uniforme s’arrondissait au-dessus de nous. L’atmosphère assombrie offrait un aspect cotonneux. La nature voulait évidemment justifier les pressentiments du docteur Pitferge. Le steamship ralentissait peu à peu sa marche. Les roues ne donnaient plus que trois ou quatre tours à la minute. Par les soupapes entrouvertes s’échappaient des tourbillons de vapeur blanche. Les chaînes des ancres étaient parées. À la corne d’artimon flottait le pavillon britannique. Le capitaine Anderson avait pris toutes ses dispositions pour le mouillage. Du haut du tambour de tribord, le pilote, d’un signe de la main, faisait évoluer le steamship dans les étroites passes. Mais le reflux renvoyait déjà, et la barre qui coupe l’embouchure de l’Hudson ne pouvait plus être franchie par le Great Eastern. Force était d’attendre la pleine mer du lendemain. Un jour encore !
À cinq heures moins le quart, sur un ordre du pilote, les ancres furent envoyées par le fond. Les chaînes coururent à travers les écubiers avec un fracas comparable à celui du tonnerre. Je crus même, un instant, que l’orage commençait. Lorsque les pattes eurent mordu le sable, le steamship évita sous la poussée du jusant et demeura immobile. Pas une seule ondulation ne dénivelait la mer. Le Great Eastern n’était plus qu’un îlot.
En ce moment, la trompette du steward retentit pour la dernière fois. Elle appelait les passagers au dîner d’adieu. La Société des Affréteurs allait prodiguer le champagne à ses hôtes. Pas un n’eût voulu manquer à l’appel. Un quart d’heure après, les salons regorgeaient de convives, et le pont était désert.
Sept personnes, toutefois, devaient laisser leur place inoccupée, les deux adversaires dont la vie allait se jouer dans un duel, et les quatre témoins et le docteur qui les assistaient. L’heure de cette rencontre était bien choisie. Le lieu du combat également. Personne sur le pont. Les passagers étaient descendus aux « dining rooms », les matelots dans leur poste, les officiers à leur cantine particulière. Plus un seul timonier à l’arrière, le steamship étant immobile sur ses ancres.
À cinq heures dix minutes, le docteur et moi, nous fûmes rejoints par Fabian et le capitaine Corsican. Je n’avais pas vu Fabian depuis la scène du jeu. Il me parut triste, mais extrêmement calme. Cette rencontre ne le préoccupait pas. Ses pensées étaient ailleurs, et ses regards inquiets cherchaient toujours Ellen. Il se contenta de me tendre la main sans prononcer une parole.
« Harry Drake n’est pas encore arrivé ? me demanda le capitaine Corsican.
– Pas encore, répondis-je.
– Allons à l’arrière. C’est là le lieu du rendez-vous. » Fabian, le capitaine Corsican et moi, nous suivîmes le grand roufle. Le ciel s’obscurcissait. De sourds grondements roulaient à l’horizon. C’était comme une basse continue sur laquelle se détachaient vivement les hourras et les « hips » qui s’échappaient des salons. Quelques éclairs éloignés scarifiaient l’épaisse voûte de nuages. L’électricité, violemment tendue, saturait l’atmosphère.
À cinq heures vingt minutes, Harry Drake et ses deux témoins arrivèrent. Ces messieurs nous saluèrent, et leur salut fut strictement rendu. Drake ne prononça pas un seul mot. Sa figure marquait cependant une animation mal contenue. Il jeta sur Fabian un regard de haine. Fabian, appuyé contre le caillebotis, ne le vit même pas. Il était perdu dans une contemplation profonde, et il semblait ne pas songer encore au rôle qu’il avait à jouer dans ce drame.
Cependant, le capitaine Corsican s’adressant au Yankee, l’un des témoins de Drake, lui demanda les épées. Celui-ci les présenta. C’étaient des épées de combat, dont la coquille pleine protège entièrement la main qui les tient. Corsican les prit, les fit plier, les mesura et en laissa choisir une au Yankee. Harry Drake, pendant ces préparatifs, avait jeté son chapeau, ôté son habit, dégrafé sa chemise, retourné ses manchettes. Puis il saisit l’épée. Je vis alors qu’il était gaucher. Avantage incontestable pour lui, habitué à tirer avec des droitiers.
Fabian n’avait pas encore quitté sa place. On eût cru que ces préparatifs ne le regardaient pas. Le capitaine Corsican s’avança, le toucha de la main, et lui présenta l’épée. Fabian regarda ce fer qui étincelait, et il sembla que toute sa mémoire lui revenait en ce moment.
Il prit l’épée d’une main ferme :
« C’est juste, murmura-t-il. Je me souviens ! »
Puis il se plaça devant Harry Drake, qui tomba aussitôt en garde. Dans cet espace restreint, rompre était presque impossible. Celui des deux adversaires qui se fût acculé aux pavois eût été fort mal pris. Il fallait pour ainsi dire se battre sur place.
« Allez, messieurs », dit le capitaine Corsican.
Les épées s’engagèrent aussitôt. Dès les premiers froissements du fer, quelques rapides « une, deux », portés de part et d’autre, certains dégagements et des ripostes du « tac au tac » me prouvèrent que Fabian et Drake devaient être à peu près d’égale force. J’augurai bien de Fabian; il était froid, maître de lui, sans colère, presque indifférent au combat, moins ému certainement que ses propres témoins. Harry Drake, au contraire, le regardait d’un œil injecté; ses dents apparaissaient sous sa lèvre à demi relevée; sa tête était ramassée dans ses épaules, et sa physionomie offrait les symptômes d’une haine violente, qui ne lui laissait pas tout son sang-froid. Il était venu là pour tuer, et il voulait tuer.
Après un premier engagement qui dura quelques minutes, les épées s’abaissèrent. Aucun des adversaires n’avait été touché. Une simple éraflure se dessinait sur la manche de Fabian. Drake et lui se reposaient, et Drake essuyait la sueur qui inondait son visage.
L’orage se déchaînait alors dans toute sa fureur. Les roulements du tonnerre ne discontinuaient pas, et de violents fracas s’en détachaient par instants. L’électricité se développait avec une intensité telle que les épées s’empanachaient d’une aigrette lumineuse, comme des paratonnerres au milieu de nuages orageux.
Après quelques moments de repos, le capitaine Corsican donna de nouveau le signal de reprise. Fabian et Harry Drake retombèrent en garde.
Cette reprise fut beaucoup plus animée que la première, Fabian se défendant avec un calme étonnant, Drake attaquant avec rage. Plusieurs fois, après un coup furieux, j’attendis une riposte de Fabian qui ne fut même pas essayée.
