Jules Verne
DEUX ANS DE VACANCES
(Chapitre X-XII)
91 dessins par Benett et une Carte en couleurs
Bibliothèque D’Éducation et de Récréation
J. Hetzel et Cie
© Andrzej Zydorczak
Récit de l’exploration. – On se décide à quitter le Sloughi. – Déchargement
et démolition du yacht. –Une bourrasque qui l’achève. – Campés sous la tente. – Construction d’un radeau. – Chargement et embarquement. – Deux nuits
sur le rio. – Arrivée à French-den.
n se ligure aisément quel accueil fut fait à Briant et à ses trois compagnons. Gordon, Cross, Baxter, Garnett et Webb leur ouvrirent les bras, tandis que les petits leur sautaient au cou. Ce fut un échange de cris de joie et de bonnes poignées de mains. Phann prit sa part de cette cordiale réception en mêlant ses aboiements aux hurrahs des enfants. Oui! cette absence avait paru longue!
«Se sont-ils donc égarés?… Sont-ils tombés entre les mains des indigènes?… Ont-ils été attaqués par quelques carnassiers!» Voilà ce que se demandaient ceux qui étaient restés au campement du Sloughi.
Mais Briant, Doniphan, Wilcox et Service étaient de retour; il n’y avait plus qu’à connaître les incidents de leur expédition. Néanmoins, comme ils étaient très fatigués par cette longue journée de marche, le récit fut remis au lendemain.
«Nous sommes dans une île!»
Ce fut tout ce que Briant se contenta de dire, et c’était suffisant pour que l’avenir apparût avec ses nombreuses et inquiétantes éventualités. Malgré cela, Gordon accueillit la nouvelle sans montrer trop de découragement.
«Bon! je m’y attendais, semblait-il dire, et cela ne me trouble pas autrement!»
Le lendemain, dès l’aube – 5 avril – les grands, Gordon, Briant, Doniphan, Baxter, Cross, Wilcox, Service, Webb, Garnett – et aussi Moko, qui était de bon conseil – se réunirent sur l’avant du yacht, tandis que les autres dormaient encore. Briant et Doniphan prirent tour à tour la parole et mirent leurs camarades au courant de ce qui s’était passé. Ils dirent comment une chaussée de pierre, jetée en travers d’un ruisseau, les restes d’un ajoupa, enfoui sous un épais fourré, leur avaient donné à croire que le pays était ou avait été habité. Ils expliquèrent comment cette vaste étendue d’eau, qu’ils avaient d’abord prise pour une mer, n’était qu’un lac, comment de nouveaux indices les avaient conduits jusqu’à la caverne, près de l’endroit où le rio sortait du lac, comment les ossements de François Baudoin, français d’origine, avaient été découverts, comment enfin la carte, dressée par le naufragé, indiquait que c’était une île sur laquelle était venu se perdre le Sloughi.
Ce récit fut fait minutieusement, sans que Briant ni Doniphan omissent le moindre détail. Et tous, maintenant, regardant cette carte, comprenaient bien que le salut ne pouvait leur venir que du dehors!
Cependant, si l’avenir se présentait sous les plus sombres couleurs, si les jeunes naufragés n’avaient plus à mettre leur espoir qu’en Dieu, celui qui s’effraya le moins – il convient d’insister sur ce point – ce fut Gordon. Le jeune Américain n’avait point de famille qui l’attendît en Nouvelle-Zélande. Aussi, avec son esprit pratique, méthodique, organisateur, la tâche de fonder pour ainsi dire une petite colonie n’avait-elle rien pour l’effrayer. Il voyait là une occasion d’exercer ses goûts naturels, et il n’hésita pas à remonter le moral de ses camarades en leur promettant une existence supportable, s’ils voulaient le seconder.
Tout d’abord, puisque l’île présentait des dimensions assez considérables, il semblait impossible qu’elle ne fût point marquée sur la carte du Pacifique, dans le voisinage du continent Sud-Américain. Après examen minutieux, on reconnut que l’atlas de Stieler n’indiquait aucune île de quelque importance en dehors des archipels, dont l’ensemble comprend les terres fuégiennes ou magellaniques, celles de la Désolation, de la Reine Adélaïde, de Clarence, etc. Or, si l’île eût fait partie de ces archipels, qui ne sont séparés du continent que par d’étroits canaux, François Baudoin l’aurait certainement indiqué sur sa carte – ce qu’il n’avait pas fait. Donc, c’était une île isolée et on devait en conclure qu’elle se trouvait plus au nord ou plus au sud de ces parages. Mais, sans les données suffisantes, sans les instruments nécessaires, il était impossible d’en relever la situation dans le Pacifique.
Il n’y avait plus qu’à s’installer définitivement, avant que la mauvaise saison eût rendu tout déplacement impraticable.
