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Jules Verne

 

Mirifiques aventures

de maître Antifer

 

(Chapitre VII-IX)

 

 

78 illustrations par George Roux

dont 12 grandes gravures en chromotypographie

2 cartes en couleur

Bibliothèque D’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

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© Andrzej Zydorczak

 

seconde partie

 

 

Chapitre VII

Qui rapporte différents propos et divers incidents depuis l’arrivée à Dakar jusqu’à l’arrivée au Loango

 

amais Gildas Trégomain n’aurait pu imaginer qu’un jour viendrait où il se promènerait avec Juhel sur les quais de Dakar, cette ancienne capitale de la République goréenne. C’est pourtant ce qu’il faisait ce jour-là, en visitant le port protégé par sa double jetée de roches granitiques, tandis que maître Antifer et le banquier Zambuco, aussi inséparables que l’étaient Ben-Omar et Saouk, se dirigeaient vers l’agence maritime française.

Une journée doit amplement suffire à voir la ville. Elle n’offre rien de très curieux, – un assez beau jardin public, une citadelle qui sert de logement à la garnison, une certaine pointe de Bel-Air, sur laquelle s’élève un établissement où l’administration interne les malades atteints de la fièvre jaune. Si nos voyageurs allaient être retenus plusieurs jours dans cet arrondissement, qui a Gorée pour chef-lieu et Dakar pour ville principale, ce laps de temps leur paraîtrait interminable.

Enfin, il faut faire contre fortune bon cœur, c’est ce que se répétaient Gildas Trégomain et Juhel. En attendant, ils flânaient sur les quais, ils remontaient les rues ensoleillées de la ville, convenablement entretenues par des condamnés sous la surveillance de quelques disciplinaires.

En réalité, ce qui devait les intéresser davantage, c’étaient ces bâtiments, – ces morceaux d’elle-même que la France envoyait de Bordeaux à Rio-de-Janeiro, ces paquebots des Messageries impériales, – ainsi s’appelaient-elles en 1862. Dakar n’était pas alors l’importante station qu’elle est devenue depuis cette époque, bien que le commerce du Sénégal se chiffrât déjà par vingt-cinq millions de francs, dont vingt millions avec nos nationaux. Elle ne possédait que neuf mille habitants, population qui tend à s’accroître à la suite des travaux entrepris pour l’amélioration du port.

Par exemple, si le gabarier n’avait jamais fait connaissance avec les nègres M’Bambaras, rien ne lui serait plus facile maintenant. En effet, ces indigènes pullulent dans les rues de Dakar. Grâce à leur tempérament sec et nerveux, leur crâne épais, leur toison crépue, ils peuvent impunément supporter les ardeurs du soleil sénégalien. Quant à Gildas Trégomain, il avait cru devoir étendre sur sa tête son large mouchoir à carreaux, qui tant bien que mal lui tenait lieu d’ombrelle.

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«Seigneur Dieu, qu’il fait chaud! s’écria-t-il. Je ne suis vraiment pas fait pour vivre sous les Tropiques!

– Ce n’est rien encore, monsieur Trégomain, répondit Juhel, et, lorsque nous serons au fond du golfe de Guinée, à quelques degrés au-dessous de l’Équateur…

– Je fondrai, pour sûr, répliqua le gabarier, et je ne rapporterai au pays que ma peau et mes os! D’ailleurs, ajouta-t-il avec son bon sourire, tandis qu’il épongeait sa face suintant comme un alcarraza, il serait difficile de rapporter moins, n’est-ce pas?

– Eh! vous avez déjà maigri, monsieur Trégomain, fit observer le jeune capitaine.

– Tu trouves?… Bah! j’ai de la marge avant d’être réduit à l’état de squelette! A mon avis, mieux vaut être maigre, quand on s’aventure dans des endroits où les gens se nourrissent de chair humaine. Est-ce qu’il y a des cannibales… du côté de la Guinée?…

– Plus guère… je l’espère, du moins! répondit Juhel.

– Eh bien, mon garçon, tâchons de ne point tenter les naturels par notre embonpoint! Et puis, qui sait, après l’îlot numéro deux, s’il faut aller chercher un îlot numéro trois… dans des pays où l’on se mange en famille…

– Comme l’Australie ou les îles du Pacifique, monsieur Trégomain!

– Oui!… Là les habitants sont anthropophages !…»

Il aurait pu même dire «philantropophages», le digne gabarier, s’il eût été capable de forger ce mot, car, en ces pays-là, c’est par pure gourmandise que l’on dévore son semblable.

Mais, de penser que maître Antifer pousserait l’entêtement jusque-là, que la folie des millions pourrait le conduire en ces lointains parages, ce n’était pas admissible. Certainement, son neveu et son ami ne l’y suivraient pas, et l’empêcheraient même d’entreprendre une telle campagne, dussent-ils l’enfermer dans une maison d’aliénés.

Lorsque Gildas Trégomain et Juhel rentrèrent à l’hôtel, ils y retrouvèrent maître Antifer et le banquier.

L’agent français avait fait le meilleur accueil à son compatriote. Toutefois, quand celui-ci demanda s’il se trouvait à Dakar quelque navire en partance pour un des ports du Loango, il n’obtint qu’une réponse fort décourageante. Les paquebots qui font ce service sont très irréguliers, et, dans tous les cas, ne touchent à Dakar qu’une fois par mois. Il existe bien un service hebdomadaire entre Sierra-Léone et Grand-Bassam, mais de là au Loango il y a loin encore. Or, le premier paquebot ne devait pas arriver à Dakar avant huit jours. Quelle malencontreuse chance! Une semaine à passer dans cette bourgade en rongeant son frein! Et il faudrait qu’il fût d’un acier finement trempé, ce frein, pour résister aux dents de Pierre-Servan-Malo, qui broyaient maintenant un caillou par jour. Il est vrai, ce ne sont pas les cailloux qui manquent aux grèves du littoral africain, et maître Antifer pourrait y renouveler sa provision.

La vérité nous oblige à dire qu’une semaine à Dakar, c’est long, très long. Les promenades sur le port, les excursions jusqu’au marigot qui coule à l’est de la ville, n’offrent pas au touriste des distractions suffisantes pour l’occuper plus d’un jour. Aussi convenait-il de s’armer de cette patience qu’une heureuse philosophie peut seule donner. Mais, à l’exception de Gildas Trégomain, remarquablement doué sous ce rapport, ils n’étaient ni patients ni philosophes, l’irritable Malouin et les divers personnages qu’il entraînait à sa suite. S’ils bénissaient Kamylk-Pacha de les avoir choisis pour héritiers, ils le maudissaient de la fantaisie qu’il avait eue d’enterrer son héritage si loin. C’était déjà trop d’être allés jusqu’au golfe d’Oman, et voilà qu’il fallait descendre jusqu’au golfe de Guinée! Cet Égyptien n’aurait donc pu faire choix d’un honnête îlot, bien discret, sur les parages des mers européennes? Est-ce qu’il ne s’en rencontre pas dans la Méditerranée, dans la Baltique, dans la mer Noire, dans la mer du Nord, au milieu des eaux riveraines de l’océan Atlantique, et très convenablement aménagés pour servir de coffres-forts? Vraiment, le pacha s’était entouré d’un luxe de précautions exagéré! Enfin, ce qui était était, et, à moins d’abandonner la partie… L’abandonner?… Vous auriez été bien reçu, si vous en aviez fait la proposition à maître Antifer, au banquier Zambuco, et même au notaire, tenu en laisse par la poigne du violent Saouk!

Au surplus, le lien de sociabilité, qui rattachait les uns aux autres ces divers personnages, se relâchait visiblement. Il y avait trois groupes très distincts: le groupe Antifer-Zambuco, le groupe Omar-Saouk, le groupe Juhel-Trégomain. Ils vivaient séparés, ne se voyaient qu’aux heures des repas, s’évitaient pendant les promenades, ne causaient jamais entre eux de la grande affaire. Ils se bornaient à des duos, qui semblaient ne jamais devoir se fondre en un sextuor final, – lequel, d’ailleurs, n’eût pu être qu’une abominable cacophonie.

Premier groupe Juhel-Trégomain. On connaît le sujet habituel de ses entretiens: prolongation indéterminée du voyage, éloignement progressif des deux fiancés, crainte que tant de recherches et de fatigues n’aboutissent qu’à une mystification, état d’âme de leur oncle et ami, dont la surexcitation s’accroissait chaque jour et qui menaçait sa raison. Toutes causes de chagrin pour le gabarier et le jeune capitaine, résignés à ne point le contrarier et à le suivre jusqu’au bout.