Tout d’un coup, sur un dégagement en tierce, Drake se fendit. Je crus que Fabian était touché en pleine poitrine. Mais il avait rompu, et sur ce coup porté trop bas, parant quinte, il avait frappé l’épée de Harry d’un coup sec. Celui-ci se releva en se couvrant par un rapide demi-cercle, tandis que les éclairs déchiraient la nue au-dessus de nos têtes.
Fabian l’avait belle pour riposter. Mais non. Il attendit, laissant à son adversaire le temps de se remettre. Je l’avoue, cette magnanimité ne fut pas de mon goût. Harry Drake n’était pas de ceux qu’il est bon de ménager.
Tout d’un coup, et sans que rien pût m’expliquer cet étrange abandon de lui-même, Fabian laissa tomber son épée. Avait-il donc été touché mortellement sans que nous l’eussions soupçonné ? Tout mon sang me reflua au cœur.
Cependant, le regard de Fabian avait pris une animation singulière.
« Défendez-vous donc », s’écria Drake, rugissant, ramassé sur ses jarrets comme un tigre, et prêt à se précipiter sur son adversaire.
Je crus que c’en était fait de Fabian désarmé. Corsican allait se jeter entre lui et son ennemi pour empêcher celui-ci de frapper un homme sans défense… Mais Harry Drake, stupéfié, restait à son tour immobile.
Je me retournai. Pâle comme une morte, les mains étendues, Ellen s’avançait vers les combattants. Fabian, les bras ouverts, fasciné par cette apparition, ne bougeait pas.
« Vous ! Vous ! s’écria Harry Drake s’adressant à Ellen. Vous ici ! »
Son épée haute frémissait, avec sa pointe en feu. On eût dit le glaive de l’archange Michel dans les mains du démon.
Tout à coup, un éblouissant éclair, une illumination violente enveloppa l’arrière du steamship tout entier. Je fus presque renversé et comme suffoqué. L’éclair et le tonnerre n’avaient fait qu’un coup. Une odeur de soufre se dégageait. Par un effort suprême, je repris néanmoins mes sens. J’étais tombé sur un genou. Je me relevai. Je regardai. Ellen s’appuyait sur Fabian. Harry Drake, pétrifié, était resté dans la même position, mais son visage était noir !
Le malheureux, provoquant l’éclair de sa pointe, avait-il donc été foudroyé ?
Ellen quitta Fabian, s’approcha de Harry Drake, le regard plein d’une céleste compassion. Elle lui posa la main sur l’épaule… Ce léger contact suffit pour rompre l’équilibre. Le corps de Drake tomba comme une masse inerte.
Ellen se courba sur ce cadavre, pendant que nous reculions, épouvantés. Le misérable Harry était mort.
« Foudroyé ! dit le docteur en me saisissant le bras, foudroyé ! Ah ! vous ne vouliez pas croire à l’intervention de la foudre ? »
Harry Drake avait-il été en effet foudroyé, comme l’affirmait Dean Pitferge; ou plutôt, ainsi que le soutint plus tard le médecin du bord, un vaisseau s’était-il rompu dans la poitrine du malheureux ? je n’en sais rien. Toujours est-il que nous n’avions plus sous les yeux qu’un cadavre.
Le lendemain, mardi 9 avril, à onze heures du matin, le Great Eastern levait l’ancre, et appareillait pour entrer dans l’Hudson. Le pilote manœuvrait avec une incomparable sûreté de coup d’œil. L’orage s’était dissipé pendant la nuit. Les derniers nuages disparaissaient au-dessous de l’horizon. La mer s’animait sous l’évolution d’une flottille de goélettes qui ralliaient la côte.
Vers onze heures et demie, la Santé arriva. C’était un petit bateau à vapeur portant la commission sanitaire de New York. Muni d’un balancier qui s’élevait et s’abaissait au-dessus du pont, il marchait avec une extrême rapidité, et me donnait un aperçu de ces petits tenders américains, tous construits sur le même modèle, dont une vingtaine nous fit bientôt cortège.
Bientôt nous eûmes dépassé le Light-Boat, feu flottant qui marque les passes de l’Hudson. La pointe de Sandy Hook, langue sablonneuse terminée par un phare, fut rangée de près, et là, quelques groupes de spectateurs nous lancèrent une bordée de hourras.
Lorsque le Great Eastern eut contourné la baie intérieure formée par la pointe de Sandy Hook, au milieu d’une flottille de pêcheurs, j’aperçus les verdoyantes hauteurs du New Jersey; les énormes forts de la baie, puis la ligne basse de la grande ville allongée entre l’Hudson et la rivière de l’Est, comme Lyon entre le Rhône et la Saône.
À une heure, après avoir longé les quais de New York, le Great Eastern mouillait dans l’Hudson, et les ancres se crochaient dans les câbles télégraphiques du fleuve, qu’il fallut briser au départ.
Alors commença le débarquement de tous ces compagnons de voyage, ces compatriotes d’une traversée, que je ne devais plus revoir, les Californiens, les sudistes, les mormons, le jeune couple… J’attendais Fabian, j’attendais Corsican.
J’avais dû raconter au capitaine Anderson les incidents du duel qui s’était passé à son bord. Les médecins firent leur rapport. La justice n’ayant rien à voir dans la mort de Harry Drake, des ordres avaient été donnés pour que les derniers devoirs lui fussent rendus à terre.
En ce moment, le statisticien Cokburn, qui ne m’avait pas parlé de tout le voyage, s’approcha de moi et me dit :
– Savez-vous, monsieur, combien les roues ont fait de tours pendant la traversée ?
– Non, monsieur.
– Cent mille sept cent vingt-trois, monsieur.
– Ah ! vraiment, monsieur ! Et l’hélice, s’il vous plaît ?
– Six cent huit mille cent trente tours, monsieur.
– Bien obligé, monsieur. Et le statisticien Cokburn me quitta sans me saluer d’un adieu quelconque. Fabian et Corsican me rejoignirent en ce moment. Fabian me pressa la main avec effusion.
« Ellen, me dit-il, Ellen guérira ! Sa raison lui est revenue un instant ! Ah ! Dieu est juste, il la lui rendra tout entière ! »
Fabian, parlant ainsi, souriait à l’avenir. Quant au capitaine Corsican, il m’embrassa sans cérémonie, mais d’une rude façon :
« Au revoir, au revoir », me cria-t-il, lorsqu’il eut pris place sur le tender où se trouvaient déjà Fabian et Ellen sous la garde de Mrs. R…, la sœur du capitaine Mac Elwin, venue au-devant de son frère.
Puis le tender déborda, emmenant ce premier convoi de passagers au « pier » de la douane.
