Jules Verne
CÉSAR CASCABEL
(Chapitre X-XII)
85 Dessins de George Roux
12 grandes gravures en chromotypographie
2 grandes cartes en chromolithographie
Bibliothèque D’Éducation et de Récréation
J. Hetzel et Cie
© Andrzej Zydorczak
Kayette
ces cris, M. Cascabel, Jean, Sandre et Clou s’élancèrent hors de la voiture.
«C’est par là, dit Jean, en montrant la lisière de la forêt qui s’étendait le long de la frontière.
– Écoutons encore!» répondit M. Cascabel.
Ce fut inutile. Aucun autre cri ne traversa l’espace, aucune autre détonation ne succéda aux deux détonations qui venaient de se produire.
«Est-ce un accident?… demanda Sandre.
– En tout cas, répondit Jean, il est certain que ces cris étaient des cris de détresse, et que, de ce côté, il y a quelque personne en danger…
– Il faut aller à son secours! dit Cornélia.
– Oui, enfants, marchons, répondit M. Cascabel, et soyons bien armés!»
Après tout, il était possible que ce ne fût pas un accident. Peut-être quelque voyageur avait-il été victime d’un attentat sur la frontière alaskienne. Dès lors il était prudent de se tenir prêt à se défendre soi-même comme à défendre autrui.
Presque aussitôt, M. Cascabel et Jean, munis chacun d’un fusil, Sandre et Clou, armés l’un et l’autre d’un revolver, quittaient la Belle-Roulotte, que Cornélia et les deux chiens devaient garder jusqu’à leur retour.
Ils suivirent, pendant cinq à six minutes, la lisière du bois. De temps en temps, ils s’arrêtaient pour prêter l’oreille: nul bruit ne troublait le calme de la forêt. Ils étaient certains pourtant que les cris étaient venus de cette direction et d’une distance assez rapprochée.
«A moins que nous n’ayons été les jouets d’une illusion?… fit observer M. Cascabel.
– Non, père, répondit Jean, ce n’est pas possible! Ah!… entends-tu?…»
Cette fois, ce fut bien un appel, – non plus un appel fait par une voix d’homme, comme l’avait été le premier, mais par une voix de femme ou d’enfant.
La nuit était très obscure, et, sous l’ombre des arbres, on ne voyait rien au delà de quelques mètres. Clou avait bien proposé de prendre un des fanaux de la voiture; mais M. Cascabel s’y était opposé par prudence, et, en somme, mieux valait ne point être aperçus pendant le trajet.
D’ailleurs les appels redoublaient, ils devenaient assez distincts pour qu’il fût facile de se guider en relevant leur direction. Il devait même croire qu’il n’y aurait pas lieu de s’engager dans les profondeurs du bois.
En effet, cinq minutes après, M. Cascabel, Jean, Sandre et Clou étaient arrivés à l’entrée d’une petite clairière… Là deux hommes gisaient sur le sol. Une femme, agenouillée près de l’un deux, lui soutenait la tête entre ses bras.
C’était cette femme dont les cris avaient été entendus en dernier lieu, et, dans le langage chinouk que comprenait quelque peu M. Cascabel, elle s’écria:
«Venez!… Venez!… Ils les ont tués!…»
Jean s’approcha de cette femme effarée, couverte du sang échappé de la poitrine de ce malheureux qu’elle essayait de rappeler à la vie.
«Celui-ci respire encore! dit Jean.
– Et l’autre?… demanda M. Cascabel.
– L’autre… je ne sais!…» répondit Sandre.
M. Cascabel vint écouter si les battements du cœur et le souffle des lèvres décelaient du moins un reste de vie chez cet homme.
«Il est bien mort!» dit-il.
Il l’était, en effet, ayant eu la tempe traversée d’une balle qui l’avait foudroyé.
Maintenant, quelle était cette femme, dont le langage indiquait l’origine indienne? Était-elle jeune ou vieille? On ne pouvait le voir dans l’obscurité, sous le capuchon qui se rabattait sur sa tête. Mais cela, on l’apprendrait plus tard; elle dirait d’où elle venait, et aussi dans quelles conditions ce double meurtre avait été commis. Le plus urgent, c’était de transporter au campement l’homme qui respirait encore, et de lui donner des soins dont la promptitude le sauverait peut-être. Quant au cadavre de son compagnon, on reviendrait le lendemain lui rendre les derniers devoirs.
M. Cascabel, aidé de Jean, souleva le blessé par les épaules, tandis que Sandre et Clou le prenaient par les pieds. Puis, se retournant vers la femme:
«Suivez-nous,» lui dit-il.
Et celle-ci, sans hésiter, se mit à marcher près du corps, étanchant avec un morceau d’étoffe, le sang qui coulait toujours de sa poitrine.
On ne put aller rapidement. L’homme était lourd, et il fallait surtout prendre garde à lui éviter des secousses. C’était un vivant que M. Cascabel voulait ramener au campement de la Belle-Roulotte, non un mort.
Enfin, au bout de vingt minutes, tous y arrivèrent, sans avoir fait aucune mauvaise rencontre.
Cornélia et la petite Napoléone, pensant qu’ils pouvaient avoir été victimes d’une agression, les attendaient dans de mortelles inquiétudes.
«Vite, Cornélia, s’écria M. Cascabel, de l’eau, du linge, et tout ce qu’il faut pour arrêter une hémorragie, ou ce malheureux va passer dans une syncope!
– Bon! bon! répondit Cornélia. Tu sais que je m’y entends, César! Pas tant de paroles, et laisse-moi faire!»
En effet, elle s’y entendait, Cornélia, ayant eu plus d’une blessure à soigner pendant l’exercice de la profession. Clou étendit, dans le premier compartiment, un matelas sur lequel le corps fut placé la tête légèrement surélevée par un traversin. À la clarté de la lampe du plafond, on put alors voir son visage déjà décoloré par les affres d’une mort prochaine, et, en même temps, celui de l’Indienne qui s’était agenouillée près de lui.
C’était une jeune fille, elle ne paraissait pas avoir plus de quinze à seize ans.
«Quelle est cette enfant?… demanda Cornélia.
– Celle dont nous avons entendu les cris, répondit Jean, et qui se trouvait près du blessé!»
Celui-ci était un homme, de quarante-cinq ans environ, la barbe et les cheveux grisonnants, le corps fortement constitué, d’une taille au-dessus de la moyenne, d’une physionomie sympathique, et dont le caractère énergique apparaissait, malgré la pâleur de sa face et bien que l’on ne pût rien voir de son regard sous ses paupières fermées. De temps à autre, un soupir s’échappait de ses lèvres; mais il ne prononçait pas une parole qui permît de reconnaître à quelle nationalité il appartenait.
Lorsque sa poitrine eut été mise à nu, Cornélia put constater qu’elle était trouée d’un coup de poignard entre la troisième et la quatrième côte. Cette blessure était-elle mortelle? Seul un médecin en eût pu juger. Ce qui ne semblait pas douteux, c’est qu’elle était très grave.
Cependant, puisque l’intervention d’un médecin était impossible dans les conditions où l’on se trouvait, il fallait bien s’en tenir aux soins que pourrait donner Cornélia, et aux remèdes contenus dans la petite pharmacie de voyage.
C’est ce qui fut fait, et de manière à arrêter une hémorragie qui aurait pu entraîner très promptement la mort. On verrait plus tard si, dans cet état de prostration absolue, il serait possible ou non de transporter cet homme à la plus prochaine bourgade. Et, cette fois, M. Cascabel ne s’inquiéterait pas qu’elle fût ou non anglo-colombienne.
Après avoir soigneusement lavé l’orifice de la plaie à l’eau fraîche, Cornélia y posa des compresses imbibées d’arnica. Ce pansement suffit pour arrêter le sang dont le blessé avait tant perdu depuis le moment du meurtre jusqu’à son arrivée au campement.
«Et, maintenant, Cornélia, demanda M. Cascabel, que pouvons-nous faire?…
– Nous allons déposer ce malheureux sur notre lit, répondit Cornélia, et je le veillerai, afin de renouveler les compresses quand il le faudra!
– Nous le veillerons tous! répondit Jean. Est-ce que nous pourrions dormir? Et puis, il faut nous tenir sur nos gardes!… Il y a des assassins aux environs!»
M. Cascabel, Jean et Clou prirent l’homme et le placèrent sur le lit, dans le dernier compartiment.
Et tandis que Cornélia restait à son chevet, guettant une parole qui ne se fit pas entendre, la jeune Indienne, dont M. Cascabel parvenait à interpréter le dialecte chinouk, raconta son histoire.