Deuxième groupe Antifer-Zambuco. Quelle curieuse étude les deux futurs beaux-frères eussent offerte à l’examen d’un moraliste! L’un, jusqu’alors de goûts simples, menant une existence tranquille dans sa tranquille province, avec cette philosophie naturelle du marin qui a pris sa retraite, et maintenant en proie à la sacra fames de l’or, l’esprit détraqué devant ce mirage de millions qui éblouissent ses yeux! L’autre, si riche déjà, mais n’ayant d’autre souci que d’entasser richesses sur richesses, s’exposant à tant de fatigues, à tant de dangers même, dans le but d’en grossir le tas!

«Huit jours à moisir au fond de ce trou, répétait maître Antifer, et qui sait si ce maudit paquebot n’aura pas de retard?…

– Et encore, répondait le banquier, la mauvaise fortune veut-elle qu’il nous débarque à Loango, et, de là, il faudra remonter pendant une cinquantaine de lieues pour gagner la baie Ma-Yumba!

– Eh! je m’inquiète bien de ce bout de chemin! s’écriait l’irascible Malouin.

– Il y aura lieu de s’en inquiéter, cependant, faisait observer Zambuco.

– Bon!… plus tard… que diable!… On n’envoie pas l’ancre par le fond avant d’être au mouillage! Arrivons d’abord à Loango, et ensuite on avisera!

– Peut-être pourrait-on décider le capitaine du paquebot à relâcher au port de Ma-Yumba… Cette relâche l’écarterait peu de sa route?

– Je doute qu’il y consente, par la raison que cela ne doit pas lui être permis.

– En lui offrant une indemnité convenable… pour ce détour, suggéra le banquier.

– Nous verrons, Zambuco, mais vous avez toujours l’esprit préoccupé de ce qui ne me préoccupe guère! L’essentiel est d’arriver à Loango, d’où nous saurons bien gagner Ma-Yumba. Mille bombardes! nous avons des jambes, et s’il l’avait fallu, s’il n’y avait pas eu d’autre moyen de quitter Dakar, je n’aurais pas hésité à prendre le chemin du littoral…

– A pied?…

– A pied.»

Il en parlait à son aise, Pierre-Servan-Malo! Et les dangers, les obstacles, les impossibilités d’un tel cheminement! Huit cents lieues à travers les territoires de Liberia, de la côte d’Ivoire, des Achantis, du Dahomey, du Grand-Bassam! Non, et il devait s’estimer très heureux qu’en prenant passage à bord d’un paquebot, il pût éviter les périls du voyage! Pas un de ceux qui l’auraient accompagné dans une pareille expédition n’en serait revenu! Et Mlle Talisma Zambuco eût vainement attendu en sa maison de Malte le retour de son trop audacieux fiancé!

Ils devaient donc se résigner au paquebot, bien qu’il ne dût pas arriver avant une huitaine de jours. Mais qu’elles leur paraîtraient longues, ces heures passées à Dakar!

Tout autre était la conversation du couple Saouk-Omar. Non pas que le fils de Mourad fût moins impatient d’atteindre l’îlot et d’enlever le trésor de Kamylk-Pacha, non! C’était sur la façon dont il en dépouillerait les deux colégataires à son profit, que se concentrait sa pensée, à l’extrême épouvante de Ben-Omar. Après avoir médité de faire le coup au retour de Sohar à Mascate avec l’aide de coquins à son service, il essaierait, cette fois, de l’accomplir au retour de Ma-Yumba à Loango par des moyens identiques. Certainement ses chances seraient plus sérieuses. Parmi les indigènes de la province, ou chez ces agents interlopes des factoreries, il saurait recruter de ces gens capables de tout, même de verser le sang, et qui s’associeraient, moyennant finances, à sa criminelle opération.

Et c’est bien cette perspective dont s’effrayait le pusillanime Ben-Omar, sinon par un excès de délicatesse, du moins par la crainte d’être mêlé à quelque mauvaise affaire, – ce qui ne lui laissait plus un instant de répit.

Et alors il essayait de timides observations. Il affirmait que maître Antifer et ses compagnons étaient hommes à vendre chèrement leur vie. Il insistait sur ce point que, tout en les payant bien, on ne pouvait compter sur les coquins qu’emploierait Saouk, qu’ils parleraient tôt ou tard, que l’attentat s’ébruiterait dans le pays, qu’on finissait toujours par savoir la vérité même au milieu de ces contrées sauvages, lorsqu’il s’agissait des explorateurs massacrés sur les territoires les plus reculés de l’Afrique, qu’on ne pouvait jamais être assuré du secret… Il est visible que toute cette argumentation ne découlait pas de la criminalité de l’acte, mais de la peur qu’il fût découvert un jour, – les seules raisons qui auraient pu arrêter un homme tel que Saouk.

Au fond, cela ne le touchait nullement… Il en avait vu et fait bien d’autres!… Et, jetant au notaire un de ces regards qui le glaçaient jusqu’à la moelle des os:

«Je ne connais qu’un imbécile, répondait-il, un seul qui serait capable de me trahir!

– Et qui donc, Excellence?…

– Toi, Ben-Omar!

– Moi?

– Oui, et prends garde, car je sais un moyen sûr d’obliger les gens à se taire!»

Ben-Omar, tremblant de tous ses membres, baissait la tête. Un cadavre de plus sur la route de Ma-Yumba à Loango, ce n’était pas pour embarrasser Saouk, il le savait de reste.

Le paquebot attendu mouilla dans la matinée du 12 mai au port de Dakar. C’était le Cintra. un navire portugais, affecté au transport des voyageurs et des marchandises à destination de Saint-Paul de Loanda, l’importante colonie lusitanienne de l’Afrique tropicale. Il faisait régulièrement relâche à Loango, et, comme il partait le lendemain dès le jour levant, nos voyageurs se hâtèrent d’y retenir leurs places. Avec sa vitesse moyenne de neuf à dix milles, la traversée devait durer une semaine, pendant laquelle Ben-Omar s’attendait à tous les affres du mal de mer.

Le lendemain, ayant laissé à Dakar un certain nombre de passagers, le Cintra sortit du port par un beau temps, la brise venant de terre. Maître Antifer et le banquier poussèrent un immense soupir de satisfaction, comme si leurs poumons n’eussent pas fonctionné depuis une semaine. C’était leur dernière étape, avant de mettre le pied sur l’îlot numéro deux, et la main sur le trésor qu’il leur gardait fidèlement dans ses entrailles. L’attraction que cet îlot exerçait sur eux semblait d’autant plus puissante qu’ils s’en approchaient davantage, conformément aux lois naturelles et en raison inverse du carré des distances. Et, à chaque tour d’hélice du Cintra, cette distance décroissait… décroissait…

Hélas! elle s’accroissait au contraire pour Juhel. Il s’éloignait de plus en plus de cette France, de cette Bretagne où se désolait Énogate. Il lui avait écrit de Dakar dès son arrivée, il lui avait écrit la veille de son départ, et la pauvre fille ne tarderait pas à apprendre que son fiancé s’en allait encore plus loin d’elle… Et c’est à peine s’il pouvait assigner une date probable à son retour!

Tout d’abord, Saouk avait cherché à savoir si le Cintra devait débarquer des passagers à Loango. Parmi ces aventuriers, dont la conscience est réfractaire aux scrupules et aux remords, qui vont chercher fortune en ces régions reculées, peut-être en trouverait-il qui, connaissant le pays, seraient susceptibles de devenir ses complices? Son Excellence fut déçue de ce chef. Ce serait donc à Loango qu’il aurait à faire son choix de coquins. Par malheur, il ne parlait pas la langue portugaise que Ben-Omar ignorait également. Circonstance assez embarrassante, lorsqu’il s’agit de traiter des affaires délicates, pour lesquelles il est indispensable de s’exprimer avec une parfaite netteté. Du reste, maître Antifer, Zambuco, Gildas Trégomain et Juhel en étaient réduits à causer entre eux, personne à bord ne sachant le français.

Quelqu’un dont la surprise égala la satisfaction, il faut le reconnaître, ce fut le notaire Ben-Omar. Prétendre qu’il ne ressentît aucun malaise pendant cette traversée du Cintra, ce serait exagérer. Toutefois, ces grandes souffrances qu’il avait subies antérieurement lui furent épargnées. La navigation s’opérait dans des conditions excellentes, favorisée par un léger vent de terre. La mer restait calme le long du littoral que le Cintra longeait à deux ou trois milles, et c’est à peine si elle ressentait les houles du large.