«Le mieux sera de faire notre demeure de cette caverne que nous avons découverte sur les bords du lac, dit Briant. Elle nous offrira un excellent abri.
– Est-elle assez grande pour que nous puissions y loger tous? demanda Baxter.
– Non, évidemment, répondit Doniphan; mais je crois qu’on pourra l’agrandir, en creusant une seconde cavité dans le massif! Nous avons des outils…
– Prenons-la d’abord telle qu’elle est, répliqua Gordon, lors même que nous y serions à l’étroit…
– Et surtout, ajouta Briant, tâchons de nous y transporter dans le plus bref délai!»
En effet, c’était urgent. Ainsi que le fit observer Gordon, le schooner devenait moins habitable de jour en jour. Les dernières pluies, suivies de chaleurs assez fortes, avaient beaucoup contribué à ouvrir les coutures de la coque et du pont. Les toiles déchirées laissaient pénétrer l’air et l’eau à l’intérieur. En outre, certains affouillements se creusaient sous les fonds, des infiltrations couraient à travers le sable de la grève, et la. bande du yacht s’accentuait, en même temps qu’il s’enfonçait visiblement dans un sol devenu très meuble. Qu’une bourrasque, comme il s’en produit à la période de l’équinoxe qui durait encore, se déchaînât sur cette côte, et le Sloughi risquait d’être démembré en quelques heures. Dès lors il s’agissait non seulement de l’abandonner sans retard, mais aussi de le démolir méthodiquement, de manière à en retirer tout ce qui pourrait être utile, poutres, planches, fer, cuivre, en vue de l’aménagement de French-den (Grotte française) – nom qui fut donné à la caverne en souvenir du naufragé français.
«Et, en attendant que nous ayons pu nous y réfugier, demanda Doniphan, où demeurerons-nous?
– Sous une tente, répondit Gordon, – une tente que nous dresserons sur la rive du rio, entre les arbres.
– C’est le meilleur parti à prendre, dit Briant, et sans perdre une heure!»
En effet, la démolition du yacht, le déchargement du matériel et des provisions, la construction d’un radeau pour le transport de cette cargaison, cela demanderait au moins un mois de travail, et, avant de quitter Sloughi-bay, on serait aux premiers jours de mai, qui correspondent aux premiers jours de novembre dans l’hémisphère boréal, c’est-à-dire au début de l’hiver.
C’était avec raison que Gordon avait choisi la rive du rio pour établir le nouveau campement, puisque le transport devait s’effectuer par eau. Aucune autre voie n’eût été ni plus directe ni plus commode. Charrier à travers la forêt ou sur la berge du rio tout ce qui resterait du yacht après démolition, c’eût été une besogne presque irréalisable. Au contraire, en utilisant, pendant plusieurs marées, le flux qui se faisait sentir jusqu’au lac, un radeau arriverait à destination sans trop de peine.
On le sait, dans son cours supérieur – Briant l’avait constaté – le rio n’offrait aucun obstacle, ni chutes, ni rapides, ni barrages. Une nouvelle exploration, qui eut pour objet d’en reconnaître le cours inférieur depuis la fondrière jusqu’à son embouchure, fut faite avec la yole. Briant et Moko purent s’assurer que ce cours était également navigable. Ainsi il y avait là une voie de communication toute indiquée entre Sloughi-bay et French-den.
Les jours suivants furent employés à disposer le campement au bord du rio. Les basses branches de deux hêtres, reliées par de longs espars aux branches d’un troisième, servirent de soutien à la grande voile de rechange du yacht, dont on fit retomber les côtés jusqu’à terre. Ce fut sous l’abri de cette tente, solidement fixée par des amarrages, que l’on transporta la literie, les ustensiles de première nécessité, les armes, les munitions, les ballots de provisions. Comme le radeau devait être construit avec les débris du yacht, il fallait attendre que sa démolition fût achevée.
On n’eut point à se plaindre du temps, qui se maintenait au sec. S’il y eut parfois du vent, il venait de terre, et le travail put se faire dans de bonnes conditions.
Vers le 15 avril, il ne restait plus rien à bord du schooner, si ce n’est les objets trop pesants, qui ne pourraient être retirés qu’après le dépeçage –entre autres, les gueuses de plomb servant de lest, les pièces à eau engagées dans la cale, le guindeau, la cuisine, trop lourds pour être enlevés sans un appareil. Quant au gréement, mât de misaine, vergues, haubans et galhaubans de fer, chaînes, ancres, cordages, amarres, cordelles, fils de caret et autres, dont il existait un approvisionnement considérable, tout avait été peu à peu transporté dans le voisinage de la tente.