Je le regardai s’éloigner. En voyant Ellen entre Fabian et sa sœur, je ne doutai pas que les soins, le dévouement, l’amour ne parvinssent à ramener cette pauvre âme égarée par la douleur.
En ce moment, je me sentis saisi par le bras. Je reconnus l’étreinte du docteur Dean Pitferge.
« Eh bien, me dit-il, que devenez-vous ?
– Ma foi, docteur, puisque le Great Eastern reste cent quatre-vingt-douze heures à New York et que je dois reprendre passage à bord, j’ai cent quatre-vingt-douze heures à dépenser en Amérique. Cela ne fait que huit jours, mais huit jours bien employés; c’est assez peut-être pour voir New York, l’Hudson, la vallée de la Mohawk, le lac Érié, le Niagara, et tout ce pays chanté par Cooper.
– Ah ! vous allez au Niagara ? s’écria Dean Pitferge. Ma foi, je ne serais pas fâché de le revoir, et si ma proposition ne vous paraît pas indiscrète ?…
Le digne docteur m’amusait par ses lubies. Il m’intéressait. C’était un guide tout trouvé et un guide fort instruit.
– Topez là », lui dis-je. Un quart d’heure après, nous nous embarquions sur le tender, et à trois heures, après avoir remonté le Broadway, nous étions installés dans deux chambres du Fifth Avenue Hotel.
Huit jours à passer en Amérique ! Le Great Eastern devait partir le 16 avril, et c’était le 9, à trois heures du soir, que j’avais mis le pied sur la terre de l’Union. Huit jours ! Il y a des touristes enragés, des « voyageurs express », auxquels ce temps eût probablement suffi à visiter l’Amérique tout entière ! Je n’avais pas cette prétention. Pas même celle de visiter New York sérieusement et de faire, après cet examen extra-rapide, un livre sur les mœurs et le caractère des Américains. Mais dans sa constitution, dans son aspect physique, New York est vite vu. Ce n’est guère plus varié qu’un échiquier. Des rues qui se coupent à angle droit, nommées « avenues » quand elles sont longitudinales, et « streets » quand elles sont transversales; des numéros d’ordre sur ces diverses voies de communication, disposition très pratique, mais très monotone; les omnibus américains desservant toutes les avenues. Qui a vu un quartier de New York connaît toute la grande cité, sauf peut-être cet imbroglio de rues et de ruelles enchevêtrées dans sa pointe sud, où s’est massée la population commerçante. New York est une langue de terre, et toute son activité se retrouve sur le bout de cette « langue ». De chaque côté se développent l’Hudson et la Rivière de l’Est, deux véritables bras de mer sillonnés de navires, et dont les ferry-boats relient la ville à droite avec Brooklyn, à gauche avec les rives du New Jersey. Une seule artère coupe de biais la symétrique agglomération des quartiers de New York et y porte la vie. C’est le vieux Broadway, le Strand de Londres, le boulevard Montmartre à Paris; à peu près impraticable dans sa partie basse où la foule afflue, et presque désert dans sa partie haute; une rue où les bicoques et les palais de marbre se coudoient; un véritable fleuve de fiacres, d’omnibus, de cabs, de haquets, de fardiers, avec des trottoirs pour rivages et au-dessus duquel il a fallu jeter des ponts pour livrer passage aux piétons. Broadway, c’est New York, et c’est là que le docteur Pitferge et moi nous nous promenâmes jusqu’au soir.
Après avoir dîné au Fifth Avenue Hotel, où l’on nous servit solennellement des ragoûts lilliputiens sur des plats de poupées, j’allai finir la journée au théâtre Barnum. On y jouait un drame qui attirait la foule : New York’s Streets. Au quatrième acte, il y avait un incendie et une vraie pompe à vapeur, manœuvrée par de vrais pompiers. De là « great attraction ».
Le lendemain matin, je laissai le docteur courir à ses affaires. Nous devions nous retrouver à l’hôtel, à deux heures. J’allai, Liberty Street, 51, à la poste, prendre les lettres qui m’attendaient, puis à Rowling Green, 2, au bas de Broadway, chez le consul de France, M. le baron Gauldrée Boilleau, qui m’accueillit fort bien, puis à la maison Hoffmann, où j’avais à toucher une traite, et enfin au numéro 25 de la 36e rue, chez Mrs R…, la sœur de Fabian, dont j’avais l’adresse. Il me tardait de savoir des nouvelles d’Ellen et de mes deux amis. Là, j’appris que, sur le conseil des médecins, Mrs R…, Fabian et Corsican avaient quitté New York, emmenant la jeune femme, que l’air et la tranquillité de la campagne devaient influencer favorablement. Un mot de Corsican me prévenait de ce départ subit. Le brave capitaine était venu au Fifth Avenue Hotel, sans m’y rencontrer. Où ses amis et lui allaient-ils en quittant New York ? Un peu devant eux. Au premier beau site qui frapperait Ellen, ils comptaient s’arrêter tant que le charme durerait. Lui, Corsican, me tiendrait au courant, et il espérait que je ne partirais pas sans les avoir embrassés tous une dernière fois. Oui, certes, et ne fût-ce que pour quelques heures, j’aurais été heureux de retrouver Ellen, Fabian et le capitaine Corsican ! Mais, c’est là le revers des voyages, pressé comme je l’étais, eux partis, moi partant, chacun de son côté, il ne fallait pas compter se revoir.
À deux heures, j’étais de retour à l’hôtel. Je trouvai le docteur dans le « bar room », encombré comme une bourse ou comme une halle, véritable salle publique où se mêlent les passants et les voyageurs, et dans laquelle tout venant trouve, gratis, de l’eau glacée, du biscuit et du chester.
« Eh bien, docteur, dis-je, quand partons-nous ?
– Ce soir à six heures.
– Nous prenons le railroad de l’Hudson ?
– Non, le Saint-John, un steamer merveilleux, un autre monde, un Great Eastern de rivière, un de ces admirables engins de locomotion qui sautent volontiers. J’aurais préféré vous montrer l’Hudson pendant le jour, mais le Saint-John ne marche que la nuit. Demain, à cinq heures du matin, nous serons à Albany. À six heures, nous prendrons le New York Central Railroad, et le soir nous souperons à Niagara Falls. »
Je n’avais pas à discuter le programme du docteur. Je l’acceptai les yeux fermés. L’ascenseur de l’hôtel, mû sur sa vis verticale, nous hissa jusqu’à nos chambres et nous redescendit, quelques minutes après, avec notre sac de touriste. Un fiacre à vingt francs la course nous conduisit en un quart d’heure au « pier » de l’Hudson, devant lequel le Saint-John se panachait déjà de gros tourbillons de fumée.
