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Jules Verne

 

LES HISTOIRES DE JEAN-MARIE CABIDOULIN

 

(Chapitre X-XII)

 

 

Illustrations par George Roux

6 grandes chromotypographies, une carte

Collection Hetzel

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© Andrzej Zydorczak

 

 

 

Chapitre X

Coup double

 

andis que les deux navires gagnaient le large, à six ou sept encâblures l’un de l’autre, les eaux furent surveillées avec autant d’attention que d’inquiétude. Il est vrai, plus de quarante-huit heures s’étaient écoulées, et, depuis la rentrée hâtive des pêcheurs kamtchadales, la tranquillité de la baie n’avait point été troublée. Cependant la terreur des habitants de Pétropavlovsk ne devait se calmer de longtemps. Ce n’est point l’hiver qui les défendrait contre les attaques du monstre, puisque cette baie d’Avatcha n’est jamais prise par les glaces. D’ailleurs, vînt-elle à se congeler, pour peu que ledit monstre fût apte à se mouvoir sur terre comme sur mer, la bourgade n’eût pas été à l’abri de ses agressions.

Le certain, c’est que les équipages ne virent rien de suspect ni à bord du Saint-Enoch ni, sans doute, à bord du Repton. Les longues-vues s’étaient dirigées vers tous les points de l’horizon et du littoral… Pas une seule fois la surface des eaux ne révéla quelque agitation intérieure. Sous l’action de la brise, la mer se gonflait en longues houles, et c’est à peine si les lames déferlaient du côté du large.

Le Saint-Enoch, – sa conserve, également, s’il est permis de lui donner ce nom, – portait voiles hautes et basses, amures à bâbord. Le capitaine Bourcart se trouvait au vent du capitaine King, et, en lofant d’un quart, il ne tarda pas à accroître la distance qui séparait les deux navires.

Au sortir de la baie, mer absolument déserte. Ni fumées ni voiles à l’horizon. Probablement nombre de semaines s’écouleraient avant que les pêcheurs de la baie d’Avatcha voulussent se risquer au dehors. Et qui sait si ces parages du Nord-Pacifique ne seraient pas délaissés pendant toute la durée de l’hiver?…

Trois jours se passèrent. La navigation ne fut signalée par aucun incident ou accident. Les vigies du Saint-Enoch n’aperçurent rien qui indiquât la présence du géant océanique dont s’épouvantait Pétropavlovsk. Et, pourtant, elles avaient fait bonne garde, – trois harponneurs dans les barres du grand mât, du mât de misaine et du mât d’artimon.

Mais si le grand serpent de mer ne se montra point, M. Bourcart n’eut pas l’occasion, non plus, d’amener ses pirogues. Ni cachalots ni baleines. Aussi l’équipage se dépitait-il en constatant que les résultats de cette seconde campagne seraient nuls.

«En vérité, ne cessait de répéter M. Bourcart, tout cela est inexplicable!… Il y a quelque chose dont on ne peut se rendre compte! A cette époque de l’année, dans le nord du Pacifique, les souffleurs abondent d’ordinaire, et on les chasse jusqu’à la mi-novembre… Nous n’en voyons pas un seul… et même, comme s’ils avaient fui ces parages, il n’y a pas plus de baleiniers que de baleines!

– Cependant, faisait observer le docteur Filhiol, si les cétacés ne sont pas ici, ils sont ailleurs, car je ne suppose pas que vous en soyez à croire que l’espèce ait disparu…

– A moins que le monstre ne les ait avalés jusqu’au dernier!… répondit le lieutenant Allotte…

– Ma foi, reprit M. Filhiol, en quittant Pétropavlovsk, je ne croyais guère à l’existence de cet animal extraordinaire, et maintenant je n’y crois pas du tout… Les pêcheurs ont été le jouet d’une illusion… Ils auront aperçu quelque poulpe à la surface des eaux, et leur épouvante lui aura donné des dimensions gigantesques!… Un serpent de mer long de trois cents pieds, c’est une légende qu’il aurait fallu envoyer à l’ancien Constitutionnel»

Toutefois, telle n’était pas l’opinion à bord du Saint-Enoch. Les novices, la plupart des matelots, écoutaient le tonnelier qui ne cessait de les effrayer par ses histoires à faire dresser les cheveux sur la tête des chauves… comme le disait le charpentier Férut. Et pourtant, à force de ne rien voir, ne finirait-on pas par ne rien croire?…

Jean-Marie Cabidoulin ne se rendait pas. A son avis, les pêcheurs de Pétropavlovsk n’avaient point fait erreur. Le monstre marin existait en réalité, et non dans l’imagination de ces pauvres gens. Le tonnelier n’avait pas eu besoin de cette nouvelle rencontre pour être édifié, et aux quelques plaisanteries qui lui furent faites, ce jour-là, il répondit:

«Le Saint-Enoch n’aurait pas connaissance de l’animal, il ne le trouverait pas sur sa route, que cela ne changerait rien aux choses… Les Kamtchadales l’ont vu, d’autres le verront encore et ne s’en tireront peut-être pas à bon compte… Et je suis certain que nous mêmes…

– Quand?… demanda maître Ollive.

– Plus tôt que tu ne penses, déclara le tonnelier, et pour notre malheur…

– Bouteille de tafia, vieux, que nous n’en verrons pas même le bout de la queue, de ton serpent, avant l’arrivée du Saint-Enoch à Vancouver?…

– Tu peux bien en parier deux… et trois… et la demi-douzaine…

– Pourquoi?…

– Parce que tu n’auras jamais à les payer… ni à Victoria… ni ailleurs!»

Et, dans l’esprit de cet entêté de Jean-Marie Cabidoulin, sa réponse signifiait que le Saint-Enoch ne reviendrait pas de ce dernier voyage.

Pendant la matinée du 13 octobre, les deux navires se perdirent de vue. Depuis vingt-quatre heures, ils ne suivaient plus la même direction, et le Repton, ayant serré le vent, se trouvait plus haut en latitude.

Le temps ne cessait de se maintenir avec une mer assez belle. La brise variait du sud-ouest au nord-ouest, par conséquent très favorable à cette navigation vers les terres d’Amérique. Les observations de M. Bourcart le mettaient alors à quatre cents lieues du littoral asiatique, c’est-à-dire environ au tiers de la traversée.

Le Pacifique était absolument désert, depuis que le baleinier anglais gagnait vers le nord. Aussi loin que se prolongeait le regard, rien n’apparaissait sur toute l’étendue des eaux, à peine troublées par le sillage. Les oiseaux de grand vol ne se transportaient plus à cette distance de la côte. Si le vent tenait, le Saint-Enoch ne tarderait pas à prendre connaissance des Aléoutiennes.

Il était à remarquer que, depuis le départ, les lignes mises à la traîne ne ramenaient aucun poisson. Aussi la nourriture se réduisait-elle aux seuls approvisionnements du bord. D’habitude, cependant, en cette partie de l’Océan, les navires font bonne pêche. C’est par centaines qu’ils prennent des bonites, des congres, des roussettes, des anges, des spares, des dorades et autres espèces. Ils naviguent même au milieu des bandes de squales, de marsouins, de dauphins, d’espadons. Or, – ce qui ne laissait pas d’être singulier, – il semblait que tout être vivant eût fui ces parages.

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Du reste, les vigies ne signalaient point la présence d’un animal exceptionnel par sa forme ou ses dimensions. Et, certes, il n’aurait pas échappé aux yeux vigilants de Jean-Marie Cabidoulin. Assis sur l’emplanture du beaupré, s’abritant de sa main afin de mieux voir, toujours en observation, il ne répondait même pas à qui lui adressait la parole. Ce que les matelots entendaient murmurer entre ses dents, c’était pour lui, non pour les autres.

Vers trois heures, dans l’après-midi du 13, à l’extrême étonnement des officiers et de l’équipage, voici que ce cri tomba des barres du grand mât:

«Baleine par tribord derrière!»

Le harponneur Durut venait d’apercevoir un cétacé au large du Saint-Enoch. En effet, en direction du nord-est, une masse noirâtre se berçait aux ondulations de la houle.

Aussitôt toutes les longues-vues de se porter vers la masse en question…

Et, d’abord, le harponneur ne s’était-il pas trompé? S’agissait-il d’une baleine ou de la coque d’un bâtiment naufragé?… Et de part et d’autre s’échangèrent les propos suivants:

«Si c’est une baleine, fit observer le lieutenant Allotte, elle est absolument immobile…

– Peut-être, répondit le lieutenant Coquebert, se prépare-t-elle à plonger?…

– A moins qu’elle ne soit endormie…, répliqua M. Heurtaux.

– Dans tous les cas, reprit Romain Allotte, sachons ce qui en est, si le capitaine veut donner des ordres…»

M. Bourcart ne répondait pas et, sa longue-vue aux yeux, ne cessait d’observer l’animal…

Près de lui, appuyé contre la rambarde, le docteur Filhiol regardait avec une égale attention, et finit par dire:

«Il se pourrait que ce fût encore une de ces baleines mortes comme nous en avons déjà rencontré…

– Morte?… s’écria le lieutenant Allotte…

– Et même que ce ne soit pas une baleine…, ajouta le capitaine Bourcart.

– Que serait-ce donc?… demanda le lieutenant Coquebert.

– Une épave…, un navire abandonné…»

Il eût été d’ailleurs difficile de se prononcer, car la masse flottait à non moins de six milles du Saint-Enoch.