Il va sans dire que, si pressé que fût ce travail, on ne négligeait point de subvenir aux besoins de chaque jour. Doniphan, Webb et Wilcox consacraient quelques heures à la chasse aux pigeons de roche et aux autres volatiles venant du marécage. Les petits, eux, s’occupaient de récolter des mollusques, dès que la marée laissait le banc de récifs à découvert. C’était plaisir de voir Jenkins, Iverson, Dole et Costar grouiller comme une nichée de poussins à travers les flaques d’eau. Par exemple, ils se mouillaient un peu plus que les jambes – ce qui les faisait gronder par le sévère Gordon, tandis que Briant les excusait de son mieux. Jacques travaillait aussi avec ses jeunes camarades, mais sans jamais se mêler à leurs éclats de rire.
Ainsi le travail marchait à souhait, et avec une méthode où l’on sentait l’intervention de Gordon, dont le sens pratique n’était jamais en défaut. Évidemment, ce que Doniphan admettait de lui, il ne l’eût point admis de Briant ni d’aucun autre. En somme, l’accord régnait dans tout ce petit monde.
Cependant il importait de se hâter. La seconde quinzaine d’avril fut moins belle. La moyenne de la température s’abaissa sensiblement. Plusieurs fois, de grand matin, la colonne thermométrique tomba à zéro. L’hiver s’annonçait, et avec lui allait apparaître son cortège de grêle, de neige, de rafales, si redoutable dans les hauts parages du Pacifique.
Par précaution, petits et grands durent se vêtir plus chaudement et prendre les tricots épais, les pantalons de grosse étoffe, les vareuses de laine, préparés en prévision d’un hiver rigoureux. Il n’y eut qu’à consulter le carnet de Gordon pour savoir où trouver ces vêtements, classés par qualité et par taille. C’était des plus jeunes que se préoccupait surtout Briant. Il prenait garde à ce qu’ils n’eussent point les pieds froids, à ce qu’ils ne s’exposassent point à l’air vif, lorsqu’ils étaient en nage. Au moindre rhume, il les consignait ou même les contraignait à se coucher près d’un bon brasier qui était entretenu nuit et jour. A plusieurs reprises, Dole et Costar durent être retenus à la tente, sinon à la chambre, et Moko ne leur épargna pas la tisane, dont les ingrédients étaient fournis par la pharmacie du bord.
Depuis que le yacht avait été vidé de son entier contenu, on s’était attaqué à sa coque, qui, d’ailleurs, craquait de toutes parts.
Les feuilles du doublage de cuivre furent enlevées avec soin, pour servir à l’aménagement de French-den. Les tenailles, les pinces et le marteau firent ensuite leur office afin de détacher le bordage que les clous et les gournables retenaient à la membrure. Il y eut là un gros travail, qui donna bien du mal à ces mains inexpérimentées, à ces bras peu vigoureux encore. Aussi le dépeçage marchait-il lentement, quand, le 25 avril, une bourrasque vint en aide aux travailleurs.
Pendant la nuit, bien que l’on fût déjà dans la saison froide, il s’éleva un orage très violent, qui avait été annoncé par le trouble du storm-glass. Les éclairs embrasèrent largement l’espace; les roulements de la foudre ne discontinuèrent pas de minuit jusqu’au lever du jour – à la grande épouvante des petits. Il ne plut pas, fort heureusement; mais, à deux ou trois reprises, il fut nécessaire de maintenir la tente contre la furie du vent.
Si elle résista, grâce aux arbres entre lesquels elle était amarrée, il n’en fut pas ainsi du yacht, directement exposé aux coups du large, et que vinrent battre d’énormes lames déferlantes.
La démolition fut complète. Le bordage arraché, la membrure disloquée, la quille rompue par quelques violents coups de talon, se trouvèrent bientôt réduits à l’état d’épaves. Il n’y eut pas lieu de s’en plaindre, caries lames, en se retirant, n’entraînèrent qu’une partie de ces épaves, qui, pour la plupart, furent retenues par les têtes de récifs. Quant aux ferrures, il ne serait pas difficile de les retrouver sous les plis du sable.
Ce fut la besogne à laquelle tout le monde s’appliqua pendant les jours suivants. Les poutres, les planches, les gueuses de la cale, les objets qui n’avaient pu être enlevés, gisaient ça et là. Il ne s’agissait plus que de les transporter sur la rive droite du rio, à quelques pas de la tente.
Gros ouvrage, en vérité, mais qui, avec du temps, non sans grande fatigue, fut conduit à bonne fin. C’était curieux de les voir tous, attelés à quelque pesante pièce de bois, halant avec ensemble et s’excitant par mille cris. On s’aidait au moyen d’espars qui faisaient office de leviers, ou de morceaux de bois ronds qui facilitaient le roulement des lourdes pièces. Le plus dur, ce fut de conduire à destination le guindeau, le fourneau de cuisine, les caisses à eau en tôle dont le poids était assez considérable. Pourquoi leur manquait-il, à ces enfants, quelque homme pratique qui les eût guidés! Si Briant avait eu près de lui son père, Garnett le sien, l’ingénieur et lé capitaine auraient su leur épargner bien des fautes qu’ils commirent et qu’ils devaient commettre encore. Toutefois, Baxter, d’une intelligence très ouverte aux choses de la mécanique, déploya beaucoup d’adresse et de zèle. C’est par ses soins, avec les conseils de Moko, que des palans furent fixés à des pieux enfoncés dans le sable – ce qui décupla les forces de cette équipe de jeunes garçons et les mit à même d’achever leur besogne.
