Jules Verne
Mistress Branican
(Chapitre VII-X)
83 dessins de L. Benett
12 grandes gravures en chromotypographie
2 grandes cartes en chromolithographie
Bibliothèque D’Éducation et de Récréation
J. Hetzel et Cie
© Andrzej Zydorczak
Éventualités diverses
ucune nouvelle du Franklin, pendant les premiers mois de l’année 1876. Nul indice de son passage, dans les mers des Philippines, des Célèbes ou de Java. Il en fut de même pour les parages de l’Australie septentrionale. D’ailleurs, comment admettre que le capitaine John se fût aventuré à travers le détroit de Torrès? Une fois seulement, au nord des îles de la Sonde, à trente milles de Batavia, un morceau d’étrave fut repêché par une goélette fédérale et rapporté à San-Diégo, pour voir s’il n’appartenait pas au Franklin. Mais, après un examen plus approfondi, il fut démontré que cette épave devait être d’un bois plus vieux que les matériaux employés par les constructeurs du Franklin.
Au surplus, ce fragment ne se serait détaché que si le navire s’était fracassé sur quelque écueil ou s’il avait été abordé en mer. Or, dans ce dernier cas, le secret de la collision n’aurait pu être si bien gardé qu’il n’en eût transpiré quelque chose, – à moins que les deux bâtiments n’eussent coulé après l’abordage. Mais, puisqu’on ne signalait point la disparition d’un autre navire, qui eût remonté à une dizaine de mois, l’idée d’une collision était à écarter, comme aussi la supposition d’un naufrage sur côte, pour en revenir à l’explication la plus simple: c’est que le Franklin devait avoir sombré sous le coup d’une de ces tornades qui visitent fréquemment les parages de la Malaisie, et auxquelles nul bâtiment ne saurait résister.
Un an s’étant écoulé depuis le départ du Franklin, il fut définitivement classé dans la catégorie des navires perdus ou supposés perdus, qui figurent en si grand nombre dans les annales des sinistres maritimes.
Cet hiver – 1875-1876 – avait été très rigoureux, même dans cette heureuse région de la basse Californie, où le climat est généralement modéré. Par les froids excessifs qui persistèrent jusqu’à la fin de février, personne ne pouvait s’étonner que Mrs. Branican n’eût jamais quitté Prospect-House, pas même pour prendre l’air dans le petit enclos.
A se prolonger, cependant, cette réclusion eût sans doute fini par devenir suspecte aux gens qui demeuraient dans le voisinage du chalet. Mais on se serait demandé si la maladie de Mrs. Branican ne s’était pas aggravée, plutôt que de supposer que Len Burker pût avoir un intérêt quelconque à cacher la malade. Aussi le mot de séquestration ne fut-il jamais prononcé. Quant à M. William Andrew, il avait été retenu à la chambre durant une grande partie de l’hiver, impatient de voir par lui-même dans quel état se trouvait Dolly, il se promettait d’aller à Prospect-House, dès qu’il serait en état de sortir.
Or, dans la première semaine de mars, voilà que Mrs. Branican reprit ses promenades aux environs de Prospect-House, en compagnie de Jane et de la mulâtresse. Peu de temps après, dans une visite qu’il fit au chalet, M. William Andrew constata que la santé de la jeune femme ne donnait aucune inquiétude. Physiquement, son état était aussi satisfaisant que possible. Moralement, il est vrai, aucune amélioration ne s’était produite: inconscience, défaut de mémoire, manque d’intelligence, c’était toujours là les caractères de cette dégénérescence mentale. Même au cours de ses promenades, qui auraient pu lui rappeler quelques souvenirs, en présence, des enfants qu’elle rencontrait sur sa route, devant cette mer animée de voiles lointaines où se perdait son regard, Mrs. Branican n’éprouvait plus cette émotion qui l’avait si profondément troublée autrefois. Elle ne cherchait pas à s’enfuir, et, maintenant, on pouvait la laisser seule à la garde de Jane. Toute idée de résistance, toute velléité de réaction étant éteintes, c’était la plus absolue résignation, doublée de la plus complète indifférence. Et, lorsque M. William Andrew eut revu Dolly, il dut se répéter que sa folie était incurable.
A cette époque, la situation de Len Burker était de plus en plus compromise. Le patrimoine de Mrs. Branican, dont il avait violé le dépôt, n’avait pas suffi à combler l’abîme creusé sous ses pieds. Cette lutte à laquelle il s’opiniâtrait allait prendre fin avec ses dernières ressources. Quelques mois encore, quelques semaines peut-être, il serait menacé de poursuites judiciaires, dont il ne parviendrait à éviter les conséquences qu’en abandonnant San-Diégo.
Une seule circonstance aurait pu le sauver; mais il ne semblait pas qu’elle dût se produire, – du moins en temps utile. En effet, si Mrs. Branican était vivante, son oncle Edward Starter continuait à vivre et à bien vivre. Non sans d’infinies précautions, afin qu’il n’en fût point informé, Len Burker avait pu se procurer des nouvelles de ce Yankee, confiné au fond de ses terres du Tennessee.
Robuste et vigoureux, dans la plénitude de ses facultés morales et physiques, ayant à peine soixante ans, Edward Starter passait son existence au grand air, au milieu des prairies et des forêts de cet immense territoire, dépensant son activité en parties de chasse à travers cette giboyeuse contrée, ou en parties de pêche sur les nombreux cours d’eau qui l’arrosent, se démenant sans cesse à pied ou à cheval, administrant par lui et rien que par lui ses vastes domaines. Décidément, c’était un de ces rudes fermiers du Nord-Amérique, qui meurent centenaires, et encore ne s’explique-t-on pas pourquoi ils veulent bien se décider à mourir.
Il n’y avait donc pas à compter dans un délai prochain sur cet héritage, et toute vraisemblance était même pour que l’oncle survécût à sa nièce. Les espérances que Len Burker avait pu concevoir de ce chef s’écroulaient manifestement, et devant lui se dressait l’inévitable catastrophe.
Deux mois s’écoulèrent, deux mois pendant lesquels sa situation devint pire encore. Des bruits inquiétants coururent sur son compte à San-Diégo comme au dehors. Maintes menaces lui furent adressées par des gens qui ne pouvaient plus rien obtenir de lui. Pour la première fois, M. William Andrew eut connaissance de ce qui était, et, très alarmé au sujet des intérêts de Mrs. Branican, il prit la résolution d’obliger son tuteur à lui rendre des comptes. S’il le fallait, la tutelle de Dolly serait remise à quelque mandataire plus digne de confiance, bien qu’il n’y eût rien à reprocher à Jane Burker, profondément dévouée à sa cousine.
Or, à cette époque déjà, les deux tiers du patrimoine de Mrs. Branican étaient dévorés, et, de cette fortune, il ne restait à Len Burker qu’un millier et demi de dollars.
Au milieu des réclamations qui le pressaient de toutes parts, un millier et demi de dollars, c’était une goutte d’eau dans la baie de San-Diégo! Mais, ce qui était insuffisant pour faire face à ses obligations devait lui suffire encore, s’il voulait fuir pour se mettre à l’abri des poursuites. Et il n’était que temps.
En effet, des plaintes ne tardèrent pas à être déposées contre Len Burker, – plaintes en escroqueries et abus de confiance. Bientôt il fut sous le coup d’un mandat d’arrestation. Mais, lorsque les agents se présentèrent à son office de Fleet Street, il n’y avait pas paru depuis la veille.
Les agents se transportèrent aussitôt à Prospect-House… Len Burker avait quitté le chalet au milieu de la nuit. Qu’elle l’eût voulu ou non, sa femme avait été contrainte de le suivre. Seule la mulâtresse Nô était restée près de Mrs. Branican.
Des recherches furent alors ordonnées à San-Diégo, puis à San-Francisco, et sur divers points de l’État de Californie, afin de retrouver les traces de Len Burker: elles ne produisirent aucun résultat.
Dès que le bruit de cette disparition se fut répandu dans la ville, un toile s’éleva contre l’indigne agent d’affaires, dont le déficit – on l’apprit rapidement – se chiffrait par une somme considérable.
Ce jour-là – 17 mai – à la première heure, M. William Andrew, s’étant rendu à Prospect-House, avait constaté qu’il ne restait plus rien des valeurs appartenant à Mrs. Branican. Dolly était absolument sans ressources. Son infidèle tuteur n’avait même pas laissé de quoi subvenir à ses premiers besoins.
M. William Andrew s’arrêta aussitôt au seul parti qu’il y eût à prendre: c’était de faire entrer Mrs. Branican dans une maison de santé, où sa situation serait assurée, et de congédier cette Nô, qui ne lui inspirait aucune confiance.
Donc, si Len Burker avait espéré que la mulâtresse resterait près de Dolly, et qu’elle le tiendrait au courant des modifications que son état de santé ou de fortune subirait dans l’avenir, il fut déçu de ce chef.
Nô, mise en demeure de quitter Prospect-House, partit le jour même. Dans la pensée qu’elle chercherait sans doute à rejoindre les époux Burker, la police la fît observer pendant quelque temps. Mais cette femme, très défiante et très rusée, parvint à dépister les agents, et disparut à son tour, sans que l’on sût ce qu’elle était devenue.
Maintenant, il était abandonné, ce chalet de Prospect-House, où John et Dolly avaient vécu si heureux, où ils avaient fait tant de rêves pour le bonheur de leur enfant!