Et même, ces conditions ne se modifièrent pas, lorsque le paquebot eut doublé le cap des Palmes, à l’extrême pointe du golfe de Guinée. En effet, ainsi que cela se produit souvent, la brise suivait le contour des côtes, et le golfe fut aussi propice que l’avait été l’Océan. Et, cependant, le Cintra dut perdre de vue les hauteurs du continent, en prenant direction sur Loango. On ne vit rien des territoires des Achantis ni du Dahomey, pas même la cime de ce mont Cameroun qui se dresse à une altitude de trois mille neuf cent soixante mètres par delà l’île Fernando-Po, sur les confins de la Haute-Guinée.

Dans l’après-midi du 19 mai, Gildas Trégomain fut pris d’une certaine émotion. Juhel venait lui apprendre qu’il allait franchir l’Équateur. Enfin pour la première fois, pour la dernière sans doute, l’ex-patron de la Charmante-Amélie avait l’occasion de pénétrer dans l’hémisphère austral. Quelle aventure, lui, un marinier de la Rance! Aussi fut-ce sans trop de regret qu’il remit aux matelots du Cintra, à l’exemple des autres passagers, sa piastre de bienvenue en l’honneur du passage de la Ligne.

Le lendemain, au soleil levant, le Cintra se trouvait en latitude de la baie Ma-Yumba, à une distance de cent milles environ. Si le capitaine du paquebot eût consenti à se porter en cette direction, à relâcher dans ce port qui appartient à l’état de Loango, que de fatigues, que de dangers peut-être il aurait épargnés à maître Antifer et aux siens! Cette relâche les eût dispensés d’un parcours extrêmement difficile à la lisière du littoral.

Aussi, poussé par son oncle, Juhel essaya-t-il de pressentir le capitaine du Cintra à ce sujet. Ce Portugais connaissait quelques mots de la langue anglaise, et quel est le marin qui n’est pas tant soit peu familiarisé avec l’idiome britannique? Or, Juhel, on le sait, parlait couramment cette langue, et il en avait largement usé lors de ses rapports avec le prétendu interprète de Mascate. Il communiqua donc au capitaine la proposition de relâcher à Ma-Yumba. Ce détour n’allongerait la traversée que de quarante-huit heures environ… On ne demanderait pas mieux que de payer le retard et les dépenses qu’il comporterait, consommation de combustible, nourriture de l’équipage, indemnité aux armateurs du Cintra, etc.

Le capitaine saisit-il la proposition que lui fit Juhel? Oui, à n’en pas douter, surtout lorsqu’elle fut appuyée d’une démonstration sur la carte du golfe de Guinée. Entre marins, on se comprend d’un mot. Et, en vérité, rien n’eût été plus simple que de s’écarter vers l’est, afin de déposer cette demi-douzaine de passagers à Ma-Yumba, puisque ces passagers offraient une somme convenable.

Le capitaine refusa. Esclave des règlements du bord, il était frété pour Loango, il irait à Loango. De Loango, il devait aller à Saint-Paul de Loanda, il irait à Saint-Paul de Loanda – pas ailleurs, quand même on voudrait lui acheter son navire au poids de l’or. Telles furent les expressions dont il se servit, que Juhel comprit très exactement et qu’il traduisit à son oncle.

Colère terrible de celui-ci, accompagnée d’une bordée de mots malsonnants à l’adresse du capitaine. Rien n’y fit, et même, sans l’intervention de Gildas Trégomain et de Juhel, il est probable que maître Antifer, en état de rébellion, eût été flanqué à fond de cale pour le reste de la traversée.

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Et voilà pourquoi, le surlendemain, dans la soirée du 21 mai, le Cintra stoppa devant les longs bancs de sable qui défendent la côte du Loango, débarqua avec sa chaloupe les passagers en question, puis repartit quelques heures après, en faisant route sur Saint-Paul la capitale de la colonie portugaise.

 

 

Chapitre VIII

Où il est démontré que certains passagers ne sont pas bons à embarquer
à bord d’un boutre africain

 

e lendemain, à l’abri d’un baobab, qui les défendait contre les torrents de feu du soleil, deux hommes s’entretenaient avec animation. En remontant la principale rue de Loango, où ils venaient de se rencontrer par le plus grand des hasards, ils s’étaient regardés, faisant mille gestes de surprise.

L’un avait dit:

«Toi… ici ?…

– Oui… moi!» avait répondu l’autre.

Et, sur un signe du premier, qui était Saouk, le second, un Portugais du nom de Barroso, l’avait suivi hors de la ville.

Si Saouk ne parlait pas la langue de Barroso, Barroso parlait la langue de Son Excellence, ayant longtemps vécu en Égypte. Deux anciennes connaissances, on le voit. Barroso faisait partie de cette bande d’aventuriers qu’entretenait Saouk, lorsqu’il se livrait à des déprédations de toutes sortes, sans être trop inquiété par les agents du vice-roi, grâce à l’influence de Mourad, son père, le propre cousin de Kamylk-Pacha. Puis, la bande s’étant dispersée après quelques hauts faits auxquels il eût été impossible d’assurer l’impunité, Barroso avait disparu. De retour en Portugal, où ses aptitudes naturelles ne trouvèrent pas à s’exercer, il avait quitté Lisbonne pour venir travailler dans une factorerie du Loango. A cette époque, le commerce de la colonie, presque anéanti à la suite de l’abolition de la traite, se réduisait au transport de l’ivoire, de l’huile de palmes, des sacs d’arachides et des billes de bois d’acajou.

Actuellement, ce Portugais, qui avait navigué autrefois – âgé d’une cinquantaine d’années alors, – commandait un boutre de fort tonnage, le Portalètre, qui faisait le service de la côte au compte des négociants du pays.

Ce Barroso, avec un passé tel que le sien, une conscience si parfaitement dépourvue de scrupules, une audace acquise au cours de ses anciens métiers, était juste l’homme qu’il fallait à Saouk pour mener à bonne fin ses criminelles machinations. Arrêtés au pied de ce baobab, dont les bras de vingt hommes n’eussent pas entouré le tronc, – qu’était-ce auprès du fameux banian de Mascate? – tous deux purent causer sans crainte d’être entendus, et de choses menaçantes pour la sécurité de maître Antifer et de ses compagnons.

Après que Saouk et Barroso se furent réciproquement raconté leur existence depuis l’année où le Portugais avait quitté l’Égypte, Son Excellence en vint au fait sans ambages. Par prudence, si Saouk se garda de faire connaître l’importance du trésor qu’il prétendait s’approprier, du moins amorça-t-il la cupidité de Barroso avec l’appât d’une somme considérable à gagner.

«Mais, ajouta-t-il, j’ai besoin pour me seconder d’un homme résolu… courageux…

– Vous me connaissez, Excellence, répondit le Portugais, et vous savez que je ne recule devant aucune besogne…

– Si tu n’es pas changé, Barroso…

– Je ne le suis pas.

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– Sache donc qu’il y aura quatre hommes à faire disparaître, et peut-être un cinquième, si je juge convenable de me débarrasser d’un certain Ben-Omar dont je passe pour être le clerc sous le nom de Nazim.

– Un de plus, peu importe! répondit Barroso.

– D’autant mieux que celui-là, il suffira de souffler dessus pour qu’il n’en soit plus jamais question.

– Et comment comptez-vous?…

– Voici mon plan, répondit Saouk, après s’être bien assuré que personne ne pouvait l’entendre. Les gens dont il s’agit, trois Français, le Malouin Antifer, son ami et son neveu, puis un banquier tunisien, nommé Zambuco, viennent de débarquer à Loango, afin d’aller prendre possession d’un trésor déposé dans un des îlots du golfe de Guinée.

– En quels parages?… demanda vivement Barroso

– Les parages de la baie Ma-Yumba, répondit l’Égyptien. Leur intention est de remonter par terre jusqu’à cette bourgade, et j’ai pensé qu’il serait aisé de les attaquer, lorsqu’ils reviendraient à Loango avec leur trésor pour y attendre le passage du paquebot de Saint-Paul, qui doit les ramener à Dakar.

– Rien de plus facile, Excellence! affirma Barroso. Je me fais fort de trouver une douzaine d’honnêtes aventuriers, toujours à l’affût d’une bonne affaire, et qui ne demanderont que de vous prêter assistance, moyennant un prix convenu… et convenable.