Bref, le 28 au soir, tout ce qui restait du Sloughi avait été conduit au lieu d’embarquement. Et, dès lors, le plus difficile était fait, puisque ce serait le rio lui-même qui se chargerait de transporter ce matériel à French-den.
«Dès demain, dit Gordon, nous nous mettrons à la construction de notre radeau…
– Oui, dit Baxter, et pour ne point avoir la peine de le lancer, je propose de le construire à la surface du rio…
– Ce, ne sera pas commode! fit observer Doniphan.
– N’importe, essayons! répondit Gordon. S’il nous donne plus de mal à établir, du moins n’aurons-nous pas à nous inquiéter de le mettre à l’eau.»
Cette façon de procéder était, en effet, préférable, et voici comment dès le lendemain, on disposa les fondements de ce radeau, qui devait avoir des dimensions assez grandes pour recevoir une lourde et encombrante cargaison.
Les poutres arrachées au schooner, la quille rompue en deux morceaux, le mât de misaine, le tronçon du grand mât, brisé à trois pieds au-dessus du pont, les barreaux et le maître-bau, le beaupré, la vergue de misaine, le gui, la corne de brigantine, avaient été transportés sur un endroit de la rive que la marée ne recouvrait qu’à l’heure de la haute mer. On attendit ce moment, et, lorsque ces pièces eurent été soulevées par le flux, elles furent envoyées à la surface du rio. Là, les plus longues, assemblées, puis réunies l’une à l’autre par les plus petites mises en travers, furent amarrées solidement.
On obtint ainsi une assise solide, mesurant à peu près trente pieds de long sur quinze de large. On travailla sans relâche pendant toute la journée, et le bâti était achevé lorsque la nuit vint. Briant prit alors la précaution de l’attacher aux arbres de la rive, afin que la marée montante ne pût l’entraîner en amont, du côté de French-den, ni la marée descendante, en aval, du côté de la mer.
Tous, rompus de fatigue, après une journée si laborieuse, soupèrent avec un appétit formidable et firent qu’un somme jusqu’au matin.
Le lendemain, 30, dès l’aube naissante, chacun se remit à la besogne.
Il s’agissait maintenant de dresser une plate-forme sur la membrure du radeau. C’est à cela que servirent les planches du pont et les bordages de la coque du Sloughi. Des clous, enfoncés à grands coups de marteau, des cordes, liées sous les pièces, formèrent de solides amarrages qui consolidèrent tout l’ensemble.
Ce travail demanda trois jours, bien que chacun s’y hâtât, car il n’y avait pas une heure à perdre. Quelques cristallisations se montraient déjà à la surface des flaques, entre les récifs, et aussi sur les bords du rio. L’abri de la tente commençait à devenir insuffisant, malgré la chaleur du brasier. C’est à peine si. en se pressant les uns contre les autres, en s’enveloppant de leurs couvertures, Gordon et ses camarades arrivaient à combattre l’abaissement de la température. Donc, nécessité d’activer la besogne pour commencer l’installation définitive à French-den. Là, on l’espérait du moins, il serait possible de braver les rigueurs de l’hiver, qui sont si rudes sous ces hautes latitudes.
Il va sans dire que la plate-forme avait été établie aussi solidement que possible, afin qu’elle ne pût se disloquer en route – ce qui eût amené l’engloutissement du matériel dans le lit du rio. Aussi, pour parer à une telle catastrophe, mieux eût valu retarder le départ de vingt-quatre heures.
«Cependant, fit observer Briant, nous avons intérêt à ne pas attendre au delà du 6 mai.
– Et pourquoi, demanda Gordon.
– Parce que, c’est après-demain nouvelle lune, répondit Briant, et que les marées vont croître pendant quelques jours. Or, plus elles seront fortes, plus elles nous aideront à remonter le cours du rio. Penses-y donc, Gordon! Si nous étions forcés de haler ce lourd radeau à la cordelle ou de le pousser à la gaffe, nous n’arriverions jamais à vaincre le courant!…
– Tu as raison, répondit Gordon, et il faut partir dans trois jours au plus tard!»
Tous convinrent donc de ne point prendre de repos, avant que la besogne fût achevée.