Ce fut dans la maison de santé du docteur Brumley, qui l’avait déjà soignée, que Mrs. Branican fut conduite par M. William Andrew. Son état mental se ressentirait-il du changement récemment produit dans son existence? On l’espéra vainement. Elle resta aussi indifférente qu’elle l’avait été à Prospect-House. La seule particularité digne d’être relevée, c’est qu’une sorte d’instinct naturel semblait surnager au milieu du naufrage de sa raison. Quelquefois, il lui arrivait de murmurer une chanson de bébé, comme si elle eût voulu endormir un enfant entre ses bras. Mais le nom du petit Wat ne s’échappait jamais de ses lèvres.
Au cours de l’année 1876, aucune nouvelle de John Branican. Les rares personnes qui auraient pu croire encore que, si le Franklin ne revenait pas, son capitaine et son équipage seraient, maigre cela, rapatries, furent contraintes de renoncer à cette conjecture. L’espérance ne peut indéfiniment résister a l’action destructive du temps. Aussi cette chance de retrouver les naufragés, qui s’affaiblissait de jour en jour fut-elle réduite à néant, lorsque l’année 1877, prenant fin, eut porté à plus de dix-huit mois le délai durant lequel on n’avait rien appris relativement au navire disparu.
Il en fut de même pour ce qui concernait les époux Burker. Les recherches étant demeurées infructueuses, on ne savait en quel pays ils étaient allés se réfugier, on ignorait le lieu où tous deux se cachaient sous un faux nom.
Et, à la vérité, il aurait eu raison de se plaindre de sa malchance, ce Len Burker, de n’avoir pu maintenir sa situation à l’office de Fleet Street. En effet, deux ans après sa disparition, l’aléa sur lequel il avait échafaudé ses plans venait de se réaliser, et il est permis de dire qu’il avait sombré au port!
Vers le milieu du mois de juin 1878, M. William Andrew reçut une lettre à l’adresse de Dolly Branican. Cette lettre l’informait de la mort inopinée d’Edward Starter. Le Yankee avait péri dans un accident. Une balle, tirée par un de ses compagnons de chasse, l’avait par ricochet frappé en plein cœur et tué sur le coup.
A l’ouverture de son testament, il fut reconnu qu’il laissait toute sa fortune à sa nièce, Dolly Starter, femme du capitaine Branican. L’état dans lequel se trouvait actuellement son héritière n’avait rien pu changer à ses dispositions, puisqu’il ignorait qu’elle eût été atteinte de folie, comme il ignorait aussi la disparition du capitaine John.
Aucune de ces nouvelles n’était jamais parvenue au fond de cet État du Tennessee, dans cet inaccessible et sauvage domaine, où, conformément à la volonté d’Edward Starter, ne pénétraient ni lettres ni journaux.
En fermes, en forêts, en troupeaux, en valeurs industrielles de diverses sortes, la fortune du testateur pouvait être évaluée à deux millions de dollars.1
Tel était l’héritage que la mort accidentelle d’Edward Starter venait de faire passer sur la tête de sa nièce. Avec quelle joie San-Diégo eût applaudi à cet enrichissement de la famille Branican, si Dolly eut encore été épouse et mère, en pleine possession de son intelligence, si John avait été là pour partager cette richesse avec elle! Quel usage la charitable femme en aurait fait! Que de malheureux elle aurait secourus! Mais non! Les revenus de cette fortune mis en réserve, s’accumuleraient sans profit pour personne. Dans la retraite inconnue où il s’était réfugié, Len Burker eut-il connaissance de la mort d’Edward Starter et des biens considérables qu’il laissait, il est impossible de le dire.
M. William Andrew, administrateur des biens de Dolly, prit le parti d’aliéner les terres du Tennessee, fermes, forêts et prairies, qu’il eût été difficile de gérer à de telles distances. Nombre d’acquéreurs se présentèrent, et les ventes furent faites dans d’excellentes conditions. Les sommes qui en provinrent, converties en valeurs de premier choix, jointes à celles qui formaient une part importante de l’héritage d’Edward Starter, furent déposées dans les caisses de la Consolidated National Bank de San-Diégo. L’entretien de Mrs. Branican dans la maison du docteur Brumley ne devait absorber qu’une très faible part des revenus dont elle allait être créditée annuellement, et leur accumulation finirait par lui constituer l’une des plus grosses fortunes de la basse Californie.
D’ailleurs, malgré ce changement de situation, il ne fut point question de retirer Mrs. Branican de la maison du docteur Brumley. M. William Andrew ne le jugea pas nécessaire. Cette maison lui offrait tout le confort et aussi tous les soins que ses amis pouvaient désirer. Elle y resta donc, et là, sans doute, s’achèverait cette misérable, cette vaine existence, à laquelle il semblait que l’avenir réservait toutes les chances de bonheur!
Mais si le temps marchait, le souvenir des épreuves qui avaient accablé la famille Branican était toujours aussi vivace à San-Diégo, et la sympathie que Dolly inspirait aussi sincère, aussi profonde qu’au premier jour.
L’année 1879 commença, et tous ceux qui croyaient qu’elle s’écoulerait comme les autres, sans amener aucun changement dans cette situation, se trompaient absolument.
En effet, pendant les premiers mois de l’année nouvelle, le docteur Brumley et les médecins attachés à sa maison furent vivement frappés des modifications que présentait l’état moral de Mrs. Branican. Ce calme désespérant, cette indifférence apathique qu’elle montrait pour tous les détails de la vie matérielle, faisaient graduellement place à une agitation caractéristique. Ce n’étaient point des crises, suivies d’une réaction, où l’intelligence s’annihilait plus absolument encore. Non! On eût pu croire que Dolly éprouvait le besoin de se reprendre à la vie intellectuelle, que son âme cherchait à rompre les liens qui l’empêchaient de s’épandre à l’extérieur. Des enfants, qui lui furent présentés, obtinrent d’elle un regard, presque un sourire. On ne l’a pas oublié, à Prospect-House, durant la première période de sa folie, elle avait eu de ces échappées d’instinct, qui s’évanouissaient avec la crise. Maintenant, au contraire, ces impressions tendaient à persister. Il semblait que Dolly fût dans le cas d’une personne qui s’interroge, qui cherche à retrouver au fond de sa mémoire des souvenirs lointains.
Mrs. Branican allait-elle donc recouvrer la raison? Était-ce un travail de régénération qui s’opérait en elle? La plénitude de sa vie morale lui serait-elle rendue?… Hélas! à présent qu’elle n’avait plus ni enfant ni mari, était-il à souhaiter que cette guérison, on peut dire ce miracle, se manifestât, puisqu’elle n’en serait que plus malheureuse!
Que cela fût désirable ou non, les médecins entrevirent la possibilité d’obtenir ce résultat. Tout fut mis en œuvre pour produire sur l’esprit, sur le cœur de Mrs. Branican des secousses durables et salutaires. On jugea même à propos de lui faire quitter la maison du docteur Brumley, de la ramener à Prospect-House, de la réinstaller dans sa chambre du chalet. Et lorsque cela fut fait, elle eut certainement conscience de cette modification apportée à son existence, elle parut prendre intérêt à se trouver dans ces conditions nouvelles.
Avec les premières journées du printemps, – on était alors en avril, – les promenades recommencèrent aux environs. Mrs. Branican fut plusieurs fois conduite sur les grèves de la pointe Island. Les quelques navires qui passaient au large, elle les suivait du regard, et sa main se tendait vers l’horizon. Mais elle ne cherchait plus à s’échapper comme autrefois, à fuir le docteur Brumley qui l’accompagnait. Elle n’était point affolée par le bruit des lames tumultueuses, couvrant le rivage de leurs embruns. Y avait-il lieu de penser que son imagination l’entraînait alors sur cette route suivie par le Franklin en quittant le port de San-Diégo, au moment où ses hautes voiles disparaissaient derrière les hauteurs de la falaise?… Oui… peut-être! Et ses lèvres, un jour, murmurèrent distinctement le nom de John!…
Il était manifeste que la maladie de Mrs. Branican venait d’entrer dans une période dont il y avait lieu d’étudier soigneusement les diverses phases. Peu à peu, en s’habituant à vivre au chalet, elle reconnaissait ça et là les objets qui lui étaient chers. Sa mémoire se reconstituait dans ce milieu, qui avait été si longtemps le sien. Un portrait du capitaine John, suspendu au mur de sa chambre, commençait à fixer son attention. Chaque jour, elle le regardait avec plus d’insistance, et une larme, inconsciente encore, s’échappait parfois de ses yeux.
Oui! s’il n’y avait pas eu certitude sur la perte du Franklin, si John eût été sur le point de revenir, s’il eût apparu soudain, peut-être Dolly eût-elle recouvré la raison!… Mais il ne fallait plus compter sur le retour de John!
C’est pourquoi le docteur Brumley résolut de provoquer chez la pauvre femme une secousse qui n’était pas sans danger. Il voulait agir avant que l’amélioration observée fût venue à s’amoindrir, avant que la malade fût retombée dans cette indifférence qui avait été la caractéristique de sa folie depuis quatre ans. Puisqu’il semblait que son âme vibrait encore au souffle des souvenirs, il fallait lui imprimer une vibration suprême, dût-elle en être brisée! Oui! tout plutôt que de laisser Dolly rentrer dans ce néant, comparable à la mort!
Ce fut aussi l’avis de M. William Andrew, et il encouragea le docteur Brumley à tenter l’épreuve.