«Capitaine?… reprit le lieutenant Allotte.

– Oui», répondit M. Bourcart, qui comprenait l’impatience du jeune officier.

Aussitôt il commanda de mettre la barre dessous et de raidir les écoutes. Le navire, changeant légèrement sa direction, mit le cap au nord-est.

Avant quatre heures, le Saint-Enoch n’était plus qu’à la distance d’un demi-mille.

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Impossible de se tromper, ce n’était pas une coque en dérive, c’était bien un cétacé de grande taille dont on ne pouvait encore dire qu’il fût mort ou vivant.

Et alors M. Heurtaux de laisser retomber sa longue-vue en déclarant:

«Si cette baleine-là est endormie, nous n’aurons pas grand’peine à la piquer!»

Les pirogues du second et des deux lieutenants furent amenées sur l’animal. S’il était vivant, on lui donnerait la chasse; s’il était mort, on le remorquerait au Saint-Enoch. Il rendrait sans doute une centaine de barils, car M. Bourcart en avait rarement rencontré d’une telle taille.

Les trois embarcations démarrèrent, tandis que le bâtiment mettait en panne.

Cette fois, les officiers, laissant de côté tout amour-propre, ne cherchèrent point à se devancer. Voiles hissées, les pirogues marchèrent de conserve et n’armèrent les avirons qu’un quart de mille avant d’accoster la baleine. Elles se séparèrent alors de manière à lui couper la route, en cas qu’elle voulût prendre la fuite.

Tans de précautions n’étaient point nécessaires, et le second de crier presque aussitôt:

«Pas à craindre qu’elle s’enfuie ou s’enfonce… celle-là!…

– Ni qu’elle se réveille!… ajouta le lieutenant Coquebert. Elle est morte…

– Décidément, répliqua Romain Allotte, il n’y a plus que des baleines crevées dans ces parages!…

– Amarrons-la tout de même, répondit M. Heurtaux, car elle en vaut la peine!»

C’était un énorme baleinoptère, qui ne semblait pas être en état de décomposition avancée, et sa mort ne devait guère remonter qu’à vingt-quatre heures. Il ne se dégageait aucune fétide émanation de cette masse flottante.

Par malheur, lorsque les pirogues eurent contourné l’animal, on vit une large déchirure à son flanc gauche. Les entrailles traînaient à la surface de l’eau. Une portion de la queue manquait. La tête présentait les traces d’une forte collision, et la bouche grande ouverte était dégarnie de ses fanons, qui, décollés des gencives, avaient coulé. Quant au gras de ce corps déchiqueté et imbibé, il n’offrait plus aucune valeur.

«Dommage, dit M. Heurtaux, qu’il n’y ait rien à tirer de cette carcasse!…

– Alors, demanda le lieutenant Allotte, ce n’est pas la peine de la prendre en remorque?.

– Non, répondit le harponneur Kardek, et elle est dans un tel état que nous en laisserions la moitié en route.

– Au Saint-Enoch», commanda M. Heurtaux.

Les trois pirogues, ayant vent debout, garnirent leurs avirons Mais, comme le bâtiment, après avoir éventé ses voiles, se rapprochait, elles l’eurent bientôt rejoint et furent hissées à bord.

Lorsque M. Bourcart eut entendu le rapport du second:

«Ainsi, dit-il, c’était un baleinoptère?…

– Oui, monsieur Bourcart.

– Et il n’avait pas été piqué?…

– Non, certes, déclara M. Heurtaux, et des coups de harpon ne font pas de telles blessures… Il semblerait plutôt que celui-ci aurait été écrasé…

– Ecrasé… par qui?…»

Il n’aurait pas fallu le demander à Jean-Marie Cabidoulin. Ce qu’il aurait répondu, on le devine. Avait-il donc eu raison contre tous, et ces parages étaient-ils dévastés par un monstre marin de dimensions extraordinaires et de vigueur prodigieuse?…

La navigation continua, et ce n’est pas du temps que M. Bourcart aurait pu se plaindre. Jamais traversée ne fut mieux favorisée par le vent, et elle serait de courte durée. Si les conditions atmosphériques ne se modifiaient pas, le Saint-Enoch n’emploierait, pour regagner Vancouver, que les trois quarts du temps qu’il avait mis à se rendre aux Kouriles. Qu’il eût fait heureuse pêche dans ces parages, et il serait arrivé en bonne époque pour écouler son huile sur le marché de Victoria.

Par malchance, la campagne n’avait point été fructueuse ni dans la mer d’Okhotsk ni depuis le départ de Pétropavlovsk. Les hommes n’avaient pas une seule fois allumé la cabousse, et les deux tiers des barils restaient vides.

Il fallait donc faire contre mauvaise fortune bon cœur, se résigner avec l’espoir que, dans quelques mois, on se dédommagerait sur les parages de la Nouvelle-Zélande.

Aussi maître Ollive répétait-il aux novices, qui n’avaient pas l’expérience des matelots:

«Voyez-vous, les gars, c’est comme cela, le métier!… Une année on réussit, une année on ne réussit pas, et il n’y a ni à faire l’étonné ni à perdre confiance!… Ce ne sont point les baleines qui courent après le navire, c’est le navire qui court après les baleines, et quand elles ont filé au large, la fine malice est de savoir où les retrouver!… Donc approvisionnez-vous de patience… fourrez-la dans votre sac, mettez votre mouchoir par-dessus… et attendez!»

Paroles sages, s’il en fut, et mieux valait écouter maître Ollive que maître Cabidoulin, avec lequel le premier terminait invariablement ses conversations en disant:

«Bouteille de tafia tient toujours?…

– Toujours!…» répliquait le tonnelier.

En vérité, il semblait que plus on allait, plus les choses donnaient raison à Jean-Marie Cabidoulin. Si le Saint-Enoch ne rencontra plus une seule baleine, du moins des débris furent parfois aperçus à la surface de la mer, des restes de pirogues, des coques de navires en dérive. Et, ce qui était à noter, c’est que ces navires paraissaient avoir péri à la suite de collisions… S’ils avaient été abandonnés de leurs équipages, c’est qu’ils ne pouvaient plus tenir la mer.

Dans la journée du 20 octobre, la monotonie de cette traversée fut interrompue. Une occasion s’offrit enfin au Saint-Enoch de remplir une partie des barils de sa cale.

Le vent ayant un peu molli depuis la veille, M. Bourcart avait dû faire établir les voiles d’étais et les bonnettes. Un beau soleil éclairait le ciel sans nuages, et l’horizon se dessinait purement sur tout son périmètre.

Vers trois heures, le capitaine Bourcart, le docteur Filhiol et les officiers étaient en train de causer sous la tente de la dunette, lorsque ce cri retentit de nouveau:

«Baleine… baleine!»

C’était des barres du grand mât que le harponneur Ducrest venait de pousser ce cri. «En quelle direction?… lui fut-il immédiatement demandé par le maître d’équipage.

– A trois milles sous le vent à nous.»

Nul doute, cette fois, car un jet s’élevait en cette direction au-dessus de la mer. L’animal, ayant remonté à la surface après sa plongée, c’était au moment même où s’échappait cette colonne d’air et d’eau que Ducrest l’avait aperçu. Un second jet ne tarda pas à suivre le premier.

On ne s’étonnera pas que le lieutenant Allotte eût fait à l’instant cette remarque:

«Enfin… elle n’est pas morte, celle-là!…

– Non, répliqua M. Heurtaux, et elle ne doit même pas avoir été blessée, puisqu’elle souffle blanc!…

– A la mer, les trois pirogues!» ordonna M. Bourcart.

Jamais circonstances plus favorables ne s’étaient offertes pour donner chasse, mer plate, petite brise de quoi remplir la voile des embarcations, encore plusieurs heures de jour qui permettraient de prolonger la poursuite.

En quelques minutes, les pirogues du second et des lieutenants furent à la mer avec leur armement habituel. Dans chacune prirent place MM. Heurtaux, Coquebert, Allotte, un matelot à la barre, quatre aux avirons, les harponneurs Kardek, Durut et Ducrest à l’avant. Puis elles prirent rapidement la direction du nord-est.

M. Heurtaux recommanda aux deux lieutenants d’observer une extrême prudence. Il importait de ne point effaroucher la baleine et de la surprendre. Elle semblait être de forte taille, et, parfois, l’eau, battue d’un formidable coup de sa queue, rejaillissait à une grande hauteur.

Le Saint-Enoch sous petite voilure, huniers et trinquette, se rapprochait lentement.

Les trois pirogues marchaient sur la même ligne et, expresse recommandation de M. Bourcart, ne devaient point chercher à se dépasser. Mieux valait qu’elles fussent réunies au moment d’attaquer l’animal.

Donc, le lieutenant Allotte dut modérer son impatience. Ce ne fut pas sans peine, et, de temps en temps, M. Heurtaux était obligé de lui crier:

«Pas si vite… pas si vite, Allotte, et restez dans le rang!»

Lorsque la baleine avait été aperçue, elle émergeait à trois milles environ du navire, – distance que les embarcations enlevèrent aisément en une demi-heure.

Les voiles furent alors amenées, et les mats couchés sous les bancs, de manière à ne point gêner la manœuvre. Chaque harponneur avait à sa disposition deux harpons, dont l’un de rechange. Les lances bien apointées, les louchets bien aiguisés, étaient à portée de la main. On s’assura que les lignes, lovées dans leurs bailles, ne s’embrouilleraient pas à travers l’engougeure garnie de plomb de l’avant, et seraient facilement tournées sur le montant fixé derrière le tillac. Si l’animal, une fois amarré, fuyait à la surface de la mer ou plongeait dans ses profondeurs, on lui filerait de la ligne.