Le Saint-John et son pareil, le Dean-Richmond, étaient les plus beaux steamboats du fleuve. Ce sont plutôt des édifices que des bateaux. Ils ont deux ou trois étages de terrasses, de galeries, de vérandas, de promenoirs. On dirait l’habitation flottante d’un planteur. Le tout est dominé par une vingtaine de poteaux pavoisés, reliés entre eux avec des armatures de fer, qui consolident l’ensemble de la construction. Les deux énormes tambours sont peints à fresque comme les tympans de l’église Saint-Marc à Venise. En arrière de chaque roue s’élève la cheminée des deux chaudières qui se trouvent placées extérieurement et non dans les flancs du steamboat. Bonne précaution en cas d’explosion. Au centre, entre les tambours, se meut le mécanisme d’une extrême simplicité : un cylindre unique, un piston manœuvrant un long balancier qui s’élève et s’abaisse comme le marteau monstrueux d’une forge, et une seule bielle communiquant le mouvement à l’arbre de ces roues massives.
Une foule de passagers encombrait déjà le pont du Saint-John. Dean Pitferge et moi, nous allâmes retenir une cabine qui s’ouvrait sur un immense salon, sorte de galerie de Diane, dont la voûte arrondie reposait sur une succession de colonnes corinthiennes. Partout le confort et le luxe, des tapis, des divans, des canapés, des objets d’art, des peintures, des glaces, et le gaz fabriqué dans un petit gazomètre du bord.
En ce moment, la colossale machine tressaillit et se mit en marche. Je montai sur les terrasses supérieures. À l’avant s’élevait une maison brillamment peinte. C’était la chambre des timoniers. Quatre hommes vigoureux se tenaient aux rayons de la double roue du gouvernail. Après une promenade de quelques minutes, je redescendis sur le pont, entre les chaudières déjà rouges, d’où s’échappaient de petites flammes bleues, sous la poussée de l’air que les ventilateurs y engouffraient. De l’Hudson je ne pouvais rien voir. La nuit venait, et avec la nuit un brouillard « à couper au couteau ». Le Saint-John hennissait dans l’ombre, comme un formidable mastodonte. À peine entrevoyait-on les quelques lumières des villes étalées sur les rives et les fanaux des bateaux à vapeur qui remontaient les eaux sombres à grands coups de sifflet.
À huit heures, je rentrai au salon. Le docteur m’emmena souper dans un magnifique restaurant installé sur l’entrepont et servi par une armée de domestiques noirs. Dean Pitferge m’apprit que le nombre des voyageurs à bord dépassait quatre mille, parmi lesquels on comptait quinze cents émigrants parqués sous la partie basse du steamboat. Le souper terminé, nous allâmes nous coucher dans notre confortable cabine.
À onze heures, je fus réveillé par une sorte de choc. Le Saint-John s’était arrêté. Le capitaine, ne pouvant plus manœuvrer au milieu de ces épaisses ténèbres, avait fait stopper. L’énorme bateau, mouillé dans le chenal, s’endormit tranquillement sur ses ancres.
À quatre heures du matin, le Saint-John reprit sa marche. Je me levai et j’allai m’abriter sous la véranda de l’avant. La pluie avait cessé; la brume se levait; les eaux du fleuve apparurent, puis ses rives; la rive droite, mouvementée, revêtue d’arbres verts et d’arbrisseaux qui lui donnaient l’apparence d’un long cimetière; à l’arrière-plan, de hautes collines fermant l’horizon par une ligne gracieuse; au contraire, sur la rive gauche, des terrains plats et marécageux; dans le lit du fleuve, entre les îles, des goélettes appareillant sous la première brise et des steamboats remontant le courant rapide de l’Hudson.
Le docteur Pitferge était venu me rejoindre sous la véranda.
« Bonjour, mon compagnon, me dit-il, après avoir humé un grand coup d’air. Savez-vous que, grâce à ce maudit brouillard, nous n’arriverons pas à Albany assez tôt pour prendre le premier train ! Cela va modifier mon programme.
– Tant pis, docteur, car il faut être économe de notre temps.
– Bon ! nous en serons quittes pour atteindre Niagara Falls dans la nuit, au lieu d’y arriver le soir. »
Cela ne faisait pas mon affaire, mais il fallut se résigner. En effet, le Saint-John ne fut pas amarré au quai d’Albany avant huit heures. Le train du matin était parti. Donc, nécessité d’attendre le train d’une heure quarante. De là toute facilité pour visiter cette curieuse cité qui forme le centre législatif de l’État de New York, la basse ville, commerciale et populeuse, établie sur la rive droite de l’Hudson, la haute ville avec ses maisons de brique, ses établissements publics, son très remarquable muséum de fossiles. On eût dit un des grands quartiers de New York transporté au flanc de cette colline sur laquelle il se développe en amphithéâtre.
À une heure, après avoir déjeuné, nous étions à la gare, une gare libre, sans barrière, sans gardiens. Le train stationnait tout simplement au milieu de la rue comme un omnibus sur une place. On monte quand on veut dans ces longs wagons, supportés à l’avant et à l’arrière par un système pivotant à quatre roues. Ces wagons communiquent entre eux par des passerelles qui permettent au voyageur de se promener d’une extrémité du convoi à l’autre. À l’heure dite, sans que nous eussions vu ni un chef ni un employé, sans un coup de cloche, sans un avertissement, la fringante locomotive, parée comme une châsse – un bijou d’orfèvrerie à poser sur une étagère –, se mit en mouvement, et nous voilà entraînés avec une vitesse de douze lieues à l’heure. Mais au lieu d’être emboîtés, comme on l’est dans les wagons des chemins de fer français, nous étions libres d’aller, de venir, d’acheter des journaux et des livres « non estampillés ». L’estampille ne me paraît pas, je dois l’avouer, avoir pénétré dans les mœurs américaines; aucune censure n’a imaginé, dans ce singulier pays, qu’il fallût surveiller avec plus de soin la lecture des gens assis dans un wagon que celle des gens qui lisent au coin de leur feu, assis dans leur fauteuil. Nous pouvions faire tout cela, sans attendre les stations et les gares. Les buvettes ambulantes, les bibliothèques, tout marche avec les voyageurs. Pendant ce temps, le train traversait des champs sans barrières, des forêts nouvellement défrichées, au risque de heurter des troncs abattus, des villes nouvelles aux larges rues sillonnées de rails, mais auxquelles les maisons manquaient encore, des cités parées des plus poétiques noms de l’histoire ancienne : Rome, Syracuse, Palmyre ! Et ce fut ainsi que défila devant nos yeux toute cette vallée de la Mohawk, ce pays de Fenimore qui appartient au romancier américain, comme le pays de Rob Roy à Walter Scott. À l’horizon étincela un instant le lac Ontario, où Cooper a placé les scènes de son chef-d’œuvre. Tout ce théâtre de la grande épopée de Bas-de-Cuir, contrée sauvage autrefois, est maintenant une campagne civilisée. Le docteur ne se sentait pas de joie. Il persistait à m’appeler Oeil-de-Faucon, et ne voulait plus répondre qu’au nom de Chingakook !