Un jour, le 27 mai, tous deux vinrent chercher Mrs. Branican, à Prospect-House. Une voiture, qui les attendait à la porte, les conduisit à travers les rues de San-Diégo jusqu’aux quais du port, et s’arrêta à l’embarcadère, où la steam-launch prenait les passagers qui voulaient se rendre à la pointe Loma.
L’intention du docteur Brumley, c’était, non de reconstituer la scène de la catastrophe, mais de replacer Mrs. Branican dans la situation où elle se trouvait, lorsqu’elle avait été si brusquement frappée dans sa raison.
En ce moment, le regard de Dolly brillait d’un extraordinaire éclat. Elle était en proie à une singulière animation. Il se faisait comme un remuement dans tout son être…
Le docteur Brumley et M. William Andrew la conduisirent vers la steam-launch, et, à peine eut-elle mis le pied sur le pont, que l’on fut encore plus vivement surpris de son attitude. D’instinct, elle était allée reprendre la place qu’elle occupait au coin de la banquette de tribord, alors qu’elle tenait son enfant entre ses bras. Puis elle regardait le fond do la baie, du côté de la pointe Loma, comme si elle eut cherché le Boundary à son mouillage.
Les passagers de l’embarcation avaient reconnu Mrs. Branican, et, M. William Andrew les ayant prévenus de ce qui allait être tenté, tous étaient sous le coup d’une émotion profonde. Devaient-ils être les témoins d’une scène de résurrection… non la résurrection d’un corps, mais celle d’une âme?…
Il va sans dire que toutes les précautions avaient été prises pour que, dans une crise d’affolement, Dolly ne pût se jeter par-dessus le bord de l’embarcation.
Déjà on avait franchi un demi-mille, et les yeux de Dolly ne s’étaient pas encore abaissés vers la surface de la baie. Ils étaient toujours dirigés vers la pointe Loma, et, lorsqu’ils s’en détournèrent, ce fut pour observer les manœuvres d’un navire de commerce, qui, toutes voiles dessus, apparaissait à l’entrée du goulet, se rendant à son poste de quarantaine.
La figure de Dolly fut comme transformée… Elle se redressa, en regardant ce navire…
Ce n’était pas le Franklin, et elle ne s’y trompa point. Mais secouant la tête, elle dit:
«John!… Mon John!… Toi aussi, tu reviendras bientôt… et je serai là pour te recevoir!»
Soudain ses regards semblèrent fouiller les eaux de cette baie qu’elle venait de reconnaître. Elle poussa un cri déchirant, et se retournant vers M. William Andrew:
«Monsieur Andrew… vous… dit-elle. Et lui… mon petit Wat… mon enfant… mon pauvre enfant!… Là… là… je me souviens!… Je me souviens!…»
Et elle tomba agenouillée sur le pont de l’embarcation, les yeux noyés de larmes.
Situation difficile
rs. Branican revenue à la raison, c’était comme une morte qui serait revenue à la vie. Puisqu’elle avait résisté à ce souvenir, à l’évocation de cette scène, puisque cet éclair de sa mémoire ne l’avait pas foudroyée, pouvait-on, devait-on espérer que cette reprise d’elle-même serait définitive? Son intelligence ne succomberait-elle pas une seconde fois, lorsqu’elle apprendrait que, depuis quatre ans, les nouvelles du Franklin faisaient défaut, qu’il fallait le considérer comme perdu, corps et biens, qu’elle ne reverrait jamais le capitaine John?…
Dolly, brisée par cette violente émotion, avait été immédiatement ramenée à Prospect-House. Ni M. William Andrew, ni le docteur Brumley n’avaient voulu la quitter, et grâce aux femmes attachées à son service, elle reçut tous les soins que réclamait son état.
Mais la secousse avait été si rude qu’une fièvre intense s’en suivit. Il y eut même quelques jours de délire, dont les médecins se montrèrent très inquiets, bien que Dolly fût rentrée dans la plénitude de ses facultés intellectuelles. A la vérité, lorsque le moment serait venu de lui faire connaître toute l’étendue de son malheur, que de précautions il y aurait à prendre!
Et d’abord, la première fois que Dolly demanda depuis combien de temps elle était privée de raison:
«Depuis deux mois, répondit le docteur Brumley, qui était préparé à cette question.
– Deux mois… seulement!» murmura-t-elle.
Et il lui semblait qu’un siècle avait passé sur sa tête!
«Deux mois! ajouta-t-elle. John no peut encore être de retour, puisqu’il n’y a que deux mois qu’il est parti!… Et sait-il que notre pauvre petit enfant?…
– Monsieur Andrew a écrit… répliqua sans hésiter le docteur Brumley.
– Et a-t-on reçu des nouvelles du Franklin?…»
Réponse fut faite à Mrs. Branican que le capitaine John avait dû écrire de Singapore, mais que ses lettres n’avaient pu encore parvenir. Toutefois, d’après les correspondances maritimes, il y avait lieu de croire que le Franklin ne tarderait pas à arriver aux Indes. Des dépêches étaient attendues sous peu de temps.
Puis Dolly ayant demandé pourquoi Jane Burker n’était pas près d’elle, le docteur lui répondit que M. et Mrs. Burker étaient en voyage, et que l’on n’était pas fixé sur l’époque de leur retour.
C’était à M. William Andrew qu’incombait’ la tâche d’apprendre à Mrs. Branican la catastrophe du Franklin. Mais il fut convenu qu’il ne parlerait que lorsque sa raison serait assez raffermie pour supporter ce nouveau coup. Il aurait même soin de ne lui révéler que peu à peu les faits permettant de conclure qu’il ne restait aucun survivant du naufrage.
La question de l’héritage, acquis par la mort de M. Edward Starter, fut également réservée. Mrs. Branican saurait toujours assez tôt qu’elle possédait cette fortune, puisque son mari ne pourrait plus la partager avec elle!
Pendant les quinze jours qui suivirent, Mrs. Branican n’eut aucune communication avec le dehors. M. William Andrew et le docteur Brumley eurent seuls accès près d’elle. Sa fièvre, très intense au début, commençait à diminuer, et ne tarderait probablement pas à disparaître. Autant au point de vue de sa santé que pour n’avoir point à répondre à des questions trop précises, trop embarrassantes, le docteur avait prescrit à la malade un silence absolu. Et, surtout, on évitait devant elle toute allusion au passé, tout ce qui aurait pu lui permettre de comprendre que quatre ans s’étaient écoulés depuis la mort de son enfant, depuis le départ du capitaine John. Pendant quelque temps encore, il importait que l’année 1879 ne fût pour elle que l’année 1875.
D’ailleurs, Dolly n’éprouvait qu’un désir ou plutôt une impatience bien naturelle: c’était de recevoir une première lettre de John. Elle calculait que le Franklin étant sur le point d’arriver à Calcutta, s’il n’y était déjà, la maison Andrew ne tarderait pas à en être avisée par télégramme… Le courrier transocéanique ne se ferait pas attendre… Puis, elle-même, dès qu’elle en aurait la force, écrirait à John… Hélas! que dirait cette lettre, – la première qu’elle lui aurait adressée depuis leur mariage, puisqu’ils n’avaient jamais été séparés avant le départ du Franklin?… Oui! que de tristes choses renfermerait cette première lettre!
Et alors se reportant vers le passé, Dolly s’accusait d’avoir causé la mort de son enfant!… Cette néfaste journée du 31 mars revenait à son souvenir!… Si elle eût laissé le petit Wat à Prospect-House, il vivrait encore!… Pourquoi l’avait-elle emmené lors de cette visite au Boundary?… Pourquoi avait-elle refusé l’offre du capitaine Ellis, qui lui proposait de rester à bord jusqu’à l’arrivée du navire au quai de San-Diégo?… L’effroyable malheur ne fût pas arrivé!… Et aussi pourquoi, dans un mouvement irréfléchi, avait-elle arraché l’enfant des bras de sa nourrice, au moment où l’embarcation évoluait brusquement pour éviter un abordage!… Elle était tombée, et le petit Wat lui avait échappé… à elle, sa mère… et elle n’avait pas eu l’instinct de le serrer dans une étreinte convulsive… Et, lorsque le matelot l’avait ramenée à bord, le petit Wat n’était plus dans ses bras!… Pauvre enfant, qui n’avait pas même une tombe sur laquelle sa mère pût aller pleurer!
Ces images, trop vivement évoquées dans son esprit, faisaient perdre à Dolly le calme qui lui était si nécessaire. A plusieurs reprises, un violent délire, dû au redoublement de la fièvre, rendit le docteur Brumley extrêmement inquiet. Par bonheur, ces crises se calmèrent, s’éloignèrent, disparurent enfin. Il n’y eut plus à craindre pour l’état mental de Mrs. Branican. Le moment approchait où M. William Andrew pourrait tout lui dire.
Dès que Dolly fut franchement entrée dans la période de convalescence, elle obtint la permission de quitter son lit. On l’installa sur une chaise longue, devant les fenêtres de sa chambre, d’où son regard embrassait la baie de San-Diégo, et pouvait se porter plus loin que la pointe Loma, jusqu’à l’horizon de mer. Là, elle restait immobile pendant de longues heures.
Puis Dolly voulut écrire à John; elle avait besoin de lui parler de leur enfant qu’il ne verrait plus, et elle laissa déborder toute sa douleur dans une lettre que John ne devait jamais recevoir.
M. William Andrew prit cette lettre, en promettant de la joindre à son courrier pour les Indes, et, cela fait, Mrs. Branican redevint assez calme, ne vivant plus que dans l’espérance d’obtenir par voie directe ou indirecte des nouvelles du Franklin.