Le 3 mai, on s’occupa du chargement qu’il importait d’arrimer avec soin, afin que le radeau fût convenablement équilibré. Chacun suivant ses forces, s’employa à ce travail. Jenkins, Iverson, Dole et Costar furent chargés de transporter les menus objets, ustensiles, outils, instruments, sur la plate-forme, où Briant et Baxter les disposaient méthodiquement de la façon qu’indiquait Gordon. Pour les objets d’un poids plus considérable, le fourneau, les caisses à eau, le guindeau, les ferrures, les feuilles de doublage, etc.; enfin, le reste des épaves du Sloughi, les courbes de la membrure, les bordages, les barreaux de pont, les capots, ce fut aux grands qu’incomba la rude tâche de les embarquer. De même pour les ballots de provisions, les tonneaux de vin, d’ale et d’alcool, sans oublier plusieurs sacs de sel qui avait été recueilli entre les roches de la baie. Pour faciliter l’embarquement, Baxter fit dresser deux espars qui furent maintenus au moyen de quatre cordages. A l’extrémité de cette sorte de chèvre, on frappa un palan dont le bout fut garni à l’un des virevaux – petit treuil horizontal du yacht – ce qui permit de prendre les objets à terre, de les soulever et de les déposer sans choc sur la plate-forme.
Bref, tous procédèrent avec tant de prudence et de zèle que, dans l’après-midi du 5 mai, chaque objet était en place. Il n’y avait plus qu’à larguer les amarres du radeau. Cela, on le ferait le lendemain matin, vers huit heures, dès que la marée montante se manifesterait à l’embouchure du rio.
Peut-être s’étaient-ils imaginés, ces jeunes garçons, que, leur travail achevé, ils allaient pouvoir jouir jusqu’au soir d’un repos bien mérité. Il n’en fut rien, et une proposition de Gordon leur donna encore de l’ouvrage.
«Mes camarades, dit-il, puisque nous allons nous éloigner de la baie, nous ne serons plus à même de surveiller la mer, et si quelque navire venait de ce côté en vue de l’île, nous ne pourrions lui faire des signaux. Ainsi il serait donc opportun, je pense, d’établir un mât sur la falaise et d’y hisser un de nos pavillons à demeure. Cela suffirait, j’espère, pour attirer l’attention des bâtiments du large.»
La proposition ayant été adoptée, le mât de hune du schooner, qui n’avait point été employé dans la construction du radeau, fut traîné jusqu’au pied de la falaise, dont le talus, près de la rive du rio, offrait une pente assez praticable. Néanmoins, il y eut là de grands efforts à faire pour monter ce raidillon sinueux, qui aboutissait à la crête.
On y parvint cependant, et le mât fut implanté solidement dans le sol. Après quoi, au moyen d’une drisse, Baxter hissa le pavillon anglais, en même temps que Doniphan le saluait d’un coup de fusil.
«Eh! eh! fit observer Gordon à Briant, voilà Doniphan qui vient de prendre possession de l’île au nom de l’Angleterre!
– Je serais bien étonné si elle ne lui appartenait pas déjà!» répondit Briant.
Et Gordon ne put s’empêcher de faire la moue, car, à la manière dont il parlait parfois de «son île», il semblait bien qu’il la tînt pour américaine.
Le lendemain, au lever du soleil, tout le monde était debout. On se hâta de démonter la tente et de transporter la literie sur le radeau, où des voiles furent étendues pour la protéger jusqu’à destination. Il ne semblait pas, d’ailleurs, qu’il y eût rien à craindre du temps. Toutefois, un changement dans la direction du vent aurait pu ramener sur l’île les vapeurs du large.
A sept heures, les préparatifs étaient terminés. On avait aménagé la plate-forme de manière que l’on pût s’y installer pour deux ou trois jours, au besoin. Quant aux provisions de bouche, Moko avait mis à part ce qui serait nécessaire pendant la traversée, sans qu’il fût obligé de faire du feu.
A huit heures et demie, chacun prit place sur le radeau. Les grands se tenaient en abord, armes de gaffes ou d’espars – seul moyen qu’ils eussent de le diriger, puisqu’un gouvernail n’aurait pas eu d’action sur le courant.
Un peu avant neuf heures, la marée s’étant fait sentir, un sourd craquement courut à travers la charpente du radeau, dont les pièces jouaient dans leurs amarrages. Mais, après ce premier effort, il n’y eut plus de dislocation à craindre.
«Attention! cria Briant.
– Attention!» cria Baxter.
Tous deux étaient postés aux amarres, qui retenaient l’embarcation par l’avant et par l’arrière, et dont le double revenait entre leurs mains.
«Nous sommes prêts!» cria Doniphan, lequel se tenait avec Wilcox à la partie antérieure de la plate-forme.
Après avoir constaté que le radeau dérivait sous l’action de la marée:
«Larguez!» cria Briant.
L’ordre fut exécuté sans délai, et l’appareil, devenu libre, remonta lentement entre les deux rives, entraînant la yole qu’il avait à la remorque.