Elle était bien de race indigène, de l’une des races autochtones à l’Alaska. Dans cette province, au nord et au sud du grand fleuve Youkon qui l’arrose de l’est à l’ouest, on rencontre des tribus nombreuses, nomades ou sédentaires, entre autres, les Co-Youkons, qui forment la principale et la plus sauvage peut-être, puis des Newicargouts, des Tananas, des Kotcho-à-Koutchins, et aussi, plus particulièrement vers l’embouchure du fleuve, des Pastohks, des Haveacks, des Primskes, des Melomutes et des Indgelètes.
C’était à cette dernière tribu qu’appartenait la jeune Indienne qui s’appelait Kayette.
Kayette n’avait plus ni père ni mère, plus personne de sa famille. Et, non seulement ce sont les familles qui finissent par disparaître ainsi, mais des tribus entières, dont on ne trouve plus trace sur le territoire alaskien.
Telle celle des Gens du Milieu, qui résidait jadis au nord du Youkon. Kayette, restée seule sans parents, avait pris direction vers le sud, au milieu de ces contrées qu’elle connaissait pour les avoir nombre de fois parcourues avec les Indiens nomades. Son projet était de se rendre à Sitka, la capitale, où elle comptait entrer au service de quelque fonctionnaire russe. Et, certes, on l’eût acceptée, rien que sur sa mine honnête, douce, prévenante. Elle était fort jolie, ayant la peau à peine bistrée, des yeux noirs à longs cils, une abondante chevelure brune, retenue sous un capuchon de fourrure qui lui enveloppait la tête.
De taille moyenne, elle paraissait gracieuse et souple, malgré sa houppelande.
On le sait, chez ces races indiennes du Nord-Amérique, garçons et fillettes, au caractère vif et joyeux, se forment vite. À dix ans, les garçons se servent adroitement du fusil et de la hache. À quinze ans, les filles se marient, et, même si jeunes, font d’excellentes mères de famille. Kayette était donc plus sérieuse, plus résolue aussi, que ne le comportait son âge, et ce long voyage qu’elle venait d’entreprendre prouvait bien l’énergie de son caractère. Depuis un mois déjà, elle s’était mise en route, en descendant vers le sud-ouest de l’Alaska, et elle avait atteint cette étroite bande, limitrophe des îles, où est située la capitale, lorsque, longeant la lisière de la forêt, elle avait entendu deux détonations, puis des cris désespérés, à quelques centaines de pas.
C’étaient les mêmes cris qui étaient parvenus jusqu’au campement de la Belle-Roulotte.
Aussitôt, Kayette s’était courageusement élancée vers la lisière du bois.
Et, sans doute, son approche avait dû donner l’alarme, car c’est à peine si elle avait pu entrevoir deux hommes qui s’enfuyaient à travers les fourrés. Mais, évidemment, ces misérables n’auraient pas tardé à s’apercevoir qu’ils avaient pris peur d’une enfant; et, en effet, ils revenaient déjà vers la clairière pour dépouiller leurs victimes quand l’arrivée de M. Cascabel et les siens les avait effrayés – sérieusement, cette fois.
En présence de ces deux hommes gisant sur le sol, l’un à l’état de cadavre, l’autre dont le cœur battait encore, Kayette avait appelé au secours, et l’on sait ce qui s’était passé. Les premiers cris, entendus par M. Cascabel, c’étaient ceux des voyageurs assassinés; les seconds, c’étaient ceux de la jeune Indienne. La nuit s’écoula. La Belle-Roulotte n’eut point à repousser une agression des meurtriers, qui, sans doute, s’étaient hâtés de fuir le lieu du crime.
Le lendemain, Cornélia ne constata rien de nouveau dans la situation du blessé, qui semblait toujours aussi inquiétante.
Dans cette circonstance, Kayette se montra fort utile, en allant cueillir certaines herbes dont elle connaissait les qualités antiseptiques. Elle les fit infuser, et trempées dans cette infusion, de nouvelles compresses furent posées sur la plaie, qui ne laissait plus échapper une goutte de sang.
Pendant la matinée, on put observer que le blessé commençait à respirer plus facilement; mais ce n’étaient que des soupirs – pas même de vagues paroles entrecoupées – qui s’échappaient de ses lèvres. Ainsi il était impossible d’apprendre qui il était, d’où il venait, où il allait, ce qu’il faisait sur la frontière alaskienne, dans quelles conditions son compagnon et lui avaient été attaqués, et quels étaient leurs agresseurs.
De toute façon, si l’attentat avait eu le vol pour mobile, ces misérables, trop pressés de s’enfuir à l’arrivée de la jeune Indienne, avaient manqué un coup de fortune, dont ils ne retrouveraient guère l’équivalent dans ces pays si peu fréquentés. à cela nul doute, car M. Cascabel ayant enlevé les habits du blessé, il avait trouvé dans une ceinture de cuir, serrée à sa taille, quantité de pièces d’or d’origine américaine et russe. Le tout formait un total d’environ quinze mille francs. Cet argent fut mis en sûreté pour être restitué dès qu’il y aurait lieu. Quant aux papiers, il n’y en avait aucun, si ce n’est un carnet de voyage, avec quelques notes, tantôt en russe, tantôt en français. Rien, rien qui pût permettre d’établir l’identité de l’inconnu.
Ce matin-là, vers neuf heures, Jean dit:
«Père, nous avons un devoir à remplir envers ce corps qui est resté sans sépulture.
– Tu as raison, Jean, partons. Peut-être trouverons-nous sur lui quelque écrit qui nous renseignera. – Tu nous accompagneras, ajouta M. Cascabel en s’adressant à Clou. Emporte une pioche et une pelle.»
Munis de ces outils, tous trois quittèrent la Belle-Roulotte, non sans s’être armés, et ils se dirigèrent le long de cette lisière du bois qu’ils avaient suivie la veille.
En peu de minutes, ils retrouvèrent l’endroit où le meurtre avait été commis.
Ce qui ne leur parut pas douteux, c’est que les deux hommes s’étaient installés à cette place pour passer la nuit. Il y avait là les traces d’une halte, les restes d’un feu dont les cendres fumaient encore. Au pied d’un gros pin, des herbes avaient été entassées, afin que les deux voyageurs pussent s’étendre, et peut-être dormaient-ils quand ils avaient été attaqués.
Quant au mort, il était déjà saisi par la rigidité cadavérique.
A son costume, à sa physionomie, à ses mains rudes, il fut aisé de reconnaître que cet homme, âgé de trente ans au plus, devait être le domestique de l’autre.
Jean fouilla ses poches. Il n’y trouva aucun papier. Pas d’argent, non plus. À la ceinture, un revolver de fabrication américaine, chargé de six balles, et dont l’infortuné n’avait pas eu le temps de se servir.
Évidemment, l’attaque avait été soudaine, imprévue, et les deux victimes étaient tombées en même temps.
A cette heure, aux alentours de la clairière, la forêt était déserte. Après une courte exploration, Jean revint sans avoir vu personne. Il était évident que les meurtriers n’avaient point reparu, car ils eussent dépouillé le corps, et tout au moins pris le revolver qui se trouvait encore à sa ceinture.
Cependant, Clou avait creusé une fosse assez profonde pour qu’un cadavre n’y put être déterré par la griffe des fauves. Le mort y fut déposé, et Jean dit une prière quand la terre eut recouvert cette tombe.
Ensuite M. Cascabel, Jean et Clou retournèrent au campement. Là, tandis que Kayette demeurait au chevet du blessé, Jean, son père et sa mère voulurent conférer ensemble.
«Il est certain, dit M. Cascabel, que, si nous reprenons le chemin de la Californie, notre homme n’y arrivera pas vivant. Ce sont des centaines et des centaines de lieues à faire. Le mieux serait de gagner Sitka, où nous poumons être arrivés dans trois ou quatre jours, si ces maudits policiers ne nous défendaient pas de mettre le pied sur leur territoire!
– C’est pourtant à Sitka qu’il faut aller, répondit résolument Cornélia, et c’est à Sitka que nous irons!
– Et comment?… Nous n’aurons pas fait une lieue que nous serons arrêtés…
– N’importe, César! Il faut partir et du bon pied! Si nous rencontrons les agents, nous leur raconterons ce qui s’est passé, et possible est-il qu’ils ne refusent pas à ce malheureux ce qu’ils nous ont refusé… à nous?…»
M. Cascabel secoua la tête en signe de doute.
«Ma mère a raison, dit Jean. Essayons d’atteindre Sitka, même sans chercher à obtenir des agents une autorisation qu’ils ne donneraient pas. Ce serait perdre du temps. D’ailleurs, il est probable qu’ils nous croient repartis pour Sacramento et se sont éloignés. Depuis vingt-quatre heures, nous n’en avons pas aperçu un seul. Ils n’ont pas même été attires par les détonations d’hier soir.
– C’est vrai, répondit M. Cascabel, et je ne serais pas surpris qu’ils se fussent retires.
– À moins que… fit observer Clou, qui était venu prendre part à la conversation.