Cependant cet état de choses ne devait pas durer. Évidemment, Dolly apprendrait, tôt ou tard, ce qu’on lui cachait, – par excès de prudence peut-être. Plus elle se concentrait dans cette pensée qu’elle ne tarderait pas à recevoir une lettre de John, que chaque jour écoulé la rapprochait de son retour, plus le coup serait terrible!
Et cela ne parut que trop certain à la suite d’un entretien que Mrs. Branican et M. William Andrew eurent le 19 juin.
Pour la première fois, Dolly était descendue dans le petit jardin de Prospect-House, où M. William Andrew l’aperçut assise sur un banc, devant le perron du chalet. Il alla s’asseoir près d’elle, et lui prenant les mains, les serra affectueusement.
Dans cette dernière période de convalescence, Mrs. Branican se sentait déjà forte. Son visage avait repris sa chaude coloration d’autrefois, bien que ses yeux fussent toujours humides de larmes.
«Je vois que votre guérison fait de rapides progrès, ma chère Dolly, dit M. William Andrew. Oui, vous allez mieux!
– En effet, monsieur Andrew, répondit Dolly, mais il me semble que j’ai bien vieilli pendant ces deux mois!… Combien mon pauvre John me trouvera changée à son retour!… Et puis, je suis seule à l’attendre!… Il n’y a plus que moi…
– Du courage, ma chère Dolly, du courage!… Je vous défends de vous laisser abattre… Je suis maintenant votre père… oui, votre père!… et je veux que vous m’obéissiez!
– Cher monsieur Andrew!
– A la bonne heure!
– La lettre que j’ai écrite à John est partie, n’est-ce pas?… demanda Dolly.
– Assurément… et il faut attendre sa réponse avec patience!… Il y a quelquefois de longs retards pour ces courriers de l’Inde!… Voilà que vous pleurez encore!… Je vous en prie, ne pleurez plus!…
– Le puis-je, monsieur Andrew, lorsque je songe… Et ne suis-je pas la cause… moi…
– Non, pauvre mère, non! Dieu vous a frappée cruellement… mais il veut que toute douleur ait une fin!
– Dieu!… murmura Mrs. Branican, Dieu qui me ramènera mon John!
– Ma chère Dolly, avez-vous eu aujourd’hui la visite du docteur? demanda M. William Andrew.
– Oui, et ma santé lui a paru meilleure!… Les forces me reviennent, et bientôt je pourrai sortir…
– Pas avant qu’il vous le permette, Dolly!
– Non, monsieur Andrew, je vous promets de ne pas faire d’imprudences.
– Et je compte sur votre promesse.
– Vous n’avez encore rien reçu de relatif au Franklin, monsieur Andrew?
– Non, et je ne saurais m’en étonner!… Les navires mettent quelquefois bien du temps à se rendre aux Indes…
– John aurait pu écrire de Singapore?… Est-ce qu’il n’y a pas fait relâche?
– Cela doit être, Dolly!… Mais, s’il a manqué le courrier de quelques heures, il n’en faut pas plus pour que ses lettres éprouvent un retard de quinze jours.
– Ainsi… vous n’êtes point surpris que John n’ait pas pu jusqu’ici vous faire parvenir une lettre?…
– Aucunement… répondit M. William Andrew, qui sentait combien la conversation devenait embarrassante.
– Et les journaux maritimes n’ont point mentionné son passage?… demanda Dolly.
– Non… depuis qu’il a été rencontré par le Boundary…il y a environ…
– Oui… environ deux mois… Et pourquoi faut-il que cette rencontre ait eu lieu!… Je ne serais point allée à bord du Boundary… et mon enfant…»
Le visage de Mrs. Branican s’était altéré, et des larmes coulaient de ses yeux.
«Dolly… ma chère Dolly, répondit M. William Andrew, ne pleurez pas, je vous en prie, ne pleurez pas!
– Ah! monsieur Andrew… je ne sais… Un pressentiment me saisit parfois… C’est inexplicable… Il me semble qu’un nouveau malheur… Je suis inquiète de John!
– Il ne faut pas l’être, Dolly!… Il n’y a aucune raison d’avoir de l’inquiétude…
– Monsieur Andrew, demanda Mrs. Branican, ne pourriez-vous m’envoyer quelques-uns des journaux où se trouvent les correspondances maritimes? Je voudrais les lire…
– Certainement, ma chère Dolly, je le ferai… D’ailleurs, si l’on savait quelque chose qui concernât le Franklin… soit qu’il eût été rencontré en mer, soit que sa prochaine arrivée aux Indes fût signalée, j’en serais le premier informé, et aussitôt…»
Mais il convenait de donner un autre tour à l’entretien. Mrs. Branican aurait fini par remarquer l’hésitation avec laquelle lui répondait M. William Andrew, dont le regard se baissait devant le sien, lorsqu’elle l’interrogeait plus directement. Aussi le digne armateur allait-il parler pour la première fois de la mort d’Edward Starter, et de la fortune considérable qui était échue en héritage à sa nièce, lorsque Dolly fit cette question:
«Jane Burker et son mari sont en voyage, m’a-t-on dit?… Y a-t-il longtemps qu’ils ont quitté San-Diégo?…
– Non… Deux ou trois semaines…
– Et ne sont-ils pas bientôt près de revenir?…
– Je ne sais… répondit M. William Andrew. Nous n’avons reçu aucune nouvelle…
– On ignore donc où ils sont allés?…
– On l’ignore, ma chère Dolly. Len Burker était engagé dans des affaires très aventureuses… Il a pu être appelé loin… très loin…
– Et Jane?…
– Mistress Burker a dû accompagner son mari… et je ne saurais vous dire ce qui s’est passé…
– Pauvre Jane! dit Mrs. Branican. J’ai pour elle une vive affection, et je serai heureuse de la revoir… N’est-ce pas la seule parente qui me reste!»
Elle ne songeait même pas à Edward Starter, ni au lien de famille qui les unissait.
«Comment se fait-il que Jane ne m’ait pas écrit une seule fois? demanda-t-elle.
– Ma chère Dolly… vous étiez déjà bien malade, lorsque M. Burker et sa femme sont partis de San-Diégo…
– En effet, monsieur Andrew, et pourquoi écrire à qui ne sait plus comprendre!… Chère Jane, elle est à plaindre!… La vie aura été dure pour elle!… J’ai toujours craint que Len Burker se lançât dans quelque spéculation qui tournerait mal!… Peut-être John le craignait-il aussi!
– Et cependant, répondit M. William Andrew, personne ne s’attendait à un si fâcheux dénouement…
– Est-ce donc à la suite de mauvaises affaires que Len Burker a quitté San-Diégo?…» demanda vivement Dolly.
Et elle regardait M. William Andrew, dont l’embarras n’était que trop visible.
«Monsieur Andrew, reprit-elle, parlez!… Ne me laissez rien ignorer!… Je désire tout savoir!…
– Eh bien, Dolly, je ne veux point vous cacher un malheur que vous ne tarderiez pas à connaître!… Oui! dans ces derniers temps, la situation de Len Burker s’est aggravée… Il n’a pu faire face à ses engagements… Des réclamations se sont élevées… Menacé d’être mis en état d’arrestation, il a dû prendre la fuite…
– Et Jane l’a suivi?…
– Il a certainement dû l’y contraindre, et, vous le savez, elle était sans volonté devant lui…
– Pauvre Jane!… Pauvre Jane! murmura Mrs. Branican. Que je la plains, et si j’avais été à même de lui venir en aide…
– Vous l’auriez pu! dit M. William Andrew. Oui… vous auriez pu sauver Len Burker, sinon pour lui, qui ne mérite aucune sympathie, du moins pour sa femme…
– Et John eût approuvé, j’en suis sûre, l’emploi que j’aurais fait de notre modeste fortune!»
M. William Andrew se garda bien de répondre que le patrimoine de Mrs. Branican avait été dévoré par Len Burker. C’eût été avouer qu’il avait été son tuteur, et elle se serait peut-être demandé comment en un temps si court, – deux mois à peine, – tant d’événements avaient pu s’accomplir.
Aussi M. William Andrew se borna-t-il à répondre:
«Ne parlez plus de votre modeste position, ma chère Dolly… Elle est bien changée maintenant!
– Que voulez-vous dire, monsieur Andrew? demanda Mrs. Branican.
– Je veux dire que vous êtes riche… extrêmement riche!
– Moi?…
– Votre oncle Edward Starter est mort…
– Mort?… Il est mort!… Et depuis quand?…
– Depuis…»
M. William Andrew fut sur le point de se trahir, en donnant la date exacte du décès d’Edward Starter, vieille de deux ans déjà, ce qui eût fait connaître l’entière vérité.
Mais Dolly était toute à cette pensée que la mort de son oncle, la disparition de sa cousine, la laissaient sans famille. Et, quand elle apprit que, du fait de ce parent qu’elle avait à peine connu, dont John et elle n’entrevoyaient l’héritage que dans un avenir assez éloigné, sa fortune se montait à deux millions de dollars, elle no vit là que l’occasion du bien qu’elle aurait pu accomplir.
«Oui, monsieur Andrew, dit-elle, je serais venue au secours de la pauvre Jane!… Je l’aurai sauvée de la ruine et de la honte!… Où est-elle?… Où peut-elle être?… Que va-t-elle devenir?…»
M. William Andrew dut répéter que les recherches faites pour retrouver Len Burker n’avaient donné aucun résultat. Len Burker s’était-il réfugié sur quelque lointain territoire des États-Unis, où n’avait-il pas plutôt quitté l’Amérique? Il avait été impossible de le savoir.