À onze heures du soir, nous changions de train à Rochester, et nous passions les rapides de la Tennessee qui fuyaient en cascades sous nos wagons. À deux heures du matin, après avoir côtoyé le Niagara, sans le voir, pendant quelques lieues, nous arrivions au village de Niagara Falls, et le docteur m’entraînait à un magnifique hôtel, superbement nommé Cataract House.
Le Niagara n’est pas un fleuve, pas même une rivière : c’est un simple déversoir, une saignée naturelle, un canal long de trente-six milles, qui verse les eaux du lac Supérieur, du Michigan, de l’Huron et de l’Érié dans l’Ontario. La différence de niveau entre ces deux derniers lacs est de trois cent quarante pieds anglais; cette différence, uniformément répartie sur tout le parcours, eût à peine créé un « rapide »; mais les chutes seules en absorbent la moitié. De là leur formidable puissance.
Cette rigole niagarienne sépare les États-Unis du Canada. Sa rive droite est américaine, sa rive gauche est anglaise. D’un côté, des policemen; de l’autre, pas même leur ombre.
Le matin du 12 avril, dès l’aube, le docteur et moi nous descendions les larges rues de Niagara Falls. C’est le nom de ce village, créé sur le bord des chutes à trois cents milles d’Albany, sorte de petite « ville d’eaux », bâtie en bon air, dans un site charmant, pourvue d’hôtels somptueux et de villas confortables, que les Yankees et les Canadiens fréquentent pendant la belle saison. Le temps était magnifique; le soleil brillait sur un ciel froid. De sourds et lointains mugissements se faisaient entendre. J’apercevais à l’horizon quelques vapeurs qui ne devaient pas être des nuages.
« Est-ce la chute ? demandai-je au docteur.
– Patience ! » me répondit Pitferge.
En quelques minutes, nous étions arrivés sur les rives du Niagara. Les eaux de la rivière coulaient paisiblement; elles étaient claires et sans profondeur; de nombreuses pointes de roches grisâtres émergeaient çà et là. Les ronflements de la cataracte s’accentuaient, mais on ne l’apercevait pas encore. Un pont de bois, supporté sur des arches de fer, réunissait cette rive gauche à une île jetée au milieu du courant. Le docteur m’entraîna sur ce pont. En amont, la rivière s’étendait à perte de vue; en aval, c’est-à-dire sur notre droite, on sentait les premières dénivellations d’un rapide; puis, à un demi-mille du pont, le terrain manquait subitement; des nuages de poussière d’eau se tenaient suspendus dans l’air. C’était là la « chute américaine » que nous ne pouvions voir. Au-delà se dessinait un paysage tranquille, quelques collines, des villas, des maisons, des arbres dépouillés, c’est-à-dire la rive canadienne.
« Ne regardez pas ! ne regardez pas ! me criait le docteur Pitferge. Réservez-vous ! Fermez les yeux ! Ne les ouvrez que lorsque je vous le dirai ! »
Je n’écoutais guère mon original. Je regardais. Le pont franchi, nous prenions pied sur l’île. C’était Goat Island, l’île de la chèvre, un morceau de terre de soixante-dix acres, couvert d’arbres, coupé d’allées superbes où peuvent circuler les voitures, jeté comme un bouquet entre les chutes américaine et canadienne, que sépare une distance de trois cents yards. Nous courions sous ces grands arbres; nous gravissions les pentes; nous dévalions les rampes. Le tonnerre des eaux redoublait; des nuages de vapeur humide roulaient dans l’air.
« Regardez ! » s’écria le docteur.
Au sortir du massif, le Niagara venait d’apparaître dans toute sa splendeur. En cet endroit, il faisait un coude brusque, et, s’arrondissant pour former la chute canadienne, le « Horseshoe Fall », le Fer à cheval, il tombait d’une hauteur de cent cinquante-huit pieds sur une largeur de deux milles.
La nature, en cet endroit, l’un des plus beaux du monde, a tout combiné pour émerveiller les yeux. Ce retour du Niagara sur lui-même favorise singulièrement les effets de lumière et d’ombre. Le soleil, en frappant ces eaux sous tous les angles, diversifie capricieusement leurs couleurs, et qui n’a pas vu cet effet ne l’admettra pas sans conteste. En effet, près de Goat Island, l’écume est blanche; c’est une neige immaculée, une coulée d’argent fondu qui se précipite dans le vide. Au centre de la cataracte, les eaux sont d’un vert de mer admirable, qui indique combien la couche d’eau est épaisse; aussi un navire, le Détroit, tirant vingt pieds d’eau et lancé dans le courant, a-t-il pu descendre la chute « sans toucher ». Vers la rive canadienne, au contraire, les tourbillons, comme métallisés sous les rayons lumineux, resplendissent, et c’est de l’or en fusion qui tombe dans l’abîme. Au-dessous, la rivière est invisible. Les vapeurs y tourbillonnent. J’entrevois, cependant, d’énormes glaces accumulées par les froids de l’hiver; elles affectent des formes de monstres qui, la gueule ouverte, absorbent par heure les cent millions de tonnes que leur verse cet inépuisable Niagara. À un demi-mille en aval de la cataracte, la rivière est redevenue paisible, et présente une surface solide que les premières brises d’avril n’ont pu fondre encore.
« Et maintenant, au milieu du torrent ! » me dit le docteur.
Qu’entendait-il par ces paroles ? Je ne savais que penser, quand il me montra une tour construite sur un bout de roc, à quelque cent pieds de la rive, au bord même du précipice. Ce monument « audacieux », élevé en 1833 par un certain Judge Porter, est nommé « Terrapin Tower ».
Nous descendîmes les rampes latérales de Goat Island. Arrivé à la hauteur du cours supérieur du Niagara, je vis un pont, ou plutôt quelques planches jetées sur des têtes de rocs, qui unissaient la tour au rivage. Ce pont longeait l’abîme à quelques pas seulement. Le torrent mugissait au-dessous. Nous nous étions hasardés sur ces planches, et en quelques instants nous avions atteint le bloc principal qui supporte Terrapin Tower. Cette tour ronde, haute de quarante-cinq pieds, est construite en pierre. Au sommet se développe un balcon circulaire, autour d’un faîtage recouvert d’un stuc rougeâtre. L’escalier tournant est en bois. Des milliers de noms sont gravés sur ses marches. Une fois arrivé au haut de cette tour, on s’accroche au balcon et on regarde.