C’était un baleinoptère ne mesurant pas moins de vingt-huit à vingt-neuf mètres, de l’espèce des culammaks. Avec des nageoires pectorales longues de trois mètres et une caudale triangulaire de six à sept, il devait peser près de cent tonnes.

Ce culammak, ne donnant aucun signe d’inquiétude, se laissait aller aux balancements d’une houle allongée, son énorme tête tournée au large des embarcations. Pour sûr, Jean-Marie Cabidoulin eût déclaré qu’on en retirerait au minimum deux cents barils d’huile.

Les trois pirogues, une sur chaque flanc, la dernière en arrière, prête à se porter à droite ou à gauche, étaient arrivées sans avoir donné l’éveil.

Durut et Ducrest, debout sur le tillac, balançaient le harpon, attendant le moment de le lancer au-dessous des nageoires de la baleine, de manière à la blesser mortellement. Si elle était atteinte d’un double coup, sa capture n’en serait que plus certaine. En cas qu’une des lignes vînt à se rompre, on la tiendrait du moins avec l’autre, sans craindre de la perdre pendant la durée de son plongeon.

Mais, au moment où la pirogue du lieutenant Allotte allait l’accoster, le culammak, avant que le harponneur eût pu le piquer, se retourna brusquement au risque d’écraser l’embarcation, puis sonda, après avoir frappé la mer d’un si violent coup de queue que l’eau rejaillit à vingt mètres.

Aussitôt les matelots de s’écrier:

«Satanée bête!…

– La voilà en fuite!…

– Pas même un coup de lance dans le gras!…

– Et pas de ligne à lui filer!…

– Et quand remontera-t-elle?…

– Et où remontera-t-elle?…»

Ce qu’il y avait de certain, c’est que ce ne serait pas avant une demi-heure, temps égal à celui qui s’était écoulé depuis son premier souffle.

Après le tumultueux remous produit par le coup de queue, la mer était redevenue calme. Les trois pirogues venaient de se rejoindre. M. Heurtaux et les deux lieutenants étaient bien résolus à ne point abandonner une si belle proie.

Maintenant, il n’y avait qu’à attendre la remontée du culammak qu’il était impossible de suivre à bout de ligne. Ce qu’il y avait à désirer, c’était qu’il se relevât sous le vent, afin que les pirogues pussent le poursuivre à l’aviron et à la voile.

Du reste, aucun autre cétacé ne se montrait en ces parages.

Il était un peu plus de quatre heures, lorsque le culammak apparut de nouveau. A cet instant, s’échappèrent deux jets énormes qui sifflèrent comme une mitraille.

Un demi-mille seulement le séparait des pirogues et sous le vent.

«Hissez les voiles, armez les avirons, et cap dessus…», cria M. Heurtaux.

Une minute après, les embarcations filaient dans la direction indiquée.

Cependant l’animal continuait à s’éloigner vers le nord-est et, son dos émergeant, nageait avec une certaine vitesse.

La brise ayant quelque peu fraîchi, les pirogues ne laissaient pas de gagner sensiblement sur lui.

De son côté, le capitaine Bourcart, craignant que celles-ci ne fussent entraînées très loin, fit orienter les voiles, afin de ne point les perdre de vue. La route qu’il ferait au nord-est, ce serait cela d’épargné en temps et en fatigues, lorsque les embarcations chercheraient à regagner le bord avec l’animal à la remorque.

La chasse se poursuivit dans ces conditions. Le culammak fuyait toujours, et les harponneurs ne parvenaient pas à l’approcher d’assez près pour le piquer.

Il est certain que les pirogues, réduites à leurs seuls avirons n’auraient pu se tenir si longtemps à cette allure. Heureusement le vent leur vint en aide, et la mer se prêtait à une marche rapide. Toutefois, la nuit n’obligerait-elle pas M. Heurtaux et ses hommes à revenir au Saint-Enoch?… Ils n’étaient point assez munis de vivres pour rester au large jusqu’au lendemain… Si le baleinoptère n’avait pas été rejoint avant la tombée du jour, force serait de renoncer à continuer la chasse.

Or, il semblait bien qu’il en serait ainsi, et il était près de six heures et demie, lorsque le harponneur Durut, resté debout sur le tillac, cria:

«Navire par l’avant.»

M. Heurtaux se redressa au moment où les lieutenants Coquebert et Allotte cherchaient à apercevoir le bâtiment signalé.

Un trois-mâts, tout dessus, serrant le vent d’aussi près que possible, venait d’apparaître à quatre milles en direction du nord-est.

Que ce fût un baleinier, on n’en pouvait douter. Peut-être même ses vigies avaient-elles vu le culammak qui se trouvait à mi-chemin entre les pirogues et lui.

Soudain, Romain Allotte de s’écrier en baissant sa longue-vue:

«C’est le Repton

– Oui… le Repton!… répondit M. Heurtaux. Il semble vouloir nous couper la route…

– Avec ses amures à bâbord… ajouta Yves Coquebert.

– C’est pour venir nous saluer!» répliqua ironiquement le lieutenant Allotte.

Huit jours s’étaient écoulés depuis que le bâtiment anglais et le bâtiment français s’étaient séparés, après avoir quitté ensemble Pétropavlovsk. Le Repton avait mis le cap plus au nord, probablement dans l’intention de gagner la mer de Behring, et voici qu’il reparaissait sans avoir doublé les extrêmes pointes des îles Aléoutiennes.

Le capitaine King voulait-il donc, lui aussi, courir sur l’animal que les pirogues du Saint-Enoch poursuivaient depuis trois longues heures?…

Il y eut certitude à cet égard, lorsque le harponneur Kardek dit à M. Heurtaux:

«Les voici qui mettent leurs embarcations à la mer…

– Évidemment… c’est pour amarrer la baleine…, déclara le lieutenant Coquebert.

– Ils ne l’auront pas!» répondit résolument Romain Allotte.

Et tous ses compagnons de faire chorus, ce qui ne saurait surprendre.

Cependant, bien que la mer commençât à s’obscurcir, les pirogues du Repton filaient à toute vitesse vers le culammak, maintenant immobile, comme s’il hésitait à fuir du côté de l’est ou du côté de l’ouest. Quant aux matelots du Saint-Enoch, ils forçaient sur leurs avirons pour les devancer, car, le vent étant tombé, il avait fallu amener les voiles.

«Hardi, les enfants, hardi!…» répétaient M. Heurtaux et les lieutenants, qui stimulaient leurs hommes de la voix et du geste.

Et ceux-ci de crier en souquant ferme:

«Non!… ils ne l’auront pas… ils ne l’auront pas!»

En fait, la distance à franchir était à peu près égale. Il y avait tout lieu de croire que les pirogues atteindraient le baleinoptère en même temps, à moins qu’il ne disparût dans une dernière plongée.

Cela va sans dire, il ne s’agissait plus de rester dans le rang ainsi que l’avait ordonné M. Heurtaux. Chaque embarcation poussait pour son propre compte. Comme d’habitude, le lieutenant Allotte se maintenait en avant et ne cessait de répéter:

«Hardi, mes enfants, hardi!»

De leur côté, les Anglais gagnaient rapidement et même le culammak tendait à se rapprocher d’eux.

D’ailleurs, avant dix minutes, la question serait résolue: ou l’animal aurait été piqué, ou il aurait disparu sous les eaux.

A quelques instants de là, les six pirogues se trouvèrent en face les unes des autres à moins d’une encâblure. Qu’allait-il arriver, étant donnée l’animation des équipages?…

«Mais cette bête-là veut donc porter son huile aux English!» s’écria un des matelots de la pirogue Coquebert, en la voyant évoluer vers le Repton.

Non; le culammak s’arrêta lorsque les embarcations n’en étaient plus qu’à une centaine de pieds. Afin d’échapper plus sûrement peut-être se préparait-il à s’enfoncer…

En ce moment, Ducret, de la pirogue Allotte, brandissant son harpon, le lança, tandis que le harponneur de la pirogue Strok, du Repton, lançait le sien.

Le culammak fut atteint. Un jet de sang jaillit de ses évents. Il souffla rouge, battit la mer d’un dernier coup de queue, et, après s’être retourné sur le ventre, demeura immobile.

Mais, dans ce coup double, quel était celui des deux harponneurs qui l’avait frappé mortellement?…

 

 

Chapitre XI

Entre Anglais et Français

 

i jamais les dispositions hostiles qui surexcitaient les deux équipages du Repton et du Saint-Enoch eurent l’occasion de se manifester, ce fut bien, on l’avouera, en la présente circonstance.

Que la baleine eût été d’abord aperçue par les vigies du Saint-Enoch, que les Français se fussent les premiers mis à sa poursuite, cela ne pouvait être contesté. Il était de toute évidence que, trois heures auparavant, les pirogues du second et des lieutenants avaient été amenées en vue de chasser le culammak. S’il eût été frappé sur place, on ne l’aurait jamais signalé à bord du bâtiment anglais, qui ne se montrait pas encore au large. Mais il avait fui dans la direction du nord-est, là où, deux heures après, allait apparaître le Repton. Aussi le capitaine King, bien que l’animal fût déjà poursuivi par les embarcations françaises, avait-il mis ses pirogues à la mer. Toutefois, si les deux harpons avaient frappé simultanément celui de l’Anglais n’avait touché le culammak que dans la partie arrière du corps, à la naissance de la queue, tandis que celui de Ducrest avait atteint la nageoire de gauche, pénétré jusqu’au cœur et forcé le culammak à souffler rouge.