«Cependant, s’il n’y a que quelques semaines que Jane et lui ont disparu de San-Diégo, fit observer Mrs. Branican, peut-être apprendra-t-on…
– Oui… quelques semaines!» se hâta de répondre M. William Andrew.
Mais, en ce moment, Mrs. Branican ne songeait qu’à ceci: c’est que, grâce à l’héritage d’Edward Starter, John n’aurait plus besoin de naviguer… C’est qu’il ne la quitterait plus… C’est que ce voyage à bord du Franklin, pour le compte de la maison Andrew, serait le dernier qu’il aurait fait…
Et n’était-ce pas le dernier, puisque le capitaine John n’en devait jamais revenir!
«Cher monsieur Andrew, s’écria Dolly, une fois de retour, John ne reprendra plus la mer!… Ses goûts de marin, il me les sacrifiera!… Nous vivrons ensemble… toujours ensemble!… Rien ne nous séparera plus!»
A l’idée que ce bonheur serait brisé d’un mot – un mot qu’il faudrait bientôt prononcer – M. William Andrew ne se sentait plus maître de lui. Il se hâta de mettre fin à cet entretien; mais, avant de s’éloigner, il obtint de Mrs. Branican la promesse qu’elle ne commettrait aucune imprudence, qu’elle ne se hasarderait pas à sortir, qu’elle ne reviendrait pas à sa vie d’autrefois, tant que le docteur ne l’aurait pas permis. De son côté, il dut répéter que s’il recevait directement ou indirectement quelques informations sur le Franklin, il s’empresserait de les communiquer à Prospect-House.
Lorsque M. William Andrew eut rapporté cette conversation au docteur Brumley, celui-ci ne cacha point sa crainte qu’une indiscrétion ne fît connaître la vérité à Mrs. Branican. Que sa folie avait duré quatre ans, que, depuis quatre ans, on ne savait ce qu’était devenu le Franklin, qu’elle ne reverrait jamais John. Oui! mieux valait que ce fût par M. William Andrew ou par lui-même, et en prenant tous les ménagements possibles, que Dolly fût informée de la situation.
Il fut donc décidé que dans une huitaine de jours, lorsqu’il n’y aurait plus un motif plausible pour interdire à Mrs. Branican de quitter le chalet, elle serait instruite de tout.
«Et que Dieu lui donne la force de résister à cette épreuve!» dit M. William Andrew.
Pendant la dernière semaine de juin, l’existence de Mrs. Branican continua d’être à Prospect-House ce qu’elle avait toujours été. Grâce aux soins dont on l’entourait, elle recouvrait la force physique en même temps que l’énergie morale. Aussi M. William Andrew se sentait-il de plus en plus embarrasse, lorsque Dolly le pressait de questions auxquelles il lui était interdit de répondre.
Dans l’après-midi du 23, il vint la voir, afin de mettre à sa disposition une importante somme d’argent et de lui rendre compte de sa fortune, qui était déposée en valeurs mobilières à la Consolidated National Bank de San-Diégo.
Ce jour-là, Mrs. Branican se montra très indifférente au sujet de ce que lui disait M. William Andrew. Elle l’écoutait à peine. Elle ne parlait que de John, elle ne pensait qu’à lui. Quoi! pas encore de lettre!… Cela l’inquiétait au dernier point!… Comment se faisait-il que la maison Andrew n’eût pas reçu même de dépêche mentionnant l’arrivée du Franklin aux Indes?
L’armateur essaya de calmer Dolly en lui disant qu’il venait d’envoyer des télégrammes à Calcutta, que, d’un jour à l’autre, il aurait une réponse. Bref, s’il réussit à détourner ses idées, elle le troubla singulièrement, lorsqu’elle lui demanda:
«Monsieur Andrew, il y a un homme dont je ne vous ai point parlé jusqu’ici… C’est celui qui m’a sauvée et qui n’a pu sauver mon pauvre enfant… C’est ce marin…
– Ce marin?… répondit M. William Andrew non sans une visible hésitation.
– Oui… cet homme courageux… à qui je dois le vie… A-t-il été récompensé?…
– Il l’a été, Dolly.»
Et, en réalité, c’est ce qui avait été fait.
«Se trouve-t-il à San-Diégo, monsieur Andrew?…
– Non… ma chère Dolly… Non!… J’ai entendu dire qu’il avait repris la mer…»
Ce qui était vrai.
Après avoir quitté le service de la baie, ce marin avait fait plusieurs campagnes au commerce et il se trouvait actuellement en cours de navigation.
«Mais, au moins, pouvez-vous me dire comment il se nomme?… demanda Mrs. Branican.
– Il se nomme Zach Fren.
– Zach Fren?… Bien!… Je vous remercie, monsieur Andrew!» répondit Dolly.
Et elle n’insista pas davantage sur ce qui concernait le marin dont elle venait d’apprendre le nom.
Mais, depuis ce jour, Zach Fren ne cessa plus d’occuper la pensée de Dolly. Il était désormais indissolublement lié dans son esprit au souvenir de la catastrophe qui avait eu pour théâtre la baie de San-Diégo. Ce Zach Fren, elle le retrouverait à la fin de sa campagne… Il n’était parti que depuis quelques semaines… Elle saurait abord de quel navire il avait embarqué… Un navire du port de San-Diégo probablement… Ce navire reviendrait dans six mois… dans un an… et alors… Certainement, le Franklin serait de retour avant lui… John et elle seraient d’accord pour récompenser Zach Fren… pour lui payer leur dette de reconnaissance… Oui! John ne pouvait tarder à ramener le Franklin, dont il résignerait le commandement… Ils ne se sépareraient plus l’un de l’autre!
«Et, ce jour-là, pensait-elle, pourquoi faudra-t-il que nos baisers soient mêlés de larmes!»
Révélations
ependant M. William Andrew désirait et craignait cet entretien dans lequel Mrs. Branican apprendrait la disparition définitive du Franklin, la perte de son équipage et de son capitaine – perte qui ne faisait plus doute à San-Diégo. Sa raison, ébranlée une première fois, résisterait-elle ace dernier coup? Bien que quatre ans se fussent écoulés depuis le départ de John, ce serait comme si sa mort n’eût daté que de la veille! Le temps, qui avait passé sur tant d’autres douleurs humaines, n’avait point marché pour elle!
Tant que Mrs. Branican resterait à Prospect-House, on pouvait espérer qu’aucune indiscrétion ne serait prématurément commise. M. William Andrew et le docteur Brumley avaient pris leurs précautions à cet égard, en empêchant journaux ou lettres d’arriver au chalet. Mais Dolly se sentait assez forte pour sortir, et, bien que le docteur ne l’eût pas encore autorisée à le faire, ne pouvait-elle quitter Prospect-House sans en rien dire?… Aussi ne fallait-il plus hésiter, et, comme cela avait été convenu, Dolly apprendrait bientôt qu’il n’y avait plus à compter sur le retour du Franklin.
Or, après la conversation qu’elle avait eue avec M. William Andrew, Mrs. Branican avait pris la résolution de sortir, sans prévenir ses femmes, qui auraient tout fait pour l’en dissuader. Si cette sortie ne présentait aucun danger dans l’état actuel de sa santé, elle pouvait amener de déplorables résultats, dans le cas où un hasard quelconque lui ferait connaître la vérité, sans de préalables ménagements.
En quittant Prospect-House, Mrs. Branican se proposait de faire une démarche au sujet de Zach Fren.
Depuis qu’elle connaissait le nom de ce marin, une pensée n’avait cessé de l’obséder.
«On s’est occupé de lui, se répétait-elle. Oui!… Un peu d’argent lui aura été donné, et je n’ai pu intervenir moi-même… Puis Zach Fren est parti, il y a cinq ou six semaines… Mais peut-être a-t-il une famille, une femme, des enfants… de pauvres gens à coup sûr!… C’est mon devoir d’aller les visiter, de subvenir à leurs besoins, de leur assurer l’aisance!… Je les verrai, et je ferai pour eux ce que je dois faire!»
Et, si Mrs. Branican eut consulté M. William Andrew à ce propos, comment aurait-il pu la détourner d’accomplir cet acte de reconnaissance et de charité?
Le 21 juin, Dolly sortit de chez elle vers neuf heures du matin; personne ne l’avait aperçue. Elle était vêtue de deuil – le deuil de son enfant, dont la mort, dans sa pensée, remontait à deux mois à peine. Ce ne fut pas sans une profonde émotion qu’elle franchit la porte du petit jardin – seule, ce qui ne lui était pas encore arrivé.
Le temps était beau, et la chaleur déjà forte avec ces premières semaines de l’été californien, bien qu’elle fût atténuée par la brise de mer.
Mrs. Branican s’engagea entre les clôtures de la haute ville. Absorbée par l’idée de ce qu’elle allait faire, le regard distrait, elle n’observa pas certains changements survenus dans ce quartier, quelques constructions récentes qui auraient dû attirer son attention. Du moins n’en eut-elle qu’une perception très vague. D’ailleurs, ces modifications n’étaient pas assez importantes pour qu’elle fût embarrassée de retrouver son chemin, en traversant les rues qui descendent vers la baie. Elle ne remarqua pas non plus que deux ou trois personnes, qui la reconnaissaient, la regardaient avec un certain étonnement.
