Jules Verne
Mistress Branican
(Chapitre VII-IX)
83 dessins de L. Benett
12 grandes gravures en chromotypographie
2 grandes cartes en chromolithographie
Bibliothèque D’Éducation et de Récréation
J. Hetzel et Cie
© Andrzej Zydorczak
En remontant vers le nord
ucune erreur n’était possible, Godfrey était bien le second enfant de John et de Dolly Branican. Cette affection que Dolly éprouvait pour lui, n’était due qu’à l’instinct maternel. Mais elle ignorait que le jeune novice fût son fils, et comment pourrait-elle jamais l’apprendre, puisque Jane, épouvantée des menaces de Len Burker, allait être contrainte à se taire pour assurer le salut de Godfrey. Parler, c’était mettre cet enfant à la merci de Len Burker, et le misérable, qui l’avait livré à l’abandon une première fois, saurait bien s’en défaire au cours de cette périlleuse expédition… Il importait dès lors que la mère et le fils n’apprissent jamais quel lien les rattachait l’un à l’autre.
Du reste, en voyant Godfrey, en rapprochant les faits relatifs à sa naissance, en constatant cette ressemblance frappante avec John, Len Burker n’eut pas un doute sur son identité. Ainsi, alors qu’il regardait la perte de John Branican comme définitive, voilà que la naissance de son second fils venait de se révéler. Eh bien! malheur à cet enfant, si Jane s’avisait de parler! Mais Len Burker était tranquille; Jane ne parlerait pas.
Le 11 octobre, la caravane se remit en route, après vingt-quatre heures de repos. Jane avait pris place dans le buggy, occupé par Mrs. Branican. Len Burker, montant un assez bon cheval, allait et venait, tantôt en avant, tantôt en arrière, s’entretenant volontiers avec Tom Marix au sujet des territoires qu’il avait déjà parcourus le long de la ligne télégraphique. Il ne recherchait point la compagnie de Zach Fren, qui lui témoignait une antipathie très marquée. D’autre part, il évitait de rencontrer Godfrey, dont le regard gênait le sien. Lorsque le jeune notice armait pour se mêler a la conversation de Dolly et de Jane, Len Burker se retirait, afin de ne point se trouver avec lui. A mesure que l’expédition gagnait vers l’intérieur, le pays se modifiait graduellement. Ça et là quelques fermes, où le travail se réduisait à l’élevage des moutons, de larges prairies s’étendant a perte de vue, des massifs d arbres, gommiers ou eucalyptus, ne formant plus que des groupes isoles, qui ne rappelaient en rien les forêts de l’Australie méridionale.
Le 12 octobre, à six heures du soir, après une longue étape que la chaleur avait rendue très fatigante, Tom Marix vint camper sur le bord de la Finke-river, non loin du mont Daniel, dont la cime se profilait à l’ouest.
Los géographes sont d’accord aujourd’hui sur la question de considérer cette rivière Finke, – appelée Larra-Larra par les indigènes. – comme étant le principal cours d’eau du centre de l’Australie. Pendant la soirée. Tom Marix attira l’attention de Mrs. Branican sur ce sujet, alors que Zach Fren, Len et Jane Burker lui tenaient compagnie sous une des tentes.
«Il s’agissait, dit Tom Marix, de savoir si la Finke-river déversait ses eaux dans ce vaste lac Eyre que nous avons contourné au delà de Farina-Town. Or, c’est précisément à résoudre cette question que l’explorateur David Lindsay consacra la fin de l’année 1885. Après avoir atteint la station de The-Peak que nous avons dépassée, il suivit la rivière jusqu’à l’endroit où elle se perd sous les sables, au nord-est de Dalhousie. Mais il a été porté à croire que, lors des grandes crues de la saison des pluies, l’écoulement de ses eaux doit se propager jusqu’au lac Eyre.
– Et quel développement aurait la Finke-river? demanda Mrs. Branican.
– On ne l’estimerait pas à moins de neuf cents milles, répondit Tom Marix.
– Devrons-nous longtemps la suivre?…
– Quelques jours seulement, car elle fait de nombreux crochets et finit par remonter dans la direction de l’ouest à travers le massif des James-Ranges.
– Mais ce David Lindsay dont vous parlez, je l’ai connu, dit alors Len Burker.
– Vous l’avez connu?… répéta Zach Fren d’un ton qui dénotait une certaine incrédulité.
– Et qu’y a-t-il d’étonnant à cela? répondit Len Burker. J’ai rencontré Lindsay à l’époque où il venait d’atteindre la station de Dalhousie. Il se rendait à la frontière ouest du Queensland, que je visitais pour le compte d’une maison de Brisbane.
– En effet, reprit Tom Marix, c’est bien là l’itinéraire qu’il a choisi. Puis, ayant regagne Alice-Spring et contourné les Mac-Donnell-Ranges par leur base, il opéra une reconnaissance assez complète de la rivière Herbert, remonta vers le golfe de Carpentarie, où il acheva son second voyage du sud au nord à travers le continent australien.
– J’ajouterai, dit Len Burker, que David Lindsay était accompagné d’un botaniste allemand du nom de Diétrich. Leur caravane ne se servait que de chameaux pour bêtes de transport. C’est ainsi, je crois, Dolly, que vous avez l’intention de composer la vôtre au delà d’Alice-Spring, et je suis certain que vous réussirez comme a réussi David Lindsay…
– Oui, nous réussirons, Len! dit Mrs. Branican.
– Et personne n’en doute!» ajouta Zach Fren.
En somme, il paraissait avéré que Len Burker avait rencontré David Lindsay dans les circonstances qu’il venait de rappeler – ce que Jane confirma d’ailleurs. Mais, si Dolly lui eût demandé pour quelle maison de Brisbane il voyageait alors, peut-être cette question l’aurait-elle embarrassé.
Pendant les quelques heures que Mrs. Branican et ses compagnons passèrent sur le bord de la Finke-river, on eut indirectement des nouvelles de l’Anglais Jos Meritt et de Gîn-Ghi, son domestique chinois. L’un et l’autre précédaient encore la caravane d’une douzaine d’étapes; toutefois, elle gagnait chaque jour sur eux en suivant le même itinéraire.
Ce fut par l’intermédiaire des indigènes que l’on sut ce qu’était devenu ce fameux collectionneur de chapeaux. Cinq jours avant, Jos Meritt et son serviteur avaient séjourné dans le village de Kilna, situé à un mille de la station.
Kilna compte plusieurs centaines de noirs, – hommes, femmes et enfants, – qui vivent sous d’informes huttes d’écorce. Ces huttes sont appelées «villums» en langage australien, et il y a lieu de remarquer la singulière analogie de ce mot indigène avec les mots «villes» et «villages» des langues d’origine latine.
Ces aborigènes, dont quelques-uns présentent de remarquables types, hauts de taille, sculpturalement proportionnés, robustes et souples, d’un tempérament infatigable, méritent d’être observés. Pour la plupart, ils sont caractérisés par cette conformation, spéciale aux races sauvages, de l’angle facial déprimé; ils ont la crête des sourcils proéminente, la chevelure ondulée sinon crépue, un front étroit qui fuit sous ses boucles, le nez épaté à larges narines, la bouche énorme à forte denture comme celle des fauves. Quant aux gros ventres, aux membres grêles, cette difformité de nature ne se remarque pas chez les échantillons qu’on vient de citer – ce qui est une exception assez rare parmi les nègres australiens.
D’où sont issus les indigènes de cette cinquième partie du monde? Existait-il autrefois, ainsi que plusieurs savants – trop savants peut-être! – ont prétendu l’établir, un continent du Pacifique, dont il ne reste que les sommets sous forme d’îles, dispersées à la surface de ce vaste bassin? Ces Australiens sont-ils les descendants des nombreuses races, qui peuplèrent ce continent à une époque reculée? De telles théories demeureront vraisemblablement à l’état d’hypothèses. Mais, si l’explication était admise, il faudrait en conclure que la race autochtone a singulièrement dégénéré au moral autant qu’au physique. L’Australien est resté sauvage de mœurs et de goûts, et. par ses habitudes indéracinables de cannibalisme – au moins chez certaines tribus, – il est au dernier degré de l’échelle humaine, presque au rang des carnassiers. Dans un pays, où il ne se rencontre ni lions, ni tigres, ni panthères, on pourrait dire qu’il les remplace au point de vue anthropophagique. Ne cultivant pas le sol qui est ingrat, à peine vêtu d’une loque, manquant des plus simples ustensiles de ménage, n’ayant que des armes rudimentaires, la lance à pointe durcie, la hache de pierre, le «nolla-nolla», sorte de massue en bois très dur, et le fameux «boomerang» que sa forme hélicoïdale oblige à revenir en arrière après qu’il a été projeté par une main vigoureuse – le noir australien, on le répète, est un sauvage dans toute l’acception du mot.
A de tels êtres, la nature a donné la femme qui leur convient, la «lubra» assez vigoureusement constituée pour résister aux fatigues de la vie nomade, se soumettre aux travaux les plus pénibles, porter les enfants en bas âge et le matériel de campement. Ces malheureuses créatures sont vieilles à vingt-cinq ans, et non seulement vieilles, mais hideuses, chiquant les feuilles du «pituri», qui les surexcite pendant les interminables marches, et les aide parfois à endurer de longues abstinences.
Eh bien, le croirait-on? Celles qui se trouvent en rapport avec les colons européens dans les bourgades commencent à suivre les modes européennes. Oui! Il leur faut des robes et des queues à ces robes! Il leur faut des chapeaux et des plumes à ces chapeaux! Les hommes ne sont même pas indifférents au choix de leurs propres coiffures, et ils épuisent, pour satisfaire ce goût, le fond des revendeurs.
Sans nul doute, Jos Meritt avait eu connaissance du remarquable voyage exécuté par Carl Lumholtz en Australie. Et comment n’aurait-il pas retenu ce passage du hardi voyageur norvégien, dont le séjour se prolongea au delà de six mois chez les farouches cannibales du nord-est?
«Je rencontrai à mi-chemin mes deux indigènes… Ils s’étaient faits très beaux: l’un se pavanait en chemise, l’autre s’était coiffé d’un chapeau de femme. Ces vêtements, fort appréciés par les nègres australiens, passent d’une tribu à l’autre, des plus civilisées qui vivent à proximité des colons, à celles qui n’ont jamais aucun rapport avec les blancs. Plusieurs de mes hommes (des indigènes) empruntèrent le chapeau; ils mettaient une sorte de fierté à se parer tour à tour de cette coiffure. L’un de ceux qui me précédaient, in puris naturalibus, suant sous le poids de mon fusil, était vraiment drôle avoir, coiffé de ce chapeau de femme posé de travers. Quelles péripéties avait dû traverser cette capote au cours de son long voyage du pays des blancs aux montagnes des sauvages!»