Du reste, en admettant qu’il fût juste de faire égale part entre les deux bâtiments, chacun d’eux n’aurait qu’à se féliciter de cette capture. Ni le Saint-Enoch ni le Repton n’avaient capturé pendant cette dernière saison un baleinoptère qui pût être comparé à celui-ci.

Il va de soi que, chez les Français comme chez les Anglais, personne n’entendait consentir à un partage. Sans doute, l’un des harpons avait fait une blessure telle que la mort s’en était suivie, – coup très heureux et très rare, – mais l’autre avait également atteint l’animal.

Il résulte de cette circonstance que, au moment où les hommes de M. Heurtaux prenaient leurs dispositions pour passer une remorque autour de la queue, les hommes de M. Strok se préparaient à les imiter.

Et alors, les Anglais, en une sorte de baragouin que les Français comprenaient suffisamment, de s’écrier:

«Au large… les canots du Saint-Enoch, au large!»

Aussitôt, le lieutenant Allotte de répliquer:

«Au large vous-mêmes!…

– Cette baleine nous appartient de droit…, déclara le second du Repton.

– Non… à nous… et elle est de bonne prise!… déclara M. Heurtaux.

– Amarre… amarre!» commanda M. Strok, ordre qui fut à l’instant répété par le second du Saint-Enoch.

En même temps, la pirogue du lieutenant Allotte accosta l’énorme bête et l’amarra, ce qui fut fait aussi par les matelots du Repton.

Et si les trois pirogues des Anglais et les trois pirogues des Français se mettaient à haler, non seulement l’animal ne serait amené ni au Saint-Enoch ni au Repton, mais les remorques ne tarderaient pas à se rompre sous cette double traction en sens contraire.

C’est bien ce qui arriva, après plusieurs efforts simultanés.

Alors, d’accord en cela sur ce point, les pirogues renoncèrent à cette besogne, manœuvrèrent pour se rejoindre, et se trouvèrent presque bord à bord.

Dans la disposition d’esprit où ils étaient, il y avait lieu de croire que les équipages en viendraient aux coups. Les armes ne manquaient pas, harpons de rechange, lances, louchets, sans compter le couteau de poche dont un matelot ne se sépare guère. Le conflit dégénérerait en bataille. Il y aurait effusion de sang, en attendant que les navires eussent pris fait et cause pour leurs pirogues.

A ce moment, le second Strok, d’un geste menaçant, d’une voix irritée, s’adressant à M. Heurtaux, dont il parlait couramment la langue, dit:

«Avez-vous donc la prétention de contester que cette baleine doive nous appartenir?… Je vous préviens que nous ne souffrirons pas…

– Et sur quoi fondez-vous votre prétention?… répliqua M. Heurtaux, après avoir fait signe aux deux lieutenants de le laisser parler.

– Vous demandez sur quoi elle est fondée?… reprit le second du Repton.

– Je le demande!…

– Sur ce que la baleine venait de notre côté, et vous n’auriez pu la rejoindre, si nous ne lui avions barré la route…

– Et moi, j’affirme que, depuis plus de deux heures, nos pirogues avaient été amenées sur elle…

– Après les nôtres, monsieur!… déclara M. Heurtaux.

– Non…, s’écria M. Strok.

– En tout cas, c’est à bord du Saint-Enoch qu’elle a été signalée pour la première fois, alors que votre navire n’était pas même en vue…

– Et qu’importe, puisque vous n’aviez pu l’approcher d’assez près pour la piquer!…

– Tout cela, des mots!… répliqua M. Heurtaux, qui commençait à s’échauffer. Après tout, une baleine n’est pas à celui qui la voit, mais à celui qui la tue…

– Notre harpon, ne l’oubliez pas, a été lancé avant le vôtre!… affirma M. Strok.

– Oui… oui! crièrent les Anglais, qui brandissaient leurs armes.

– Non… non!…» ripostèrent les Français en menaçant les hommes du Repton.

Cette fois, M. Heurtaux n’aurait pu leur imposer silence. Peut-être même ne serait-il pas maître de les retenir…

En effet, les hommes étaient prêts à tomber les uns sur les autres.

M. Heurtaux, voulant tenter un dernier effort, dit au second du Repton:

«En admettant, ce qui n’est pas, que votre harpon eût été lancé le premier, il n’a pu faire une blessure mortelle, et c’est le nôtre qui a causé la mort…

– Cela est plus facile à dire qu’à prouver!…

– Ainsi… vous ne voulez pas céder?…

– Non!» hurlèrent les Anglais.

Arrivés à ce degré de colère, les équipages n’avaient plus qu’à se battre.

Une circonstance allait mettre les matelots du Repton en état d’infériorité, sinon pour commencer, du moins pour continuer la lutte. A en venir aux mains, les Français auraient fini par les obliger à battre en retraite.

En effet, le Repton, déhalé sous le vent, n’avait pu se rapprocher avec cette faible brise. Il était encore à un mille et demi, tandis que le Saint-Enoch mettait en panne à quelques encablures des pirogues. C’est bien ce qu’avait remarqué M. Strok, et ce qui le fit hésiter à entamer la bataille.

Et, au total, en gens très pratiques, les Anglais comprirent qu’ils ne pouvaient réussir à l’emporter dans ces conditions désavantageuses. Tout l’équipage du Saint-Enoch tomberait sur eux, et ils seraient battus avant que le Repton eût pu leur venir en aide. D’ailleurs, le capitaine Bourcart lançait déjà sa première pirogue à la mer, et c’était un renfort d’une dizaine d’hommes prêt à arriver.

Aussi M. Strok de commander à ses matelots, qui se voyaient mal pris:

«A bord!»

Toutefois, avant d’abandonner la baleine, il ajouta, et d’un ton où la colère le disputait au dépit:

«Nous nous retrouverons!…

– Quand il vous plaira», répondit M. Heurtaux.

Et ses compagnons ne se gênaient pas pour répéter:

«Enfoncés… les English… enfoncés!»

Les pirogues de M. Strok, à force d’avirons, se dirigèrent vers le Repton, distant alors d’un bon mille.

Restait à savoir si M. Strok n’avait proféré que de vaines menaces, ou si l’affaire n’allait pas se régler définitivement entre les deux navires.

Le capitaine Bourcart, qui avait embarqué dans la quatrième pirogue, survint en ce moment.

Il fut aussitôt mis au courant, et, après avoir approuvé la conduite de M. Heurtaux, il se contenta de répondre:

«Si le Repton vient «raisonner» le. Saint-Enoch, le Saint-Enoch lui donnera des raisons!… En attendant, mes amis, amarrez la baleine.»

Cela se rapportait si bien au sentiment général, que l’équipage poussa de bruyants hurrahs que les Anglais purent entendre. Ah! le Repton ne les avait pas salués!… Eh bien, ils le saluaient de plaisanteries non moins salées que les eaux du Pacifique!

Le baleinoptère fut alors pris en remorque, et tel était son poids que les matelots des quatre embarcations durent souquer vigoureusement pour le conduire au Saint-Enoch.

Maître Ollive, le charpentier Férut, le forgeron Thomas s’étaient portés sur le gaillard d’avant. Quant à Jean-Marie Cabidoulin, son avis fut qu’on tirerait deux cents barils du culammak. Avec ce que le Saint-Enoch avait déjà dans sa cale, cela lui ferait une demi-cargaison.

«Eh bien, qu’en dis-tu, vieux?… demanda maître Ollive en interpellant le tonnelier.

– Je dis que ce sera de la bonne huile à filer pendant la prochaine tempête…, répliqua Cabidoulin.

– Allons donc!… il ne nous manquera pas un seul baril en arrivant à Vancouver!… Bouteille va toujours?…

– Bouteille!»

Un des novices venait de piquer sept heures et demie du soir. Il était trop tard pour virer la baleine. On se contenta donc de l’amarrer contre le flanc du bâtiment. Le lendemain, dès l’aube, l’équipage procéderait au dépècement, puis à la fonte du gras, et il ne faudrait pas moins de deux jours pleins pour mener cette besogne à bonne fin.

En somme, il convenait de se féliciter. La traversée de Pétropavlovsk à Victoria permettrait à M. Bourcart de ramener une demi-cargaison. C’était mieux qu’on ne pouvait espérer en ces circonstances. Comme il était probable que les cours n’avaient pas fléchi sur le marché de Victoria, cette seconde campagne donnerait encore d’assez beaux bénéfices.

D’autre part, le Saint-Enoch n’avait fait aucune mauvaise rencontre. Au lieu du monstre marin signalé par les pêcheurs kamtchadales, c’était ce magnifique culammak qui était venu se faire amarrer!…

La nuit close, ses voiles sur les cargues, le trois-mâts n’eut plus qu’à attendre le lever du soleil.

Avec le soir, la brise se sentait à peine. La mer était au calme blanc. Le roulis s’accentuait si peu qu’il n’y avait point à craindre pour les amarres qui retenaient la baleine. Quelle perte, et quels regrets, en cas que, pendant la nuit, elle s’en fût allée par le fond!