En passant devant une chapelle catholique, voisine de Prospect-House, et dont elle avait été l’une des plus assidues paroissiennes, Dolly éprouva un irrésistible désir d’y entrer. Le desservant de cette chapelle commençait à dire la messe, au moment où elle vint s’agenouiller sur une chaise basse dans un angle assez obscur. Là, son âme s’épancha en prières pour son enfant, pour son mari, pour tous ceux qu’elle aimait. Les quelques fidèles qui assistaient à cette messe ne l’avaient point entrevue, et, lorsqu’elle se retira, ils avaient déjà quitté la chapelle.
C’est alors que son esprit fut frappé d’un détail d’aménagement qui ne laissa pas que de la surprendre. Il lui sembla que l’autel n’était plus celui devant lequel elle avait l’habitude de prier. Cet autel plus riche, d’un style nouveau, était placé en avant d’un chevet, qui paraissait être de construction récente. Est-ce que la chapelle avait été récemment agrandie?…
Ce ne fut encore là qu’une fugitive impression, qui se dissipa dès que Mrs. Branican eut commencé à descendre les rues de ce quartier du commerce, où l’animation était grande alors. Mais, à chaque pas, la vérité pouvait éclater à ses yeux… une affiche avec une date… un horaire de rails-roads… un avis de départ des lignes du Pacifique… l’annonce d’une fête ou d’un spectacle portant le millésime de 1879… Et alors Dolly apprendrait brusquement que M. William Andrew et le docteur Brumley l’avaient trompée, que sa folie avait duré quatre ans et non quelques semaines… Et, de là, cette conséquence, c’est que ce n’était pas depuis deux mois, mais depuis quatre années que le Franklin avait quitté San-Diégo… Et, si on le lui avait caché, c’est que John n’était pas revenu… c’est qu’il ne devait jamais revenir!…
Mrs. Branican se dirigeait rapidement vers les quais du port, lorsque l’idée lui vint de passer devant la maison de Len Burker. Cela ne lui occasionnait qu’un léger détour.
«Pauvre Jane!» murmurait-elle.
Arrivée en face de l’office de Fleet Street, elle eut quelque peine à le reconnaître – ce qui lui causa plus qu’un mouvement de surprise, une vague et troublante inquiétude…
En effet, au lieu de la maison étroite et sombre qu’elle connaissait, il y avait là une bâtisse importante, d’architecture anglo-saxonne, comprenant plusieurs étages, avec de hautes fenêtres, grillées au rez-de-chaussée. Au-dessus du toit, s’élevait un lanterneau, sur lequel se déployait un pavillon dont l’étamine portait les initiales H. W. Près de la porte s’étalait un cadre, où l’on pouvait lire ces mots en lettres dorées:
HARRIS WADANTON AND Co.
Dolly crut d’abord s’être trompée. Elle regarda à droite, à gauche. Non! c’était bien ici, à l’angle de Fleet Street, la maison où elle venait voir Jane Burker…
Dolly mit la main sur ses yeux… Un inexplicable pressentiment lui serrait le cœur… Elle ne pouvait se rendre compte de ce qu’elle éprouvait…
La maison de commerce de M. William Andrew n’était pas éloignée. Dolly, ayant pressé le pas, l’aperçut au détour de la rue. Elle eut d’abord la pensée de s’y rendre. Non… elle s’y arrêterait en revenant… lorsqu’elle aurait vu la famille de Zach Fren… Elle comptait demander l’adresse du marin au bureau des steam-launches, près de l’embarcadère.
L’esprit égaré, l’œil indécis, le cœur palpitant, Dolly continua sa route. Ses regards s’attachaient maintenant sur les personnes qu’elle rencontrait… Elle éprouvait comme un irrésistible besoin d’aller à ces personnes, afin de les interroger, de leur demander… quoi?… On l’aurait prise pour une folle… Mais était-elle sûre que sa raison ne l’abandonnait pas encore une fois?… Est-ce qu’il y avait des lacunes dans sa mémoire?…
Mrs. Branican arriva sur le quai. Au delà, la baie se montrait dans toute son étendue. Quelques navires roulaient sous la houle à leur poste de mouillage. D’autres faisaient leurs préparatifs pour appareiller. Quels souvenirs rappelait à Dolly ce mouvement du port!… Il y avait deux mois à peine, elle s’était placée à l’extrémité de ce wharf… C’est de cet endroit qu’elle avait vu le Franklin évoluer une dernière fois pour se diriger sur le goulet… C’est là qu’elle avait reçu le dernier adieu de John!… Puis, le navire avait doublé la pointe Island; les hautes voiles s’étaient un instant découpées au-dessus du littoral, et le Franklin avait disparu dans les lointains de la haute mer…
Quelques pas encore, et Dolly se trouva devant le bureau des steam-launches, près de l’appontement qui servait aux passagers. Une des embarcations s’en détachait en ce moment, poussant vers la pointe Loma.
Dolly la suivit du regard, écoutant le bruit de la vapeur qui haletait à l’extrémité du tuyau noir.
A quel triste souvenir son esprit se laissa entraîner alors – le souvenir de son enfant, dont ces eaux n’avaient pas même rendu le petit corps, et qui l’attiraient… la fascinaient… Elle se sentait défaillir, comme si le sol lui eût manque. La tête lui tournait… Elle fut sur le point de tomber…
Un instant après, Mrs. Branican entrait dans le bureau des steam-launches.
En voyant cette femme, les traits contractés, la figure blême, l’employé, qui était assis devant une table, se leva, approcha une chaise, et dit:
«Vous êtes souffrante, mistress?
– Ce n’est rien, monsieur, répondit Dolly. Un moment de faiblesse… Je me sens mieux…
– Veuillez vous asseoir en attendant le prochain départ. Dans dix minutes au plus…
– Je vous remercie, monsieur, répondit Mrs. Branican. Je ne suis venue que pour demander un renseignement… Peut-être pourrez-vous me le donner?…
– A quel propos, mistress?»
Dolly s’était assise, et, après avoir porté la main à son front, pour rassembler ses idées:
«Monsieur, dit-elle, vous avez eu à votre service un matelot nommé Zach Fren?…
– Oui, mistress, répondit l’employé. Ce matelot n’est pas resté longtemps avec nous, mais je l’ai parfaitement connu.
– C’est bien lui, n’est-ce pas, qui a risqué sa vie pour sauver une femme… une malheureuse mère…
– En effet, je me rappelle… mistress Branican… Oui!… c’est bien lui.
– Et maintenant, il est en mer?…
– En mer.
– Sur quel navire est-il embarqué?…
– Sur le trois-mâts Californian.
– De San-Diégo?…
– Non, mistress, de San-Francisco.
– A quelle destination?…
– A destination des mers d’Europe.»
Mrs. Branican, plus fatiguée qu’elle n’aurait cru l’être, se tut pendant quelques instants, et l’employé attendit qu’elle lui adressât de nouvelles questions. Lorsqu’elle fut un peu remise:
«Zach Fren est-il de San-Diégo?… demanda-t-elle.
– Oui, mistress.
– Pouvez-vous m’apprendre où demeure sa famille?…
– J’ai toujours entendu dire à Zach Fren qu’il était seul au monde. Je ne crois pas qu’il lui reste aucun parent, ni à San-Diégo ni ailleurs.
– Il n’est pas marié’…
– Non, mistress.»
Il n’y avait pas lieu de mettre en doute la réponse de cet employé, à qui Zach Fren était particulièrement connu.
Donc, en ce moment, rien à faire, puisque ce marin n’avait pas de famille, et il faudrait que Mrs. Branican attendit le retour du Californian en Amérique.
«Sait-on combien doit durer le voyage de Zach Fren? demanda-t-elle.
– Je ne saurais vous le dire, mistress, car le Californian est parti pour une très longue campagne.
– Je vous remercie, monsieur, dit Mrs. Branican. J’aurais eu grande satisfaction à rencontrer Zach Fren, mais bien du temps se passera, sans doute…
– Oui, mistress!
– Toutefois, il est possible qu’on ait des nouvelles du Californian dans quelques mois… dans quelques semaines?…
– Des nouvelles?… répondit l’employé. Mais la maison de San-Francisco à laquelle ce navire appartient a déjà dû en recevoir plusieurs fois…
– Déjà?…
– Oui… mistress!
– Et plusieurs fois?…»
En répétant ces mots, Mrs. Branican. qui s’était levée, regardait l’employé, comme si elle n’eût rien compris à ses paroles.
«Tenez, mistress, reprit celui-ci, en tendant un journal. Voici la Shipping-Gazette… Elle annonce que le Californian a quitté Liverpool il y a huit jours…
– Il y a huit jours!» murmura Mrs. Branican, qui avait pris le journal en tremblant.
Puis, d’une voix si profondément altérée que l’employé put à peine l’entendre:
«Depuis combien de temps Zach Fren est-il donc parti?… demanda-t-elle.
– Depuis près de dix-huit mois…
– Dix-huit mois!»
Dolly dut s’appuyer à l’angle du bureau… Son cœur avait cessé de battre pendant quelques instants.
Soudain ses regards s’arrêtèrent sur une affiche appendue au mur, et qui indiquait les heures du service des steam-launches pour la saison d’été.
En tête de l’affiche, il y avait ce mot et ces chiffres:
MARS 1879
Mars 1879!… On l’avait trompée!… Il y avait quatre ans que son enfant était mort… quatre ans que John avait quitté San-Diégo!… Elle avait donc été folle pendant ces quatre années!… Oui!… Et si M. William Andrew, si le docteur Brumley lui avaient laissé croire que sa folie n’avait duré que deux mois, c’est qu’ils avaient voulu lui cacher la vérité sur le Franklin… C’est que, depuis quatre ans, on était sans nouvelles de John et de son navire!