– Oui… à moins que… C’est entendu!» répliqua M. Cascabel.
L’observation de Jean était juste, et peut-être n’y avait-il rien de mieux à faire que de prendre le chemin de Sitka?
Un quart d’heure écoule, Vermout et Gladiator étaient attelés. Bien reposés durant cette halte prolongée sur la frontière, ils pourraient fournir une solide traite pendant cette première journée de marche. La Belle-Roulotte partit et ce fut avec une satisfaction peu déguisée que M. Cascabel abandonna le territoire colombien.
«Enfants, dit-il, ouvrons l’œil et que ce soit le bon! Quant à toi, Jean, impose silence à ton fusil! Il est tout à fait inutile de signaler notre passage.
– Et d’ailleurs la cuisine ne chômera pas!…» ajouta Mme Cascabel.
Le pays, au nord de la Colombie, quoiqu’il soit assez accidenté, était d’un cheminement facile, même en côtoyant ces nombreux canaux qui séparent les archipels sur la lisière du continent. Pas de montagnes en vue jusqu’aux dernières limites de l’horizon. Parfois, mais très rarement, une ferme isolée, à laquelle la famille se gardait bien de rendre visite. Ayant bien étudié la carte du pays, Jean se débrouillait assez aisément, et il espérait atteindre Sitka sans recourir aux services d’un guide.
Mais, ce qui importait avant tout, c’était de ne rencontrer aucun agent, ni ceux de la frontière, ni ceux de l’intérieur. Or, dans ce premier trajet, toute liberté semblait laissée à la Belle-Roulotte de rouler à sa fantaisie. Il y avait même la de quoi surprendre. Aussi M. Cascabel était-il non moins surpris que satisfait.
Cornélia mettait le fait au compte de la providence, et son mari n’était pas éloigné de penser comme elle. Jean, lui, inclinait à croire que quelque circonstance avait dû modifier les procèdes de l’administration moscovite.
Les choses allèrent de la sorte pendant les 6 et 7 juin. On se rapprochait de Sitka. Peut-être encore la Belle-Roulotte aurait-elle pu marcher plus vite, si Cornélia n’eût redoute les secousses pour son blesse, que Kayette et elle ne cessaient de soigner, l’une comme une mère, l’autre comme une fille. Il était toujours à craindre qu’il n’atteignît pas vivant le terme du voyage. Si son état ne s’était point empiré, on ne pouvait malheureusement pas dire qu’il se fût amélioré. Les modiques ressources qu’offrait la petite pharmacie, le peu que ces deux femmes étaient à même de faire pour une blessure si grave et qui eût nécessité la présence d’un médecin, comment cela eût-il pu suffire? Le dévouement ne saurait remplacer la science, – par malheur, – car jamais sœurs de charité ne se montrèrent plus dévouées. D’ailleurs chacun avait pu apprécier le zèle et l’intelligence de la jeune Indienne. Elle avait l’air de faire déjà partie de la famille. C’était en quelque sorte une seconde fille que le ciel avait donnée à Mme Cascabel.
Le 7, dans l’après-midi, la Belle-Roulotte traversa à gué le Stekin-river, petit cours d’eau qui se jette dans l’une de ces étroites passes ménagées entre la terre ferme et l’île Baranow, à quelques lieues seulement de Sitka.
Dans la soirée, le blesse put prononcer quelques paroles:
«Mon père… là-bas… le revoir!» murmurait-il.
Comme ces mots étaient dits en russe, M. Cascabel les avait très bien compris.
Il y avait aussi un nom qui fut répète à plusieurs reprises:
«Ivan… Ivan…»
Nul doute que ce fût le nom du malheureux domestique, assassiné près de son maître.
Il était très probable que tous deux étaient d’origine moscovite.
Quoi qu’il en soit, puisque le blesse commençait à retrouver la parole avec le souvenir, la famille Cascabel ne tarderait pas à connaître son histoire.
Ce jour-là, la Belle-Roulotte était parvenue sur les bords de l’étroit canal qu’il faut franchir pour atteindre l’île Baranow. Par suite, il y avait donc lieu de recourir aux bateliers qui font le service de ces nombreux détroits. Or, se mettre en relation avec les gens du pays, M. Cascabel ne pouvait espérer le faire en leur cachant sa nationalité. Il était à craindre que la fâcheuse question des passeports ne surgît de nouveau.
«Eh bien, dit-il, notre Russe n’en sera pas moins venu jusqu’à Sitka! Si les policiers nous obligent à retourner sur la frontière, du moins le garderont-ils, comme étant un de leurs compatriotes, et puisque nous avons commence par le sauver, c’est bien le diable s’ils n’achèveront pas de le guérir!»
Raisonnement qui avait du bon, mais qui ne laissait pas d’inquiéter la famille touchant l’accueil qui lui serait fait. C’est qu’il eût été bien cruel, une fois à Sitka, d’être contraint de reprendre le chemin de New-York.
Cependant, tandis que la voiture attendait sur le bord du canal, Jean était allé s’enquérir du bac et des bateliers, qui procéderaient à l’embarquement.
Kayette vint en ce moment prévenir M. Cascabel que sa femme le demandait, et il se rendit aussitôt près d’elle.
«Notre blesse à certainement recouvre toute sa connaissance, dit Cornélia. Il parle, César, et il faut que tu tâches de comprendre ce qu’il veut dire…»
En effet, le Russe avait ouvert les yeux, et les promenait autour de lui, comme interrogeant du regard ces personnes qu’il voyait pour la première fois de sa vie. Par instants, quelques paroles incohérentes s’échappaient de ses lèvres.
Et alors, d’une voix si faible qu’on l’entendait à peine, il appela son domestique Ivan.
«Monsieur, dit M. Cascabel, votre domestique n’est point ici, mais nous sommes la…»
A ces mots, prononces en français, le blesse répondit dans la même langue:
«Où suis-je?
– Chez des gens qui ont pris soin de vous, monsieur…
– Mais ce pays?…
– C’est un pays où vous n’avez rien à craindre, si vous êtes Russe…
– Russe… oui!… Russe!…
– Eh bien, vous êtes dans la province d’Alaska, à quelques lieues de la capitale…
– L’Alaska!…» murmura le blessé.
Et il sembla qu’un sentiment de terreur venait de se révéler dans son regard.
«Les possessions russes!… répéta-t-il.
– Non!… Les possessions américaines!»
Jean venait d’entrer: c’était lui qui parlait ainsi.
Et, en même temps, par la petite fenêtre entr’ouverte de la Belle-Roulotte, il montrait le pavillon américain flottant sur un des postes du littoral.
En effet, cette province d’Alaska n’était plus russe depuis trois jours. Trois jours auparavant avait été signé le traité d’annexion qui la cédait tout entière aux États-Unis. Désormais la famille Cascabel n’avait plus rien à craindre des agents de la Russie… Elle était sur une terre américaine!
Sitka
itka, la Nouvelle-Arkhangel, située sur l’île Baranow, au milieu des archipels de la côte occidentale, est non seulement la capitale de l’île, mais aussi la capitale de toute cette province, qui venait d’être cédée au gouvernement fédéral. Il n’y a point d’autre cite plus importante en cette région, où l’on ne rencontre que de rares bourgades, ou de simples villages, jetés à de grandes distances. Il serait même plus juste d’appeler ces villages des postes ou factoreries. Pour la plupart, ils appartiennent aux compagnies américaines, et quelques-uns à la Compagnie anglaise de la baie d’Hudson. On comprend par la que les communications soient très difficiles entre ces postes, surtout pendant la mauvaise saison, alors que se déchaînent les tourmentes de l’hiver alaskien.
Il y a quelques années, Sitka n’était encore qu’un centre commercial peu fréquente, où la Compagnie russe-américaine conservait ses dépôts de fourrures et de pelleteries. Mais, grâce aux découvertes qui ont été faites dans cette province, dont le littoral confine aux territoires des contrées polaires, Sitka n’a pas tarde à prendre un développement considérable, et, sous l’administration nouvelle, elle deviendra une riche cité, digne de ce nouvel État de la Confédération.
A cette époque déjà, Sitka possédait tous les édifices qui constituent ce qu’on appelle une «ville», un temple luthérien très simple dont la disposition architectonique ne manque pas de majesté; une église grecque, avec une de ces coupoles qui ne conviennent guère à ce ciel de brouillards si différent des ciels de l’Orient, un club, le Club-Gardens, sorte de Tivoli, où l’habitué et le voyageur trouvent des restaurants, des cafés des bars et des jeux de diverses sortes; un Club-house, dont les portes ne s’ouvrent que pour les célibataires; une école, un hôpital, enfin des maisons, des villas, des cottages, pittoresquement groupes sur les collines environnantes. Cet ensemble a pour horizon une vaste forêt d’arbres résineux, qui lui font un cadre d’éternelle verdure, et au delà, une ligne de hautes montagnes, aux cimes perdues dans la brume, que domine, sur l’île de Crouze, au nord de l’île Baranow, le mont Edgcumbe, dont la tête s’élève à une altitude de huit mille pieds au-dessus du niveau de la mer.