Il y eut à prendre quelques mesures de précaution ou tout au moins de surveillance. Qui sait si le capitaine King ne voudrait pas donner suite aux menaces de son second, et tenter d’enlever le culammak en attaquant le Saint-Enoch?…

«Cette agression est-elle réellement à craindre?… demanda le docteur Filhiol.

– Ma foi…, lieutenant Coquebert, avec des Anglais on ne sait jamais sur quoi compter…

– Ce qui est certain, ajouta M. Heurtaux, c’est qu’ils sont partis fort en colère…

– Je le comprends, s’écria le lieutenant Allotte. Un si beau morceau qui leur échappe!…

– Aussi, reprit M. Heurtaux, je ne serais pas autrement surpris s’ils venaient…

– Qu’ils viennent!… répondit le capitaine Bourcart. Nous serons prêts à les recevoir!»

Et, s’il parlait ainsi, c’est qu’il était sûr de tout son équipage. Ce ne serait pas la première fois que des disputes auraient surgi entre baleiniers au sujet d’un coup de harpon contesté, – disputes souvent aggravées des plus regrettables violences.

Une sévère surveillance fut donc établie à bord du Saint-Enoch et les hommes de quart firent bonne garde. Si, faute de vent, le Repton aurait eu grand’peine à rejoindre le Saint-Enoch, il pouvait envoyer ses embarcations, et il convenait de ne point se laisser surprendre à la faveur de la nuit.

Du reste, ce qui assura la sécurité du navire français, c’est que, vers dix heures, une brume assez épaisse enveloppa ces parages. Il eût été malaisé de retrouver la place où le Saint-Enoch se tenait en panne.

Les heures se passèrent sans alerte. Lorsque le soleil revint, le brouillard, qui ne se dissipa point, aurait caché le Repton même à la distance d’un demi-mille. Mais peut-être les Anglais n’avaient-ils pas renoncé à mettre leurs menaces à exécution, et tenteraient-ils une attaque, si les brumes venaient à se lever. Ce ne serait pas le vent qui les aiderait cependant. Aucun souffle ne traversait l’espace, et l’état atmosphérique ne se modifia pas de toute la matinée. L’équipage du Saint-Enoch put se remettre aux travaux du bord sans être troublé.

Dès l’aube, – 21 octobre, – M. Bourcart avait fait procéder au virage de la baleine, avec ordre de pousser vivement la besogne. Deux garants d’appareils furent passés, et les hommes se relayèrent au guindeau.

Préalablement, maître Ollive, aidé de quelques matelots, avait bagué une chaîne sur la nageoire du dehors, et l’animal tourna sur lui-même, ce qui devait en faciliter le dépècement. La tête fut alors détachée, et, non sans grands efforts, il fallut la mater pour la déposer sur le pont. On s’occupa d’en couper les lippes, la langue, les fanons, opération qui devint facile, après qu’elle eut été divisée en quatre morceaux.

La cabousse allumée, le bois ne manquant pas grâce à l’approvisionnement embarqué à Pétropavlovsk, le cuisinier put entretenir le feu sous les deux pots.

Ce fut dans ces pots que l’on fondit d’abord le gras retiré de la tête, de la langue et des lippes, qui est de qualité plus fine. Puis on procéda au dépeçage du corps par morceaux de huit à neuf brasses, réduits à deux pieds pour être introduits dans la cabousse.

Toute la matinée et une partie de l’après-midi avaient été consacrées à cet ouvrage. C’est à peine si, vers trois heures, le brouillard s’était quelque peu éclairci. Les vapeurs, à l’état vésiculaire, empêchaient le regard de s’étendre à plus d’un demi-mille autour du Saint-Enoch.

Du Repton, aucune nouvelle. Il n’aurait pu se rapprocher, faute de brise, à moins d’être remorqué par ses embarcations, ce qui eût occasionné une grosse fatigue.

Cependant M. Bourcart demeura toujours sur le qui-vive. La pirogue du lieutenant Allotte fut même envoyée en reconnaissance vers le nord-est. Elle revint sans avoir rien à signaler, ne s’étant pas aventurée d’une demi-lieue en direction du nord.

Au fond, peut-être, l’équipage n’eût-il pas été fâché d’en venir aux mains avec les Anglais. C’est de tradition chez les Français et surtout chez les marins. Ils songent encore à la revanche de Waterloo, ces braves gens! Mais probablement, cette fois, le canon du Mont Saint-Jean ne se ferait pas entendre, et Wellington battrait en retraite vers la haute mer.

La besogne se continua dans d’excellentes conditions. M. Bourcart comptait que la moitié serait fondue pendant cette journée. Il avait donc l’espoir, si le vent se levait, de pouvoir appareiller dès le surlendemain avec deux cents barils de plus dans sa cale.

Une fois, cependant, vers quatre heures, il se produisit une alerte.

Le forgeron Thomas, embarqué dans le petit canot, était en train de consolider une des conassières du gouvernail, lorsqu’il crut entendre une sorte de clapotis du côté de l’ouest.

Était-ce un bruit l’approche des pirogues du Repton?… Les Anglais avaient-ils découvert la position du Saint-Enoch?…

Le forgeron remonta aussitôt et prévint M. Bourcart. Qui sait si le moment n’était pas venu de décrocher les fusils au râtelier du carré, de se mettre sur la défensive?

On suspendit le travail et les hommes occupés au dépeçage durent rembarquer.

A défaut des yeux, qui ne pouvaient rendre aucun service au milieu des vapeurs, les oreilles se tendirent. Un absolu silence régnait à bord. On laissa même tomber le feu de la cabousse, qui pétillait. Le plus léger bruit venu du large se fût fait entendre.

Quelques minutes s’écoulèrent. Aucune pirogue ne parut, et, de la part du capitaine King, c’eût été vraiment grande audace que de tenter l’attaque du Saint-Enoch dans ces conditions. Bien que le brouillard, s’il gênait les Anglais, leur eût permis de s’approcher sans être aperçus, ceux-ci devaient supposer que M. Bourcart se tiendrait sur ses gardes. Mais, répétait volontiers maître Ollive:

«Rien ne m’étonnerait de la part du John Bull!»

Cependant, on ne tarda pas à le reconnaître, c’était une fausse alerte. Le clapotis ne pouvait provenir que de l’une de ces risées capricieuses qui passent à travers les brumes sans avoir la force de les dissiper. Il y eut même à constater que la brise cherchait à se lever, tout en ne se propageant que par souffles intermittents, sans direction fixe. A moins qu’elle ne fraîchît, le ciel resterait brouillé jusqu’au lever du soleil. A ces calmes, assez rares en cette saison et dans cette portion septentrionale de l’océan Pacifique, succéderaient probablement de grands mauvais temps. Il était à craindre que la navigation ne fût pas aussi favorisée qu’elle l’avait été en quittant Pétropavlovsk. Toutefois, comme le trois-mâts s’était toujours bien comporté pendant maintes tempêtes, sans jamais avoir éprouvé d’avaries graves, Jean-Marie Cabidoulin eût été mieux avisé en épargnant ses menaçantes histoires au Saint-Enoch, du Havre, capitaine Évariste-Simon Bourcart!

Après tout, pourquoi le navire ne retrouverait-il pas ses bonnes chances de la première campagne, et ne rencontrerait-il pas d’autres baleines qui permettraient de compléter le chargement avant de mouiller à Vancouver?…

L’après-midi s’avançait. Vraisemblablement, cette nuit serait aussi obscure que la précédente. En tout cas, les précautions étaient prises, et, au retour du lieutenant Allotte, les pirogues avaient été rehissées à bord.

En somme, pour la besogne qui restait à faire, mieux valait que le Saint-Enoch fût encalminé pendant vingt-quatre heures encore, à la condition qu’un bon vent le poussât vers la côte américaine.

Soudain, un peu avant cinq heures, des sifflements d’une extrême violence déchirèrent l’espace. En même temps, la mer fut extraordinairement troublée jusque dans ses couches profondes. Une immense nappe d’écume blanchit sa surface. Le Saint-Enoch, élevé sur le dos d’une énorme lame, fut secoué d’un roulis et d’un tangage des plus violents. Les voiles, qui pendaient sur leurs cargues, claquèrent à grand bruit, et l’équipage put craindre que toute la mâture ne vînt en bas.

Par bonne chance, le corps de la baleine, fortement maintenu le long du bord, ne se détacha pas, et ce fut miracle, tant la bande du navire avait été prononcée.

«Qu’est-ce donc?…» s’était écrié M. Bourcart en s’élançant hors de sa cabine.

Puis il monta sur la dunette, où le second et les lieutenants se hâtèrent de le rejoindre.

«Ce doit être un raz de marée, déclara M. Heurtaux, et j’ai vu le moment où le Saint-Enoch allait engager…

– Oui… un raz de marée, répéta maître Ollive, car il n’y a pas de vent de quoi remplir mon chapeau…

– Mais, comme il pourrait être accompagné d’un grain, reprit le capitaine Bourcart, faites serrer toute la toile, Heurtaux… Il ne faut pas se laisser surprendre!»

C’était prudent, et même opportun, et même pressant. En effet, à quelques minutes de là, le vent fraîchissait avec assez d’impétuosité pour refouler une partie des brumes vers le sud.

«Navire par bâbord derrière!»

Ce cri, poussé par un des matelots accrochés dans les haubans de misaine, fit tourner tous les regards de ce côté.

Le navire signalé était-il le Repton?…

C’était le navire anglais, à trois milles environ du Saint-Enoch.

«Toujours à la même place…, observa le lieutenant Coquebert.