C’était bien ce que savait Jos Meritt, et peut-être serait-ce au milieu d’une tribu australienne, sur la tête d’un chef des territoires du nord ou du nord-ouest, qu’il rencontrerait cet introuvable chapeau, dont la conquête l’avait déjà entraîné, au péril de sa vie, chez les anthropophages du continent australien. Ce qu’il faut d’ailleurs observer, c’est que, s’il n’avait pas réussi chez ces peuplades du Queensland, il ne semblait pas qu’il eût réussi davantage parmi les indigènes de Kilna, puisqu’il s’était remis en campagne et continuait son aventureuse pérégrination en remontant vers les déserts du centre.
Le 13 octobre, au lever du soleil, Tom Marix donna le signal du départ. La caravane reprit son ordre de marche habituel. C’était une véritable satisfaction pour Dolly d’avoir Jane près d’elle, une grande consolation pour Jane d’avoir retrouvé Mrs. Branican. Le buggy, qui les transportait toutes les deux, et dans lequel elles pouvaient s’isoler, leur permettait d’échanger bien des pensées, bien des confidences. Pourquoi fallait-il que Jane n’osât pas aller jusqu’au bout dans cette voie, qu’elle fût contrainte à se taire? Parfois, en voyant cette double affection maternelle et filiale, qui se manifestait à tout moment par un regard, par un geste, par un mot, entre Dolly et Godfrey, il lui semblait que son secret allait lui échapper… Mais les menaces de Len Burker lui revenaient à l’esprit, et, dans la crainte de perdre le jeune novice, elle affectait même à son égard une quasi-indifférence que Mrs. Branican ne remarquait pas sans quelque chagrin.
Et l’on s’imaginera aisément ce qu’elle dut éprouver, lorsque Dolly lui dit un jour:
«Tu dois me comprendre, Jane, avec cette ressemblance qui m’avait si vivement frappée, avec ces instincts que je sentais persister en moi, j’ai pu croire que mon enfant avait échappé à la mort, que ni M. William Andrew ni personne de mes amis ne l’avaient su… Et de là, à penser que Godfrey était notre fils, à John et à moi… Mais non!… Le pauvre petit Wat repose maintenant dans le cimetière de San-Diégo!
– Oui!… C’est là que nous l’avons porté, chère Dolly, répondit Jane. C’est là qu’est sa tombe… au milieu des fleurs!
– Jane!… Jane!… s’écria Dolly, puisque Dieu ne m’a pas rendu mon enfant, qu’il me rende son père, qu’il me rende John!»
Le 15 octobre, à six heures du soir, après avoir laissé en arrière le mont Humphries, la caravane s’arrêta sur le bord du Palmer-creek, un des affluents de la Fink-river. Ce creek était presque à sec, n’étant alimenté, ainsi que la plupart des rios de ces régions, que par les eaux pluviales. Il fut donc très aisé de le franchir, ainsi que l’on fit du Hughes-creek, à trois jours de là, trente-quatre milles plus au nord.
En cette direction, l’Overland-Telegraf-Line tendait toujours ses fils aériens au-dessus du sol – ces fils d’Ariane qu’il suffisait de suivre de station en station. On rencontrait ça et là quelques groupes de maisons, plus rarement des fermes, où Tom Marix, en payant bien, se procurait de la viande fraîche. Godfrey et Zach Fren, eux, allaient aux informations. Les squatters s’empressaient de les renseigner sur les tribus nomades qui parcouraient ces territoires. N’avaient-ils point entendu parler d’un blanc, retenu prisonnier chez les Indas du nord ou de l’ouest? Savaient-ils si des voyageurs s’étaient récemment aventurés à travers ces lointains districts? Réponses négatives. Aucun indice, si vague qu’il fût, ne pouvait mettre sur les traces du capitaine John. De là, nécessité de se hâter, afin d’atteindre Alice-Spring, dont la caravane était encore éloignée d’au moins quatre-vingts milles.
A partir de Hughes-creek, le cheminement devint plus difficile, et la moyenne de marche, obtenue jusqu’à ce jour, fut notablement diminuée. Le pays était très montueux. D’étroites gorges se succédaient, coupées de ravins à peine praticables, qui sinuaient entre les ramifications des Water-House-Ranges. En tête, Tom Marix et Godfrey recherchaient les meilleures passes. Les piétons et les cavaliers y trouvaient facilement passage, même les buggys que leurs chevaux enlevaient sans trop de peine, et il n’y avait pas lieu de s’en préoccuper; mais, pour les chariots chargés lourdement, les bœufs ne les traînaient qu’au prix d’extrêmes fatigues. L’essentiel était d’éviter les accidents, tels qu’un bris de roue ou d’essieu, qui eût nécessité de longues réparations, sinon même l’abandon définitif du véhicule.
C’était le 19 octobre, des le matin, que la caravane s était engagée sur ces territoires, ou les fils télégraphiques ne pouvaient plus conserver une direction rectiligne. Aussi la disposition du sol avait-elle obligé de les incliner vers l’ouest, – direction que Tom Marix dut imposer à son personnel.
Entre temps, si cette région présentait de capricieux accidents de terrain, impropres à une allure rapide et régulière, elle était redevenue très boisée, grâce au voisinage des massifs montagneux. Il fallait incessamment contourner ces «brigalows-scrubs», sortes de fourrés impénétrables, où domine la prolifique famille des acacias. Sur les bords des ruisseaux se dressaient des groupes de casuarinas, aussi dépouillés de feuilles que si le vent d’hiver eût secoué leurs branches. A l’entrée des gorges poussaient quelques-uns de ces calebassiers, dont le tronc s’évase en forme de bouteille, et que les Australiens nomment «bottle-trees». A la façon de l’eucalyptus, qui vide un puits lorsque ses racines y plongent, le calebassier pompe toute l’humidité du sol, et son bois spongieux en est tellement imprégné que l’amidon qu’il contient peut servir à la nourriture des bestiaux.
Les marsupiaux vivaient en assez grand nombre sous ces brigalows-scrubs, entre autres des wallabys si rapides à la course que le plus souvent les indigènes, lorsqu’ils veulent s’en emparer, sont contraints de les enfermer dans un cercle de flamme en mettant le feu aux herbes. En de certains endroits abondaient les kangourous-rats, et ces kangourous géants, que les blancs ne poursuivent guère que par plaisir cynégétique, car il faut être nègre – et nègre australien – pour consentir à se nourrir de leur chair coriace. Tom Marix et Godfrey ne parvinrent à frapper d’une balle que deux ou trois couples de ces animaux, dont la vitesse égale celle d’un cheval au galop. Il fa vit dire que la queue de ces kangourous fournit un potage excellent, dont chacun apprécia les qualités au repas du soir.
Cette nuit-là, il y eut une alerte. Le campement fut troublé par une de ces invasions de rats, comme il ne s’en voit qu’en Australie, à l’époque où émigrent ces rongeurs. Personne n’aurait pu dormir, sans risquer d’être déchiqueté, et on ne dormit pas.
Mrs. Branican et ses compagnons repartirent le lendemain, 22 octobre, en maudissant ces vilaines bêtes. Au coucher du soleil, la caravane avait atteint les dernières ramifications des Mac-Donnell-Ranges. Le voyage allait désormais s’effectuer dans des conditions infiniment plus favorables. Encore une quarantaine de milles, et la première partie de la campagne prendrait fin à la station d’Alice-Spring.
Le 23 l’expédition eut à parcourir d’immenses plaines se déroulant à perte de vue. Quelques ondulations les vallonnaient ça et là. Des bouquets d’arbres en relevaient le monotone aspect. Les chariots suivaient sans difficulté l’étroite route, tracée au pied des poteaux télégraphiques, et desservant les stations, établies assez loin les unes des autres. Il était certes incroyable que la ligne, peu surveillée en ces contrées désertes, fût respectée des indigènes.
Et aux observations qu’on lui faisait à ce propos, Tom Marix dut répondre:
«Ces nomades, je l’ai dit, ayant été châtiés électriquement par notre ingénieur, se figurent que le tonnerre court sur ces fils, et ils se gardent bien d’y toucher. Ils croient même que leurs deux bouts se rattachent au soleil et à la lune et que ces grosses boules leur tomberaient sur la tête, s’ils s’avisaient de tirer dessus.»
A onze heures, suivant l’habitude, la grande halte de la journée eut lieu. La caravane s’installa près d’un massif d’eucalyptus dont le feuillage, tombant comme les pendeloques de cristal d’un lustre, ne donnait que peu ou point d’ombre. Là coulait un creek ou plutôt un filet d’eau, à peine suffisant pour mouiller les cailloux de son lit. Sur la rive opposée, le sol, se relevant par un brusque épaulement, barrait la surface de la plaine sur une longueur de plusieurs milles de l’est à l’ouest. En arrière, on saisissait encore le lointain profil des Mac-Donnell-Ranges au-dessus de l’horizon.
Ce repos durait d’habitude jusqu’à deux heures. On évitait ainsi de cheminer pendant la partie la plus chaude de la journée. A vrai dire, ce n’était qu’une halte et non un campement. Tom Marix ne faisait alors ni dételer les bœufs, ni débrider les chevaux. Ces animaux mangeaient sur place. On ne dressait point les tentes, on n’allumait point les feux. La venaison froide et les conserves composaient ce second repas, qui avait été précédé d’un premier déjeuner au lever du soleil.
Chacun vint, comme à l’ordinaire, s’asseoir ou s’étendre sur l’herbe dont l’épaulement était revêtu. Une demi-heure écoulée, les bouviers et les gens de l’escorte, noirs ou blancs, leur faim apaisée, dormaient en attendant le départ.
Mrs. Branican, Jane et Godfrey formaient un groupe à part. La servante indigène Harriett leur avait apporté un panier contenant quelques provisions. Tout en déjeunant, ils s’entretenaient de leur prochaine arrivée à la station d’Alice-Spring. L’espérance qui n’avait jamais abandonné Dolly, le jeune novice la partageait absolument, et, lors même qu’il n’y aurait pas eu motif d’espérer, rien n’eût ébranlé leurs convictions. Tous, d’ailleurs, étaient pleins de foi dans le succès de la campagne, leur résolution formelle étant de ne plus quitter la terre australienne tant qu’ils ne seraient pas fixés sur le sort du capitaine John.
Il va de soi que Len Burker, affectant de nourrir ces mêmes idées, ne ménageait point ses encouragements, lorsqu’il en trouvait l’occasion. Cela entrait dans son jeu; car il avait intérêt à ce que Mrs. Branican ne retournât pas en Amérique, puisqu’il était interdit à lui d’y revenir. Dolly, ne soupçonnant rien de ses odieuses trames, lui savait gré de ce qu’il l’appuyait.