Ce fut une joie générale quand tous virent leur lourde machine en mouvement. Ils auraient construit un vaisseau de haut-bord qu’ils n’eussent pas été plus satisfaits d’eux-mêmes! Qu’on leur pardonne ce petit sentiment de vanité!
On le sait, la rive droite, bordée d’arbres, était sensiblement plus élevée que la rive gauche, étroite berge allongée le long du marais avoisinant. En écarter le radeau parce qu’elle était peu accore et qu’il eût risqué de s’engraver, c’est à cela que Briant, Baxter, Doniphan, Wilcox et Moko appliquèrent tous leurs efforts – la profondeur de l’eau permettant de ranger sans inconvénient le bord opposé du rio.
Le radeau fut donc maintenu autant que possible près de la rive droite, que le courant de flux longeait plus directement et qui pouvait fournir un point d’appui aux gaffes.
Deux heures après le départ, le chemin parcouru pouvait être évalué à un mille environ. Aucun choc ne s’était produit, et, dans ces conditions, l’appareil arriverait sans dommage à French-den.
Toutefois, suivant l’estime antérieurement faite par Briant, comme, d’une part, ce cours d’eau devait mesurer six milles depuis sa sortie du lac jusqu’à son embouchure dans Sloughi-bay, et, de l’autre; comme on ne pouvait parcourir que deux milles pendant la durée de la marée montante, il lui faudrait plusieurs «flots» pour arriver à destination.
En effet, vers onze heures, le jusant commença à ramener les eaux en aval, et on se hâta d’amarrer solidement l’appareil, afin qu’il ne dérivât point vers la mer.
Évidemment, on aurait pu repartir vers la fin delà journée, lorsque la marée de nuit se serait fait sentir; mais c’eût été s’aventurer au milieu de l’obscurité.
«Je pense que ce serait très imprudent, fit observer Gordon, car le radeau serait exposé à des chocs capables de le démolir. Je serais d’avis d’attendre jusqu’à demain pour profiter de la marée de jour!»
Cette proposition était trop sensée pour ne pas avoir l’approbation générale. Dût-on mettre vingt-quatre heures de plus, ce retard était préférable au risque de compromettre la sécurité de la précieuse cargaison, livrée au courant du rio.
Il y avait par suite une demi-journée à passer en cet endroit, puis la nuit entière. Aussi Doniphan et ses compagnons de chasse habituels, accompagnés de Phann, s’empressèrent-ils de débarquer sur la rive droite.
Gordon leur avait recommandé de ne point trop s’éloigner, et ils durent tenir compte de la recommandation. Cependant, comme ils rapportèrent deux couples de grasses outardes et un chapelet de tinamous, leur amour-propre eut lieu d’être satisfait. Sur le conseil de Moko, ce gibier, dut être conservé pour le premier repas, déjeuner, dîner ou souper, qui serait fait dans le réfectoire de French-den.
Pendant cette excursion, Doniphan n’avait découvert aucun indice de nature à révéler la présence ancienne ou récente d’êtres humains en cette partie de la forêt. Quant aux animaux, il avait entrevu des volatiles de grande taille s’enfuyant à travers les fourrés, mais sans les reconnaître.
La journée s’acheva, et, toute la nuit, Baxter, Webb et Cross veillèrent ensemble, prêts, suivant le cas, soit à doubler les amarres du radeau, soit à leur donner un peu de jeu, au moment du renversement de la marée.
Il n’y eut aucune alerte. Le lendemain, vers neuf heures trois quarts, dés la montée du flot, la navigation fut reprise dans les mêmes conditions que la veille.
La nuit avait été froide. La journée le fut aussi. Il n’était que temps d’arriver. Que deviendrait-on si les eaux du rio venaient à se prendre, si quelques glaçons, sortis du lac, dérivaient vers Sloughi-bay? Sujet de grosse inquiétude dont on ne serait délivré qu’après l’arrivée à French-den.
Et, pourtant, il était impossible d’aller plus vite que le flux, impossible aussi de remonter le courant, lorsque la marée venait à descendre, impossible dès lors de franchir plus d’un mille en une heure et demie. Ce fut encore la moyenne de cette journée. Vers une heure après-midi, halte fut faite à la hauteur de cette fondrière que Briant avait dû contourner en revenant à Sloughi-bay. On en profita pour l’explorer sur sa partie riveraine. Pendant un mille et demi, la yole, montée par Moko, Doniphan et Wilcox, s’engaga dans la direction du nord, et ne s’arrêta qu’au moment où l’eau vint à lui manquer. Cette fondrière était comme un prolongement du marais qui s’étendait au delà de la rive gauche, et elle paraissait très riche en gibier aquatique. Aussi Doniphan put-il tirer quelques bécassines qui allèrent rejoindre les outardes et les tinamous dans le garde-manger du bord.