La tour est en pleine cataracte. De son sommet le regard plonge dans l’abîme. Il s’enfonce jusque dans la gueule de ces monstres de glace qui avalent le torrent. On sent frémir le roc qui supporte la tour. Autour se creusent des dénivellations effrayantes, comme si le lit du fleuve cédait. On ne s’entend plus parler. De ces gonflements d’eau sortent des tonnerres. Les lignes liquides fument et sifflent comme des flèches. L’écume saute jusqu’au sommet du monument. L’eau pulvérisée se déroule dans l’air en formant un splendide arc-en-ciel.
Par un simple effet d’optique, la tour semble se déplacer avec une vitesse effrayante – mais à reculons de la chute, fort heureusement –, car, avec l’illusion contraire, le vertige serait insoutenable, et nul ne pourrait considérer ce gouffre.
Haletants, brisés, nous étions rentrés un instant sur le palier supérieur de la tour. C’est alors que le docteur crut devoir me dire :
« Cette Terrapin Tower, mon cher monsieur, tombera quelque jour dans l’abîme, et peut-être plus tôt qu’on ne suppose.
– Ah ! vraiment !
– Ce n’est pas douteux. La grande chute canadienne recule insensiblement, mais elle recule. La tour, quand elle fut construite, en 1833, était beaucoup plus éloignée de la cataracte. Les géologues prétendent que la chute, il y a trente-cinq mille ans, se trouvait située à Queenstown, à sept milles en aval de la position qu’elle occupe maintenant. D’après M. Bakewell, elle reculerait d’un mètre par année, et, suivant sir Charles Lyell, d’un pied seulement. Il arrivera donc un moment où le roc qui supporte la tour, rongé par les eaux, glissera sur les pentes de la cataracte. Eh bien, cher monsieur, rappelez-vous ceci : le jour où tombera la Terrapin Tower, il y aura dedans quelques excentriques qui descendront le Niagara avec elle. »
Je regardai le docteur comme pour lui demander s’il serait au nombre de ces originaux. Mais il me fit signe de le suivre, et nous vînmes de nouveau contempler le « Horseshoe Fall » et le paysage environnant. On distinguait alors, un peu en raccourci, la chute américaine, séparée par la pointe de l’île, où s’est formée aussi une petite cataracte centrale, large de cent pieds. Cette chute américaine, également admirable, est droite, non sinueuse, et sa hauteur a cent soixante-quatre pieds d’aplomb. Mais, pour la contempler dans tout son développement, il faut se placer en face de la rivière canadienne.
Pendant toute la journée, nous errâmes sur les rives du Niagara, irrésistiblement ramenés à cette tour où les mugissements des eaux, l’embrun des vapeurs, le jeu des rayons solaires, l’enivrement et les senteurs de la cataracte vous maintiennent dans une perpétuelle extase. Puis nous revenions à Goat Island pour saisir la grande chute sous tous les points de vue, sans nous jamais fatiguer de la voir. Le docteur aurait voulu me conduire à la « Grotte des Vents » creusée derrière la chute centrale, à laquelle on arrive par un escalier établi à la pointe de l’île; mais l’accès en était alors interdit à cause des fréquents éboulements qui se produisaient depuis quelque temps dans ces roches friables.
À cinq heures, nous étions rentrés à Cataract-House, et après un dîner rapide, servi à l’américaine, nous revînmes à Goat Island. Le docteur voulut en faire le tour et revoir les « Trois Sœurs », charmants îlots épars à la tête de l’île. Puis, le soir venu, il me ramena au roc branlant de Terrapin Tower.
Le soleil s’était couché derrière les collines assombries. Les dernières lueurs du jour avaient disparu. La lune, demi-pleine, brillait d’un pur éclat. L’ombre de la tour s’allongeait sur l’abîme. En amont, les eaux tranquilles glissaient sous la brume légère. La rive canadienne, déjà plongée dans les ténèbres, contrastait avec les masses plus éclairées de Goat Island et du village de Niagara Falls. Sous nos yeux, le gouffre, agrandi par la pénombre, semblait un abîme infini dans lequel mugissait la formidable cataracte. Quelle impression ! Quel artiste, par la plume ou le pinceau, pourra jamais la rendre ! Pendant quelques instants, une lumière mouvante parut à l’horizon. C’était le fanal d’un train qui passait sur ce pont du Niagara, suspendu à deux milles de nous. Jusqu’à minuit, nous restâmes ainsi, muets, immobiles, au sommet de cette tour, irrésistiblement penchés sur ce torrent qui nous fascinait. Enfin, à un moment où les rayons de la lune frappèrent sous un certain angle la poussière liquide, j’entrevis une bande laiteuse, un ruban diaphane qui tremblotait dans l’ombre. C’était un arc-en-ciel lunaire, une pâle irradiation de l’astre des nuits, dont la douce lueur se décomposait en traversant les embruns de la cataracte.
Le lendemain, 13 avril, le programme du docteur indiquait une visite à la rive canadienne. Une simple promenade. Il suffisait de suivre les hauteurs qui forment la droite du Niagara pendant l’espace de deux milles pour atteindre le pont suspendu. Nous étions partis à sept heures du matin. Du sentier sinueux longeant la rive droite, on apercevait les eaux tranquilles de la rivière qui ne se ressentait déjà plus des troubles de sa chute.
À sept heures et demie, nous arrivions à Suspension Bridge. C’est l’unique pont auquel aboutissent le Great Western et le New York Central Railroad, le seul qui donne entrée au Canada sur les confins de l’État de New York. Ce pont suspendu est formé de deux tabliers; sur le tablier supérieur passent les trains; sur le tablier inférieur, situé à vingt-trois pieds au-dessous, passent les voitures et les piétons. L’imagination se refuse à suivre dans son travail l’audacieux ingénieur, John A. Roebling, de Trendon (New Jersey), qui a osé construire ce viaduc dans de telles conditions : un pont « suspendu » qui livre passage à des trains, à deux cent cinquante pieds au-dessus du Niagara, transformé de nouveau en rapide ! Suspension Bridge est long de huit cents pieds, large de vingt-quatre. Des étais de fer, frappés sur les rives, le maintiennent contre le balancement. Les câbles qui le supportent, formés de quatre mille fils, ont dix pouces de diamètre et peuvent résister à un poids de douze mille quatre cents tonnes. Or, le pont ne pèse que huit cents tonnes. Inauguré en 1855, il a coûté cinq cent mille dollars. Au moment où nous atteignions le milieu de Suspension Bridge, un train passa au-dessus de notre tête, et nous sentîmes le tablier fléchir d’un mètre sous nos pieds !