Pendant cette halte, Zach Fren et Tom Marix s’étaient mis à causer de la réorganisation qu’il conviendrait de donner à la caravane, avant de quitter la station d’Alice-Spring. Grave question. N’était-ce pas alors que commenceraient les véritables difficultés d’une expédition à travers l’Australie centrale?
Il était une heure et demie environ, lorsqu’un bruit sourd se fît entendre dans la direction du nord. On eût dit un tumulte prolongé, un roulement continu, dont les lointaines rumeurs se propageaient jusqu’au campement.
Mrs. Branican, Jane et Godfrey qui s’étaient relevés, prêtaient l’oreille.
Tom Marix et Zach Fren venaient de s’approcher d’eux, et, le regard tendu, écoutaient.
«D’où peut provenir ce bruit? demanda Dolly.
– Un orage, sans doute? dit le maître.
– On dirait plutôt le ressac des lames sur une grève,» fit observer Godfrey.
Cependant il n’y avait aucun symptôme d’orage, et l’atmosphère ne décelait aucune saturation électrique. Quant à quelque déchaînement d’eaux furieuses, il n’aurait pu être produit que par une subite inondation, due au trop plein des creeks. Mais lorsque Zach Fren voulut donner cette explication au phénomène:
«Une inondation dans cette partie du continent, à cette époque et après une telle sécheresse?… répondit Tom Marix. Soyez certain que c’est impossible!»
Et il avait raison.
Qu’à la suite de violents orages, il survienne parfois des crues provoquées par l’excessive abondance des eaux pluviales, que les nappes liquides se répandent à la surface des terrains en contre-bas, cela se voit quelquefois pendant la mauvaise saison. Mais, à la fin d’octobre, l’explication était inadmissible.
Tom Marix, Zach Fren et Godfrey, s’étaient hissés sur le rebord de l’épaulement et portaient un regard inquiet dans le sens du nord et de l’est.
Rien en vue sur toute l’immense étendue des plaines mornes et désertes. Toutefois, au-dessus de l’horizon, se déroulait un nuage de forme bizarre qu’on ne pouvait confondre avec ces vapeurs que les longues chaleurs accumulent à la ligne périphérique de la terre et du ciel. Ce n’était point un amas de brumes à l’état vésiculaire; c’était plutôt une agglomération de ces volutes aux contours nets que produisent les décharges de l’artillerie. Quant au bruit qui s’échappait de cet amoncellement poussiéreux, – comment douter que ce fût un énorme rideau de poussière? – il s’accroissait rapidement, semblable à quelque piétinement cadencé, une sorte de chevauchement colossal, répercuté par le sol élastique de l’immense prairie. D’où venait-il?
«Je sais… j’ai déjà été témoin… Ce sont des moutons! s’écria Tom Marix.
– Des moutons?… répliqua Godfrey en riant. Si ce ne sont que des moutons…
– Ne riez pas, Godfrey! répondit le chef de l’escorte. Il y a peut-être là des milliers et des milliers de moutons, qui auront été saisis de panique… Si je ne me suis pas trompé, ils vont passer comme une avalanche, détruisant tout sur leur passage!»
Tom Marix n’exagérait pas. Lorsque ces animaux sont affolés pour une cause ou pour une autre – ce qui arrive quelquefois à l’intérieur des runs, – rien ne peut les retenir, ils renversent les barrières, et s’échappent. Un vieux dicton dit que «devant les moutons s’arrête la voiture du roi…» et il est vrai qu’un troupeau de ces stupides bêtes se laisse plutôt écraser que de céder la place; mais si elles se laissent écraser, elles écrasent aussi, lorsqu’elles se précipitent en masse énorme. Et c’était bien le cas. A voir le nuage de poussière qui s’arrondissait sur un espace de deux à trois lieues, on ne pouvait estimer à moins de cent mille les moutons qu’une panique aveugle lançait sur le chemin de la caravane. Emportés du nord au sud, ils se déroulaient comme un mascaret à la surface de la plaine et ne s’arrêteraient qu’au moment où ils tomberaient, épuisés par cette course folle.
«Que faire? demanda Zach Fren,
– S’abriter tant bien que mal au pied de l’épaulement,» répondit Tom Marix.
Il n’y avait pas d’autre parti à prendre, et tous trois redescendirent. Si insuffisantes que pussent être les précautions indiquées par Tom Marix, elles furent aussitôt mises à exécution. L’avalanche des moutons n’était pas à deux milles du campement. Le nuage montait en grosses volutes dans l’air, et de ce nuage sourdait un tumulte formidable de bêlements.
Les chariots furent mis à l’abri contre le talus. Quant aux chevaux et aux bœufs, leurs cavaliers et leurs conducteurs les obligèrent à s’étendre sur le sol, afin de mieux résister à cet assaut qui passerait peut-être au-dessus d’eux sans les atteindre. Les hommes s’accotèrent contre le talus. Godfrey se plaça près de Dolly, afin de la protéger plus efficacement, et on attendit.
Cependant Tom Marix venait de remonter sur l’arête de l’épaulement. Il voulait observer une dernière fois la plaine, qui «moutonnait» comme fait la mer sous une violente brise. Le troupeau arrivait à grand fracas et à grande vitesse, s’étendant sur un tiers de l’horizon. Ainsi que l’avait dit Tom Marix, les moutons devaient s’y chiffrer par une centaine de mille. En moins de deux minutes, ils seraient sur le campement.
«Attention! Les voici!» cria Tom Marix.
Et il se laissa rapidement glisser le long du talus jusqu’à l’endroit où Mrs. Branican, Jane, Godfrey et Zach Fren étaient blottis les uns contre les autres.
Presque aussitôt, le premier rang de moutons apparut sur la crête. Il ne s’arrêta pas, il n’aurait pu s’arrêter. Les animaux de tête tombèrent – quelques centaines qui s’empilèrent, lorsque le sol vint à leur manquer. Aux bêlements se mêlaient les hennissements des chevaux, les beuglements des bœufs, saisis d’épouvanté. Tout s’était effacé, au milieu de l’épais nuage de poussière, tandis que l’avalanche se déchaînait au delà de l’épaulement dans une impulsion irrésistible – un véritable torrent de bêtes.
Cela dura cinq minutes, et les premiers qui se relevèrent, Tom Marix, Godfrey, Zach Fren, aperçurent l’effrayante masse, dont les dernières lignes ondulaient vers le sud.
«Debout!… Debout!» cria le chef de l’escorte.
Tous se remirent sur pied. Quelques contusions, un peu de dégât dans les chariots, c’est à cela que se bornait le dommage subi par le personnel et le matériel, grâce à l’abri du talus.
Tom Marix, Godfrey, Zach Fren, remontèrent aussitôt sur sa partie supérieure.
Vers le sud, la troupe fuyante disparaissait derrière un rideau de poussière sableuse. Du côté nord s’étendait à perte de vue la plaine, profondément piétinée à sa surface.
Mais voici que Godfrey s’écrie:
«Là-bas… là-bas… regardez!»
A une cinquantaine de pas du talus, deux corps gisaient sur le sol – deux indigènes, sans doute, entraînés, renversés et probablement écrasés par cette irruption de moutons…
Tom Marix et Godfrey coururent vers ces corps…
Quelle fut leur surprise! Jos Meritt et son serviteur Gîn-Ghi étaient là, immobiles, inanimés…
Ils respiraient pourtant, et des soins empressés les eurent bientôt remis de ce rude assaut. A peine eurent-ils ouvert les yeux que, si contusionnés qu’ils fussent, l’un et l’autre se redressèrent.
«Bien!… Oh!… Très bien!» fit Jos Meritt.
Puis se retournant:
«Et Gîn-Ghi?… demanda-t-il.
– Gîn-Ghi est là… ou du moins ce qu’il en reste! répondit le Chinois en se frottant les reins. Décidément, trop de moutons, mon maître Jos, mille et dix mille fois trop!
– Jamais trop de gigots, jamais trop de côtelettes, Gîn-Ghi, donc jamais trop de moutons! répondit le gentleman. Ce qui est fâcheux, c’est de n’avoir pu en attraper un seul au passage…
– Consolez-vous, monsieur Meritt, répondit Zach Fren. Au bas du talus, il y en a des centaines à votre service.
– Très bien!… Oh!… Très bien!» conclut gravement le flegmatique personnage.
Puis, s’adressant à son serviteur, lequel, après s’être frotté les reins, se frottait les épaules:
«Gîn-Ghi?…
– Mon maître Jos?…
– Deux côtelettes pour ce soir, dit-il, deux côtelettes… saignantes!»
Jos Meritt et Gîn-Ghi racontèrent alors ce qui s’était passé. Ils cheminaient à trois milles en avant de la caravane, lorsqu’ils avaient été surpris par cette charge de bêtes ovines. Leurs chevaux avaient pris la fuite, en dépit de leurs efforts pour les retenir. Renversés, piétines, ce fut miracle qu’ils n’eussent pas été écrasés, et bonne chance aussi que Mrs. Branican et ses compagnons fussent arrivés à temps pour les secourir.
Tout le monde avait échappé à ce très sérieux danger, on s’était remis en route, et vers six heures du soir la caravane atteignit la station d’Alice-Spring.
Au delà de la station d’Alice-Spring
e lendemain, 24 octobre, Mrs. Branican s’occupa de réorganiser l’expédition en vue d’une campagne, qui serait probablement longue, pénible, périlleuse, puisqu’elle aurait pour théâtre ces régions à peu près inconnues de l’Australie centrale.
Alice-Spring n’est qu’une station de l’Overland-Telegraf-Line, – quelque vingtaine de maisons, dont l’ensemble mériterait à peine le nom de village.
En premier lieu, Mrs. Branican se rendit auprès du chef de cette station, M. Flint. Peut-être possédait-il des renseignements sur les Indas?… Est-ce que cette tribu, chez laquelle le capitaine John était retenu prisonnier, ne descendait pas parfois de l’Australie occidentale jusque dans les régions du centre?
M. Flint ne put rien dire de précis à cet égard, si ce n’est que ces Indas parcouraient de temps à autre la partie ouest de la Terre Alexandra. Jamais il n’avait entendu parler de John Branican. Quant à Harry Felton, ce qu’il en savait, c’est qu’il avait été recueilli à quatre-vingts milles dans l’est de la ligne télégraphique, sur la frontière du Queensland. Selon lui, le mieux était do s’en rapporter aux renseignements assez précis que l’infortuné avait fournis avant de mourir; il s’engageait à poursuivre cette campagne en coupant obliquement vers les districts de l’Australie occidentale. Il espérait d’ailleurs qu’elle aurait une heureuse issue, et que Mrs. Branican réussirait là où lui, Flint, avait échoué, lorsqu’il s’était lancé, six ans auparavant, à la recherche de Leichhardt – projet que des guerres de tribus indigènes l’avaient bientôt contraint d’abandonner. Il se mettait à la disposition de Mrs. Branican pour lui procurer toutes les ressources qu’offrait la station. C’était, ajouta-t-il, ce qu’il avait fait pour David Lindsay, lorsque ce voyageur s’arrêta à Alice-Spring en 1886, avant de se diriger vers le lac Nash et le massif oriental des Mac-Donnell-Ranges.