Nuit tranquille, mais glaciale, avec une brise âpre, dont les souffles s’engouffraient a travers la vallée du rio. Il se forma même quelques glaces légères qui se brisaient ou se dissolvaient au moindre choc. En dépit de toutes les précautions prises, on ne fut pas à l’aise sur ce plancher, bien que chacun eût cherché à se blottir sous les voiles. Chez quelques-uns de ces enfants, Jenkins, et Iverson particulièrement, la mauvaise humeur l’emporta, et il se plaignirent d’avoir abandonné le campement du Sloughi. Il fallut à plusieurs reprises que Briant les réconfortât par d’encourageantes paroles.
Enfin, dans l’après-midi du lendemain, avec l’aide de la marée qui dura jusqu’à trois heures et demie du soir, le radeau arriva en vue du lac et vint accoster au pied de la berge, devant la porte de French-den.
Premières dispositions à l’intérieur de French-den. – Déchargement du radeau. – Visite à la tombe du naufragé. – Gordon et Doniphan. – Le fourneau
de la cuisine. – Gibier de poil et de plume. – Le nandû. – Projets de Service.
– Approche de la mauvaise saison.
e débarquement se fit aux cris de joie des petits, pour qui tout changement de la vie ordinaire équivalait à un jeu nouveau. Dole gambadait sur la berge comme un jeune chevreau: Iverson et Jenkins couraient du côté du lac, tandis que Costar, prenant Moko à part, lui disait:
«Tu nous as promis un bon dîner, mousse?
– Eh bien, vous vous en passerez, monsieur Costar, répondit Moko.
– Et pourquoi?
– Parce que je n’aurais plus le temps devons faire à dîner aujourd’hui!
– Comment, on ne dînera pas?…
– Non, mais on soupera, et les outardes n’en seront pas moins bonnes pour servir à un souper!»
Et Moko riait en montrant ses belles dents blanches.
L’enfant, après lui avoir donné une bourrade de bonne amitié, s’en alla retrouver ses camarades. D’ailleurs, Briant leur avait intimé l’ordre de ne point s’éloigner, afin que l’on pût toujours avoir l’œil sur eux.
«Tu ne les rejoins pas?… demanda-t-il à son frère.
– Non! je préfère rester ici!» répondit Jacques.
– Tu ferais mieux de prendre un peu d’exercice, reprit Briant. Je ne suis pas content de toi, Jacques!… Tu as quelque chose que tu caches… Ou bien, est-ce que tu serais malade?
– Non, frère, je n’ai rien!»
Toujours la même réponse qui ne pouvait suffire à Briant, très résolu à tirer les choses au clair – fût-ce au prix d’une scène avec le jeune entêté.
Cependant il n’y avait pas une heure à perdre, si l’on voulait passer cette nuit à French-den.
Premièrement, il s’agissait de faire visiter la caverne à ceux qui ne la connaissaient pas. Aussi, dès que le radeau eut été solidement amarré à la rive, au milieu d’un remous, en dehors du courant du rio, Briant pria-t-il ses camarades de l’accompagner. Le mousse s’était muni d’un fanal de bord, dont la flamme, très accrue par la puissance de ses lentilles, donnait une vive lumière.
On procéda au dégagement de l’orifice. Tels les branchages avaient été disposés par Briant et Doniphan, tels ils furent retrouvés. Donc, aucun être humain, aucun animal, n’avaient essayé de pénétrer dans French-den.
Après avoir écarté les branchages, tous se glissèrent par l’étroite ouverture. A la clarté du fanal, la caverne s’éclaira infiniment mieux qu’elle n’avait pu faire à la lueur des branches résineuses ou des grossières chandelles du naufragé.
«Eh! nous serons à l’étroit ici! fit observer Baxter, qui venait de mesurer la profondeur de la caverne.
– Bah! s’écria Garnett! En mettant les couchettes les unes sur les autres, comme dans une cabine…
– A quoi bon? répliqua Wilcox. Il suffira de les ranger en ordre sur le sol…
– Et, alors, il ne nous restera plus de place pour aller et venir, répliqua Webb.
– Eh bien! on n’ira pas et on ne viendra pas, voilà tout! répondit 1!riant. As-tu mieux à nous offrir, Webb?
– Non, mais…
– Mais, riposta Service, l’important, c’était d’avoir un abri suffisant! Je ne pense pas que Webb s’imaginait trouver ici un appartement complet avec salon, salle à manger, chambre à coucher, hall, fumoir, salle de bains…
– Non, dit Cross. Encore faut-il qu’il y ait un endroit où l’on puisse faire la cuisine…
– Je la ferai dehors, répondit Moko.
– Ce serait très incommode par les mauvais temps, fit remarquer Briant. Aussi je pense que dès demain, nous devrons placer ici même le fourneau du Sloughi…
– Le fourneau… dans la cavité où nous mangerons, où nous coucherons! répliqua Doniphan d’un ton de dégoût très prononcé.