– Je n’en ai jamais douté, Barroso, et, sur ces territoires déserts, le coup ne peut manquer de réussir.

– Sans doute, Excellence, mais j’ai à vous proposer une combinaison plus avantageuse.

– Parle donc.

– Je commande ici un boutre de cent cinquante tonneaux, le Portalègre, qui transporte des marchandises d’un port à l’autre de la côte. Or, mon boutre doit précisément partir dans deux jours pour Baracka du Gabon, un peu au nord de Ma-Yumba.

– Eh! s’écria Saouk, c’est là une circonstance dont il faut profiter! Maître Antifer s’empressera de prendre passage à bord de ton boutre, afin d’éviter les fatigues et les dangers d’un voyage à pied sur le littoral. Tu nous débarqueras à Ma-Yumba, tu iras livrer tes marchandises au Gabon, et tu reviendras nous chercher… Et, pendant la traversée du retour à Loango…

– Entendu, Excellence.

– Combien as-tu d’hommes à bord?…

– Douze.

– Dont tu es sûr ?…

– Comme de moi.

– Et que transportes-tu au Gabon?…

– Une cargaison d’arachides, et, en outre, six éléphants achetés par une maison de Baracka, qui doit les expédier à une ménagerie de Hollande.

– Tu ne parles pas le français, Barroso?…

– Non, Excellence…

– Moi, n’oublie pas que je ne suis censé ni le parler ni le comprendre. Aussi chargerai-je Ben-Omar de te faire la proposition, et le Malouin n’hésitera pas à l’adopter.»

Ce n’était pas douteux, en effet, et il y avait lieu de craindre que les deux colégataires, dépouillés de leurs richesses, ne disparussent avec leurs compagnons pendant la navigation de retour à travers le golfe de Guinée. Et qui aurait pu empêcher le crime? Et qui pourrait en rechercher les auteurs?

Le Loango n’est pas sous la domination portugaise comme le sont l’Angola et le Benguela. C’est un des royaumes indépendants de ce Congo, – compris entre le fleuve Gabon, au nord, le fleuve Zaïre, au sud, – qui devait bientôt appartenir à la France. Mais, à cette époque, depuis le cap Lopez jusqu’au Zaïre, les rois indigènes reconnaissaient le souverain de Loango et lui payaient tribut généralement en esclaves: tels ceux de Cassange, Tomba Libolo, et certains vassaux régnant sur de petits territoires très divisés. La société est régulièrement constituée parmi ces nègres: en haut, le roi et sa famille, puis les princes-nés, c’est-à-dire issus d’une princesse qui seule peut leur transmettre la noblesse, puis les maris des princesses qui sont suzerains, puis les prêtres, les fétiches ou «yangas», dont le chef Chitomé est de vertu divine, enfin les courtiers, les marchands, les clients, c’est-à-dire le peuple.

Quant aux esclaves, il y en a beaucoup, il y en a trop. On ne les vend plus à l’étranger, il est vrai, et c’est une des conséquences de l’intervention européenne pour l’abolissement de la traite. Est-ce bien le souci de la dignité, de la liberté humaine, qui a provoqué cette abolition? Tel n’était point l’avis de Gildas Trégomain, lequel se montra parfait connaisseur des hommes et des choses, quand, ce jour-là, il dit à Juhel:

«Si on n’avait pas inventé le sucre de betteraves, et si l’on ne se servait que de sucre de canne pour sucrer son café, la traite s’exercerait encore et probablement s’exercerait toujours!»

Mais, de ce que le roi du Loango est le roi d’un pays qui jouit de toute son indépendance, il ne s’ensuit pas que ses routes soient suffisamment surveillées et les voyageurs à l’abri de tout péril. Aussi eût-il été difficile de trouver un territoire plus favorable, ou une mer plus propice à un mauvais coup.

C’était bien ce dont se préoccupait Juhel, – en ce qui concernait le territoire du moins. Si son oncle ne s’en inquiétait guère, déséquilibré comme il l’était, le jeune capitaine n’envisageait pas sans une sérieuse crainte ce cheminement de deux cents kilomètres le long du littoral jusqu’à la baie Ma-Yumba. Il crut devoir en prévenir le gabarier:

«Que veux-tu, mon garçon? lui répondit Gildas Trégomain. Le vin est tiré, il faut le boire!

– En réalité, reprit Juhel, ce n’était qu’une promenade, cette excursion que nous avons faite de Mascate à Sohar, et encore étions-nous en bonne compagnie!

– Voyons, Juhel, ne pourrait-on former à Loango une caravane d’indigènes ?…

– Je ne me fierais pas plus à ces moricauds qu’aux hyènes, panthères, léopards et lions de leur pays!

– Ah! il y a de ces bêtes à foison?…

– A foison, sans compter des lentas qui sont des vipères venimeuses, des cobras qui vous crachent leur écume à la figure et des boas de dix mètres…

– Un joli endroit, mon garçon! Vrai, cet excellent pacha n’aurait pu en choisir un plus convenable! Et tu affirmes que ces indigènes…

– Sont de médiocre intelligence, sans doute, comme tous les Congolais, mais ils en ont assez pour piller, voler, massacrer les fous qui s’aventurent sur cette abominable région…»

Ce bout de dialogue donne une très exacte idée des préoccupations de Juhel, partagées par Gildas Trégomain. Aussi, éprouvèrent-ils tous les deux un véritable soulagement, lorsque Saouk, par l’intermédiaire de Ben-Omar, eut présenté le Portugais Barroso à maître Antifer et au banquier tunisien. Plus de longues étapes à travers ces contrées dangereuses, plus de fatigues sous ce climat excessif pendant un assez long voyage! Comme Saouk n’avait rien dit de ses rapports antérieurs avec Barroso, comme Juhel ne pouvait soupçonner que ces deux coquins s’étaient connus autrefois, sa défiance ne fut point éveillée. L’essentiel, c’est que l’on ferait le trajet par mer jusqu’à la baie Ma-Yumba. Le temps était beau… On serait rendu en quarante-huit heures… Le boutre débarquerait ses passagers dans le port… il irait à Baracka… au retour il les rembarquerait avec le trésor… et tous regagneraient Loango d’où le prochain paquebot les ramènerait à Marseille… Non! jamais la chance ne s’était si nettement déclarée en faveur de Pierre-Servan-Malo. Sans doute, il faudrait payer d’un bon prix le transport sur le boutre… Eh! qu’importait ce prix!

Il y avait deux jours à passer à Loango,1 en attendant que la demi-douzaine d’éléphants, expédiés de l’intérieur, fut rendue à bord du Portalègre. Aussi Gildas Trégomain et Juhel – le premier toujours désireux de s’instruire, – s’amusèrent-ils à parcourir la bourgade, la «banza», comme on dit en langue congolaise.

Loango ou Bouala, la vieille cité, mesurant quatre mille cinq cents mètres de circuit, est bâtie au milieu d’un bois de palmiers. Elle ne se compose que d’un ensemble de factoreries, entourées de «chirubèques», sortes de cabanes faites de tiges de raphias et couvertes en feuilles de papyrus. Les comptoirs y sont portugais, espagnols, français, anglais, hollandais, allemands. Rien de plus mélangé, on le voit. Mais que de nouveau pour le gabarier! Les Bretons des bords de la Rance ne ressemblent guère à ces indigènes demi-nus, armés d’arcs, de sabres de bois et de haches arrondies. Le roi de Loango, affublé d’un vieil uniforme ridicule, ne rappelle que de très loin le préfet d’Îlle-et-Vilaine. Les bourgs entre Saint-Malo et Dinan ne possèdent point de ces cases, abritées de cocotiers gigantesques. Enfin les Malouins ne sont pas polygames, comme ces paresseux de Congolais qui laissent tous les gros ouvrages à leurs femmes, et se couchent lorsque celles-ci sont malades. Seulement, les terres de la Bretagne ne valent pas les terres du Loango. Ici, il suffit de remuer le sol pour en obtenir de superbes récoltes, ce «manfrigo» ou millet dont les épis pèsent un kilogramme, ce «holcus» qui pousse sans culture, ce «luco» qui sert à la fabrication du pain, ce maïs, qui donne trois moissons par année, le riz, les patates, le manioc, le «tamba», espèce de panais, les «insanguis» ou lentilles, le tabac, des cannes à sucre dans les parties marécageuses, des vignes au voisinage du Zaïre, importées des Canaries et de Madère, des figues, des bananes, des oranges nommées «mambrochas», des citrons, des grenades, des «coudes», fruits en forme de pommes de pin qui contiennent une substance farineuse et fondante, des «neubanzams», sortes de noisettes très goûtées des nègres, et des ananas qui poussent naturellement sur les terrains déserts.