Voici ce qu’était, à cette époque, la partie du continent australien que l’expédition se préparait à explorer en remontant vers le nord-ouest.
A deux cent soixante milles de la station d’Alice-Spring, sur le cent vingt-septième méridien, se développe la frontière rectiligne, qui, du sud au nord, sépare l’Australie méridionale, la Terre Alexandra et l’Australie septentrionale de cette province désignée sous le nom d’Australie occidentale, dont Perth est la capitale. Elle est la plus vaste, la moins connue et la moins peuplée des sept grandes divisions du continent. En réalité, elle n’est déterminée géographiquement que sur le périmètre de ses côtes, qui comprennent les Terres do Nuyts, de Lieuwin, de Wlaming, d’Endrack, de Witt et de Tasman.
Les cartographes modernes indiquent à l’intérieur de ce territoire, dont les indigènes nomades sont seuls à parcourir les lointaines solitudes, trois déserts distincts:
1° Au sud, le désert, compris entre les trentième et vingt-huitième degrés de latitude, qu’explora Forrest en 1869, depuis le littoral jusqu’au cent vingt-troisième méridien, et que Giles traversa, dans son entier en 1875.
2° Le Gibson-Desert, compris entre les vingt-huitième et vingt-troisième degrés, dont le même Giles parcourut les immenses plaines pendant l’année 1876.
3° Le Great-Sandy-Desert, compris entre le vingt-troisième degré et la côte septentrionale, que le colonel Warburton parvint à franchir de l’est au nord-ouest en 1873, et au prix de quels dangers, on le sait.
Or, c’était précisément sur ce territoire que l’expédition de Mrs. Branican allait opérer ses recherches. L’itinéraire du colonel Warburton, c’était celui auquel il convenait de se tenir, d’après les renseignements donnés par Harry Felton. De la station d’Alice-Spring jusqu’au littoral de l’océan Indien, le voyage de cet audacieux explorateur n’avait pas exigé moins de quatre mois, soit quinze mois de durée totale entre septembre 1872 et janvier 1874. Combien de temps coûterait celui que Mrs. Branican et ses compagnons se préparaient à entreprendre?…
Dolly recommanda à Zach Fren et à Tom Marix de ne pas perdre un jour, et, très activement secondés par M. Flint, ils purent se conformer à ses ordres.
Depuis une quinzaine de jours, trente chameaux, achetés à haut prix pour le compte de Mrs. Branican, avaient été réunis à la station d’Alice-Spring, sous la conduite de chameliers afghans…
L’introduction des chameaux en Australie ne datait que de trente ans. C’est en 1860 que M. Elder en fit importer de l’Inde une certaine quantité. Ces utiles animaux, sobres et robustes, de complexion très rustique, sont capables de porter une charge de cent cinquante kilogrammes et de faire quarante kilomètres par vingt-quatre heures, «en allant toujours leur pas», comme on dit vulgairement. En outre, ils peuvent rester une semaine sans manger, et, sans boire, six jours l’hiver et trois jours l’été. Aussi sont-ils appelés à rendre sur cet aride continent les mêmes services que dans les régions brûlantes de l’Afrique. Là comme ici ils subissent presque impunément les privations provenant du manque d’eau et des chaleurs excessives. Le désert du Sahara et le Great-Sandy-Desert ne sont-ils pas traversés par les méridiens correspondants des deux hémisphères?
Mrs. Branican disposait de trente chameaux, vingt de selle et dix de bât. Le nombre des mâles était plus considérable que celui des femelles. La plupart étaient jeunes, mais dans de bonnes conditions de force et de santé. De même que l’escorte avait pour chef Tom Marix, de même ces animaux avaient pour chef un chameau mâle, le plus âgé, auquel les autres obéissaient volontiers. Il les dirigeait, les rassemblait aux haltes, les empêchait de s’enfuir avec les chamelles. Lui mort ou malade, la troupe risquerait de se débander, et les conducteurs seraient impuissants à maintenir le bon ordre. Il allait de soi que ce précieux animal fût attribué à Tom Marix, et ces deux chefs – l’un portant l’autre – avaient leur place indiquée en tête de la caravane.
Il fut convenu que les chevaux et les bœufs, qui avaient transporté le personnel depuis la station de Farina-Town jusqu’à la station d’Alice-Spring, seraient laissés aux bons soins de M. Flint. On les retrouverait au retour avec les buggys et les chariots. Toutes les probabilités, en effet, étaient que l’expédition reprît en revenant vers Adélaïde la route jalonnée par les poteaux de l’Overland-Telegraf-Line.
Dolly et Jane occuperaient ensemble une «kibitka», sorte de tente à peu près identique à celle des Arabes, et que portait l’un des plus robustes chameaux de la troupe. Elles pourraient s’y abriter des rayons du soleil derrière d’épais rideaux et même se protéger contre ces pluies, que de violents orages déversent – trop rarement il est vrai – sur les plaines centrales du continent.
Harriett, la femme au service de Mrs. Branican, habituée aux longues marches des nomades, préférait suivre à pied. Ces grandes bêtes à deux bosses lui paraissaient plutôt destinées à transporter des colis que des créatures humaines.
Trois chameaux de selle étaient réservés à Len Burker, à Godfrey et à Zach Fren, qui sauraient s’accoutumer à leur marche dure et cahotante. D’ailleurs, il n’était pas question de prendre une autre allure que le pas régulier de ces animaux, puisqu’une partie du personnel ne serait pas monté. Le trot ne deviendrait nécessaire que si l’obligation se présentait de devancer la caravane, afin de découvrir un puits ou une source pendant le parcours du Great-Sandy-Desert.
Quant aux blancs de l’escorte, c’était à eux qu’étaient destinés les quinze autres chameaux de selle. Les noirs préposés à la conduite des dix chameaux de bât, devaient faire à pied les douze à quatorze milles que comprendraient les deux étapes quotidiennes; cela ne serait pas excessif pour eux.
Ainsi fut réorganisée la caravane en vue des épreuves inhérentes à cette seconde période du voyage. Tout avait été combiné, avec approbation de Mrs. Branican, pour suffire aux exigences de la campagne, si longue qu’elle dût être, en ménageant les bêtes et les hommes. Mieux pourvue de moyens de transport, mieux fournie de vivres et d’effets de campement, fonctionnant dans des conditions plus favorables qu’aucun des précédents explorateurs du continent australien, il y avait lieu d’espérer qu’elle atteindrait son but.
Il reste à dire ce que deviendrait Jos Meritt. Ce gentleman et son domestique Gîn-Ghi allaient-ils demeurer à la station d’Alice-Spring? S’ils la quittaient, serait-ce pour continuer à suivre la ligne télégraphique dans la direction du nord? Ne se porteraient-ils pas plutôt soit vers l’est, soit vers l’ouest, à la recherche des tribus indigènes? C’était là, en effet, que le collectionneur aurait chance de découvrir l’introuvable couvre-chef dont il suivait depuis si longtemps la piste. Mais, à présent qu’il était privé de monture, dépossédé de bagages, démuni de vivres, comment parviendrait-il à continuer sa route?
A plusieurs reprises, depuis qu’ils étaient rentrés en relation, Zach Fren avait interrogé Gîn-Ghi à cet égard. Mais le Céleste avait répondu qu’il ne savait jamais ce que déciderait son maître, attendu que son maître ne le savait pas lui-même. Ce qu’il pouvait affirmer, pourtant, c’est que Jos Meritt ne consentirait point à revenir en arrière, tant que sa monomanie ne serait pas satisfaite, et que lui, Gîn-Ghi, originaire de Hong-Kong, n’était pas près de revoir le pays «où les jeunes Chinoises, vêtues de soie, cueillent de leurs doigts effilés la fleur du nénuphar.»
Cependant, on était à la veille du départ, et Jos Meritt n’avait encore rien dit de ses projets, lorsque Mrs. Branican fut avisée par Gîn-Ghi que le gentleman sollicitait la faveur d’un entretien particulier.
Mrs. Branican, très désireuse de rendre service à cet original dans la mesure du possible, fit répondre qu’elle priait l’honorable Jos Meritt de vouloir bien se rendre à la maison de M. Flint, où elle demeurait depuis son arrivée à la station.
Jos Meritt s’y transporta aussitôt, – c’était dans l’après-midi du 25 octobre, – et dès qu’il fut assis en face de Dolly, il entra en matière en ces termes:
«Mistress Branican… Bien!… Oh!… Très bien! Je ne doute pas, non… je ne doute pas un instant que vous ne retrouviez le capitaine John… Et je voudrais être aussi certain de mettre la main sur ce chapeau à la découverte duquel tendent tous les efforts d’une existence déjà très mouvementée… Bien!… Oh!… Très bien! Vous devez savoir pourquoi je suis venu fouiller les plus secrètes régions de l’Australie?
– Je le sais, monsieur Meritt, répondit Mrs. Branican, et, de mon côté, je ne doute pas que vous ne soyez un jour payé de tant de persévérance.
– Persévérance… Bien!… Oh!… Très bien!… C’est que, voyez-vous, mistress, ce chapeau est unique au monde!
– Il manque à votre collection?…
– Regrettablement… et je donnerais ma tête pour pouvoir le mettre dessus!
– C’est un chapeau d’homme? demanda Dolly, qui s’intéressait plutôt par bonté que par curiosité aux innocentes fantaisies de ce maniaque.
– Non, mistress, non… Un chapeau do femme… Mais de quelle femme!… Vous m’excuserez si je tiens à garder le secret sur son nom et sa qualité… de crainte d’exciter la concurrence… Songez donc, mistress… si quelqu’autre…
– Enfin avez-vous un indice?…
– Un indice?… Bien!… Oh!… Très bien! Ce que j’ai appris à grand renfort de correspondances, d’enquêtes, de pérégrinations, c’est que ce chapeau a émigré en Australie, après d’émouvantes vicissitudes, et que, parti de haut… oui, de très haut!… il doit orner maintenant la tête d’un souverain de tribu indigène…
– Mais cette tribu?.,.
– C’est l’une de celles qui parcourent le nord ou l’ouest du continent. Bien!… Oh!… Très bien! S’il le faut, je les visiterai toutes… je les fouillerai toutes… Et, puisqu’il est indifférent que je commence par l’une ou par l’autre, je vous demande la permission de suivre votre caravane jusque chez les Indas.