En somme, si le climat de Sitka n’est pas très rigoureux, si le thermomètre ne s’y abaisse guère au-dessous de sept à huit degrés centigrades – bien que cette ville soit traversée par le cinquante-sixième parallèle – elle mériterait d’être appelée la «ville d’eau» par excellence. En effet, sur l’île Baranow, il pleut toujours, pour ainsi dire, à moins qu’il ne neige. Qu’on ne s’étonne donc pas des lors si, après avoir traversé le canal dans un bac avec tout son personnel et tout son matériel, la Belle-Roulotte fit son entrée à Sitka sous les douches d’une pluie torrentielle. Et, pourtant, M. Cascabel ne songeait guère à se plaindre, puisqu’il était arrive précisément à une date qui lui donnait le droit d’y pénétrer dépourvu de tout passeport.
«J’ai eu bien des chances heureuses dans mon existence, mais jamais d’aussi extraordinaires! répétait-il. Nous étions à la porte sans pouvoir entrer, et voilà que cette porte s’ouvre à point devant nous!…»
Il est certain que le traité de cession de l’Alaska avait été signé juste à temps pour permettre à la Belle-Roulotte de franchir la frontière. Et, sur cette terre devenue américaine, plus de ces intraitables fonctionnaires, plus de ces formalités pour lesquelles l’administration moscovite se montre si exigeante!
Et maintenant, il eût été tout simple de conduire le Russe soit à l’hôpital de Sitka, dans lequel les soins ne lui auraient pas manqué, soit dans un hôtel, ou le médecin serait venu lui faire visite. Cependant, lorsque M. Cascabel le lui proposa:
«Je me sens mieux mon ami, répondit-il, et, si je ne vous gêne pas.
– Nous gêner monsieur! répondit Cornélia. Et qu’entendez-vous par nous gêner?…
– Vous êtes ici chez vous, ajouta M. Cascabel, et si vous pensez…
– Eh bien, je pense qu’il vaut mieux pour moi ne point quitter ceux qui m’ont recueilli… qui se sont dévoues…
– Cela va, monsieur, cela va! répondit M. Cascabel. Pourtant, il est nécessaire qu’un médecin se hâte de vous voir…
– Ne peut-il venir ici?…
– Rien de plus facile, et j’irai moi-même chercher le meilleur de la ville.»
La Belle-Roulotte s’était arrêtée à l’entrée de Sitka, à l’extrémité d’une promenade plantée d’arbres, qui se prolonge jusqu’aux massifs de la forêt. C’est là que le docteur Harry, qui fut indiqué à M. Cascabel, vint visiter le Russe.
Ayant fait un examen attentif de la blessure, le docteur déclara qu’elle n’avait rien de très grave, le coup de poignard ayant été dévié par une côte. Aucun organe important n’avait été atteint, et, grâce aux compresses d’eau fraîche, grâce au suc des herbes récoltées par la jeune Indienne, la cicatrisation, commencée déjà, serait bientôt suffisamment avancée pour permettre au blessé de se lever. Il allait aussi bien que possible et pouvait, dès à présent, prendre nourriture. Mais, très certainement, si Kayette ne l’avait pas rencontré, si l’épanchement du sang n’eût été arrêté par les soins de Mme Cascabel, il serait mort quelques heures après l’attentat commis sur sa personne.
De plus, le docteur Harry dit que, suivant lui, le meurtre devait être l’œuvre de certains affidés de la bande Karnof ou de Karnof lui-même, dont la présence avait été signalée dans l’est de la province. Ce Karnof était un malfaiteur d’origine moscovite ou plutôt sibérienne, ayant sous ses ordres une troupe de déserteurs, comme il s’en rencontre dans les possessions russes de l’Asie et de l’Amérique. En vain des primes avaient-elles été offertes pour la capture de la bande. Ces coquins, aussi redoutés que redoutables, avaient échappé jusqu’alors. Et pourtant, des crimes fréquents, vols et assassinats, avaient répandu la terreur, principalement dans la partie méridionale du territoire. La sécurité des voyageurs, des trafiquants, des employés des compagnies de fourrure, n’était plus garantie, et c’était à des affiliés de Karnof que devait être attribué ce nouveau crime.
Lorsqu’il se retira, le docteur Harry laissa la famille très rassurée sur l’état de son hôte.
En se rendant à Sitka, l’intention de M. Cascabel avait toujours été de s’y reposer pendant quelques jours – repos bien dû à son personnel, après un voyage de près de sept cents lieues depuis la Sierra Nevada. En outre, il comptait faire dans cette ville deux ou trois bonnes recettes, qui viendraient grossir son petit pécule.
«Enfants, on n’est plus en Angleterre, dit-il, on est en Amérique, et il est permis de travailler devant des Américains!»
M. Cascabel ne doutait pas, d’ailleurs, que le renom de sa famille n’eût déjà pénétré jusqu’au milieu des populations alaskiennes, et qu’on ne se dît à Sitka:
«Les Cascabel sont dans nos murs!»
Cependant, après une conversation qui eut lieu deux jours plus tard entre le Russe et M. Cascabel, ces projets furent tant soit peu modifiés, sauf en ce qui concernait un repos de quelques jours, nécessité par les fatigues du voyage. Ce Russe – dans la pensée de Cornélia, ce ne pouvait être qu’un prince – savait maintenant quels étaient les braves gens qui l’avaient sauvé, de pauvres artistes forains qui couraient l’Amérique. Tous les Cascabel lui avaient été présentés, ainsi que la jeune Indienne, à laquelle il devait d’avoir échappé à la mort.
Et, un soir, le personnel entier étant réuni, il raconta son histoire, ou du moins, ce qu’il leur importait d’en connaître. Il parlait le français avec une grande facilité, comme si cette langue eût été la sienne, à cela près qu’il faisait un peu rouler les r – ce qui donne au parler moscovite une inflexion à la fois douce et énergique, à laquelle l’oreille trouve un charme particulier.
Du reste, ce qu’il raconta était extrêmement simple. Rien de très aventureux, rien de romanesque non plus.
Le russe s’appelait Serge Wassiliowitch – et, à partir de ce jour, avec sa permission, on ne l’appela plus que «Monsieur Serge» dans la famille Cascabel. De tous ses parents, il n’avait plus que son père, qui habitait un domaine situé dans le gouvernement de Perm, à peu de distance de la ville de ce nom. M. Serge, entraîné par ses instincts de voyageur et ses goûts pour les découvertes et recherches géographiques, avait quitté la Russie trois ans auparavant. Après avoir visité les territoires de la baie d’Hudson, il se disposait à opérer une reconnaissance de l’Alaska depuis le cours du Youkon jusqu’à la mer Arctique, lorsqu’il fut attaqué dans les circonstances que voici:
Son domestique Ivan et lui venaient d’établir leur campement sur la frontière dans la soirée du 4 juin, lorsqu’une agression subite les surprit dès leur premier sommeil. Deux hommes venaient de se jeter sur eux. Ils se réveillèrent, se relevèrent, voulurent se défendre… Ce fut inutile, et, presque aussitôt, le malheureux Ivan tomba foudroyé d’une balle à la tête.
«C’était un brave, un honnête serviteur! dit M. Serge. Voilà dix ans que nous vivions ensemble! Il m’était profondément dévoué, et je le regrette comme un ami!»
En disant cela, M. Serge ne cherchait point à cacher son émotion; toutes les fois qu’il parlait d’Ivan, ses yeux humides montraient combien sa douleur était sincère. Il ajouta que, frappé lui-même à la poitrine, ayant perdu connaissance, il ne savait plus ce qui s’était passé jusqu’au moment où, revenu à la vie, mais sans pouvoir les remercier de leurs soins, il avait compris qu’il se trouvait chez des gens charitables.
Lorsque M. Cascabel eut fait connaître que l’attentat était attribué à Karnof ou à quelques-uns de ses complices, M. Serge n’en parut point surpris, ayant entendu dire que cette bande courait la frontière.
«Vous le voyez, dit-il en terminant, mon histoire n’a rien de curieux; la vôtre l’est sans doute davantage. Ma campagne devait se terminer par l’exploration de l’Alaska. De là, je comptais revenir en Russie pour revoir mon père et ne plus jamais quitter le toit paternel. Maintenant, parlons de vous, et, d’abord, je vous demanderai comment et pourquoi des Français se trouvent si loin de leur pays dans cette partie de l’Amérique?
– Des saltimbanques, monsieur Serge, est-ce que cela ne se promène pas partout? répondit M. Cascabel.
– Si fait, mais je puis m’étonner de vous voir à une telle distance de la France!