– Comme nous à la notre…, répondit M. Bourcart.

– On dirait qu’il se prépare à larguer ses voiles…, remarqua le lieutenant Allotte.

– Pas de doute… il va appareiller…, déclara M. Heurtaux.

– Serait-ce donc pour venir sur nous?… demanda le docteur Filhiol.

– Il en est bien capable!… s’écria maître Ollive.

– Nous verrons bien», se contenta de dire le capitaine Bourcart. Et, sa longue-vue aux yeux, il ne cessait de la tenir en direction du baleinier anglais.

Il y avait tout lieu de croire que le capitaine King voulait profiter de la brise qui soufflait alors de l’est et lui permettrait de se rapprocher du Saint-Enoch. On voyait les hommes se paumoyer sur les vergues. Bientôt les huniers, la misaine, la brigantine, furent établis, amures à tribord, puis le grand et le petit foc qui facilitèrent l’abattée du Repton.

La question était de savoir s’il allait continuer sa route vers l’est en serrant le vent, afin de gagner quelque port de la Colombie britannique.

Non, telle n’était pas l’intention du capitaine King, à laquelle il eût été impossible de se méprendre. Le Repton, au lieu de mettre cap à l’est, marchait de manière à couper la route du Saint-Enoch.

«C’est à nous qu’il en a!… s’écria Romain Allotte. Il entend réclamer sa part de baleine!… Eh bien… il n’en aura pas même un bout de queue!…»

Ce que disait le lieutenant fut répété par l’équipage. Si le Repton venait attaquer le Saint-Enoch, il trouverait à qui parler!… On lui répondrait comme il convenait de répondre, à coups de fusil, de pistolet et de hache!…

Il était alors six heures et quelques minutes. Le soleil déclinait rapidement vers l’horizon un peu dans le sud-ouest. La mer restait dégagée de vapeurs du côté d’où soufflait la brise. On ne perdait pas un des mouvements du Repton, qui s’avançait à moyenne vitesse. En moins d’une demi-heure, il serait bord à bord avec le Saint-Enoch, s’il ne changeait pas sa barre.

En prévision d’une attaque, ordre fut donné de préparer les armes. On chargea les deux pierriers dont les baleiniers sont armés généralement. Si le capitaine King lui envoyait quelques boulets de cinq à six livres, le capitaine Bourcart lui en adresserait autant et de même poids.

Le Repton n’était plus qu’à trois quarts de mille, lorsque l’état de la mer se modifia soudain, sans aucun changement dans les conditions atmosphériques. Le vent n’avait pas forcé, le ciel ne s’était pas chargé. Nul nuage menaçant ne se levait à l’horizon. Calme absolu dans les hautes et basses zones de l’espace.

Et, en effet, le phénomène extraordinaire qui se préparait devait se localiser en cette partie de l’Océan.

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Soudain, au milieu d’horribles mugissements, dont personne à bord du Saint-Enoch ne reconnut ni la nature ni la cause, la mer bouillonna, se blanchit d’écume, se dénivela comme si une éruption sous-marine en eût troublé les dernières profondeurs. C’était précisément à la place occupée par le baleinier anglais, alors que le baleinier français ne ressentait pas encore les effets de cette inexplicable agitation.

Le capitaine Bourcart et ses compagnons, tout d’abord surpris, observaient le Repton, et, ce qu’ils virent, après la surprise, les jeta en pleine épouvante.

Le Repton venait de se soulever sur le dos d’une énorme lame, puis de disparaître derrière elle. De cette lame jaillissaient de puissants jets liquides, tels qu’ils eussent pu s’échapper des évents d’un gigantesque monstre dont la tête aurait été engagée sous le navire, et dont la queue eût battu la mer à une demi-encâblure, soit près de cent mètres…

Lorsque le navire reparut, il était désemparé, sa mâture en bas, ses agrès rompus, sa coque chavirée sur bâbord, assaillie par de formidables coups de mer…

Une minute plus tard, après avoir été une dernière fois roulé par la monstrueuse lame, il s’engloutissait dans les abîmes du Pacifique.

Le capitaine Bourcart, ses officiers, son équipage, poussèrent un cri d’horreur, stupéfaits en présence de cet inexplicable et épouvantable cataclysme…

Mais peut-être les hommes du Repton n’avaient-ils pas tous péri avec le navire?… Peut-être quelques-uns avaient-ils pu fuir dans les pirogues à temps pour ne point être entraînés dans le gouffre?… Peut-être pourrait-on sauver un certain nombre de ces infortunés avant que la nuit se fût étendue sur la mer?…

Toutes causes d’inimitiés s’oublient devant pareilles catastrophes!… Il y avait un devoir d’humanité à remplir, on le remplirait…

«A la mer, les embarcations!…» cria le capitaine Bourcart.

Deux minutes à peine s’étaient écoulées depuis la disparition du Repton et il était encore temps de porter secours aux survivants du naufrage…

Soudain, avant que les pirogues eussent été amenées, un choc qui ne fut pas très rude, se produisit. Le Saint-Enoch, soulevé de sept à huit pouces par l’arrière, comme s’il eût heurté un écueil, donna la bande à tribord et demeura immobile.

 

 

Chapitre XII

Échouage

 

e vent qui soufflait de l’est vers cinq heures du soir, et dont le Repton avait voulu profiter, ne s’était pas maintenu. Après le soleil couché, il calmit et finit par tomber tout à fait. L’agitation de la mer se réduisit à un léger clapotis de surface. Alors revinrent les épaisses brumes qui enveloppaient depuis quarante-huit heures cette portion du Pacifique.

Quant au Saint-Enoch, c’était au moment où son équipage allait lancer les embarcations qu’il avait touché. Est-ce donc à un accident de même nature qu’il fallait attribuer la perte du Repton?… Et, moins heureux que le Saint-Enoch, le navire anglais s’était-il défoncé contre un écueil?…

Quoi qu’il en soit, s’il n’avait pas coulé à pic, le Saint-Enoch n’en était pas moins échoué. Or, comme il risquait à chaque instant d’être englouti, il fut impossible d’employer les pirogues au sauvetage des marins anglais.

Tout d’abord, la première impression de M. Bourcart et de ses compagnons avait été celle de la stupeur.

A quelle cause attribuer cet échouage?… Le Saint-Enoch avait à peine subi l’action de cette légère brise qui s’était levée vers cinq heures du soir… Pour être venu talonner contre cet écueil, avait-il subi l’action d’un courant dont personne ne soupçonnait l’existence, et sans qu’il eût été possible de s’en apercevoir?…

Il existait là certaines circonstances des plus inexplicables, et d’ailleurs, l’heure n’était pas aux explications.

La secousse, on l’a dit, avait été plutôt faible. Mais, après deux coups de talon, qui ne démontèrent point son gouvernail, le navire reçut un énorme paquet de mer. Par bonheur, sa mâture ne s’ébranla point, ses étais et ses haubans résistèrent. Sans avaries dans ses fonds, il ne semblait pas qu’il fût menacé de sombrer comme le Repton. Peut-être même ne lui manquait-il que quelques pouces d’eau pour retrouver sa flottaison, et se dégagerait-il au plein de la mer?…

Seulement le choc eut pour premier résultat de rompre les amarres qui retenaient la baleine, et le courant entraîna cette carcasse.

Il y avait autre chose à faire qu’à s’inquiéter de la perte d’une centaine de barils d’huile. Le Saint-Enoch échoué, il s’agissait de le tirer de cette fâcheuse situation.

A la suite de cet accident, maître Ollive se fût bien gardé d’interpeller Jean-Marie Cabidoulin. Le tonnelier aurait eu beau jeu pour lui répondre:

«Va… ce n’est que le commencement de la fin!»

Cependant M. Bourcart et le second conféraient sur la dunette.

«Il existe donc des bas-fonds dans cette partie du Pacifique?… dit M. Heurtaux.

– Je ne sais que penser… déclara M. Bourcart. Ce qui est certain c’est que les cartes n’en indiquent aucun entre les Kouriles et les Aléoutiennes!»

En effet, les plus modernes ne portaient ni bas-fonds ni récifs dans cette partie de l’Océan où le cent-vingtième et le cent-soixantième méridien croisent le cinquantième parallèle. Il est vrai, depuis soixante heures, les brumes avaient empêché le capitaine Bourcart de prendre hauteur. Mais la dernière observation le mettait à plus de deux cents milles de l’archipel Aléoutien. Or, il n’était pas admissible que, depuis le calcul du 19 octobre, le vent ou les courants eussent porté le Saint-Enoch à cette distance.

Et, pourtant, ce n’était que sur les extrêmes récifs des Aléoutiennes qu’il aurait pu se mettre au plein.

Après être descendu dans le carré, M. Bourcart avait étalé ses cartes sur la table, il les étudiait, il relevait à la pointe du compas la position que son navire occupait en évaluant à l’estime la route parcourue en trois jours. Et même en l’étendant à deux cents milles en cette direction, c’est-à-dire jusqu’aux îles Aléoutiennes, il ne rencontrait aucun écueil…

«Cependant, observa le docteur Filhiol, ne peut-il se faire que postérieurement à l’établissement de ces cartes, un soulèvement se soit produit à cette place?…

– Un soulèvement du fond?…» répondit M. Bourcart, qui ne sembla pas rejeter une pareille hypothèse.