Et puis, quels arbres énormes, – des mangliers, des sandals, des cèdres, des tamariniers, des palmiers, et nombre de ces baobabs d’où l’on tire un savon végétal et un marc de fruit, qui est très recherché des nègres!

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Et quelle agglomération d’animaux, des cochons, des sangliers, des zèbres, des buffles, des chevreuils, des gazelles, des antilopes par troupes, des éléphants, des martres, des zibelines, des chacals, des onces, des porcs-épics, des écureuils volants, des chats sauvages, des chats-tigres, sans parler d’innombrables variétés de singes, chimpanzés et petites «moues» à queue longue et à figure bleuâtre, des autruches, des paons, des grives, des perdrix grises et rouges, des sauterelles comestibles, des abeilles, puis des moustiques, des «canzos», des satoles et des cousins plus qu’on n’en voudrait! Étonnant pays, et à quelle intarissable source aurait puisé Gildas Trégomain, s’il avait eu le temps d’y étudier l’histoire naturelle!

On peut être certain que ni maître Antifer ni le banquier Zambuco n’auraient su dire si Loango était peuplé de blancs ou de noirs. Non! Leurs yeux regardaient ailleurs. Ils cherchaient au loin, plus au nord, un point imperceptible, un point unique au monde, une sorte d’énorme diamant aux éclats fascinateurs, pesant des milliers de carats et valant des millions de francs!… Ah! qu’il leur tardait d’avoir mis le pied sur l’îlot numéro deux, terme définitif de leur aventureuse campagne!

Le 22 mai, au soleil levant, le boutre était prêt à partir. Les six éléphants, arrivés de la veille, avaient été embarqués avec les égards dus à de si grosses bêtes. Magnifiques animaux, à coup sûr, et qui n’auraient pas déparé le personnel d’un cirque Sam-Lockhart! Il va de soi qu’ils avaient été placés à fond de cale, dans le sens de la largeur.

Peut-être n’était-ce pas très prudent qu’un navire de cent cinquante tonneaux seulement fût chargé de pareilles masses, – ce qui pouvait compromettre son équilibre. Juhel le fit même observer au gabarier. Il est vrai, le boutre était assez large de bau, et tirait peu d’eau en vue de lui faciliter les accostages sur les bas-fonds. Il mâtait deux mâts très écartés l’un de l’autre, portant des voiles carrées, car un bâtiment de ce genre ne marche bien que vent arrière, et s’il ne va pas vite, du moins est-il construit pour naviguer sans danger en vue des côtes.

Au surplus, le temps était favorable. Au Loango, ainsi qu’en tout ce territoire des Guinées, la saison des pluies, qui commence en septembre, finit en mai sous l’influence des vents venus du nord-ouest. En revanche, s’il fait beau de mai à septembre, quelle insoutenable chaleur, à peine tempérée par la rosée abondante des nuits! Depuis leur débarquement, nos voyageurs, fondaient, maigrissaient à vue d’œil. Plus de trente-quatre degrés centigrades à l’ombre! En ces pays-là, à en croire certains explorateurs peu dignes de foi, qui doivent être originaires des Bouches-du-Rhône ou de la Gascogne, les chiens sont obligés de sauter sans cesse, afin de ne pas se brûler les pattes sur un sol incandescent, et on trouve des sangliers tout cuits dans leur bauge! Gildas Trégomain n’était pas éloigné d’accepter ces histoires pour vraies…

Le Portalègre mit à la voile vers huit heures du matin. Les passagers étaient au complet, hommes et éléphants. Toujours les groupements que l’on sait: maître Antifer et Zambuco, plus hypnotisés que jamais par cet îlot numéro deux, et de quel poids serait soulagée leur poitrine, lorsque le matelot de vigie le signalerait à l’horizon – Gildas Trégomain et Juhel, l’un oubliant les mers d’Afrique pour sa Manche bretonne et le port de Saint-Malo, l’autre n’ayant d’autre préoccupation que de se rafraîchir en aspirant la brise – Saouk et Barroso, causant ensemble, et pourquoi s’en fût-on étonné, puisqu’ils parlaient la même langue, et que, grâce à leur rencontre, le boutre avait été mis à la disposition de maître Antifer.

Quant à l’équipage, il se composait d’une douzaine de gaillards plus ou moins portugais, d’aspect assez rébarbatif. Si l’oncle absorbé dans ses pensées, ne l’observa pas, le neveu en fit la remarque et communiqua son impression au gabarier. Celui-ci répondit que, par de telles températures, il est téméraire de juger les gens sur la mine. Après tout, il ne faut pas être exigeant, quand il s’agit de l’équipage d’une embarcation africaine.

Avec les vents regnants, la traversée promettait d’être délicieuse le long du littoral. Portentosa Africa! aurait dit Gildas Trégomain, s’il eût connu la pompeuse épithète dont les Romains saluaient ce continent. En vérité, pour peu que leur esprit n’eût pas été ailleurs, maître Antifer et ses compagnons, en passant devant la factorerie Chillu, se seraient abandonnés à la juste admiration que méritent les beautés naturelles de cette côte. Seul entre tous, le gabarier regardait en homme qui veut rapporter, à tout le moins, quelque souvenir de son voyage. Et que pourrait-on imaginer de plus splendide que cette succession de forêts verdoyantes, étagées sur les premières ondulations du sol, dominées çà et là par les hauteurs de ces monts sublimes, les Strauch, noyés de brumes chaudes en leur profond recul! De mille en mille, la grève s’échancre pour livrer passage à ces cours d’eau, sortis des bois touffus, et que ces chaleurs tropicales ne parvenaient point à sécher. Il est vrai, toute cette eau ne va pas à la mer. De nombreux volatiles lui en volent quelques gouttes, des paons, des autruches, des pélicans, des plongeons dont les ébats animent ces paysages merveilleux. Là apparaissent des troupes de gracieuses antilopes, des landes d’«empolangas» ou élans du Cap. Là se vautrent d’énormes mammifères capables d’avaler une tonne de cette eau limpide comme le gabarier en eût avalé un verre, des troupeaux d’hippopotames qui ressemblent de loin à des porcs roses, dont, paraît-il, la chair n’est pas dédaignée des indigènes.

Aussi, Gildas Trégomain de dire à maître Antifer, près duquel il se trouvait à l’avant du boutre:

«Hein, mon ami… des pieds d’hippopotame à la Sainte-Menchould… cela t’irait-il?»

Pierre-Servan-Malo se contenta de hausser les épaules, en adressant au gabarier un de ces regards, hébétés, vagues… qui ne regardent pas.

«Il ne comprend même plus!» murmura Gildas Trégomain, dont le mouchoir faisait office d’éventail.

On apercevait aussi, à la lisière du littoral, des troupes de singes, cabriolant d’un arbre à l’autre, hurlant, grimaçant, lorsqu’un coup de barre rapprochait le Portalègre de la grève.

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Notons que des volatiles, des hippopotames, des singes, ce n’étaient pas ces animaux qui auraient gêné nos voyageurs, s’ils eussent été contraints d’aller pédestrement de Loango à Ma-Yumba. Non, ce qui aurait constitué un danger plus sérieux, c’est la présence de ces panthères et de ces lions que l’on voyait bondir entre les taillis, fauves prodigieux de souplesse, dont la rencontre aurait été redoutable. Le soir venu, de rauques hurlements, des aboiements lugubres, éclataient au milieu de ce silence impressionnant qui se fait à la tombée de la nuit. Ce concert arrivait comme un mugissement de tempête jusqu’au boutre. Troublés, surexcités, les éléphants s’ébrouaient à fond de cale, répondaient par des grognements sauvages, et, en s’agitant, faisaient craquer la membrure du Portalègre. Décidément, c’était une cargaison un peu inquiétante pour les passagers.

Quatre jours s’écoulèrent. Aucun incident ne vint rompre la monotonie de cette traversée. Le beau temps continuait à se maintenir. La mer était au calme blanc, si bien que Ben-Omar ne ressentait aucun malaise. Nul tangage, nul roulis, et, quoique lourdement lesté dans ses fonds, le Portalègre était presque insensible aux longues ondulations de la houle, qui venaient mourir en un léger ressac sur les grèves.

Pour sa part, le gabarier n’eût jamais imaginé qu’une navigation maritime pût aussi paisiblement s’accomplir.