– Jean, dit M. Cascabel en s’adressant à son fils aîné, raconte à M. Serge pourquoi nous sommes ici et de quelle façon nous retournons en Europe.»
Jean fit le récit des vicissitudes éprouvées par les hôtes de la Belle-Roulotte depuis le départ de Sacramento, et, comme il désirait être compris de Kayette, il se servit de la langue anglaise, que M. Serge complétait en employant le langage chinouk. La jeune Indienne écoutait avec la plus vive attention. De cette façon, elle apprit ce qu’était la famille Cascabel, à laquelle elle s’était si étroitement attachée. Elle sut que les saltimbanques avaient été volés de toute leur épargne au moment où ils franchissaient le défilé de la Sierra Nevada pour regagner le littoral de l’Atlantique, et comment, faute d’argent, contraints de modifier leurs projets, ils s’étaient décidés à faire par l’ouest ce qu’ils ne pouvaient plus faire par l’est. Ils avaient alors tourné vers le couchant la façade de leur maison roulante, et traversé l’État de Californie, l’Orégon, le Territoire de Washington, la Colombie, pour s’arrêter sur la frontière de l’Alaska. Là, enfin devant les injonctions formelles de l’administration russe, impossible de passer – circonstance heureuse, en somme, puisque cette interdiction leur avait permis de porter secours à M. Serge. Et voilà pourquoi des forains français, et même normands par le chef de la famille, se trouvaient à Sitka, grâce à cette annexion de l’Alaska aux États-Unis, qui leur avait ouvert les portes de la nouvelle possession américaine.
M. Serge avait donné au récit du jeune homme le plus grand intérêt, et, lorsqu’il apprit que M. Cascabel se proposait de regagner l’Europe en traversant toute la Sibérie asiatique, il eut un léger mouvement de surprise, dont personne, d’ailleurs, n’aurait pu comprendre la signification.
«Ainsi, mes amis, dit-il, lorsque Jean eut achevé son histoire, votre intention, en quittant Sitka, est de vous diriger vers le détroit de Behring?
– Oui, monsieur Serge, répondit Jean, et de le traverser, lorsqu’il sera pris par les glaces.
– C’est un long et pénible voyage que vous avez entrepris là, monsieur Cascabel!
– Long, oui, monsieur Serge! Pénible, il le sera, c’est probable. Que voulez-vous? nous n’avions pas le choix. Et puis des saltimbanques ne regardent guère à la peine, nous sommes habitues à courir le monde!
– Je pense bien que, dans ces conditions, vous ne comptez pas atteindre la Russie cette année?…
– Non, répondit Jean, car le détroit ne sera pas franchissable avant les premiers jours d’octobre.
– En tout cas, reprit M. Serge, ce n’en est pas moins un projet aventureux et hardi.
– Possible, répondit M. Cascabel, mais comme il n’y avait pas moyen de faire autrement… Monsieur Serge, nous sommes pris du mal du pays!… Nous voulons rentrer en France, et nous y rentrerons!… Et, puisque nous passerons par Perm, par Nijni, à l’époque des foires… eh bien, nous tâcherons que la famille Cascabel n’y fasse pas trop mauvaise figure.
– Soit, mais quelles sont vos ressources?
– Quelques recettes qui nous sont échues, chemin faisant, et que j’espère grossir en donnant deux ou trois représentations à Sitka. Précisément, la ville est en fête à propos de l’annexion, et j’imagine que le public s intéressera aux exercices de la famille Cascabel.
– Mes amis, dit M. Serge, j’aurais eu grand plaisir à partager ma bourse avec vous, si je n’avais été volé…
– Vous ne l’avez point été, monsieur Serge! répondit vivement Cornélia.
– Pas même d’un demi-rouble!» ajouta César.
Et il apporta la ceinture, dans laquelle se trouvait tout ce qui restait d’argent à M. Serge
«Alors, mes amis, vous voudrez bien accepter…
– Non point, monsieur Serge! répondit M. Cascabel. Pour nous tirer d’embarras, je n’entends nullement que vous risquiez de vous y mettre…
– Vous refusez de partager avec moi?…
– Absolument!
– Ah! ces Français! dit M. Serge en lui tendant la main.
– Vive la Russie! s’écria le jeune Sandre.
– Et vive la France!» répondit M. Serge.
C’était la première fois, sans doute, que ce double cri s’échangeait sur ces lointains territoires de l’Amérique!
«Maintenant, assez causé, monsieur Serge, dit Cornélia. Le médecin vous a recommandé du calme et du repos et les malades doivent toujours obéir à leur médecin.
– Et je vous obéirai, madame Cascabel, répondit M. Serge. Pourtant, j’ai encore une question à vous poser, ou plutôt une demande à vous faire.
– À vos ordres, monsieur Serge.
– Et même, c est un service que j’attends de vous…
– Un service?
– Puisque vous vous rendez au détroit de Behring, voulez-vous me permettre de vous accompagner jusque-là?…
– Nous accompagner?…
– Oui!… ce voyage complétera mon exploration de l’Alaska dans l’ouest.
– Et nous vous répondons: Avec bien du plaisir, monsieur Serge! s’écria M. Cascabel.
– À une condition, ajouta Cornélia.
– Et laquelle?
– C’est que vous ferez tout ce qu’il faudra pour guérir, sans répliquer!
– À une condition aussi, c’est que, puisque je vous accompagne, je contribuerai aux dépenses du voyage!
– Ce sera comme il vous plaira, monsieur Serge!» répondit M. Cascabel.
Les choses furent ainsi réglées à la satisfaction des parties. Mais le chef de la famille ne crut point devoir renoncer à son projet de donner quelques représentations sur la grande place de Sitka – ce qui devait lui rapporter à la fois gloire et profit. Toute la province était en fête à propos de l’annexion et la Belle-Roulotte n’aurait pu arriver plus à propos pour les réjouissances publiques.
Il va sans dire que M. Cascabel était allé faire sa déclaration relativement à l’attentat commis contre M. Serge, et que des ordres furent donnés de poursuivre plus vivement la bande Karnof sur la frontière alaskienne.
Le 17 juin, M. Serge put sortir pour la première fois. Il allait beaucoup mieux, et sa blessure était fermée, grâce aux soins du docteur Harry.
Il fit alors connaissance avec les autres artistes de la troupe, les deux chiens, qui vinrent se frotter doucement à ses jambes, Jako, qui le salua d’un «Ça va bien, monsieur Serge!» que lui avait appris Sandre, puis John Bull, dont il voulut bien agréer les meilleures grimaces. Il n’est pas jusqu’aux deux vieux chevaux, Gladiator et Vermout, qui ne hennirent joyeusement, quand il les gratifia d’un morceau de sucre. Désormais M. Serge était de la famille, aussi bien que la jeune Kayette. Il avait déjà remarqué le caractère sérieux, l’esprit appliqué, les tendances au-dessus de sa condition, qui distinguaient le fils aîné Sandre et Napoléone le charmaient par leur grâce et leur vivacité. Clou l’amusait par sa bonne et honnête bêtise. Quant à M. et à Mme Cascabel, il n’en était plus à apprécier leurs vertus domestiques. C’était décidément des gens de cœur auxquels il avait affaire.
On s’occupait activement des préparatifs du prochain départ. Il s’agissait de ne rien négliger pour assurer le succès de ce voyage sur un parcours de cinq cents lieues depuis Sitka jusqu’au détroit de Behring. Ce pays, presque inconnu, n’offrait pas de grands dangers, il est vrai, ni de la part des fauves ni de la part des Indiens nomades ou sédentaires, et il serait loisible de faire halte aux différentes factoreries, occupées par les employés des compagnies de fourrures. L’important, c’était de pourvoir aux besoins quotidiens de la vie à travers une contrée dont les ressources, en dehors de la chasse, devaient être à peu près nulles.
Il va de soi que la famille eut à discuter ces questions avec M. Serge.
„En premier lieu, dit M. Cascabel, il faut tenir compte de cette circonstance, c’est que nous n’aurons point à voyager pendant la mauvaise saison.
– Cela est heureux, répondit M. Serge, car ils sont cruels, les hivers de l’Alaska sur la limite du Cercle polaire!
– Et puis, nous n’irons pas en aveugles, ajouta Jean. M. Serge doit être un savant géographe…
– Oh! répondit M. Serge, un géographe, au milieu des pays qu’il ne connaît pas, est très embarrassé pour trouver sa route. Mais, avec ses cartes, mon ami Jean s’en est bien tiré jusqu’ici, et, à nous deux, j’espère que nous ferons de bonne besogne. D’ailleurs, j’ai une idée dont je vous entretiendrai plus tard…»
Du moment que M. Serge avait une idée, elle ne pouvait être qu’excellente, et on lui laissa tout le temps de la mûrir pour la mettre à exécution.