– Très volontiers, monsieur Meritt, répondit Dolly, et je vais donner l’ordre que l’on se procure, s’il est possible, deux chameaux supplémentaires…
– Un seul suffira, mistress, un seul pour mon domestique et pour moi… d’autant mieux que je me propose de monter la bête et que Gîn-Ghi se contentera d’aller à pied.
– Vous savez que nous devons partir demain matin, monsieur Meritt?
– Demain’… Bien!… Oh!… Très bien! Ce n’est pas moi qui vous retarderai, mistress Branican. Mais il est entendu, n’est-il pas vrai, que je ne m’occupe aucunement de ce qui concerne le capitaine John… Cela, c’est votre affaire… Je ne m’occupe que de mon chapeau…
– De votre chapeau, c’est convenu, monsieur Meritt!» répondit Dolly.
Là-dessus, Jos Meritt se retira en déclarant que cette intelligente, énergique et généreuse femme méritait de retrouver son mari autant, à tout le moins, qu’il méritait, lui, de mettre la main sur le joyau, dont la conquête compléterait sa collection de coiffures historiques.
Gîn-Ghi, avisé d’avoir à se tenir prêt pour le lendemain, dut s’occuper de mettre en ordre les quelques objets qui avaient été sauvés du désastre, après l’affaire des moutons. Quant à l’animal que le gentleman devait partager avec son serviteur – de la manière qu’il a été dit ci-dessus – M. Flint parvint à se la procurer. Cela lui valut un: «Bien!… Oh!… Très bien!» de la part de son très reconnaissant Jos Meritt.
Le lendemain, 26 octobre, le signal du départ fut donné, après que Mrs. Branican eut pris congé du chef de la station. Tom Marix et Godfrey précédaient les blancs de l’escorte qui étaient montés. Dolly et Jane s’installèrent dans la kibitka, ayant Len Burker d’un côté, Zach Fren de l’autre. Puis venait, majestueusement achevalé entre les deux bosses de sa monture, Jos Meritt, suivi de Gîn-Ghi. Arrivaient ensuite les chameaux de bât et les noirs formant la seconde moitié de l’escorte.
A six heures du matin, l’expédition, laissant à sa droite l’Overland-Telegraf-Line et la station d’Alice-Spring, disparaissait derrière un des contreforts des Mac-Donnell-Ranges.
Au mois d’octobre, en Australie, la chaleur est déjà excessive. Aussi Tom Marix avait-il conseillé de ne voyager que pendant les premières heures du jour, – de quatre à neuf heures, – et pendant l’après-midi – de quatre à huit heures. Les nuits mêmes commençaient à être suffocantes, et de longues haltes étaient nécessaires pour acclimater la caravane aux fatigues des régions centrales.
Ce n’était pas encore le désert, avec l’aridité de ses interminables plaines, ses creeks entièrement à sec, ses puits qui ne contiennent plus qu’une eau saumâtre, lorsque la sécheresse du sol ne les a pas complètement taris. A la base des montagnes s’étendait cette région accidentée où s’enchevêtrent les ramifications des Mac-Donnell et des Strangways-Ranges, et que sillonne la ligne télégraphique en se courbant vers le nord-ouest. Cette direction, la caravane dut l’abandonner, afin de se porter plus décidément à l’ouest, presque sur le parallèle qui se confond avec le tropique du Capricorne. C’était à peu près la même route que Giles avait suivie en 1872, et qui coupait celle de Stuart à vingt cinq milles au nord d’Alice-Spring.
Les chameaux ne marchaient qu’à petite allure sur ces terrains très accidentés. De rares filets de creeks les arrosaient ça et là. Les gens pouvaient y trouver à l’abri des arbres une eau courante, assez fraîche, et dont les bêtes faisaient provision pour plusieurs heures.
En longeant ces halliers clairsemés, les chasseurs de la caravane, chargés de l’approvisionner de venaison, purent abattre diverses pièces de gibier d’espèce comestible, – entre autres des lapins.
On n’ignore pas que le lapin est à l’Australie ce que la sauterelle est à l’Afrique. Ces trop prolifiques rongeurs finiront par tout ronger, si l’on n’y prend garde. Jusqu’alors, le personnel de la caravane les avait un peu dédaignés au point de vue alimentaire, parce que ce qui constitue le vrai gibier abondait dans les plaines et les forêts de l’Australie méridionale. Il serait toujours temps de se rassasier de cette chair un peu fade, lorsque les lièvres, les perdrix, les outardes, les canards, les pigeons et autres bêtes de poil et de plume feraient défaut. Mais, sur cette région riveraine des Mac-Donnell-Ranges, il fallait bien se contenter de ce que l’on trouvait, c’est-à-dire des lapins qui pullulaient à sa surface.
Et, à propos, dans la soirée du 31 octobre, Godfrey, Jos Meritt et Zach Fren étant réunis, la conversation tomba sur cette engeance qu’il est urgent de détruire. Et Godfrey ayant demandé s’il y avait toujours eu des lapins en Australie:
«Non, mon garçon, répondit Tom Marix. Leur importation ne remonte qu’à une trentaine d’années. Un joli cadeau qu’on nous a fait là! Ces animaux se sont tellement multipliés qu’ils dévastent nos campagnes. Certains districts en sont infestés à ce point qu’on ne peut plus y élever ni moutons ni bestiaux. Les champs sont troués par les terriers comme une écumoire, et l’herbe y est rongée jusqu’à la racine. C’est une ruine absolue, et je finis par croire que ce ne sont pas les colons qui mangeront les lapins, mais les lapins qui mangeront les colons.
– N’a-t-on pas employé des moyens puissants pour s’en délivrer? fit observer Zach Fren.
– Disons des moyens impuissants, répondit Tom Marix, puisque leur quantité augmente au lieu de diminuer. Je connais un propriétaire, qui a dû affecter quarante mille livres1 à la destruction des lapins qui ravageaient son run. Le gouvernement a mis leur tête à prix, comme on fait pour les tigres et les serpents dans l’Inde anglaise. Bah! semblables à celles de l’hydre, les têtes repoussent à mesure qu’on les coupe et même en plus grand nombre. On a fait usage delà strychnine, qui en a empoisonné par centaines de milles, ce qui a failli donner la peste au pays. Rien n’a réussi.
– N’ai-je pas entendu dire, demanda Godfrey, qu’un savant français, M. Pasteur, avait proposé de détruire ces rongeurs en leur donnant le choléra des poules?
– Oui, et peut-être le moyen serait-il efficace? Mais il aurait fallu… l’employer, et il ne l’a pas été, bien qu’une prime de vingt mille livres ait été offerte dans ce but. Aussi le Queensland et la Nouvelle-Galles du Sud viennent-ils d’établir un grillage long de huit cents milles, afin de protéger l’est du continent contre l’invasion des lapins. C’est une véritable calamité.
– Bien!… Oh!… Très bien! Véritable calamité….répartit Jos Meritt, de même que les types de la race jaune, qui finiront par envahir les cinq parties du monde. Les Chinois sont les lapins de l’avenir.»
Heureusement Gîn-Ghi n’était pas là, car il n’eût pas laissé passer sans protestation cette comparaison offensante à l’égard des Célestes. Ou, tout au moins, aurait-il haussé les épaules en riant de ce rire particulier à sa race et qui n’est qu’une longue et bruyante aspiration.
«Ainsi, dit Zach Fren, les Australiens renonceraient à continuer la lutte?…
– Et de quelle façon pourraient-ils s’y prendre?… répondit Tom Marix.
– Il me semble pourtant, dit Jos Meritt, qu’il y aurait un moyen sûr d’anéantir ces lapins.
– Et lequel? demanda Godfrey.
– Ce serait d’obtenir du Parlement britannique un décret ainsi conçu: «Il ne sera plus porté que des chapeaux de castor dans tout le Royaume-Uni et les colonies qui en dépendent. Or, comme le chapeau de castor n’est jamais fait qu’avec du poil de lapin… Bien!… Oh!… Très bien!»
Et c’est ainsi que Jos Meritt acheva sa phrase par son exclamation habituelle.
Quoi qu’il en soit, et en attendant que le dit décret fût rendu par le Parlement, le mieux était de se nourrir des lapins abattus en route. C’en serait autant de moins pour l’Australie, et on ne se fit pas faute de leur donner la chasse.
Quant aux autres animaux, ils n’auraient pu servir à l’alimentation: mais on aperçut quelques mammifères d’une espèce particulière, et des plus intéressantes pour les naturalistes. L’un était un échidné de la famille des monotrèmes, au museau en forme de bec avec des lèvres cornées, au corps hérissé de piquants comme un hérisson, et dont la principale nourriture se compose des insectes qu’il happe avec sa langue filiforme, tendue hors de son terrier. L’autre était un ornithorynque, avec des mandibules de canard, des poils d’un brun roux, couvrant un corps déprimé qui mesure un pied de longueur. Les femelles de ces deux espèces possèdent cette particularité d’être ovovivipares; elles pondent des œufs, mais les petits qui en sortent, elles les allaitent.
Un jour, Godfrey, qui se distinguait parmi les chasseurs de la caravane, fut assez heureux pour apercevoir et tirer un «iarri», sorte de kangourou d’allure très sauvage, qui, n’ayant été que blessé, parvint à s’enfuir sous les fourrés du voisinage. Le jeune novice n’en fut pas autrement chagriné, car à en croire Tom Marix, ce mammifère n’a de valeur que par la difficulté qu’on éprouve à l’atteindre, et non par ses propriétés comestibles. Il en fut de même d’un «bungari», animal de grande taille à pelage noirâtre, qui se faufile entre les hautes ramures à la façon des marsupiaux, s’accrochant avec ses griffes de chat, balançant sa longue queue. Cet être, essentiellement noctambule, se cache si adroitement entre les branches qu’il est malaisé de l’y reconnaître.
Par exemple, Tom Marix fit observer que le bungari fournit un gibier excellent, dont la chair est très supérieure à celle du kangourou, lorsqu’on la fait rôtir sur des braises. On eut d’autant plus de regret de n’en pouvoir juger, et il était probable que les bungaris cesseraient de se montrer aux approches du désert. Évidemment, en s’avançant à l’ouest, la caravane serait réduite à ne vivre que de ses propres ressources.
Cependant, malgré les difficultés du sol, Tom Marix parvenait à maintenir la moyenne réglementaire de douze à quatorze milles par vingt-quatre heures, – moyenne sur laquelle était basée la marche de l’expédition. Bien que la chaleur fût déjà très forte – trente à trente-cinq degrés à l’ombre – le personnel la supportait assez convenablement. Durant le jour, il est vrai, on trouvait encore quelques groupes d’arbres au pied desquels le campement pouvait être dressé dans des conditions acceptables. D’ailleurs, l’eau ne manquait pas, bien qu’il n’y eût plus que quelques filets dans le lit des creeks. Les haltes qui avaient régulièrement lieu de neuf heures à quatre heures de l’après-midi, dédommageaient suffisamment hommes et bêtes de la fatigue des marches.