C’est un peu au-dessous de ce pont que Blondin a franchi le Niagara sur une corde tendue d’une rive à l’autre, et non au-dessus des chutes. L’entreprise n’en était pas moins périlleuse. Mais si Blondin nous étonne par son audace, que penser de l’ami qui, monté sur son dos, l’accompagnait pendant cette promenade aérienne ?
« C’était peut-être un gourmand, dit le docteur, Blondin faisait les omelettes à merveille sur sa corde raide. »
Nous étions sur la terre canadienne, et nous remontions la rive gauche du Niagara, afin de voir les chutes sous un nouvel aspect. Une demi-heure après, nous entrions dans un hôtel anglais, où le docteur fit servir un déjeuner convenable. Pendant ce temps, je parcourus le livre des voyageurs où figurent quelques milliers de noms. Parmi les plus célèbres, je remarquai les suivants : Robert Peel, lady Franklin, comte de Paris, duc de Chartres, prince de Joinville, Louis-Napoléon (1846), prince et princesse Napoléon, Barnum (avec son adresse), Maurice Sand (1865), Agassiz (1854), Almonte, prince de Hohenlohe, Rothschild, Bertin (Paris), lady Elgin, Burkardt (1832), etc.
« Et maintenant, sous les chutes », me dit le docteur, lorsque le déjeuner fut terminé.
Je suivis Dean Pitferge. Un nègre nous conduisit à un vestiaire, où l’on nous donna un pantalon imperméable, un waterproof et un chapeau ciré. Ainsi vêtus, notre guide nous conduisit par un sentier glissant, sillonné d’écoulements ferrugineux, encombré de pierres noires aux vives arêtes, jusqu’au niveau inférieur du Niagara. Puis, au milieu des vapeurs d’eau pulvérisée, nous passâmes derrière la grande chute. La cataracte tombait devant nous comme le rideau d’un théâtre devant les acteurs. Mais quel théâtre, et comme les couches d’air violemment déplacées s’y projetaient en courants impétueux ! Trempés, aveuglés, assourdis, nous ne pouvions ni nous voir ni nous entendre dans cette caverne aussi hermétiquement close par les nappes liquides de la cataracte que si la nature l’eût fermée d’un mur de granit !
À neuf heures, nous étions rentrés à l’hôtel où l’on nous dépouilla de nos habits ruisselants. Revenu sur la rive, je poussai un cri de surprise et de joie :
« Le capitaine Corsican ! »
Le capitaine m’avait entendu. Il vint à moi.
« Vous ici ! s’écria-t-il. Quelle joie de vous revoir !
– Et Fabian ? et Ellen ? demandai-je, en serrant les mains de Corsican.
– Ils sont là. Ils vont aussi bien que possible. Fabian plein d’espoir, presque souriant. Notre pauvre Ellen reprenant peu à peu sa raison.
– Mais pourquoi vous rencontrai-je ici, au Niagara ?
– Le Niagara, me répondit Corsican, mais c’est le rendez-vous d’été des Anglais et des Américains. On vient respirer ici, on vient se guérir devant ce sublime spectacle des chutes. Notre Ellen a paru frappée à la vue de ce beau site; et nous sommes restés sur les bords du Niagara. Voyez cette villa, Clifton House, au milieu des arbres, à mi-colline. C’est là que nous demeurons en famille, avec Mrs R…, la sœur de Fabian, qui s’est dévouée à notre pauvre amie.
– Ellen, demandai-je, Ellen a-t-elle reconnu Fabian ?
– Non, pas encore, me répondit le capitaine. Vous savez, cependant, qu’au moment où Harry Drake tombait frappé de mort, Ellen eut comme un instant de lucidité. Sa raison s’était fait jour à travers les ténèbres qui l’enveloppent. Mais cette lucidité a bientôt disparu. Toutefois, depuis que nous l’avons transportée au milieu de cet air pur, dans ce milieu paisible, le docteur a constaté une amélioration sensible dans l’état d’Ellen. Elle est calme, son sommeil est tranquille, et on voit dans ses yeux comme un effort pour ressaisir quelque chose, soit du passé, soit du présent.
– Ah ! cher ami ! m’écriai-je, vous la guérirez. Où est Fabian, où est sa fiancée ?
– Regardez », me dit Corsican, et il étendit le bras vers la rive du Niagara.
Dans la direction indiquée par le capitaine, je vis Fabian qui ne nous avait pas encore aperçus. Il était debout sur un roc, et devant lui, à quelques pas, se trouvait Ellen, assise, immobile. Fabian ne la perdait pas des yeux. Cet endroit de la rive gauche est connu sous le nom de « Table Rock ». C’est une sorte de promontoire rocheux, jeté sur la rivière qui mugit à deux cents pieds au-dessous. Autrefois il présentait un surplomb plus considérable; mais les chutes successives d’énormes morceaux de rocs l’ont réduit maintenant à une surface de quelques mètres.
Ellen regardait et semblait plongée dans une muette extase. De cet endroit, l’aspect des chutes est « most sublime », disent les guides, et ils ont raison. C’est une vue d’ensemble des deux cataractes : à droite, la chute canadienne, dont la crête, couronnée de vapeurs, ferme l’horizon de ce côté, comme un horizon de mer; en face, la chute américaine, et, au-dessus, l’élégant massif de Niagara Falls à demi perdu dans les arbres; à gauche, toute la perspective de la rivière qui fuit entre ses hautes rives; au-dessous, le torrent luttant contre les glaçons culbutés.
Je ne voulais pas distraire Fabian. Corsican, le docteur et moi, nous nous étions approchés de Table Rock. Ellen conservait l’immobilité d’une statue. Quelle impression cette scène laissait-elle à son esprit ? Sa raison renaissait-elle peu à peu sous l’influence de ce spectacle grandiose ? Soudain, je vis Fabian faire un pas vers elle. Ellen s’était levée brusquement; elle s’avançait près de l’abîme; ses bras se tendaient vers le gouffre; mais, s’arrêtant tout à coup, elle passa rapidement la main sur son front, comme si elle eût voulu en chasser une image. Fabian, pâle comme un mort, mais ferme, s’était d’un bond placé entre Ellen et le vide. Elle avait secoué sa blonde chevelure. Son corps charmant avait tressailli. Voyait-elle Fabian ? Non. On eût dit une morte revenant à la vie, et cherchant à ressaisir l’existence autour d’elle !