L’argent ne manquant point, M. Cascabel renouvela ses provisions en farine, graisse, riz, tabac, et surtout en thé dont on fait une consommation excessivé dans la province alaskienne. Il se procura en outre des jambons, du corn-beef, des biscuits, et une certaine quantité de conserves de ptarmigan au dépôt de la Compagnie russe-américaine. L’eau ne ferait pas défaut en route avec les affluents du Youkon; mais elle n’en serait que meilleure si elle était additionnée d’un peu de sucre et de cognac ou plutôt de «vodka», sorte d’eau-de-vie très appréciée des Russes. Aussi acheta-t-on sucre et vodka autant qu’il en fallait. Quant au combustible, bien que les forêts dussent le fournir, la Belle-Roulotte emporta une tonne d’excellent charbon de Vancouver, rien qu’une tonne, car il ne fallait pas la surcharger outre mesure.
Entre temps, le deuxième compartiment avait été aménagé pour recevoir un cadre supplémentaire, dont M. Serge voulait se contenter, et qui fut garni d’une bonne literie. On fit également emplette de couvertures et de ces fourrures de lièvre, si en usage chez les Indiens pendant l’hiver. De plus, pour le cas où il serait nécessaire d’acheter quelques objets en route, M. Serge se munit de ces verroteries, cotonnades, couteaux et ciseaux à bon marché, qui forment la monnaie courante entre trafiquants et indigènes.
Comme il était permis de compter sur la chasse, puisque le gros gibier, daims et rennes, le petit gibier, lièvres, coqs de bruyère, oies et perdrix, abondent sur le territoire, poudre et plomb furent acquis en quantité convenable. M. Serge put même se procurer deux fusils et une carabine, qui complétèrent l’arsenal de la Belle-Roulotte. Il était bon tireur et se ferait un plaisir de chasser en compagnie de son ami Jean.
Ne pas oublier, d’ailleurs, que la bande Karnof courait peut-être le pays aux environs de Sitka, qu’il fallait se garder contre une agression de ces malfaiteurs, et, à l’occasion, les recevoir comme ils le méritaient.
«Or, fit observer M. Cascabel, aux demandes que pourraient nous faire ces gens indiscrets, je ne connais pas de meilleure réponse qu’une balle en pleine poitrine…
– À moins que ce ne soit dans la tête!» fit judicieusement observer Clou-de-Girofle.
Bref, grâce au commerce que la capitale de l’Alaska entretenait avec les diverses villes de la Colombie et les ports du Pacifique, M. Serge et ses compagnons purent acquérir, sans payer des prix trop exagérés, les objets nécessaires à un long parcours en pays désert.
Ces arrangements ne se terminèrent que dans l’avant-dernière semaine de juin, et le départ fut définitivement fixé au 26. Dès qu’il ne fallait pas songer à traverser le détroit de Behring avant qu’il fût entièrement pris par les glaces, on avait largement le temps de s’y rendre. Néanmoins, il convenait de compter avec les retards possibles, les obstacles imprévus, et mieux valait arriver trop tôt que trop tard. À Port-Clarence, qui est situé sur le littoral même du détroit, on se reposerait en attendant le moment favorable de se transporter sur la côte asiatique.
Et, pendant ce temps, que faisait la jeune Indienne? Rien que de très simple. Elle aidait très intelligemment Mme Cascabel dans les différents préparatifs du voyage. Cette excellente femme s’était prise pour elle d’une amitié de mère; elle l’aimait autant qu’elle aimait Napoléone, s’attachant chaque jour davantage à sa nouvelle enfant. Chacun, à part soi, éprouvait une affection profonde pour Kayette, et, sans doute, la pauvre fille jouissait d’un bonheur qu’elle n’avait jamais connu au milieu des tribus nomades, sous la tente des Indiens. On verrait donc arriver avec grande tristesse le moment où Kayette se séparerait de la famille. Mais, à présent seule au monde, ne devait-elle pas rester à Sitka, puisqu’elle y était venue afin d’entrer en service et de gagner sa vie en qualité de servante, probablement dans des conditions misérables?
«Et pourtant, disait quelquefois M. Cascabel, si cette gentille Kayette, – je demande à l’appeler ma petite caille, – si ma petite caille avait du goût pour la danse, peut-être conviendrait-il de lui proposer?… Hein! quelle charmante danseuse elle ferait! Et aussi quelle gracieuse écuyère, si elle était disposée à débuter dans un cirque! Je suis sûr qu’elle monterait à cheval en vrai centaure!»
Très sérieusement, M. Cascabel croyait que les centaures étaient d’excellents cavaliers, et il n’aurait pas fallu le contrarier à ce sujet.
Et voyant que Jean hochait la tête, lorsque son père parlait ainsi, M. Serge comprenait bien que ce garçon, sérieux et réservé, était loin de partager les idées paternelles en ce qui concernait l’acrobatie et autres exercices des troupes foraines.
On s’inquiétait beaucoup de Kayette, de ce qu’elle deviendrait, de l’existence qui l’attendait à Sitka, et cela ne laissait pas d’attrister, lorsque, la veille du départ, M. Serge, la tenant par la main, l’amena devant la famille au complet.
«Mes amis, dit-il, je n’avais pas de fille, eh bien, j’en ai une à présent, une fille adoptive. C’est Kayette qui veut bien me considérer comme son père, et je vous demande place pour elle dans la Belle-Roulotte!»
Quels cris de joie répondirent à M. Serge, et quelles caresses furent prodiguées à la «petite caille»! Aussi M. Cascabel ne put-il s’empêcher de dire à son hôte, non sans quelque émotion:
«Quel brave homme vous êtes!
– Et pourquoi, mon ami? répondit M. Serge. Auriez-vous oublié ce que Kayette a fait pour moi? N’est-il pas naturel qu’elle devienne mon enfant, puisque je lui dois la vie?
– Eh bien! partageons! s’écria M. Cascabel. Puisque vous êtes son père, monsieur Serge, moi je serai son oncle!»
De Sitka au fort Youkon
e 26 juin, des l’aube, «le char Cascabel leva l’ancre», suivant l’une des expressions métaphoriques familières à son commandant. Reste à savoir, pour compléter cette métaphore par la phrase imagée de l’immortel Prudhomme, s’il n’allait pas naviguer sur un volcan. Cela n’était point impossible, – au figure, d’abord, parce que les difficultés de la route seraient grandes, – au physique, ensuite, parce que les volcans, éteints ou non, ne manquent point sur la côte septentrionale de la mer de Behring.
La Belle-Roulotte quitta donc la capitale alaskienne au milieu des mille souhaits de bon voyage, qui accompagnèrent bruyamment son départ. C’étaient ceux des nombreux amis, dont la famille avait recueilli les bravos et aussi les roubles pendant les quelques jours passes aux portes de Sitka.
Le mot «portes» est plus juste qu’il ne semble. En effet, la ville est entourée d’une palissade, fortement établie, ne livrant passage que par de rares ouvertures, et qu’il ne serait pas aise de franchir sans permission.
C’est que les autorités russes ont dû se prémunir contre l’affluence des Indiens Kaluches qui viennent s’installer le plus ordinairement entre les rivières Stekine et Tchilcot, aux alentours de la Nouvelle-Arkhangel. Là – passim – se dressent leurs huttes qui sont de construction fort rudimentaire. Une porte basse donne accès dans une chambre circulaire, quelquefois divisée en deux compartiments, uniquement éclairée par un trou ménage à la partie supérieure, et qui permet à la fumée du foyer de s’échapper au dehors. L’ensemble de ces huttes forme comme un faubourg de Sitka, un faubourg extra muros. Après le coucher du soleil, aucun Indien n’a le droit de demeurer dans la ville. Défense justifiée, que nécessitent les relations souvent inquiétantes qui existent entre les Peaux-Rouges et les Visages-Pâles.
En dehors de Sitka, la Belle-Roulotte dut d’abord traverser une série d’étroites passes, au moyen de bacs disposes pour cet usage, afin de gagner le fond d’un golfe sinueux, termine en pointe, appelé Lyan-canal.
A partir de là, on était en terre ferme.
Le plan du voyage, ou plutôt l’itinéraire, avait été soigneusement étudie par M. Serge et Jean sur les cartes à grande échelle qu’il avait été facile de se procurer au Gardens-Club. Kayette, connaissant bien le pays, avait été appelée à donner son avis dans cette circonstance. Sa vive intelligence lui avait permis de comprendre les indications de la carte mise sous ses yeux. Elle s’exprimait dans un langage moitié indien, moitié russe, et ses observations furent très utiles pour la discussion. Il s’agissait de prendre sinon le plus court, du moins le plus facile, pour atteindre Port-Clarence, situe sur la rive est du détroit. Il fut ainsi convenu que la Belle-Roulotte rejoindrait directement le grand fleuve Youkon à la hauteur du fort qui a pris le nom de cet important cours d’eau. C’était à peu près à mi-route de l’itinéraire, soit à deux cent cinquante lieues de Sitka. On éviterait ainsi les difficultés qu’aurait offertes un cheminement le long de la frange littorale, ou la côte est en partie montagneuse. Au contraire, la vallée du Youkon s’élargit entre les chaînes compliquées de l’ouest et les montagnes Rocheuses, qui séparent l’Alaska de la vallée du Mackensie et du territoire de la Nouvelle-Bretagne.