Et, faute d’une autre, était-il déraisonnable de l’admettre?… Pourquoi, par une poussée lente ou par un brusque exhaussement dus à l’action des forces plutoniennes, le seuil sous-marin ne se serait-il pas relevé à la surface de la mer?…… Manquent-ils donc les exemples de ces phénomènes telluriques dans les régions où se manifeste encore le travail éruptif?… Et, précisément, ces parages ne sont-ils pas voisins d’un archipel volcanique?… Deux mois et demi auparavant, en les traversant, n’avait-on pas aperçu dans le nord les flammes du Chichaldinskoi sur l’île Ounimak?…

Bien ne laissât pas d’être plausible dans une certaine mesure, la majorité de l’équipage devait la repousser, ainsi qu’on le verra bientôt.

Après tout, à quelque cause qu’il fût dû, l’échouage du Saint-Enoch était indiscutable. En sondant à l’avant, puis à l’arrière maître Ollive ne trouva pas plus de quatre à cinq pieds d’eau sous la quille.

Le premier soin du capitaine Bourcart avait été de procéder à la visite de la cale. Jean-Marie Cabidoulin et le charpentier Férut s’étaient rendu compte que la mer n’avait pas pénétré à travers le bordage, et, assurément, aucune voie d’eau ne s’était déclarée à la suite de la collision.

 En somme, il convenait d’attendre au lendemain afin de déterminer la nature de cet écueil inconnu du Pacifique, et peut-être par viendrait-on, avant l’arrivée des mauvais temps, à déhaler le Saint-Enoch

La nuit parut interminable. Ni les officiers ne regagnèrent leur cabine, ni les hommes le poste de l’équipage. Il fallait se tenir prêt à tout événement. Parfois se produisaient des tiraillements de la quille sur le récif… N’allait-elle pas, sous l’influence d’un courant, se détacher de ce lit de roches?… Ne pouvait-il se faire que le navire glissât du côté où il donnait la gîte et retrouvât sa ligne de flottaison?…

D’ailleurs, par précaution, le capitaine Bourcart avait mis les pirogues à la mer, avec la plus grande quantité de vivres possible, en cas qu’il fût nécessaire d’abandonner le Saint-Enoch. Qui sait s’il ne deviendrait pas nécessaire de s’y embarquer pour rallier les terres les plus rapprochées? Et ce devaient être les îles de l’archipel Aléoutien, à moins que, par suite de circonstances absolument incompréhensibles, le navire eût été rejeté hors de sa route… D’ailleurs, il ne menaçait pas de chavirer, ce qui fût peut-être arrivé si la baleine eût encore été suspendue à son flanc.

Entre autres éventualités qui pourraient amener le dégagement du Saint-Enoch, M. Bourcart ne laissait pas de compter sur la mer montante. Les marées sont généralement faibles sur toute l’étendue du Pacifique, il ne l’ignorait pas. Mais qui sait si un relèvement de quelques pouces n’amènerait pas le renflouage?… Il ne semblait pas que le bâtiment se fût engagé très avant sur l’écueil, auquel il n’adhérait que par son talon.

Le flux avait commencé à se faire sentir à onze heures et la mer serait pleine vers les deux heures du matin. Le capitaine et ses officiers suivirent donc avec soin les progrès de la marée, annoncée par un clapotis de courant que l’oreille percevait au milieu de cette nuit si calme.

Par malheur, le moment venu, lorsque la mer fut étale, aucun changement ne se produisit. Peut-être le Saint-Enoch éprouva-t-il quelques faibles secousses, peut-être sa quille roula-t-elle légèrement sur le seuil marin… A cette date du mois d’octobre, les marées d’équinoxe étant déjà passées, les chances de se déhaler diminue raient avec les lunaisons prochaines.

Et maintenant, lorsque le jusant s’accentuerait, ne devait-on pas craindre que la situation ne vînt à empirer?… La bande ne s’accuserait-elle pas à mesure que l’eau se retirerait, et le navire ne risquait-il pas de chavirer à mer basse?…

Ce grave sujet d’inquiétude ne cessa que vers quatre heures et demie du matin. D’ailleurs, en vue de parer à tout événement, le capitaine Bourcart avait fait préparer des béquilles avec les vergues de perroquet, mais il n’y eut pas lieu de les mettre en place.

Un peu avant sept heures, une lueur rougit les vapeurs de l’est. Le soleil, qui débordait de l’horizon, ne put les dissoudre, et les agrès se chargèrent d’humidité.

On le pense bien, les officiers sur la dunette, les matelots sur le gaillard d’avant, cherchaient à percer ce brouillard du côté où gîtait le navire, en attendant que les pirogues pussent en faire le tour. Ce que chacun s’inquiétait de reconnaître, c’était la disposition de l’écueil. S’étendait-il sur un large espace?… Formait-il un bas-fond unique?… Des têtes de roches émergeraient-elles au large à basse mer?

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Impossible de voir même à quelques mètres en dehors des bastingages. Toutefois, on ne percevait aucun bruit de ce ressac que le courant produit sur des rochers à fleur d’eau.

Donc, rien à faire avant que la brume se fût dissipée, et peut-être se dissoudrait-elle comme les jours précédents, lorsque le soleil approcherait de la méridienne. Alors, si les circonstances le permettaient, M. Bourcart essaierait-il de déterminer sa position au sextant et au chronomètre.

Il y eut lieu de procéder à une visite plus complète de la cale. Maître Cabidoulin et le charpentier Férut s’assurèrent de nouveau, en déplaçant un certain nombre de barils de l’arrière, que l’eau ne l’avait point envahie. Ni la membrure ni le bordage n’avaient cédé au moment de l’échouage. Donc aucune avarie grave. Mais, en maniant ses barils, le tonnelier ne se disait-il pas qu’il faudrait sans doute les hisser sur le pont, les jeter à la mer, les pleins et les vides, afin d’alléger le navire?…

Cependant la matinée s’avançait, et le ciel ne se dégageait pas. Une reconnaissance, faite par M. Bourcart et le second autour du Saint-Enoch dans un rayon d’une demi-encâblure, ne révéla rien touchant la nature et la position de l’écueil.

Avant tout, il eût fallu constater s’il se trouvait à proximité d’une terre où les embarcations pourraient accoster, en cas qu’il devînt nécessaire d’abandonner le navire. Il est vrai, qu’il se rencontrât un continent ou un archipel en ces parages, M. Bourcart ne pouvait l’admettre, et, au docteur qui l’interrogeait à cet égard:

«Non, monsieur Filhiol, non, répondit-il d’un ton affirmatif, il y a quelques jours, j’ai obtenu une bonne observation, je le répète… Je viens de revoir mes calculs, ils sont exacts et nous devons être à deux cents milles au moins de l’extrême pointe des Kouriles.

– J’en reviens donc à mon explication…, reprit le docteur Filhiol. Il a dû se produire un exhaussement du sous-sol marin, contre lequel s’est heurté le Saint-Enoch

– C’est possible, répliqua M. Bourcart, et je me refuse à croire qu’une erreur ou une déviation de route nous aient rejetés à une telle distance dans le nord.»

C’était vraiment une déplorable malchance que le vent ne parût pas devoir se lever. D’abord il aurait balayé les vapeurs et dégagé l’horizon. Puis, s’il avait soufflé de la partie ouest, l’équipage, en coiffant les voiles sur les mâts, eût peut-être obligé le Saint-Enoch à s’arracher du seuil rocheux…

«Attendons… attendons, mes amis!… répétait le capitaine Bourcart, qui sentait s’accroître l’impatience et aussi l’inquiétude de ses hommes. J’espère que ce brouillard se lèvera dans l’après-midi, et nous serons fixés sur cette situation, dont, je l’espère, nous sortirons sans grand dommage!»

Mais, lorsque les matelots et les novices regardaient Jean-Marie Cabidoulin, ils le voyaient hocher sa grosse tête ébouriffée, signe qu’il ne partageait point cet optimisme, et cela n’était pas pour les rassurer.

Entre-temps, afin d’empêcher la mer montante, en venant de l’est, de pousser le navire plus avant sur l’écueil, M. Bourcart d’accord avec le second, décida de mouiller une ancre à jet par l’arrière.

Maître Ollive et deux matelots parèrent une des pirogues afin de procéder à cette prudente opération sous la direction du lieutenant Allotte.

La pirogue déborda, tandis que le grelin de l’ancre lui était filé du Saint-Enoch.

Suivant les ordres du capitaine Bourcart, le lieutenant fit envoyer un coup de sonde, alors qu’il se trouvait à une cinquantaine de pieds du navire. A sa grande surprise, même après avoir largué une vingtaine de brasses, il ne trouva pas de fond.

L’opération, recommencée à plusieurs places de ce côté, donna un résultat identique, et le plomb ne toucha nulle part.

En ces conditions, mouiller une ancre eût été inutile, puisqu’elle n’aurait pu mordre. Ce qu’il fallait en conclure, c’est que, de ce bord tout au moins, les flancs de l’écueil étaient coupés à pic.

La pirogue revenue, le lieutenant Allotte fit son rapport au capitaine.

M. Bourcart se montra assez surpris. Dans sa pensée, le récif devait plutôt descendre en pentes latérales très allongées, l’échouage s’étant produit presque sans secousse, comme si le navire eût glissé à la surface d’un seuil peu incliné.

On dut effectuer alors des sondages autour du Saint-Enoch, de manière à déterminer autant que possible l’étendue de l’écueil et la profondeur de l’eau à sa surface. Le capitaine Bourcart embarqua dans la pirogue avec le second, le maître d’équipage et deux matelots. Ils emportaient un plomb dont la ligne mesurait deux cents brasses.