«On se croirait à bord de la Charmante-Amélie, entre les rives de la Rance, dit-il à son jeune ami.

– Oui, objecta Juhel, avec cette différence qu’il n’y avait pas sur la Charmante-Amélie un capitaine comme ce Barroso et un passager comme ce Nazim, dont l’intimité avec le Portugais me paraît de plus en plus suspecte.

– Eh! que veux-tu qu’ils méditent et préméditent, mon garçon? répondit Gildas Trégomain. Ce serait un peu tard, car nous devons être bien près du but!»

En effet, au soleil levant, le 27 mai, après avoir doublé le cap Banda, le boutre ne se trouvait pas à vingt milles de Ma-Yumba. C’est ce que Juhel apprit par l’intermédiaire de Ben-Omar, qui l’apprit lui-même de Saouk, lequel, sur sa demande, avait interrogé Barroso…

On arriverait donc le soir même à ce petit port de l’Etat de Loango. Déjà, la côte s’échancrait derrière la pointe Matooti, dessinant une large baie au fond de laquelle se cache la bourgade. Si l’îlot numéro deux existait, s’il occupait la place indiquée par la dernière notice, c’était dans cette baie qu’il fallait en chercher le gisement.

Aussi maître Antifer et Zambuco appliquaient-ils incessamment les yeux à l’oculaire de leur longue-vue, dont ils avaient frotté et refrotté l’objectif… Par malheur, le vent était léger, la brise presque mourante. Le boutre ne marchait pas vite, – à peine deux nœuds en moyenne.

Vers une heure, la pointe Matooti fut doublée. Un cri de joie retentit à bord. Les deux futurs beaux-frères venaient d’apercevoir simultanément une série d’îlots au fond de la baie. A coup sûr, celui qu’ils cherchaient était l’un de cette série… Lequel?… C’est ce que l’on établirait le lendemain par l’observation du soleil.

A cinq ou six milles à l’est, Ma-Yumba apparaissait sur sa flèche de sable, entre la mer et le marigot de Banya, avec ses factoreries, ses maisonnettes toutes lumineuses entre les arbres. Devant les grèves se mouvaient quelques barques de pêche, semblables à de gros oiseaux blancs.

Quel calme régnait à la surface de cette baie! Un canot n’eût pas été plus tranquille à la surface d’un lac… que disons-nous?… à la surface d’un étang, et même d’une immense jatte d’huile! L’averse des rayons solaires, qui tombait à pic sur ces parages, embrasait l’espace. Gildas Trégomain ruisselait comme la fontaine d’un parc royal, un jour de grandes eaux.

Le Portalègre approchait, cependant, grâce à quelques souffles intermittents, venus de l’ouest. Les îlots de la baie s’accusèrent plus nettement. On en comptait de six à sept, pareils à des corbeilles de verdure.

A six heures du soir, le boutre était par le travers de cet archipel. Maître Antifer et Zambuco se tenaient debout à l’avant. Saouk, s’oubliant un peu, ne pouvant maîtriser son impatience, justifiait par son attitude les soupçons de Juhel. Ces trois hommes dévoraient des yeux le premier de ces îlots. S’attendaient-ils donc à voir jaillir de ses flancs une gerbe de millions comme d’un cratère d’or?…

Et, cependant, s’ils avaient su que l’îlot dans les entrailles duquel Kamylk-Pacha avait enfoui son trésor, ne se composait que de rochers stériles, de pierres dénudées, sans un arbre, sans un arbuste, nul doute qu’ils se fussent écriés désespérément:

«Non!… ce n’est pas encore celui-là!»

Il est vrai, depuis 1831, c’est-à-dire pendant une période de trente et un ans, la nature avait eu le temps de recouvrir ledit îlot de verdoyants massifs…

Le Portalègre le ralliait paisiblement, de manière à en doubler la pointe nord, ses voiles à peine gonflées par les dernières brises du soir. Si le vent tombait absolument, force serait de mouiller pour attendre le lever du jour.

Mais, tout à coup, voici qu’un lamentable gémissement se fait entendre à côté du gabarier, qui s’était accoudé sur le bastingage de tribord.

Gildas Trégomain se retourne…

C’est Ben-Omar qui vient de pousser ce gémissement.

Le notaire est pâle, il est livide, il a le cœur sur les lèvres, il a le mal de mer…

Quoi! par ce temps si calme, sur cette baie endormie, sans une ride à sa surface?…

Oui! et qu’on ne s’étonne pas si le pauvre bonhomme est affreusement malade!

En effet, le boutre est pris d’un roulis injustifiable, absurde, inadmissible. Successivement, il donne de bâbord à tribord une bande insensée. L’équipage se précipite à l’avant, à l’arrière. Le capitaine Barroso accourt…

«Qu’est-ce donc?… demande Juhel.

– Qu’y a-t-il?…» demande le gabarier.

S’agit-il d’une éruption sous-marine, dont les secousses menacent de faire chavirer le Portalègre?

D’ailleurs, ni maître Antifer, ni Saouk n’ont l’air de s’en apercevoir.

«Ah!… les éléphants!» s’écrie Juhel.

Oui! ce sont les éléphants qui occasionnent ce roulis. Sous l’empire d’un caprice inexplicable, l’idée leur est venue de se porter alternativement et ensemble sur leurs pattes de derrière, puis sur leurs pattes de devant. Ils impriment au boutre un balancement formidable, qui paraît leur plaire, comme plaît à l’écureuil sa course giratoire dans sa cage tournante. Mais quels écureuils, ces énormes pachydermes!

Le roulis augmente, les bastingages arrivent au ras de l’eau, le boutre risque d’emplir par bâbord ou par tribord…

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Barroso et quelques hommes de l’équipage se précipitent dans la cale. Ils essaient de calmer les monstrueux animaux: Cris et coups, rien n’y fait. Les éléphants, brandissant leur trompe, dressant leurs oreilles, agitant leur queue, s’excitent de plus belle, et, de plus belle aussi, le Portalègre roule, roule, et l’eau embarque par-dessus le bord.

Ce ne fut pas long. En dix secondes, la mer eut envahi la cale, et le boutre coula par le fond, tandis que s’éteignaient dans l’abîme les cris de ces imprudentes bêtes!

 

 

Chapitre IX

Dans lequel maître Antifer et Zambuco déclarent qu’ils ne quitteront pas,
sans l’avoir visité, l’îlot qui leur sert de refuge

 

nfin… j’ai donc fait naufrage!» pouvait dire le lendemain l’ex-patron de la Charmante-Amélie.

En effet, la veille au soir, après l’engloutissement du boutre par trente à quarante mètres de fond, l’îlot de la baie Ma-Yumba, vers lequel ils se dirigeaient la veille, servait de refuge aux naufragés du Portalègre. Personne n’avait péri en cette invraisemblable catastrophe. Nul ne manquait à l’appel, ni parmi les passagers, ni parmi l’équipage. Tous, s’aidant les uns les autres, maître Antifer soutenant le banquier Zambuco, Saouk soutenant Ben-Omar, n’avaient eu que quelques brassées à faire pour atteindre les roches de l’îlot. Seuls, les éléphants avaient disparu au milieu d’un élément pour lequel la nature ne les a point créés. Ils s’étaient bel et bien noyés. Après tout, c’était leur faute. Il n’est pas permis de transformer un boutre en escarpolette.

Le premier cri de maître Antifer, en débarquant sur l’îlot, avait été:

«Et nos instruments ?… Et nos cartes ?…»

Par malheur, – et c’était une perte irréparable – ni le sextant, ni le chronomètre, ni l’atlas, ni le bouquin de la Connaissance des Temps n’avaient pu être sauvés, le sinistre s’étant accompli en quelques secondes. Par bonheur, le banquier et le notaire d’une part, le gabarier de l’autre, portaient dans leur ceinture l’argent du voyage, et les naufragés ne devaient éprouver aucun embarras de ce chef.

Notons que Gildas Trégomain n’avait pas eu de difficulté à se soutenir sur l’eau, le poids du liquide déplacé par son volume étant supérieur à celui de son corps, et, rien qu’en obéissant aux ondulations de la houle, il était venu tranquillement s’échouer, comme un cétacé, sur une grève de sable jaune.

Quant à se sécher, ce fut facile, et les vêtements, après avoir été exposés au soleil pendant une demi-heure, purent être repris en état de siccité parfaite.