Le capitaine Corsican et moi, nous n’osions faire un pas, et pourtant, si près de ce gouffre, nous redoutions quelque malheur. Mais le docteur Pitferge nous retint :
« Laissez, dit-il, laissez faire Fabian. »
J’entendis des sanglots qui gonflaient la poitrine de la jeune femme. Des paroles inarticulées sortaient de ses lèvres. Elle semblait vouloir parler et ne pas le pouvoir. Enfin, ces mots s’échappèrent :
« Dieu ! mon Dieu ! Dieu tout-puissant ! Où suis-je ? où suis-je ? »
Elle eut alors conscience que quelqu’un était près d’elle, et, se retournant à demi, elle nous apparut, transfigurée. Un regard nouveau vivait dans ses yeux. Fabian, tremblant, était debout devant elle, muet, les bras ouverts. « Fabian ! Fabian ! » s’écria-t-elle enfin. Fabian la reçut dans ses bras où elle tomba inanimée. Il poussa un cri déchirant. Il croyait Ellen morte. Mais le docteur intervint :
« Rassurez-vous, dit-il à Fabian, cette crise, au contraire, la sauvera ! »
Elle fut transportée à Clifton House, et placée sur son lit, où, son évanouissement dissipé, elle s’endormit d’un paisible sommeil.
Fabian, encouragé par le docteur et plein d’espoir – Ellen l’avait reconnu ! –, revint vers nous :
« Nous la sauverons, me dit-il, nous la sauverons ! Chaque jour j’assiste à la résurrection de cette âme. Aujourd’hui, demain peut-être, mon Ellen me sera rendue ! Ah ! Ciel clément, sois béni ! Nous resterons en ce lieu, tant qu’il le faudra pour elle ! N’est-ce pas, Archibald ? »
Le capitaine serra avec effusion Fabian sur sa poitrine. Fabian s’était retourné vers moi, vers le docteur. Il nous prodiguait ses tendresses. Il nous enveloppait de son espoir. Et jamais espoir ne fut plus fondé. La guérison d’Ellen était prochaine…
Mais il nous fallait partir. Une heure à peine nous restait pour regagner Niagara Falls. Au moment où nous allions nous séparer de ces chers amis, Ellen dormait encore. Fabian nous embrassa, le capitaine Corsican, très ému, après avoir promis qu’un télégramme me donnerait des nouvelles d’Ellen, nous fit ses derniers adieux, et à midi nous avions quitté Clifton House.
Quelques instants après, nous descendions une rampe très allongée de la côte canadienne. Cette rampe nous conduisit au bord de la rivière, presque entièrement obstruée de glaces. Là, un canot nous attendait pour nous passer « en Amérique ». Un voyageur y avait déjà pris place. C’était un ingénieur du Kentucky, qui déclina ses nom et qualités au docteur. Nous embarquâmes sans perdre de temps, et soit en repoussant les glaçons, soit en les divisant, le canot gagna le milieu de la rivière où le courant tenait la passe plus libre. De là, un dernier regard fut donné à cette admirable cataracte du Niagara. Notre compagnon l’observait d’un œil attentif.
« Est-ce beau ! monsieur, lui dis-je, est-ce admirable !
– Oui, me répondit-il, mais quelle force mécanique inutilisée, et quel moulin on ferait tourner avec une pareille chute ! »
Jamais je n’éprouvai envie plus féroce de jeter un ingénieur à l’eau !
Sur l’autre rive, un petit chemin de fer presque vertical, mû par un filet détourné de la chute américaine, nous hissa en quelques secondes sur la hauteur. À une heure et demie, nous prenions l’express, qui nous déposait à Buffalo à deux heures un quart. Après avoir visité cette jeune grande ville, après avoir goûté l’eau du lac Érié, nous reprenions le New York central railway, à six heures du soir. Le lendemain, en quittant les confortables couchettes d’un « sleeping car », nous arrivions à Albany, et le railroad de l’Hudson, qui court à fleur d’eau le long de la rive gauche du fleuve, nous jetait à New York quelques heures plus tard. Le lendemain, 15 avril, en compagnie de mon infatigable docteur, je parcourus la ville, la Rivière de l’Est, Brooklyn. Le soir venu, je fis mes adieux à ce brave Dean Pitferge, et, en le quittant, je sentis que je laissais un ami.
Le mardi, 16 avril, c’était le jour fixé pour le départ du Great Eastern, je me rendis à onze heures au trente-septième « pier », où le tender devait attendre les voyageurs. Il était déjà encombré de passagers et de colis. J’embarquai. Au moment où le tender allait se détacher du quai, je fus saisi par le bras. Je me retournai. C’était encore le docteur Pitferge.
« Vous ! m’écriai-je. Vous revenez en Europe ?
– Oui, mon cher monsieur.
– Par le Great Eastern ?
– Sans doute, me répondit en souriant l’aimable original; j’ai réfléchi et je pars. Songez donc, ce sera peut-être le dernier voyage du Great Eastern, celui dont il ne reviendra pas ! »
La cloche allait sonner pour le départ, quand un des stewards du Fifth Avenue Hotel, accourant en toute hâte, me remit un télégramme daté de Niagara Falls : « Ellen est réveillée; sa raison tout entière lui est revenue, me disait le capitaine Corsican, et le docteur répond d’elle ! » Je communiquai cette bonne nouvelle à Dean Pitferge.
« Répond d’elle ! répond d’elle ! répliqua en grommelant mon compagnon de voyage, moi aussi j’en réponds ! Mais qu’est-ce que cela prouve ? Qui répondrait de moi, de vous, de nous tous, mon cher ami, aurait peut-être bien tort !… »
Douze jours après, nous arrivions à Brest, et le lendemain à Paris. La traversée du retour s’était faite sans accident, au grand déplaisir de Dean Pitferge, qui attendait toujours « son naufrage » !
Et quand je fus assis devant ma table, si je n’avais pas eu ces notes de chaque jour, oui, ce Great Eastern, cette ville flottante que j’avais habitée pendant un mois, cette rencontre d’Ellen et de Fabian, cet incomparable Niagara, j’aurais cru que j’avais tout rêvé ! Ah ! que c’est beau, les voyages, « même quand on en revient », quoi qu’en dise le docteur !
Pendant huit mois, je n’entendis plus parler de mon original. Mais, un jour, la poste me remit une lettre couverte de timbres multicolores et qui commençait par ces mots :
« À bord du Coringuy, récifs d’Auckland. Enfin, nous avons fait naufrage… »
Et qui finissait par ceux-ci :
« Jamais je ne me suis mieux porté !
« Très cordialement vôtre,
« DEAN PITFERGE. »
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Février 2006
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