Il suit de la que quelques jours après son départ, la famille Cascabel avait vu disparaître vers le sud-ouest ces profils accidentés de la côte, que dominent à une grande hauteur le mont Fairweather et le mont Elias.
Du reste, la distribution des heures de marche et de halte, réglée avec soin, était rigoureusement observée. Il n’y avait pas lieu de se presser pour gagner le détroit de Behring, et mieux valait aller piano pour aller sano. L’important était de ménager les deux chevaux, qui ne pourraient être remplaces que par un attelage de rennes, si l’on venait à les perdre – éventualité qu’il convenait d’éviter à tout prix. Aussi, chaque matin, départ vers six heures, halte de midi à deux heures, et reprise de marche jusqu’à six heures du soir; puis repos pendant la nuit entière. Cela donnait une moyenne de cinq à six lieues par jour.
Et s’il avait fallu voyager la nuit, rien n’eût été plus facile, car, suivant la remarque de M. Cascabel, le soleil de l’Alaska n’abusait pas de son lit.
«A peine est-il couché qu’il se lève! disait-il. Vingt-trois heures d’éclairage, et on ne le paie pas plus cher pour cela!»
En effet, à cette époque, c’est-à-dire aux environs du solstice d’été, et par cette haute latitude, le soleil disparaissait à onze heures dix-sept minutes du soir, et reparaissait à onze heures quarante-neuf – soit trente-deux minutes d’éclipsé sous l’horizon. Et même, le crépuscule, qui se prolongeait après lui, mélangeait sans interruption sa clarté à celle de l’aube nouvelle.
Quant à la température, elle était chaude et parfois étouffante. En ces conditions, il eût été plus qu’imprudent de ne pas faire halte pendant les heures brûlantes de la méridienne. Gens et bêtes souffraient très sensiblement de ces chaleurs excessives. Qui pourrait croire que, sur la limite du Cercle polaire, le thermomètre marque parfois trente degrés centigrades au-dessus de zéro? Rien de plus vrai pourtant.
Néanmoins, si le voyage s’accomplissait sûrement et sans grandes difficultés, Cornélia, très éprouvée par ces insupportables chaleurs, se plaignait, et avec quelque raison.
«Vous regretterez bientôt ce qui vous paraît si pénible à supporter! lui dit un jour M. Serge.
– Une pareille chaleur?… jamais! s’écria-t-elle.
– En effet, mère, ajouta Jean, tu souffriras bien autrement du froid, au delà du détroit de Behring, quand nous traverserons les steppes de la Sibérie!
– D’accord, monsieur Serge, répondit M. Cascabel. Mais, si on ne peut se défendre contre la chaleur, du moins, le feu aidant, il est possible de combattre le froid.
– Oui, certes, mon ami, répliqua M. Serge, et c’est bien ce que vous aurez à faire dans quelques mois, car le froid sera terrible, ne l’oubliez pas!»
Cependant, à la date du 3 juillet, après avoir circulé à travers les «canons», étroites gorges capricieusement découpées au milieu des collines de moyenne altitude, la Belle-Roulotte ne vit plus s’allonger devant elle que de longues plaines entre les forêts clairsemées de ce territoire.
Ce jour-là, elle dut côtoyer un petit lac, le lac Dease, d’où s’échappait le rio Lewis, un des principaux tributaires du bas Youkon.
Kayette, l’ayant reconnu, dit:
«Oui, c’est bien là le Cargout, qui va se jeter dans notre grand fleuve!»
Et elle avait appris à Jean qu’en langage alaskien, ce mot «cargout» signifie précisément «petite rivière».
Pendant ce cheminement sans obstacles ni fatigues, est-ce que les artistes de la troupe Cascabel négligeaient de répéter leurs exercices, d’entretenir la force de leurs muscles, la souplesse de leurs membres, l’adresse de leurs mains? Non certes, et, à moins que la chaleur ne le permît pas, chaque campement se transformait le soir en une arène, qui avait pour uniques spectateurs M. Serge et Kayette. Tous deux admiraient alors les prouesses de cette vaillante famille, – la jeune Indienne, non sans quelque étonnement, M. Serge, avec bienveillance.
Tour à tour, M. et Mme Cascabel soulevaient des poids à bras tendus et jonglaient avec des haltères; Sandre se retrempait dans les dislocations et contorsions dont il avait la spécialité; Napoléone se hasardait sur la corde tendue entre deux chevalets et déployait ses grâces de danseuse, tandis que Clou paradait devant un public imaginaire.
Certes, Jean eût préféré ne pas quitter ses livres, s’instruire en causant avec M. Serge, instruire Kayette, qui, grâce à lui, faisait de très rapides progrès dans la langue française; mais son père exigeait qu’il ne perdît rien de sa remarquable adresse d’équilibriste, et, par obéissance, il faisait voltiger ses verres, ses anneaux, ses boules, ses couteaux, ses bâtonnets, – en pensant à toute autre chose, le pauvre garçon!
D’ailleurs – ce qui lui avait causé une sérieuse satisfaction – c’est que M. Cascabel avait dû renoncer à faire de Kayette une artiste foraine. Depuis que la jeune fille avait été adoptée par M. Serge, un homme riche, un savant, appartenant au meilleur monde, son avenir était assuré et dans les plus honorables conditions. Oui! cela lui faisait plaisir, à ce brave Jean, bien que, d’autre part, il éprouvât un réel chagrin en songeant que Kayette les quitterait, une fois arrivés au détroit de Behring. Et on n’aurait pas eu ce regret, si elle eût fait partie de la troupe en qualité de ballerine!
Mais Jean ressentait pour elle une trop vive amitié, pour ne pas se réjouir en songeant qu’elle avait été adoptée par M. Serge. Est-ce que lui-même n’éprouvait pas un ardent désir de changer sa situation? Obéissant à ses instincts plus relevés, il ne se sentait pas propre à cette existence de saltimbanque. Et, que de fois, sur les places publiques, il avait eu honte des bravos que lui valait sa merveilleuse adresse!
Un soir, se promenant avec M. Serge, il se montra sans réserve à lui avec ses aspirations et ses regrets. Il dit ce qu’il aurait voulu être, ce qu’il se croyait de légitime ambition. Peut-être, à continuer de courir le monde, à s’exhiber dans les fêtes foraines, à poursuivre ce métier de gymnastes et d’acrobates, s’entourer de jongleurs et de clowns, peut-être ses parents arriveraient-ils à une petite aisance, peut-être lui-même finirait-il par acquérir quelque fortune! Mais alors il serait trop tard pour s’engager dans une carrière plus honorable.
«Je ne rougis pas de mon père et de ma mère, monsieur Serge, ajouta-t-il. Non! je serais un ingrat! Dans la limite de ce qu’ils pouvaient faire, ils n’ont rien omis! Ils ont été bons pour leurs enfants! Cependant, je sens que je pourrais devenir un homme, et je ne suis destiné qu’à être un pauvre saltimbanque!
– Mon ami, lui répondit M. Serge, je te comprends. Mais laisse-moi te dire que n’importe quel métier, c’est déjà quelque chose que de l’avoir exercé honnêtement! Connais-tu de plus honnêtes gens que ton père et ta mère?
– Non, monsieur Serge!
– Eh bien, continue à les estimer comme je les estime moi-même. En voulant t’élever, tu fais preuve d’un noble tendance. Qui sait ce que l’avenir te réserve? Prends courage, mon enfant, et compte sur mon appui. Je n’oublierai jamais ce que ta famille a fait pour moi, non, jamais! Et, un jour, si je peux…»
Et, tandis qu’il parlait de la sorte, Jean observait que le front de M. Serge s’obscurcissait, que sa voix était moins assurée. Il semblait regarder l’avenir d’un œil inquiet. Il y eut là un instant de silence que Jean interrompit en disant:
«Une fois arrivé à Port-Clarence, monsieur Serge, pourquoi ne continueriez-vous pas le voyage avec nous? Puisque vous avez l’intention de retourner en Russie, près de votre père…
– C’est impossible, Jean, répondit M. Serge. Je n’ai point achevé l’exploration que j’ai entreprise à travers les territoires de l’ouest-Amérique.
– Kayette restera-t-elle avec vous?…» murmura Jean.
Et il dit cela d’une voix si triste, que M. Serge ne put l’entendre sans ressentir une profonde émotion.