Après avoir repris l’opération du lieutenant Allotte, on dut reconnaître que l’extrémité de la ligne n’atteignait pas le fond. Il fallut donc renoncer à mouiller une ancre par l’arrière, ce qui eût permis de déhaler le navire en virant au guindeau.

«Capitaine, dit M. Heurtaux, nous ferions bien de sonder à quelques pieds seulement de la carène…

– C’est mon avis», répondit M. Bourcart.

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Maître Ollive crocha la gaffe dans un des porte-haubans, et rangea la pirogue de manière à contourner la coque à cinq ou six pieds au plus. De trois mètres en trois mètres, le second laissait filer la ligne. Nulle part elle ne rencontra le seuil, même à deux cents brasses.

Ainsi, l’écueil n’occupait qu’une étendue très restreinte à une ou deux toises au-dessous de la surface de la mer. Autant dire que le Saint-Enoch s’était échoué à la pointe d’un cône sous-marin non indiqué en ces parages.

Cependant l’heure s’avançait, et rien n’annonçait une levée des brumes. Aussi M. Bourcart voulut-il tenter, au moment où la marée atteindrait sa plus grande hauteur, de déhaler son navire avec les pirogues. En le tirant par l’arrière, il était possible que l’on parvînt à le renflouer au plein de la mer.

Cette manœuvre s’exécuta dans les conditions les plus favorables. Les six pirogues se réunirent en un effort commun, et les matelots souquèrent de toute leur vigueur sur les avirons. Le bâtiment fit-il un léger mouvement de recul?… un pied à peine. Ce fut tout ce qu’on obtint, et, finalement, l’équipage perdit l’espoir de l’arracher de cet écueil.

Or, ce que n’avaient pu faire les embarcations, si le vent ne le faisait pas, que deviendrait le Saint-Enoch aux premiers gros temps?… Il serait roulé à la surface de ce bas-fond, il n’en resterait bientôt que d’informes débris… Et, à cette époque de l’année, tarderaient-elles à se déchaîner, les tempêtes qui troublent si formidablement cette portion du Pacifique?…

Une opération restait à tenter pour se remettre à flot. Le capitaine Bourcart, après y avoir mûrement réfléchi, après en avoir causé avec les officiers et les maîtres, dut s’y résoudre, mais en l’ajournant de quelques heures, puisqu’il ne semblait pas qu’un changement de temps fût à craindre. Ladite opération aurait pour but d’alléger le navire en jetant sa cargaison à la mer. Déchargé de huit à neuf cents barils d’huile, peut-être se relèverait-il assez pour flotter à l’étale de la marée…

On attendit en comptant que, ce jour-là comme la veille, le brouillard se dissiperait dans l’après-midi.

C’était une des raisons pour lesquelles M. Bourcart ne donna pas immédiatement suite à son projet de sacrifier la cargaison. En effet, que le navire vînt à se renflouer, eût-il été possible de le diriger au milieu des brumes?… De ce que les sondages avaient accusé de grandes profondeurs autour de l’écueil, s’ensuivait-il qu’il n’existait pas à proximité d’autres récifs où le Saint-Enoch risquerait de s’échouer à nouveau?… Est-ce que, à moins d’un mille, le Repton n’avait pas touché, et même si malheureusement qu’il s’était englouti presque aussitôt?…

Cette réflexion, que chacun se faisait, ramena les conversations sur le baleinier anglais. N’y avait-il pas à se demander si quelques hommes avaient survécu au naufrage?… Ses pirogues ne tentaient elles pas de retrouver le Saint-Enoch?… Aussi M. Bourcart et l’équipage se tenaient-ils aux écoutes…

Aucun cri n’arrivait, et, sans doute, pas un des matelots du Repton n’avait pu échapper à cette épouvantable catastrophe…

Trois heures s’écoulèrent. La marée se retirant alors, inutile d’espérer que le navire se dégagerait de lui-même. D’ailleurs la différence entre le plus haut du flot et le plus bas du jusant allait être assez faible. Cet écueil ne devait jamais découvrir, si ce n’est peut-être dans les syzygies. M. Heurtaux put même constater que l’eau n’avait pas sensiblement baissé par rapport aux repères tracés sur la coque, et, quand on sondait autour, les lances atteignaient le fond rugueux à une profondeur constante de cinq pieds.

Telle était la situation. Comment se dénouerait-elle?… Le Saint-Enoch reprendrait-il le cours de sa navigation?… Les hommes ne seraient-ils pas contraints de l’abandonner avant qu’une tempête l’eût anéanti?… Ils étaient trente-trois à bord et pourraient trouver place dans les embarcations avec des vivres pour quelques jours… Mais, à quelle distance se rencontrerait la côte la plus rapprochée?… Et s’il fallait franchir des centaines de milles?…

M. Bourcart se décida à sacrifier le chargement. Peut-être le navire, soulagé de plusieurs centaines de tonnes, se soulèverait-il assez au plein de la mer pour que l’équipage pût le déhaler!…

Cette décision prise, les hommes se mirent à la besogne, non sans maudire la mauvaise chance qui leur ferait perdre les profits de cette dernière campagne!…

Maître Ollive activa le travail. Au moyen de palans frappés au-dessus des deux panneaux, les barils furent hissés sur le pont, puis jetés à la mer. Quelques-uns coulaient immédiatement. D’autres brisés dans la chute contre l’écueil, se vidaient de leur contenu, qui remontait à la surface de la mer. Le Saint-Enoch fut bientôt entouré d’une couche grasse, comme s’il eût filé de l’huile pour calmer les lames d’une tempête. Jamais la mer n’avait été plus tranquille. Pas même le plus léger ressac à la surface ou sur le périmètre du bas-fond, bien que M. Heurtaux eût constaté l’existence d’un courant venant du nord-est.

La marée ne devait pas tarder. Toutefois le délestement du navire ne produirait son effet qu’à l’instant où le flot atteindrait son maximum. Comme on disposait de trois heures, l’opération serait terminée au moment voulu. En somme, pas de temps à perdre, ou le Saint-Enoch resterait échoué jusqu’à la nuit prochaine, et mieux valait qu’il pût s’éloigner de l’écueil pendant le jour. Près de huit cents barils à remonter de la cale, cela exige du temps, sans parler de la fatigue.

Vers cinq heures, une moitié de la besogne était faite. La marée ayant déjà gagné de trois à quatre pieds, il semblait bien que le Saint-Enoch, en partie allégé, aurait dû s’en ressentir, et aucun mouvement ne fut senti…

«On dirait, le diable soit!… que notre navire est cloué à cette place!… dit maître Ollive.

– Et ce n’est pas toi qui le décloueras!… murmura Jean-Marie Cabidoulin.

– Tu dis…, vieux?…

– Rien!… répliqua le tonnelier en lançant un des barils vides à la mer.

D’autre part, l’espoir auquel on s’était attaché que les vapeurs se dissiperaient ne s’était pas réalisé. La nuit menaçait d’être doublée de brumes. Si donc son navire ne se dégageait qu’à la marée prochaine, le capitaine Bourcart serait fort gêné pour le sortir de ces dangereux parages.

Un peu après six heures, alors qu’une demi-obscurité envahissait déjà l’espace, des cris se firent entendre en direction de l’ouest éclairé de vagues lueurs.

Maître Ollive, posté sur le gaillard d’avant, rejoignit M. Bourcart au pied de la dunette.

«Capitaine… écoutez… écoutez…, dit-il. Tenez… par là… il semble bien…

– Oui… on appelle!…» ajouta… le lieutenant Coquebert.

Un peu de tumulte se produisit parmi l’équipage.

«Silence!» ordonna M. Bourcart.

Et chacun de prêter l’oreille.

En effet, des appels, encore éloignés, arrivaient jusqu’à bord. Nul doute qu’ils ne fussent adressés au Saint-Enoch.

Une clameur leur répondit aussitôt sur un signe du capitaine Bourcart!

«Ohé!… ohé!… par ici…»

Étaient-ce les indigènes d’une terre ou d’une île du voisinage venus sur leurs embarcations?… Ne s’agissait-il pas plutôt des survivants du Repton?… Leurs pirogues ne cherchaient-elles pas depuis la veille, au milieu de cet intense brouillard, à rallier le baleinier français?…

Cette hypothèse, la plus vraisemblable, était la vraie.

Quelques minutes plus tard, guidées par les cris et par des détonations d’armes à feu, deux embarcations vinrent élonger le Saint-Enoch.

C’étaient les pirogues du Repton, montées par vingt-trois hommes, compris le capitaine King.

Ces pauvres gens, exténués de fatigue, tombaient d’inanition n’ayant pas pu embarquer des vivres, tant la catastrophe avait été soudaine. Après avoir erré pendant vingt-quatre heures, ils mouraient de faim et de soif…

Les survivants du Repton furent recueillis et accueillis par M. Bourcart avec cette politesse dont il ne se départait jamais, et bien qu’il n’eût point à se louer de leurs procédés antérieurs. Avant d’interroger le capitaine King, avant de lui demander dans quelles circonstances son navire s’était perdu, avant de lui faire connaître la situation du Saint-Enoch, M. Bourcart donna ordre de servir à manger et à boire à ses nouveaux passagers.

Le capitaine King fut conduit au carré, les matelots descendirent dans le poste.

Treize hommes manquaient à l’équipage du capitaine King, treize, engloutis dans le naufrage du Repton!

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