Au grand effroi de l’employé, Mrs. Branican fut saisie d’un spasme violent. Mais un suprême effort lui permit de se dominer, et s’élançant hors du bureau, elle marcha rapidement à travers les rues de la basse ville.
Ceux qui virent passer cette femme, la figure pâle, les yeux hagards, durent penser que c’était une folle.
Et si elle ne Tétait pas, la malheureuse Dolly, n’allait-elle pas le redevenir?…
Où se dirigeait-elle? Ce fut vers la maison de M. William Andrew, où elle arriva presque inconsciemment en quelques minutes. Elle franchit les bureaux, elle passa au milieu des commis, qui n’eurent pas le temps de l’arrêter, elle poussa la porte du cabinet où se trouvait l’armateur.
Tout d’abord, M. William Andrew fut stupéfait de voir entrer Mrs. Branican, puis épouvanté en observant ses traits décomposés, son effroyable pâleur.
Et, avant qu’il eût pu lui adresser la parole:
«Je sais… je sais!… s’écria-t-elle. Vous m’avez trompée!… Pendant quatre ans, j’ai été folle!…
– Ma chère Dolly… calmez-vous!
– Répondez!… Le Franklin?… Voilà quatre ans qu’il est parti n’est-ce pas?…»
M. William Andrew baissa la tête.
«Vous n’en avez plus de nouvelles… depuis quatre ans… depuis quatre ans?.,.»
M. William Andrew se taisait toujours.
«On considère le Franklin comme perdu!… Il ne reviendra plus personne de son équipage… et je ne reverrai jamais John!»
Des larmes furent la seule réponse que put faire M. William Andrew.
Mrs. Branican tomba brusquement sur un fauteuil… Elle avait perdu connaissance.
M. William Andrew appela une des femmes de la maison qui s’empressa de porter secours à Dolly. L’un des commis fut aussitôt expédié chez le docteur Brumley, qui demeurait dans le quartier, et qui se hâta de venir.
M. William Andrew le mit au courant. Par une indiscrétion ou par un hasard, il ne savait, Mrs. Branican venait de tout apprendre. Était-ce à Prospect-House ou bien dans les rues de San-Diégo, peu importait! Elle savait, à présent! Elle savait que quatre ans s’étaient écoulés depuis la mort de son enfant, que pendant quatre ans elle avait été privée de raison, que quatre ans s’étaient passés sans qu’on eût reçu aucune nouvelle du Franklin…
Ce ne fut pas sans peine que le docteur Brumley parvint à ranimer la malheureuse Dolly, se demandant si son intelligence aurait résisté à ce dernier coup, le plus terrible de ceux qui l’eussent frappée.
Lorsque Mrs. Branican eut repris peu à peu ses sens, elle avait conscience de ce qui venait de lui être révélé!… Elle était revenue à la vie avec toute sa raison!… Et, à travers ses larmes, son regard interrogeait M. William Andrew, qui lui tenait les mains, agenouillé près d’elle.
«Parlez… parlez… monsieur Andrew!»
Et ce furent les seuls mots qui purent s’échapper de ses lèvres.
Alors, d’une voix entrecoupée de sanglots, M. William Andrew, lui apprit quelles inquiétudes avait d’abord causées le défaut de nouvelles relatives au Franklin… Lettres et dépêches avaient été envoyées à Singapore et aux Indes, où le bâtiment n’était jamais arrivé… une enquête avait été faite sur le parcours du navire de John!… Et aucun indice n’avait pu mettre sur la trace du naufrage!
Immobile, Mrs. Branican écoutait la bouche muette, le regard fixe. Et lorsque M. William Andrew eut achevé son récit:
«Mon enfant mort… mon mari mort… murmura-t-elle. Ah! pourquoi Zach Fren ne m’a-t-il pas laissée mourir!»
Mais sa figure se ranima soudain, et son énergie naturelle se manifesta avec tant de puissance, que le docteur Brumley en fut effrayé.
«Depuis les dernières recherches, dit-elle d’une voix résolue, on n’a rien su du Franklin?…
– Rien, répondit M. William Andrew.
– Et vous le considérez comme perdu?…
– Oui… perdu!
– Et de John, de son équipage, on n’a obtenu aucune nouvelle?…
– Aucune, ma pauvre Dolly, et maintenant, nous n’avons plus d’espoir…
– Plus d’espoir!» répondit Mrs. Branican d’un ton presque ironique.
Elle s’était relevée, elle tendait là main vers une des fenêtres par laquelle on apercevait l’horizon de mer.
M. William Andrew et le docteur Brumley la regardaient avec épouvante, craignant pour son état mental.
Mais Dolly se possédait tout entière, et, le regard illuminé du feu de son âme:
«Plus d’espoir!… répéta-t-elle. Vous dites plus d’espoir!… Monsieur Andrew, si John est perdu pour vous, il ne l’est pas pour moi!… Cette fortune qui m’appartient, je n’en veux pas sans lui!… Je la consacrerai à rechercher John et ses compagnons du Franklin!… Et, Dieu aidant, je les retrouverai!… Oui!… je les retrouverai!»
Préparatifs
ne vie nouvelle allait commencer pour Mrs. Branican. S’il y avait eu certitude absolue de la mort de son enfant, il n’en était pas de même en ce qui concernait son mari. John et ses compagnons ne pouvaient-ils avoir survécu au naufrage de leur navire et s’être réfugiés sur l’une des nombreuses îles de ces mers des Philippines, des Célèbes ou de Java? Était-il donc impossible qu’ils fussent retenus chez quelque peuplade indigène, et sans nul moyen de s’enfuir? C’est à cette espérance que devait désormais se rattacher Mrs. Branican, et avec une ténacité si extraordinaire qu’elle ne tarda pas à provoquer un revirement dans l’opinion de San-Diégo au sujet du Franklin. Non! elle ne croyait pas, elle ne pouvait pas croire que John et son équipage eussent péri, et, peut-être, fut-ce la persistance de cette idée qui lui permit de garder sa raison intacte. A moins, comme quelques-uns inclinèrent à le penser, que ce fût là une espèce de monomanie, une sorte de folie qu’on aurait pu appeler la «folie de l’espoir à outrance». Mais il n’en était rien: on le verra par la suite. Mrs. Branican était rentrée en possession complète de son intelligence; elle avait recouvré cette sûreté de jugement qui l’avait toujours caractérisée. Un seul but: retrouver John, se dressait devant sa vie, et elle y marcherait avec une énergie que les circonstances ne manqueraient pas d’accroître. Puisque Dieu avait permis que Zach Fren l’eût sauvée d’une première catastrophe, et que la raison lui fût rendue, puisqu’il avait mis à sa disposition tous les moyens d’action que donne la fortune, c’est que John était vivant, c’est qu’il serait sauvé par elle. Cette fortune, elle l’emploierait à d’incessantes recherches, elle la prodiguerait en récompenses, elle la dépenserait en armements. Il n’y aurait pas une île, pas un îlot des parages traversés par le jeune capitaine, qui ne serait reconnu, visité, fouillé. Ce que lady Franklin avait fait pour John Franklin, Mrs. Branican le ferait pour John Branican, et elle réussirait là où avait échoué la veuve de l’illustre amiral.
Depuis ce jour, ce que comprirent les amis de Dolly, c’était qu’il fallait l’aider dans cette nouvelle période de son existence, l’encourager à ses investigations, joindre leurs efforts aux siens. Et c’est ce que fît M. William Andrew, bien qu’il n’espérât guère un heureux résultat de tentatives qui auraient pour but de retrouver les survivants du, naufrage. Aussi devint-il le conseiller le plus ardent de Mrs. Branican, appuyé en cela par le commandant du Boundary, dont le navire était alors à San-Diégo en état de désarmement. Le capitaine Ellis, homme résolu, sur lequel on pouvait compter, ami dévoué de John, reçut l’invitation de venir conférer avec Mrs. Branican et M. William Andrew.
Il y eut de fréquents entretiens à Prospect-House. Si riche qu’elle fût maintenant, Mrs. Branican n’avait pas voulu quitter ce modeste chalet. C’était là que John l’avait laissée en partant, c’est là qu’il la retrouverait à son retour. Rien ne devait être changé à sa manière de vivre, tant que son mari ne serait pas revenu à San-Diégo. Elle y mènerait la même existence avec la même simplicité, ne dépensant au delà de ses habitudes que pour subvenir aux frais de ses recherches et au budget de ses charités.
On le sut bientôt dans la ville. De là un redoublement de sympathie envers cette vaillante femme, qui ne voulait pas être veuve de John Branican. Sans qu’elle s’en doutât, on se passionnait à son égard, on l’admirait, on la vénérait même, car ses malheurs justifiaient qu’on allât pour clic jusqu’à la vénération. Non seulement nombre de gens faisaient des vœux pour la réussite de la campagne qu’elle se préparait à entreprendre, mais ils voulaient croire à son succès. Lorsque Dolly descendant des hauts quartiers se rendait soit à la maison Andrew, soit chez le capitaine Ellis, lorsqu’on l’apercevait, grave et sombre, serrée dans ses vêtements de deuil, vieillie de dix ans – et elle en avait à peine vingt-cinq – on se découvrait avec respect, on s’inclinait sur son passage. Mais elle ne voyait rien de ces déférences qui s’adressaient à sa personne.
Pendant les entretiens de Mrs. Branican, de M. William Andrew et du capitaine Ellis, le premier travail porta sur l’itinéraire que le Franklin avait dû suivre. C’était ce qu’il importait d’établir avec une rigoureuse exactitude.