La contrée était inhabitée. Les derniers runs avaient été laissés en arrière. Plus de paddocks, plus d’enclos, plus de ces nombreux moutons qu’une herbe courte et desséchée n’aurait pu nourrir. A peine rencontrait-on de rares indigènes, qui se dirigeaient vers les stations de l’Overland-Telegraf-Line.
Le 7 novembre, dans l’après-midi, Godfrey, qui s’était éloigné d’un demi-mille en avant, revint en signalant la présence d’un homme à cheval. Ce cavalier suivait une étroite sente au pied des Mac-Donnell-Ranges, dont la base est formée de quartz et de grès métamorphiques. Ayant aperçu la caravane, il piqua des deux et l’eut rejointe en un temps de galop.
Le personnel venait de s’installer sous de maigres eucalyptus, un bouquet de deux à trois arbres, qui donnaient à peine d’ombre. Là sinuait un petit creek, alimenté par les sources que renferme la chaîne centrale, et dont toute l’eau avait été bue par les racines de ces eucalyptus.
Godfrey amena l’homme en présence de Mrs. Branican. Elle lui fit d’abord donner une large rasade de wiskey, et il se montra très reconnaissant de cette aubaine.
C’était un blanc australien, âgé de trente-cinq ans environ, un de ces excellents cavaliers, habitués à la pluie qui glisse sur leur peau luisante comme sur un taffetas ciré, habitués au soleil qui n’a plus rien à cuire sur leur teint absolument rissolé. Il était courrier de son état, et remplissait ses fonctions avec zèle et bonne humeur, parcourant les districts de la province, distribuant les lettres, colportant les nouvelles de station en station, et aussi dans les villages disséminés à l’est ou à l’ouest de la ligne télégraphique. Il revenait alors d’Emu-Spring, poste de la pente méridionale des Bluff-Ranges, après avoir traversé la région qui s’étend jusqu’au massif des Mac-Donnell.
Ce courrier, qui appartenait à la classe des «roughmen», on aurait pu le comparer au type bon garçon des anciens postillons de France. Il savait endurer la faim, endurer la soif. Certain d’être cordialement accueilli partout où il s’arrêtait, même quand il n’avait pas à tirer une lettre de sa sacoche, résolu, courageux, vigoureux, le revolver à la ceinture, le fusil en bandoulière, une monture rapide et vigoureuse entre les jambes, il allait jour et nuit, sans craindre les mauvaises rencontres.
Mrs. Branican eut plaisir à le faire causer, à lui demander des renseignements sur les tribus aborigènes avec lesquelles il s’était trouvé en rapport.
Ce brave courrier répondit obligeamment et simplement. Il avait entendu parler – comme tout le monde – de la catastrophe du Franklin; toutefois, il ignorait qu’une expédition, organisée par la femme de John Branican, eût quitté Adélaïde pour explorer les régions centrales du continent australien. Mrs. Branican lui apprit aussi que, d’après les révélations de Harry Felton, c’était parmi les peuplades de la tribu des Indas que le capitaine John était retenu depuis quatorze ans.
«Et, dans vos courses, demanda-t-elle, avez-vous eu des relations avec les indigènes de cette tribu?
– Non, mistress, bien que ces Indas se soient parfois rapprochés de la Terre Alexandra, répondit le courrier, et que j’aie souvent entendu parler d’eux.
– Peut-être pourriez-vous nous dire où ils se trouvent actuellement? demanda Zach Fren.
– Avec ces nomades, ce serait difficile… Une saison, ils sont ici, une autre, ils sont là-bas…
– Mais, en dernier lieu?… reprit Mrs. Branican, qui insista sur cette question.
– Je crois pouvoir affirmer, mistress, répondit le courrier, que ces Indas étaient, il y a six mois, dans le nord-ouest de l’Australie orientale, du côté de la rivière Fitz-Roy. Ce sont les territoires que fréquentent volontiers les peuplades de la Terre de Tasman. Mille diables! vous savez que pour atteindre ces territoires, il faut traverser les déserts du centre et de l’ouest, et je n’ai pas à vous apprendre à quoi on s’expose!… Après tout, avec du courage et de l’énergie, on va loin… Donc, faites-en provision, et bon voyage, mistress Branican!»
Le courrier accepta encore un grand verre de wiskey, et même quelques boîtes de conserves qu’il glissa dans ses fontes. Puis, remontant à cheval, il disparut en contournant la dernière pointe des Mac-Donnell-Ranges.
Deux jours après, la caravane dépassait les extrêmes contreforts de cette chaîne que domine la cime du mont Liebig. Elle était enfin arrivée sur la limite du désert, à cent trente milles au nord-ouest de la station d’Alice-Spring.
Journal de mistress Branican
e que le mot «désert» évoque a l’esprit, c’est le Sahara, avec ses immenses plaines sablonneuses, coupées de fraîches et verdoyantes oasis. Toutefois les régions centrales du continent australien n’ont rien de commun avec les régions septentrionales de l’Afrique, si ce n’est la rareté de l’eau. «L’eau s’est mise à l’ombre», disent les indigènes, et le voyageur est réduit à errer de puits en puits, situés pour la plupart à des distances considérables. Cependant, bien que le sable, soit qu’il s’étende en couches, soit qu’il se relève en dunes, recouvre en grande partie le sol australien, ce sol n’est pas absolument aride. Des arbrisseaux, agrémentés de fleurettes, quelques arbres do loin en loin, gommiers, acacias ou eucalyptus, cela est moins attristant que la nudité du Sahara. Mais ces arbres, ces arbrisseaux, ne fournissent ni fruits ni feuilles comestibles aux caravanes, qui sont obligées d’emporter leurs vivres, et c’est à peine si la vie animale est représentée au milieu de ces solitudes par le vol des oiseaux de passage.
Mrs. Branican tenait avec une régularité et une exactitude parfaite son journal de voyage. Quelques notes de ce journal feront connaître, plus nettement que les montrerait un simple récit, les incidents de ce cheminement si pénible. Elles diront mieux aussi ce qu’était l’âme ardente de Dolly, sa fermeté au milieu des épreuves, son inébranlable ténacité à ne point désespérer, même lorsque le moment arriva où la plupart de ses compagnons désespérèrent autour d’elle. On y verra enfin ce dont une femme est capable, quand elle se dévoue à l’accomplissement d’un devoir.
10 novembre. – Nous avons quitté notre campement du mont Liebig à quatre heures du matin. Ce sont de précieux renseignements que nous a fournis ce courrier. Ils concordent avec ceux de ce pauvre Felton. Oui, c’est au nord-ouest et plus spécialement du côté de la rivière Fitz-Roy qu’il faut chercher la tribu des Indas. Près de huit cents milles à franchir!… Nous les franchirons. J’arriverai, dussé-je arriver seule, dussé-je devenir prisonnière de cette tribu. Du moins, je le serais avec John!
Nous remontons vers le nord-ouest, à peu près sur la route du colonel Warburton. Notre itinéraire se confondra sensiblement avec le sien jusqu’à la Fitz-Roy-river. Puissions-nous ne pas subir les épreuves qu’il a subies, ni laisser en arrière quelques-uns de nos compagnons, morts d’épuisement! Par malheur, les circonstances sont moins favorables. C’est au mois d’avril que le colonel Warburton a quitté Alice-Spring – ce que serait le mois d’octobre dans le Nord-Amérique, c’est-à-dire vers la fin de la saison chaude. Notre caravane, au contraire, n’est partie d’Alice-Spring qu’à la fin d’octobre, et nous sommes en novembre, c’est-à-dire au commencement de l’été australien. Aussi la chaleur est-elle déjà excessive, trente-cinq degrés centigrades à l’ombre, lorsqu’il y a de l’ombre. Et nous ne pouvons en attendre que d’un nuage qui passe sur le soleil, d’un abri que nous offre un bouquet d’arbres…
L’ordre de marche adopté par Tom Marix est très pratique. La durée et les heures des étapes sont également bien proportionnées. Entre quatre et huit heures du matin, première étape, puis halte jusqu’à quatre heures. Seconde étape de quatre heures à huit heures du soir, et repos toute la nuit. Nous évitons ainsi de cheminer pendant la brûlante méridienne. Mais que de temps perdu! que de retards! En admettant qu’il ne survienne aucun obstacle, c’est à peine si nous serons dans trois mois d’ici sur les bords de la Fitz-Roy river…
Je suis très satisfaite des services de Tom Marix. Zach Fren et lui sont deux hommes résolus, sur lesquels je puis compter en toutes circonstances.
Godfrey m’effraye par sa nature passionnée. Il est toujours en avant, et souvent nous le perdons de vue. J’ai de la peine à le retenir près de moi, et, pourtant, cet enfant m’aime autant que s’il était mon fils. Tom Marix lui a fait des observations sur sa témérité. J’espère qu’il en tiendra compte.
Len Burker presque toujours à l’arrière de la caravane semble plutôt rechercher la compagnie des noirs de l’escorte que celle des blancs. Il connaît de longue date leurs goûts, leurs instincts, leurs habitudes. Lorsque nous rencontrons des indigènes, il nous est très utile, car il parle leur langue assez pour les comprendre et en être compris. Puisse le mari de ma pauvre Jane s’être sérieusement amendé, mais je crains!… Son regard n’a pas changé – un de ces regards sans franchise, qui se détournent…
13 novembre. – Il n’y a rien eu de nouveau pendant ces trois jours. Quel soulagement et quelle consolation j’éprouve à voir Jane près de moi! Que de propos nous échangeons dans la kibitka, où nous sommes renfermées toutes les deux! J’ai fait partager ma conviction à Jane, elle ne met plus en doute que je retrouverai John. Mais la pauvre femme est toujours triste. Je ne la presse point de questions sur son passé depuis le jour où Len Burker l’a forcée de le suivre en Australie. Je comprends qu’elle ne puisse se livrer tout entière. Il me semble quelquefois qu’elle va dire des choses… On croirait que Len Burker la surveille… Quand elle l’aperçoit, quand il s’approche, son attitude change, son visage se décompose… Elle en a peur… Il est certain que cet homme la domine, et que, sur un geste de lui, elle l’accompagnerait au bout du monde.
Jane paraît avoir de l’affection pour Godfrey, et pourtant, lorsque ce cher enfant vient près de notre kibitka dans l’intention de causer, elle n’ose lui adresser la parole, ni même lui répondre… Ses yeux se détournent, elle baisse la tête… On dirait qu’elle souffre de sa présence.