«Ne faut-il pas qu’elle m’accompagne, reprit-il, maintenant que je me suis chargé de son avenir?…
– Elle ne vous quitterait pas, monsieur Serge, et dans votre pays…
– Mon enfant, répondit M. Serge, mes projets ne sont pas définitivement arrêtés… Voilà tout ce que je puis te dire maintenant. Lorsque je serai à Port-Clarence, nous verrons… Peut-être à ce moment aurai-je à faire à ton père une certaine proposition et de sa réponse dépendra…»
Jean sentit se renouveler l’hésitation qu’il avait déjà remarquée dans les paroles de M. Serge. Cette fois il n’insista pas, comprenant qu’une extrême réserve lui était commandée. Mais, depuis cet entretien, il y eut une plus étroite sympathie entre eux. M. Serge avait reconnu tout ce qu’il y avait de bon, de sûr, d’élevé, dans ce garçon si droit, si franc. Aussi s’employait-il à l’instruire, à le diriger vers les études où le portaient ses goûts. Quant à M. et Mme Cascabel, ils ne pouvaient que se féliciter de ce que M. Serge faisait pour leur fils.
Toutefois, Jean ne négligeait point ses fonctions de chasseur. M. Serge, très passionné pour cet exercice, l’accompagnait le plus souvent, et, entre deux coups de fusil, que de choses on peut dire! Ces plaines étaient très giboyeuses. Des lièvres, il y en avait de quoi nourrir toute une caravane. Et ce n’était pas uniquement au point de vue comestible qu’ils avaient leur utilité.
«Il n’y a pas là que des râbles et des salmis qui courent, ce sont aussi des manteaux, des boas, des manchons, des couvertures! dit un jour M. Cascabel.
– En effet, mon ami, lui répondit M. Serge, et, quand ils auront figuré à l’office sous une forme, ils figureront non moins avantageusement sous l’autre dans votre garde-robe. On ne saurait trop se prémunir contre les rigueurs du climat sibérien.»
C’est pourquoi on faisait provision de ces peaux, tout en économisant les conserves pour l’époque où l’hiver mettrait en fuite le gibier des contrées polaires.
Au reste, lorsque les chasseurs ne rapportaient ni perdrix, ni lièvres, Cornélia ne dédaignait pas de mettre dans le pot-au-feu un corbeau ou une corneille, à la mode indienne, et la soupe n’en était pas moins excellente.
Il arrivait ainsi que, de temps à autre, M. Serge ou Jean tiraient de leur carnier un magnifique coq de bruyère, et l’on imaginera sans peine combien ce rôti faisait bonne figure sur la table.
La Belle-Roulotte n’avait donc pas à craindre d’être éprouvée par la faim. Il est vrai, elle n’était encore engagée que dans la partie la plus facile de son aventureux itinéraire.
Un ennui, par exemple, et même une souffrance qu’il fallait supporter, c’étaient les importunités des moustiques. Maintenant que M. Cascabel n’était plus sur une terre anglaise, il les trouvait très désagréables. Et, sans doute, leur fourmillement aurait dépassé toute mesure, si les hirondelles n’en eussent fait une consommation extraordinaire. Mais ces hirondelles ne tarderaient pas à émigrer vers le sud, car il est de bien courte durée, le séjour qu’elles font sur la limite du Cercle polaire!
Le 9 juillet, la Belle-Roulotte arriva au confluent de deux cours d’eau, l’un tributaire de l’autre. C’était la Lewis-river, qui se jette dans le Youkon par un large évasement de sa rive gauche. Ainsi que le fit observer Kayette, ce fleuve, en la partie supérieure de son cours, porte aussi le nom de Pelly-river. De l’embouchure du Lewis, il se dirige franchement vers le nord-ouest, avant de s’infléchir à l’ouest pour aller verser ses eaux dans un vaste estuaire de la mer de Behring. Au confluent du Lewis s’élève un poste, le fort Selkirk, moins important que le fort Youkon, lequel est situé à une centaine de lieues en aval sur la rive droite du fleuve.
Depuis le départ de Sitka, la jeune Indienne avait rendu de précieux services, en guidant la petite troupe avec une remarquable sûreté d’indications. Déjà, pendant sa vie nomade, elle avait parcouru ces plaines qu’arrosé le grand fleuve alaskien. Interrogée par M. Serge sur la manière dont s’était passée son enfance, elle avait raconté toute sa vie si pénible, au temps où les tribus Indgelètes se transportaient d’un point à l’autre de la vallée du Youkon, puis la dispersion de la tribu, la dispersion de sa famille. Et alors, n’ayant plus de parents, elle s’était vue réduite à prendre le métier de servante chez quelque fonctionnaire ou agent de Sitka. Plus d’une fois, Jean lui avait fait recommencer sa triste histoire, et il n éprouvait toujours une profonde émotion.
Ce fut aux environs du fort Selkirk que l’on rencontra quelques-uns de ces Indiens qui errent sur les rives du Youkon, particulièrement de ces Birchs, nom que Kayette traduisait ainsi: Gens du bouleau. Et, de fait, il existe nombre de ces essences des hautes latitudes au milieu des pins, des sapins Douglas et des érables, dont est semé le centre de la province alaskienne.
Le fort Selkirk, occupé par quelques employés de la Compagnie russe-américaine, n’est, à vrai dire, qu’un dépôt de pelleteries et de fourrures, où les négociants du littoral viennent faire leurs achats à des époques déterminées.
Ces employés, heureux d’une visite qui rompait la monotonie de leur existence, firent bon accueil au personnel de la Belle-Roulotte. Aussi M. Cascabel résolut-il de prendre un repos de vingt-quatre heures.
Toutefois, il fut décidé que la voiture traverserait le fleuve Youkon en cet endroit, afin de ne pas avoir à le franchir plus tard et peut-être dans des conditions moins favorables. En effet, son lit gagnait en largeur et son cours en rapidité, à mesure qu’il se développait vers l’ouest.
Ce fut M. Serge qui donna ce conseil, après avoir étudié sur la carte le tracé du Youkon, qui coupait l’itinéraire à deux cents lieues en avant de Port-Clarence.
Donc, un bac transporta la Belle-Roulotte sur la rive droite, avec l’aide des agents et des Indiens, cantonnés aux environs du fort Selkirk, et qui exploitent les eaux poissonneuses du fleuve.
Par contre, l’arrivée de la famille ne leur fut pas inutile, et, en échange de leurs services, elle put en rendre un dont ils apprécièrent toute l’importance.
Le chef de la tribu était alors gravement malade – du moins, on l’aurait pu croire. Or, il n’avait pour remèdes et pour médecin que le magicien traditionnel et les médications magiques en usage chez les tribus indigènes. Aussi, depuis quelque temps, ce chef avait-il été couché sur la place du village, où un grand feu brûlait nuit et jour. Les Indiens, rassemblés autour de lui, chantaient en chœur une invocation au grand Manitou, tandis que le magicien essayait ses meilleurs sortilèges afin de chasser le mauvais esprit logé dans le corps du malade. Et, pour y mieux réussir, il essayait d’introduire ledit esprit dans sa propre personne; mais celui-ci, très tenace, ne voulait point déguerpir.
Heureusement, M. Serge, qui avait quelque teinture de médecine, put donner au chef indien des soins en rapport avec son état.
Lorsque M. Serge l’eut examiné, il diagnostiqua sans peine la maladie de l’auguste malade, et, recourant à la petite pharmacie de voyage, il lui administra un énergique vomitif que toutes les incantations du magicien n’auraient pu remplacer.
La vérité est que ce chef s’était donné une indigestion de premier ordre, et les pintes de thé qu’il absorbait n’arrivaient pas à la combattre.
Il ne mourut donc pas à la grande satisfaction de sa tribu – ce qui priva la famille Cascabel d’assister aux cérémonies qui accompagnent l’enterrement d’un souverain. Et encore, le mot enterrement n’est-il pas juste, lorsqu’il s’agit de funérailles indiennes. Car c’est dans l’air que le corps est suspendu à quelques pieds au-dessus du sol. Là, au fond de son cercueil, et comme pour lui servir en l’autre monde, sont déposés sa pipe, son arc, ses flèches, ses raquettes et les fourrures plus ou moins précieuses qu’il revêtait pendant l’hiver. Puis, comme un enfant en son berceau, la brise le berce ainsi pendant son éternel sommeil.
La famille Cascabel ne passa que vingt-quatre heures au fort Selkirk, prit congé des Indiens et des employés, emportant un excellent souvenir de cette première halte sur la rive du fleuve. Elle dut remonter le cours de la Pelly-river par une sorte de berge assez cahoteuse dont l’attelage ne se tira pas sans fatigue. Enfin, le 27 juillet, dix-sept jours après avoir quitté le fort Selkirk, la Belle-Roulotte arriva au fort Youkon.