Il y eut cependant une assez désagréable nuit à passer sous le couvert des arbres, chacun s’abandonnant à ses réflexions particulières. Que l’on fût arrivé aux parages où gisait l’îlot numéro deux, le dernier document l’indiquait avec trop de précision pour qu’il y eût doute à cet égard. Mais ce point mathématique où se croisait le parallèle 3°17’ sud, et le méridien 7°23’ est, l’un noté sur la notice de l’îlot du golfe d’Oman, l’autre conservé dans le coffre du banquier tunisien, comment le déterminer, maintenant que Juhel, privé de sextant et chronomètre, ne pouvait plus prendre hauteur?

Aussi chacun de ces personnages, suivant son caractère ou ses aspirations, se disait-il:

Zambuco:

«C’est échouer au port!»

Maître Antifer:

«Je ne m’en irai pas sans avoir fouillé tous les îlots de la baie Ma-Yumba, dussé-je y consacrer dix ans de ma vie!»

Saouk:

«Le coup si bien préparé, et qui manque par suite de cet absurde naufrage!»

Barroso:

«Et mes éléphants qui n’étaient pas assurés!»

Ben-Omar:

«Allah nous protège, mais voilà une prime qui m’aura coûté cher, en admettant que je la gagne!»

Juhel:

«Et, maintenant, rien ne m’empêchera de revenir en Europe près de ma chère Énogate!»

Gildas Trégomain:

«Ne jamais s’embarquer sur un boutre avec une cargaison d’éléphants facétieux!»

On ne dormit guère cette nuit-là. Si les naufragés ne souffraient pas du froid, de quelle façon, le lendemain, à l’heure habituelle du déjeuner, répondraient-ils à leurs estomacs qui crieraient la faim? A moins que ces arbres ne fussent des cocotiers chargés de fruits, et dont on devrait se contenter, faute de mieux, jusqu’au moment où il serait possible de gagner Ma-Yumba?… Oui, mais comment l’atteindre, cette bourgade, située au fond de la baie, puisqu’elle était distante de cinq à six milles? Faire des signaux?… Seraient-ils aperçu?… Franchir ces six milles à la nage?… Y avait-il parmi l’équipage du Portalègre un homme capable d’y réussir?… Enfin, le jour venu, on aviserait.

Nulle apparence, d’ailleurs, que cet îlot fût habité – par des créatures humaines s’entend. Quant à certains êtres vivants, bruyants, incommodes, dangereux peut-être par leur nombre, il n’en manquait pas. Gildas Trégomain eut-il la pensée que tous les singes de la création s’étaient donné rendez-vous sur ce point! Pour sûr, on se trouvait dans la capitale du royaume de Jocko… en Jockolie?…

Aussi, bien que l’atmosphère fût calme, que le ressac battît à peine les grèves, les naufragés ne purent jouir d’une heure de tranquillité sur cet îlot. Le silence fut incessamment troublé, et il y eut impossibilité de dormir.

En effet, un tumulte singulier se produisait autour des arbres. On entendait comme le résonnement des tambours d’une troupe congolaise. Il se faisait des allées et venues rapides sous les ramures, entre les branches, avec des cris gutturaux de sentinelles enrouées. La nuit très obscure empêchait de rien voir.

Lorsque le jour reparut, on fut fixé. L’îlot servait de refuge à une tribu de quadrumanes, de ces grands chimpanzés, dont le Français du Chaillu a raconté les prouesses, alors qu’il leur donnait la chasse à l’intérieur des Guinées.

Et, ma foi, bien qu’ils eussent empêché son sommeil, Gildas Trégomain ne put qu’admirer ces magnifiques échantillons d’anthropoïdes. C’étaient précisément ces jockos de Buffon, qui sont capables d’exécuter certains travaux ordinairement réservés à l’intelligence et aux mains humaines, grands, forts, vigoureux, le prognathisme de la face peu accusé, les arcades sourcilières présentant une saillie presque normale. C’est en gonflant leur poitrine et en la frottant avec vigueur qu’ils produisent ce bruit de tambours.

Au vrai, comment cette bande de singes, – il y en avait bien une cinquantaine, – avait élu domicile dans cet îlot, comment elle s’y était transportée de la terre ferme, comment elle y trouvait une nourriture suffisante, à d’autres d’expliquer cet état de choses. Du reste, ainsi que Juhel ne tarda pas à le reconnaître, l’îlot, mesurant deux milles de long sur un mille de large, était recouvert d’arbres des diverses essences communes à cette latitude tropicale. Nul doute que ces arbres ne produisissent des fruits comestibles, ce qui assurait la subsistance de la bande des quadrumanes. Or, en fait de fruits, de racines, de légumes, ce que des singes mangent, des hommes doivent pouvoir le manger. C’est ce dont Juhel, le gabarier et les matelots du Portalègre voulurent se rendre compte d’abord. Après un naufrage, après une nuit sans nourriture, il est permis d’avoir faim et de chercher à se satisfaire, si cela se peut.

Le sol produisait, à l’état sauvage il est vrai, quantité de ces fruits et de ces racines. Les dévorer crus n’est pas très régalant à moins qu’on ne possède un estomac de singe. Mais il n’est pas défendu de les faire cuire, si l’on est en mesure de se procurer du feu.

Or, n’est-ce donc pas, sinon facile, du moins possible, quand on a des allumettes de la régie française? Par bonne chance, Nazim avait renouvelé sa provision à Loango, et l’étui de cuivre qui la renfermait n’avait point été mouillé à l’intérieur. Aussi, dès les premières lueurs de l’aube, un foyer de bois sec pétilla-t-il sous les arbres du campement.

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Les naufragés s’étaient réunis autour de ce foyer. Maître Antifer et Zambuco ne décoléraient plus. Sans doute, la colère est nourrissante, puisqu’ils refusèrent de prendre leur part de ce déjeuner rudimentaire, auquel on avait joint quelques poignées de ces noisettes dont les Guinéens sont très friands.

Mais les chimpanzés s’en régalent aussi, et très probablement, ils ne voyaient pas d’un bon œil ces envahisseurs de leur îlot, ces étrangers qui puisaient à même leurs réserves. Bientôt, les uns gambadant, les autres immobiles, tous s’abandonnant à forces grimaces, eurent formé un cercle autour de maître Antifer et de ses compagnons.

«Il faut prendre garde! fit observer Juhel à son oncle. Ces singes sont de vigoureux gaillards, dix fois plus nombreux que nous, et nous sommes sans armes…»

Le Malouin se souciait bien de ces singes, vraiment!

«Tu as raison, mon garçon, dit le gabarier. Voilà des messieurs qui ne me paraissent pas connaître les lois de l’hospitalité, et leur attitude est menaçante…

– Est-ce qu’il y a quelque danger pour nous? demanda Ben-Omar.

– Le danger d’être écharpé, tout simplement», répondit sérieusement Juhel.

Sur cette réponse, le notaire aurait bien voulu s’en aller, comme on dit… c’était impossible.

Cependant Barroso avait disposé ses hommes de manière à repousser toute agression. Puis, Saouk et lui se mirent à conférer à l’écart, tandis que Juhel les examinait.

Le sujet de leur conversation, on le devine. Saouk dissimulait mal son irritation à la pensée que ce naufrage imprévu avait fait échouer le plan convenu. Il fallait en imaginer un autre. Puisqu’on était arrivé sur les parages de l’îlot numéro deux, nul doute que le trésor de Kamylk-Pacha se trouvât sur l’un des îlots de la baie Ma-Yumba, – celui-ci ou un autre. Eh bien, ce que Saouk comptait faire après s’être débarrassé du Français et de ses compagnons, il le ferait ultérieurement avec le concours de Barroso et de ses hommes… Rien à tenter en ce moment, d’ailleurs… Bien que le jeune capitaine n’eût plus d’instruments à sa disposition, les indications, fournies par la dernière notice, devaient lui permettre de se livrer à des recherches dont Saouk n’aurait pu se tirer.

Tout ceci fut clairement établi par ces deux coquins, si dignes de s’entendre. Il va de soi que Barroso serait largement indemnisé par son complice des pertes qu’il venait de subir, et que la valeur du boutre, de sa cargaison, de ses pachydermes, lui serait intégralement remboursée.

L’essentiel était donc de gagner le plus tôt possible la bourgade de Ma-Yumba. Précisément, quelques barques de pêche venaient de se détacher de la côte. On les distinguait aisément. La plus rapprochée ne naviguait pas à trois milles de l’îlot. Le vent étant faible, elle n’arriverait guère avant trois ou quatre heures en vue du campement, d’où on lui ferait des signaux… La journée ne s’achèverait point sans que les naufragés du Portalègre fussent installés dans une des factoreries de la bourgade, où ils ne pouvaient rencontrer que bon accueil et franche hospitalité.