Aujourd’hui, nous traversons une longue plaine marécageuse pendant l’étape du matin. Il s’y rencontre quelques flaques d’eau, une eau saumâtre, presque salée. Tom Marix nous dit que ces marais sont des restes d’anciens lacs, qui se reliaient autrefois au lac Eyre et au lac Torrens pour former une mer en dédoublant le continent. Par bonheur, nous avions pu faire une provision d’eau à notre halte de la veille, et nos chameaux se sont désaltérés abondamment.
On trouve, paraît-il, plusieurs de ces lagunes, non seulement dans les parties déprimées du sol, mais aussi au milieu des régions plus élevées.
Le terrain est humide; le pied des montures y fait apparaître une boue visqueuse, après avoir écrasé la couche saline qui recouvre les flaques. Quelquefois la croûte résiste davantage à la pression, et, lorsque le pied s’y enfonce brusquement, il jaillit une éclaboussure de vase liquide.
Nous avons eu grande peine à franchir ces marécages, qui s’étendent sur une dizaine de milles vers le nord-ouest.
Rencontré déjà des serpents depuis notre départ d’Adélaïde. Ils sont assez répandus en Australie, et en plus grand nombre à la surface de ces lagunes, semées d’arbrisseaux et d’arbustes. Un de nos hommes de l’escorte a même été mordu par un de ces venimeux reptiles, longs d’au moins trois pieds, de couleur brune, et dont le nom scientifique est, m’a-t-on dit, le Trimesurus ikaheca. Tom Marix a aussitôt cautérisé la blessure avec une pincée de poudre versée sur le bras de cet homme, et qu’il a enflammée. L’homme – c’était un blanc – n’a pas même poussé un cri. Je lui tenais le bras pendant l’opération. Il m’a remerciée. Je lui ai fait donner un supplément de wiskey. Nous avons lieu de croire que la blessure n’aura pas de suite fâcheuse.
Il faut prendre garde où l’on met le pied. D’être hissé sur un chameau ne vous met pas complètement à l’abri de ces serpents. Je crains toujours que Godfrey ne commette quelque imprudence, et je tremble, lorsque j’entends les noirs crier: «Vin’dohe!» mot qui veut dire «serpent» en langue indigène.
Le soir, au moment où l’on installait les tentes pour la nuit, deux de nos indigènes ont encore tué un reptile de grande taille. Tom Marix dit que, si les deux tiers des serpents qui fourmillent en Australie sont venimeux, il n’y a que cinq espèces dont le venin soit dangereux pour l’homme. Le serpent que l’on vient de tuer mesure une douzaine de pieds de long. C’est une sorte de boa. Nos Australiens ont voulu l’accommoder pour leur repas du soir. Il n’y avait qu’à les laisser faire.
Voici comment ils s’y prennent:
Un trou ayant été creusé dans le sable, un indigène y place des pierres préalablement chauffées au milieu d’un brasier, et sur lesquelles sont étendues des feuilles odorantes. Le serpent, dont la tête et la queue ont été coupées, est déposé au fond du trou et recouvert du même feuillage, qui est maintenu par des pierres chaudes. Le tout reçoit une couche de terre piétinée, assez épaisse pour que la vapeur de la cuisson ne puisse s’échapper au dehors.
Nous assistons à cette opération culinaire, non sans quelque dégoût; mais, lorsque le serpent, suffisamment cuit, a été retiré de ce four improvisé, il faut convenir que sa chair exhale un fumet délicieux. Ni Jane ni moi, n’en voulûmes goûter, bien que Tom Marix assurât que, si la chair blanchâtre de ces reptiles est assez insipide, leur foie est considéré comme un manger des plus savoureux.
«On peut le comparer, dit-il, à ce qu’il y a de plus fin en fait de gibier et particulièrement à la gelinotte.
– Gelinotte!… Bien!… Oh!… Très bien! Délicieux, la gelinotte!» s’écria Jos Meritt.
Et après s’être fait servir un petit morceau du foie, il en redemanda un plus gros, et il eût fini par le dévorer tout entier. Que voulez-vous? Le sans-façon britannique.
Quant à Gîn-Ghi, il ne s’est pas fait prier. Une belle tranche fumante de la chair du serpent, qu’il a dégustée en gourmet, l’a mis de belle humeur.
«Ai ya! s’est-il écrié non sans un long soupir de regret, avec quelques huîtres de Ning-Po et une fiole de vin de Tao-Ching, on se croirait au Tié-Coung-Yuan!»
Et Gîn-Ghi voulut bien m’apprendre que c’était là le fameux débit de thé de l’Arc de fer à Pékin.
Godfrey et Zach Fren, surmontant leur répugnance, s’offrirent des bribes de serpent. C’était très mangeable à leur avis. J’ai préféré les en croire sur parole.
Il va sans dire que le reptile fut dévoré jusqu’à la dernière bouchée par les indigènes de l’escorte. Ils ne laissèrent même pas perdre le quelque peu de graisse que l’animal avait rendu pendant la cuisson.
Durant la nuit, notre sommeil a été troublé par de sinistres hurlements qui se sont fait entendre à une certaine distance. C’était une troupe de «dingos». Le dingo pourrait être appelé le chacal de l’Australie, car il tient du chien et du loup. Il possède une fourrure jaunâtre ou d’un rouge brun, et une longue queue très fournie. Fort heureusement, ces fauves se bornèrent à hurler et n’attaquèrent point le campement. En très grand nombre, ils auraient pu être redoutables.
19 novembre. – La chaleur est de plus en plus accablante, et les creeks que nous rencontrons encore sont presque entièrement desséchés. Il est nécessaire de creuser leur lit, si l’on veut recueillir de cette eau dont nous remplissons nos tonnelets. Avant peu, nous ne pourrons plus compter que sur les puits; les creeks auront disparu.
Je suis bien obligée de reconnaître qu’il existe une antipathie vraiment inexplicable, on la dirait même instinctive, entre Len Burker et Godfrey. Jamais l’un n’adresse la parole à l’autre. Il est certain qu’ils s’évitent le plus qu’ils peuvent.
Je m’en suis entretenue un jour avec Godfrey.
«Tu n’aimes pas Len Burker? lui ai-je dit.
– Non, mistress Dolly, m’a-t-il répondu, et ne me demandez pas de l’aimer…
– Mais il est allié à ma famille, ai-je repris. C’est mon parent, Godfrey, et puisque tu m’aimes…
– Mistress Dolly, je vous aime, mais je ne l’aimerai jamais.»
Cher Godfrey, quel est donc le pressentiment, la raison secrète, qui le fait parler ainsi?
27 novembre. – Aujourd’hui s’étendent devant nos yeux de larges espaces, d’immenses steppes monotones, couverts de spinifex. C’est une herbe épineuse que l’on a justement nommée «herbe porc-épic». Il faut circuler entre des touffes qui s’élèvent quelquefois jusqu’à cinq pieds au-dessus du sol, et dont les pointes très aiguës risquent de blesser nos montures. Déjà les pousses de spinifex ont cette teinte particulière qui suffit a indiquer qu’elles sont impropres a l’alimentation des bêtes. Lorsque ces pousses sont encore jaunes ou vertes, les chameaux ne refusent point de s’en nourrir Mais ce n’est plus le cas, et ils ne se préoccupent que de ne point s’y frôler en passant.
Dans ces conditions, la marche devient extrêmement pénible. C’est un parti à prendre, car nous aurons des centaines de milles à franchir au milieu de ces plaines de spinifex. C’est l’arbuste du désert, le seul qui puisse végéter sur les arides territoires du centre de l’Australie.
La chaleur s’accroît sans cesse, l’ombre manque partout. Nos piétons souffrent à l’excès de cette température violente. Et croirait-on que, cinq mois plus tôt, ainsi que l’a constaté le colonel Warburton, le thermomètre s’abaisse quelquefois bien au-dessous de zéro, et les creeks sont emprisonnés sous une couche de glace épaisse d’un pouce?
Les creeks se multiplient à cette époque; mais, à présent, quelle que soit la profondeur à laquelle on creuserait leur lit, il ne s’y trouverait pas une seule goutte d’eau.
Tom Marix a donné l’ordre à ceux des gens de l’escorte qui sont montés, de céder de temps à autre leurs montures à ceux qui ne le sont pas. Cette mesure a été prise dans le but de donner satisfaction aux réclamations des noirs. Je vois avec regret que Len Burker s’est fait leur porte-parole en cette circonstance. Certainement ces hommes sont à plaindre: s’en aller pieds nus au milieu des touffes de spinifex, par une température qui est à peine supportable, même le soir, même le matin, c’est extrêmement pénible. En tout cas, ce n’est pas à Len Burker d’exciter leur jalousie contre l’escouade des blancs. Il se mêle de ce qui ne le regarde pas. Je le prie de s’observer.
«Ce que j’en fais, Dolly, me répond-il, c’est dans l’intérêt commun.
– Je veux le croire, ai-je répliqué.
– Il importe de répartir justement les charges…
– Laissez-moi ce soin, monsieur Burker, dit Tom Marix, qui est intervenu dans la discussion. Je prendrai les mesures nécessaires.»
Je le vois bien, Len Burker se retire avec un dépit mal déguisé, et il nous a lancé un mauvais regard. Jane s’en est aperçue, au moment où les yeux de son mari se sont fixés sur elle, et la pauvre femme a détourné la tête.
Tom Marix me promet de faire tout ce qui dépendra de lui, afin que les hommes de l’escorte, blancs ou noirs, n’aient à se plaindre en aucune façon.
5 décembre. – Pendant nos haltes, nous avons beaucoup à souffrir du fait des fourmis blanches. C’est par myriades que nous assaillent ces insectes. Invisibles sous le sable fin, il suffît de la pression du pied pour qu’ils apparaissent à la surface.
«J’ai la peau dure et coriace, me dit Zach Fren, une vraie peau de requin, et pourtant ces maudites bêtes n’en font pas fi!»
La vérité est que le cuir des animaux n’est pas même assez épais pour résister à la morsure de leurs mandibules. Nous ne pouvons plus nous étendre à terre, sans en être aussitôt couverts. Pour échapper à ces insectes, il faudrait s’exposer aux rayons du soleil, dont ils ne peuvent supporter l’ardeur. Ce ne serait que changer un mal pour un pire.
Celui de nous qui semble être le moins maltraité par ces fourmis, c’est le Chinois. Est-il trop paresseux pour que ces importunes piqûres triomphent de son indolence? je ne sais; mais, tandis que nous changeons de place, nous débattant, à demi enragés, le privilégié Gîn-Ghi, étalé à l’ombre d’une touffe de spinifex, reste immobile et dort paisiblement, comme si ces malfaisantes bêtes respectaient sa peau jaune.