La maison Andrew avait expédié son navire aux Indes après relâche à Singapore, et c’était dans ce port qu’il avait à livrer une partie de sa cargaison avant de se rendre aux Indes. Or, en gagnant le large dans l’ouest de la côte américaine, les probabilités étaient pour que le capitaine John fût allé prendre connaissance de l’archipel des Hawaï ou Sandwich. En quittant les zones de la Micronésie, le Franklin avait dû rallier les Mariannes, les Philippines; puis, à travers la mer des Célèbes et le détroit de Mahkassar, gagner la mer de Java, limitée au sud par les îles de la Sonde, afin d’atteindre Singapore. A l’extrémité ouest du détroit de Malacca, formé par la presqu’île de ce nom et l’île de Java, se développe le golfe du Bengale, dans lequel, en dehors des îles Nicobar et des îles Andaman, des naufragés n’auraient pu trouver refuge. D’ailleurs, il était hors de doute que John Branican n’avait pas paru dans le golfe du Bengale. Or, du moment qu’il n’avait pas fait relâche à Singapore – ce qui n’était que trop certain – c’est qu’il n’avait pu dépasser la limite de la mer de Java et des îles de la Sonde.
Quant à supposer que le Franklin, au lieu de prendre les routes de la Malaisie, eût cherché à se rendre à Calcutta en suivant les difficiles passes du détroit de Torrès, le long de la côte septentrionale du continent australien, aucun marin ne l’eût admis. Le capitaine Ellis affirmait que jamais John Branican n’avait pu commettre cette inutile imprudence de se hasarder au milieu des dangers de ce détroit. Cette hypothèse fut absolument écartée: c’était uniquement sur les parages malaysiens que devaient se poursuivre les recherches.
En effet, dans les mers des Carolines, des Célèbes et de Java, les îles et les îlots se comptent par milliers, et c’était là seulement, s’il avait survécu à un accident de mer, que l’équipage du Franklin pouvait être abandonné ou retenu par quelque tribu, sans aucun moyen de se rapatrier.
Ces divers points établis, il fut décidé qu’une expédition serait envoyée dans les mers de la Malaisie. Mrs. Branican fit une proposition à laquelle elle attachait une grande importance. Elle demanda au capitaine Ellis s’il lui conviendrait de prendre le commandement de cette expédition.
Le capitaine Ellis était libre alors, puisque le Boundary avait été désarmé par la maison Andrew. Aussi, bien que surpris par l’inattendu de la proposition, il n’hésita pas à se mettre à la disposition de Mrs. Branican, avec l’acquiescement de M. William Andrew, qui l’en, remercia vivement.
«Je ne fais que mon devoir, répondit-il, et, tout ce qui dépendra de moi pour retrouver les survivants du Franklin, je le ferai!… Si le capitaine est vivant…
– John est vivant!» dit Mrs. Branican d’un ton si affirmatif que les plus incrédules n’auraient pas osé la contredire.
Le capitaine Ellis mit alors en discussion divers points qu’il était nécessaire de résoudre. Recruter un équipage digne de seconder ses efforts, cela se ferait sans difficultés. Mais restait la question du navire. Évidemment, il n’y avait pas à songer à utiliser le Boundary pour une expédition de ce genre. Ce n’était pas un bâtiment à voiles qui pouvait entreprendre une telle campagne, il fallait un navire à vapeur.
Il se trouvait alors dans le port de San-Diégo un certain nombre de steamers très convenables à cette navigation. Mrs. Branican chargea clone le capitaine Ellis d’acquérir le plus rapide de ces steamers, et mit à sa disposition les fonds nécessaires à cet achat. Quelques jours après, l’affaire avait été conduite à bonne fin, et Mrs. Branican était propriétaire du Davitt, dont le nom fut changé en celui de Dolly-Hope, de favorable augure.2
C’était un steamer à hélice de neuf cents tonneaux, aménagé de manière à embarquer une grande quantité de charbon dans ses soutes, ce qui lui permettait de fournir un long parcours, sans avoir à se réapprovisionner. Gréé en trois-mâts-goélette, pourvu d’une voilure assez considérable, sa machine, d’une force effective de douze cents chevaux, fournissait une moyenne de quinze nœuds à l’heure. Dans ces conditions de vitesse et de tonnage, le Dolly-Hope, très maniable, très marin, devait répondre à toutes les exigences d’une traversée au milieu de mers resserrées, semées d’îles, d’ilôts et d’écueils. Il eût été difficile de faire un choix mieux approprié à cette expédition.
Il ne fallut pas plus de trois semaines pour remettre le Dolly-Hope en état, visiter ses chaudières, vérifier sa machine, réparer son gréement et sa voilure, régler ses compas, embarquer son charbon, assurer les vivres d’un voyage qui durerait peut-être plus d’un an. Le capitaine Ellis était résolu à n’abandonner les parages où le Franklin avait pu se perdre qu’après qu’il en aurait exploré tous les refuges. Il y avait engagé sa parole de marin, et c’était un homme qui tenait ses engagements.
Joindre bon navire à bon équipage, c’est accroître les chances de réussite, et, à cet égard, le capitaine Ellis n’eut qu’à se féliciter du concours que lui prêta la population maritime de San-Diégo. Les meilleurs marins s’offrirent à servir sous ses ordres. On se disputait pour aller à la recherche des victimes, qui appartenaient toutes aux familles du port.
L’équipage du Dolly-Hope fut composé d’un second, d’un lieutenant, d’un maître, d’un quartier-maître et de vingt-cinq hommes, en comprenant les mécaniciens et les chauffeurs. Le capitaine Ellis était certain d’obtenir tout ce qu’il voudrait de ces matelots dévoués et courageux, si longue ou si dure que dût être cette campagne à travers les mers de la Malaisie.
Il va sans dire que, pendant que se faisaient ces préparatifs, Mrs. Branican n’était pas restée inactive. Elle secondait le capitaine Ellis par son intervention incessante, résolvant toutes difficultés à prix d’argent, ne voulant rien négliger de ce qui pourrait garantir le succès de l’expédition.
Entre temps, cette charitable femme n’avait point oublié les familles que la disparition du navire avait laissées dans la gêne ou la misère. En cela, elle avait seulement complété les mesures déjà prises par la maison Andrew et appuyées par les souscriptions publiques. Désormais, l’existence de ces familles était suffisamment assurée, en attendant que la tentative de Mrs. Branican leur eût rendu les naufragés du Franklin.
Ce que Dolly avait fait pour les familles si cruellement éprouvées par ce sinistre, que ne pouvait-elle le faire aussi pour Jane Burker? Elle savait à présent combien cette pauvre femme s’était montrée bonne envers elle pendant sa maladie. Elle savait que Jane ne l’avait pas quittée d’un instant. Et, en ce moment, Jane serait encore à Prospect-House, partageant son espoir, si les déplorables affaires de son mari ne l’eussent obligée à quitter San-Diégo, et même les États-Unis, sans doute. Quelques reproches que méritât Len Burker, il est certain que la conduite de Jane avait été celle d’une parente dont l’affection allait jusqu’à l’absolu dévouement. Dolly lui avait donc conservé une profonde amitié, et, en songeant à sa malheureuse situation, son plus vif regret était de ne pouvoir lui témoigner sa reconnaissance en lui venant en aide. Mais, malgré toute la diligence de M. William Andrew, il avait été impossible de savoir ce qu’étaient devenus les époux Burker. Il est vrai, si le lieu de leur retraite eût été connu, Mrs. Branican n’aurait pu les rappeler à San-Diégo, puisque Len Burker était sous le coup des plus accablantes accusations de détournements; mais elle se serait empressée de faire parvenir à Jane des secours dont cette infortunée devait avoir grand besoin.
Le 27 juillet, le Dolly-Hope était prêt à partir. Mrs. Branican vint à bord dans la matinée, afin de recommander une dernière fois au capitaine Ellis de ne rien ménager pour découvrir les traces du Franklin. Elle ne doutait pas, d’ailleurs, qu’il y réussirait. On rapatrierait John, on rapatrierait son équipage!… Elle répéta ces paroles avec une telle conviction, que les matelots battirent des mains. Tous partageaient sa foi, aussi bien que leurs amis, leurs parents, qui étaient venus assister au départ du Dolly-Hope.
Le capitaine Ellis s’adressant alors à Mrs. Branican, en même temps qu’à M. William Andrew, qui l’avait accompagnée à bord:
«Devant vous, mistress, dit-il, devant M. William Andrew, au nom de mes officiers et de mon équipage, je jure, oui! je jure de no me laisser décourager par aucun danger ni par aucune fatigue pour retrouver le capitaine John et les hommes du Franklin. Ce navire que vous avez armé s’appelle maintenant le Dolly-Hope, et il saura justifier ce nom…
– Avec l’aide de Dieu et le dévouement de ceux qui mettent leur confiance en lui! répondit Mrs. Branican.
– Hurrah!… Hurrah pour John et Dolly Branican!»
Ces cris furent répétés par la foule entière, qui se pressait sur les quais du port.
Ses amarres larguées, le Dolly-Hope, obéissant aux premiers tours d’hélice, évolua pour sortir de la baie. Puis, dès qu’il fut sorti du goulet, il mit le cap au sud-ouest, et, sous l’action de sa puissante machine, il eut bientôt perdu de vue la terre américaine.
1 Environ 10 millions de francs.
2 Littéralement: Dolly-Espoir.