«Juhel… Juhel?…»

Cet appel interrompit brusquement la conversation de Saouk et du Portugais.

C’était maître Antifer qui le proférait, et il fut suivi de ce second appel:

«Gildas… Gildas?»

Le jeune capitaine et le gabarier, qui se tenaient sur la grève afin d’observer la manœuvre des barques de pêche, vinrent aussitôt rejoindre maître Antifer.

Le banquier Zambuco était avec lui, et Ben-Omar, sur un signe, s’approcha.

Laissant Barroso retourner vers ses hommes, Saouk gagna peu à peu du côté du groupe, de manière à pouvoir entendre ce qui allait se dire. Comme il était censé ne point comprendre le français, personne ne songerait à s’inquiéter de sa présence.

«Juhel, dit maître Antifer, écoute bien, car le moment est venu de prendre une détermination.»

Il parlait d’une voix saccadée, en homme qui est arrivé au paroxysme de l’irritabilité.

«Le dernier document porte que l’îlot numéro deux est situé dans la baie Ma-Yumba… Or… nous sommes dans la baie Ma-Yumba… Pas de doute à cela ?…

– Pas de doute, mon oncle.

– Mais nous n’avons plus ni sextant ni chronomètre… puisque ce maladroit de Trégomain, à qui j’avais eu la sottise de les confier, les a perdus…

– Mon ami… dit le gabarier.

– Je me serais plutôt noyé que de les laisser perdre! répondit durement Pierre-Servan-Malo.

– Moi aussi! ajouta le banquier.

– Vraiment… monsieur Zambuco! riposta Gildas Trégomain avec un geste d’indignation.

– Enfin… ils sont perdus, poursuivit maître Antifer, et… faute de ces instruments, Juhel, il te serait impossible de déterminer le gisement de l’îlot numéro deux…

– Impossible, mon oncle, et, à mon avis, la seule détermination qui soit sage, c’est de se rendre à Ma-Yumba dans une de ces chaloupes, de retourner à Loango par terre, et d’embarquer sur le premier paquebot qui fera escale…

– Cela… jamais!» répondit maître Antifer.

Et le banquier, comme un écho fidèle, répéta:

– Jamais!»

Ben-Omar les regardait l’un après l’autre, remuant la tête à la façon des idiots, tandis que Saouk écoutait sans avoir l’air de comprendre.

«Oui… Juhel… nous irons à Ma-Yumba… mais nous y séjournerons au lieu de partir pour Loango… Nous y resterons le temps qui sera nécessaire – tu m’entends bien – pour visiter les îlots de la baie… tous…

– Quoi, mon oncle?…

– Ils ne sont pas nombreux… cinq ou six… et fussent-ils cent, fussent-ils mille, que je les visiterais l’un après l’autre!

– Mon oncle… ce n’est pas raisonnable…

– Très raisonnable, Juhel! C’est l’un d’eux qui renferme le trésor… Le document indique même l’orientation de la pointe où il a été enterré par Kamylk-Pacha…

– Que le diable emporte!… murmura Gildas Trégomain.

– Avec de la volonté, de la patience, reprit maître Antifer, nous finirons par découvrir l’endroit qui est marqué d’un double K…

– Et si nous ne le trouvons pas, cet endroit?… demanda Juhel.

– Ne dis pas cela, Juhel: s’écria maître Antifer. Par le Dieu vivant, ne dis pas cela!»

Et, dans un accès d’indescriptible fureur, ses dents broyèrent le caillou qui roulait entre ses mâchoires. Jamais il n’avait été plus près d’être frappé d’une congestion cérébrale.

Juhel ne crut pas devoir résister à pareil entêtement. Les recherches qui, selon lui, n’aboutiraient point, n’exigeraient pas plus d’une quinzaine de jours. Lorsque maître Antifer serait convaincu qu’il n’avait plus rien à espérer, il faudrait, bon gré mal gré, qu’il prît son parti de revenir en Europe. Aussi Juhel répondit-il:

«Soyons prêts à embarquer sur cette chaloupe de pêche, dès qu’elle aura atterri.

– Pas avant d’avoir visité cet îlot, répondit maître Antifer, car… enfin… pourquoi ne serait-ce pas celui-ci?»

Observation logique, après tout. Qui sait si les chercheurs de trésor n’étaient pas arrivés au but, si le hasard n’avait pas fait ce qu’ils ne pouvaient plus faire faute de sextant et de chronomètre? Chance très invraisemblable, dira-t-on? Soit! Mais, à la suite de tant de contrariétés, de fatigues, de périls, pourquoi le Dieu de la fortune ne se serait-il pas montré favorable à ses opiniâtres adorateurs?

Juhel ne risqua aucune objection et le mieux, en somme, était de ne point perdre de temps. Il fallait opérer la reconnaissance de l’îlot avant que la chaloupe de pêche l’eût accosté. Lorsqu’elle serait près des roches, il était à craindre que l’équipage du boutre ne voulût embarquer aussitôt, ayant hâte de se refaire substantiellement dans une des factoreries de Ma-Yumba. Comment obliger ces hommes à subir un retard dont on ne leur dirait pas la cause? Quant à leur faire connaître l’existence du trésor, jamais, puisque c’eût été livrer le secret de Kamylk-Pacha!

Rien de plus juste, mais, au moment où maître Antifer et Zambuco, accompagnés de Juhel et de Gildas Trégomain, du notaire et de Nazim, se disposeraient à quitter le campement, Barroso et ses gens n’en éprouveraient-ils pas quelque étonnement, et ne seraient-ils pas tentés de les suivre ?…

Ce était une difficulté très sérieuse. En cas que le trésor fût découvert, quelle serait l’attitude de cet équipage s’il assistait à cette exhumation de trois barils, contenant des millions en or, diamants et autres pierres précieuses? N’y avait-il pas de quoi pousser aux scènes de violence et de dilapidation un ramassis d’aventuriers qui ne valaient pas la corde pour les pendre? Deux fois plus nombreux que le Malouin et ses compagnons, ils auraient vite fait de les maîtriser, de les maltraiter, de les massacrer! A coup sûr, ce n’était pas leur capitaine qui essaierait de les contenir! Il les exciterait plutôt, et saurait bien s’adjuger la part du lion dans cette affaire!

Mais obliger maître Antifer à n’agir qu’avec la plus extrême prudence, lui donner à comprendre que mieux valait perdre quelques jours, qu’il fallait d’abord gagner Ma-Yumba avec l’équipage du Portalègre, y procéder à une installation quelconque, puis, le lendemain, revenir à l’îlot dans une barque frêtée ad hoc, après s’être débarrassé de ces hommes à bon droit suspects, voilà qui n’était rien moins que facile… L’oncle de Juhel se refuserait à entendre raison… Jamais on ne pourrait le contraindre à partir, tant qu’il n’aurait pas visité l’îlot… Aucune considération ne l’arrêterait…

Il s’ensuit donc que le gabarier fut envoyé promener, et de la belle manière, lorsqu’il présenta ces très justes observations à son intraitable ami, lequel termina sa bordée par ces deux mots:

«En route!

– Je t’en prie…

– Reste, si tu le veux… Je n’ai pas besoin de toi…

– Un peu de prudence…

– Viens… Juhel.»

Et il fallut obéir.

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Maître Antifer et Zambuco avaient quitté le campement. Gildas Trégomain et Juhel se mirent en mesure de les suivre. Toutefois les hommes du boutre ne se préparèrent point à leur emboîter le pas. Barroso lui-même ne parut pas vouloir s’inquiéter du motif pour lequel ses passagers quittaient la place.

A quoi tenait cette réserve?…

A ceci: c’est que Saouk avait entendu tout cet entretien, et, ne voulant ni retarder ni empêcher les recherches, il n’avait eu qu’un mot à dire au capitaine portugais.

Barroso était donc revenu vers son équipage, auquel il avait donné l’ordre d’attendre en cet endroit l’arrivée des chaloupes de pêche, et de ne point s’écarter du campement.

Cela fait, sur un signe de Saouk, Ben-Omar se mit en marche, afin de rejoindre maître Antifer, qui ne pouvait s’étonner de voir le notaire flanqué de son clerc Nazim.

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1 C’est par Loango que l’on va maintenant à Brazzaville sur le fleuve Congo.