Jos Meritt, au surplus, se montre aussi patient que lui. Bien que son long corps offre à ces assaillants un vaste champ à dévorer, il ne se plaint pas. D’un mouvement automatique et régulier, ses deux bras se lèvent, retombent, écrasent machinalement des milliers de fourmis, et il se contente de dire, en regardant son serviteur indemne de toute morsure:
«Ces Chinois sont vraiment des êtres exceptionnellement favorisés de la nature. – Gîn-Ghi?…
– Mon maître Jos?
– Il faudra que nous changions de peau?…
– Volontiers, répond le Céleste, si, en même temps, nous changeons de condition.
– Bien… Oh!… Très bien! Mais, pour opérer ce changement de peau, il conviendra d’abord d’écorcher l’un de nous, et ce sera par vous que l’on commencera…
– Nous reparlerons de cette affaire à la troisième lune,» répond Gîn-Ghi.
Et il se rendort jusqu’à la cinquième veille, pour employer son poétique langage, c’est-à-dire jusqu’au moment où la caravane va se remettre en route.
10 décembre. – Ce supplice ne cesse qu’après le départ effectué sur le signal donné par Tom Marix. Il est heureux que les fourmis ne s’avisent pas de grimper aux jambes des chameaux. Quant à nos piétons, ils ne sont pas absolument délivrés de ces insupportables insectes.
En outre, pendant la marche, nous ne laissons pas d’être en butte aux attaques d’ennemis d’un autre genre, et non moins désagréables; ce sont les moustiques, qui constituent l’un des plus redoutables fléaux de l’Australie. Sous leur aiguillon, surtout à l’époque des pluies, les bestiaux, comme s’ils étaient frappés par une épidémie, maigrissent, dépérissent, meurent même, sans qu’on puisse les préserver.
Et, cependant, que n’aurions-nous donné pour être alors dans la saison des pluies? Il n’est rien, en vérité, ce fléau des fourmis ou des moustiques, auprès des tortures de la soif que provoquent les chaleurs du mois de décembre australien. Le manque d’eau finit par amener l’anéantissement de toutes les facultés intellectuelles, de toutes les forces physiques. Et voilà que nos réserves s’épuisent, que nos tonnelets sonnent le creux! Après avoir été remplis au dernier creek, ce qu’ils contiennent n’est qu’un liquide échauffé, épais, troublé par les secousses, qui ne suffit plus à étancher la soif. Notre situation sera bientôt celle des chauffeurs arabes à bord des steamers qui traversent la Mer-Rouge: les malheureux tombent à demi pâmés devant le foyer de leurs chaudières.
Ce qui est non moins alarmant, c’est que nos chameaux commencent à se tramer, au lieu de garder cette allure du pas relevé, qui leur est familière. Leurs cous se tendent vers l’horizon tracé autour de la longue et large plaine rase, sans un accident du sol, sans une ondulation de terrain. Toujours l’immense steppe, recouvert de l’aride spinifex, que ses profondes racines maintiennent dans le sable. Il n’y a pas un arbre en vue, pas un indice auquel on puisse reconnaître la présence d’un puits ou d’une source.
16 décembre. – En deux étapes, notre caravane n’a pas franchi neuf milles aujourd’hui. Au reste, depuis plusieurs jours j’ai constaté que notre moyenne de marche a baissé dans une proportion notable. Malgré leur vigueur, nos bêtes n’avancent que d’un pas languissant, surtout celles qui transportent le matériel.
Tom Marix entre en fureur, lorsqu’il voit ses hommes s’arrêter brusquement, avant qu’il ait donné le signal de halte. Il s’approche des chameaux de bât, et il les frappe de sa cravache, dont les cinglements, après tout, n’ont que peu d’action sur le cuir de ces rustiques animaux.
Ce qui amène Jos Meritt à dire, avec ce flegme dont il ne se départ jamais.
«Bien!… Oh!… Très bien, monsieur Marix! Mais, que je vous donne un bon conseil: ce n’est pas sur le chameau qu’il faut taper, c’est sur son conducteur.»
Et, certainement, il n’aurait pas déplu à Tom Marix de se ranger à cet avis, si je ne fusse intervenue pour l’en empêcher. Aux fatigues que nos gens éprouvent, ayons la prudence, à tout le moins, de ne pas joindre les mauvais traitements. Quelques-uns d’entre eux finiraient par déserter. Je crains que cela arrive, principalement si l’idée en vient aux noirs de l’escorte, bien que Tom Marix ne cesse de me rassurer à cet égard.
Du 11 au 27 décembre. – Le voyage se poursuit dans ces conditions.
Pendant les premiers jours de la semaine, le temps s’est modifié avec le vent qui souffle plus vivement. Quelques nuages sont montes du nord, présentant des volutes arrondies. On dirait de grosses bombes qu’une étincelle suffirait à faire éclater.
Ce jour-là – 23 – l’étincelle a jailli, un éclair a sillonné l’espace. Les éclats stridents de la foudre se sont produits avec une intensité rare, mais sans être suivis de ces roulements prolongés que les échos se renvoient dans les pays montagneux. En même temps, les courants atmosphériques se sont déchaînés d’une telle violence que nous n’avons pu tenir sur nos bêtes. Il a. fallu en descendre et même s’étendre sur le sol. Zach Fren, Godfrey, Tom Marix et Len Burker ont eu beaucoup do peine à protéger notre kibitka contre l’impétuosité des rafales. Quant à camper sous de tels assauts, à dresser nos tentes entre les touffes de spinifex, impossible d’y songer. En un instant, tout le matériel eût été dispersé, lacéré, mis hors d’usage.
«Cela n’est rien, dit Zach Fren en se frottant les mains. Un orage est bientôt passé.
– Vive l’orage, s’il donne de l’eau!» s’écria Godfrey.
Godfrey a raison: de l’eau! de l’eau! c’est notre cri… Mais pleuvra-t-il?… Toute la question est là.
Oui, c’est toute la question, car une pluie abondante, ce serait pour nous la manne du désert. Par malheur, l’air était si sec – ce qui se reconnaissait à la singulière brièveté des coups de tonnerre – que l’eau des nuages pourrait bien rester à l’état de vapeur et ne point se résoudre en pluie. Et pourtant, il eût été difficile d’imaginer un plus violent orage, un plus assourdissant échange de détonations et d’éclairs.
Je pus observer alors ce qui m’avait été dit de l’attitude des aborigènes australiens en présence de ces météores. Ils ne craignent pas d’être frappés du tonnerre, ils ne ferment pas les yeux devant l’éclair, ils ne frémissent pas aux éclats de la foudre. En effet, c’étaient des exclamations de joie que poussaient les noirs de notre escorte. Ils ne subissaient en aucune façon cette impression physique que ressent tout être vivant, lorsque l’espace est chargé d’électricité, au moment où ce fluide se manifeste par le déchirement des nues dans les hauteurs du ciel en feu.
Décidément, l’appareil nerveux est peu sensible chez ces êtres primitifs. Après tout, peut-être saluaient-ils dans cet orage le déluge qu’il pouvait contenir? Et en vérité, cette attente était le supplice de Tantale dans toute son âpreté.
«Mistress Dolly… mistress Dolly, me disait Godfrey, c’est pourtant de l’eau, de la bonne eau pure, de l’eau du ciel, qui est suspendue sur notre tête! Voilà des éclairs qui crèvent ces nuages, et il n’en tombe rien!
– Un peu de patience, mon enfant, lui répondis-je, ne nous désespérons pas…
– En effet, dit Zach Fren, les nuages s’épaississent et s’abaissent en même temps. Ah! si le vent voulait s’apaiser, tout ce vacarme finirait en cataractes!»
De fait, ce qu’il y avait le plus à craindre, c’était que l’ouragan n’emportât cet amas de vapeurs vers le sud, sans nous verser une goutte d’eau…
Vers trois heures de l’après-midi, il semble que l’horizon au nord commence à se dégager, que l’orage aura bientôt pris fin. Ce sera une cruelle déception!
«Bien!… Oh!… Très bien!»
C’est Jos Meritt qui vient de lancer son exclamation habituelle. Jamais cette locution approbative n’a été plus justifiée. Notre Anglais, la main étendue, constate qu’elle s’est mouillée de quelques larges gouttes.
Le déluge ne se fit pas attendre. Il fallut nous abriter étroitement sous nos vêtements de caoutchouc. Puis, sans perdre une minute, tous les récipients que comprenait le matériel furent disposés sur le sol, de manière à recevoir cette bienfaisante averse. On étendit même des linges, des toiles, des couvertures, dont il suffirait d’exprimer l’eau, quand elles seraient imbibées – ce qui servirait à désaltérer les bêtes.
D’ailleurs, sur l’heure même, les chameaux purent apaiser la soif qui les torturait. Des ruisselets et des mares s’étaient rapidement formés entre les touffes de spinifex. La plaine menaçait de se transformer en un vaste marécage. Il y eut de l’eau, et pour tout le monde. Nous nous étions d’abord délectés à cette source abondante, que la terre desséchée allait absorber comme ferait une éponge, et dont le soleil, qui reparaissait à l’horizon, ne tarderait pas à vaporiser les dernières larmes.
Enfin, c’était notre réserve assurée pour plusieurs jours. C’était la possibilité de reprendre nos étapes quotidiennes avec un personnel ranimé de corps et d’âme, et des animaux solidement remis sur pied. Les tonnelets furent remplis jusqu’aux bondes. Tout ce qui était étanche fut employé comme récipient. Quant aux chameaux, ils ne négligèrent point de garnir la poche intérieure dont la nature les a pourvus, et dans laquelle ils peuvent s’approvisionner d’eau pour un certain temps. Et dût-on en être surpris, cette poche contient environ quinze gallons.2
Malheureusement ils sont rares, les orages qui désaltèrent la surface du continent australien, du moins à cette époque de l’année où la chaleur estivale est dans toute sa puissance. C’est donc une éventualité favorable sur laquelle il serait imprudent do compter pour l’avenir. Cet orage avait duré trois heures à peine, et le lit brûlant des creeks aurait bientôt absorbé ce qu’il leur avait versé des eaux du ciel. Les puits, il est vrai, en profiteraient dans une plus large mesure, et nous n’aurons qu’à nous en féliciter, si cet orage n’a pas été local. Espérons qu’il aura rafraîchi sur quelques centaines de milles la plaine australienne.
29 décembre. – C’est dans ces conditions, et en nous raccordant de très près à l’itinéraire du colonel Warburton, que nous avons atteint sans nouvel incident Waterloo Spring, à cent quarante milles du mont Liebig. Notre expédition touchait alors le cent vingt-sixième degré de longitude, que Tom Marix et Godfrey ont relevé sur la carte. Elle venait de franchir la limite conventionnelle, établie par un trait rectiligne, tiré du sud au nord, entre les provinces avoisinantes et cette vaste portion du continent qui porte le nom d’Australie occidentale.
1 Un million de francs.
2 A peu près 67 litres. Le gallon vaut 4 litres et demi.