– Eh bien, tu respireras des sels, lord Doniphan! s’écria Service qui partit d’un franc éclat de rire.
– Si cela me convient, aide-cuisinier! repartit le hautain garçon en fronçant les sourcils.
– Bien!… bien!… se hâta de dire Gordon. Que la chose soit agréable ou non, il faudra cependant s’y résoudre au début! D’ailleurs, en même temps qu’il servira pour la cuisine, le fourneau chauffera l’intérieur de la caverne. Quant à s’aménager plus spacieusement en creusant d’autres chambres dans le massif, nous aurons tout l’hiver pour ce travail, s’il est faisable. Mais, d’abord, prenons French-den comme il est, et installons-nous le mieux possible!»
Avant dîner, les couchettes furent transportées, puis arrimées régulièrement sur le sable. Quoiqu’elles fussent serrées les unes contre les autres, ces enfants, habitués aux étroites cabines du schooner, ne devaient pas y regarder de si près.
Cet aménagement occupa la fin de la journée. La grande table du yacht fut alors placée au milieu de la caverne, et Garnett, aidé des petits qui lui apportaient les divers ustensiles du bord, se chargea de mettre le couvert.
De son côté, Moko, auquel s’était adjoint Service, avait fait d’excellente besogne. Un foyer, disposé entre deux grosses pierres, au pied du contrefort de la falaise, fut alimenté avec le bois sec que Webb et Wilcox étaient allés chercher sous les arbres de la berge. Vers six heures, le pot-au-feu, c’est-à-dire le biscuit de viande – qu’il suffisait de soumettre à une ébullition de quelques minutes – fumait en répandant une bonne odeur. Ce qui n’empêchait pas une douzaine de tinamous, enfilés d’une baguette de fer, après avoir été convenablement plumés, de rôtir devant une flamme pétillante au-dessus d’une lèchefrite, dans laquelle Costar avait grande envie de tremper un morceau de biscuit. Et, tandis que Dole et Iverson remplissaient consciencieusement l’office de tourne-broches, Phann suivait leurs mouvements avec un intérêt très significatif.
Avant sept heures, tous étaient réunis dans l’unique chambre de French-den – réfectoire et dortoir à la fois. Les escabeaux, les pliants, les sièges d’osier du Sloughi, avaient été apportés en même temps que les bancs du poste d’équipage. Les jeunes convives, servis par le mousse et aussi par eux-mêmes, firent un repas substantiel. La soupe bouillante, un morceau de corn-beef, le rôti de tinamous, du biscuit en guise de pain, de l’eau fraîche additionnée d’un dixième de brandy, un morceau de Chester et quelques verres de sherry au dessert, les dédommagèrent du médiocre menu des derniers jours. Quelle que fût la gravité de la situation, les petits se laissaient aller à la gaîté de leur âge, et Briant se fût bien gardé de contenir leur joie ou de réprimer leurs rires!
La journée avait été fatigante. On ne demandait pas mieux, la faim satisfaite, que d’aller prendre du repos. Mais, auparavant, Gordon, guidé par un sentiment de religieuse convenance, proposa à ses camarades de faire une visite à la tombe de François Baudoin, dont ils occupaient maintenant la demeure.
La nuit assombrissait l’horizon du lac et les eaux ne réfléchissaient même plus les derniers rayons du jour. Ayant tourné le contrefort, les jeunes garçons s’arrêtèrent près d’un léger renflement du sol, sur lequel s’élevait une petite croix de bois. Et alors, les petits agenouillés, les grands courbés devant cette tombe, adressèrent une prière à Dieu pour l’âme du naufragé.
À neuf heures, les couchettes étaient occupées, et, à peine fourré sous sa couverture, chacun dormait d’un bon somme. Seuls, Wilcox et Doniphan, dont c’était le tour de veille, entretinrent un grand feu à l’entrée de la caverne, lequel devait servir à écarter les visiteurs dangereux, tout en échauffant l’intérieur.
Le lendemain, 9 mai, et pendant les trois journées qui suivirent, le déchargement du radeau exigea tous les bras. Déjà les vapeurs persistaient à s’amonceler avec les vents d’ouest, annonçant une période de pluie ou même une période de neige. En effet, la température ne dépassait guère le zéro du thermomètre, et les hautes zones devaient être très refroidies. Il importait donc que tout ce qui pouvait se gâter, munitions, provisions solides ou liquides, fût mis à l’abri dans French-den.
Pendant ces quelques jours, vu l’urgence de la besogne, les chasseurs ne s’éloignèrent pas. Mais, comme le gibier d’eau abondait, soit à la surface du lac, soit au-dessus du marécage, sur la rive gauche du rio, Moko ne fut jamais dépourvu. Bécassines et canards, pilets et sarcelles, fournirent à Doniphan l’occasion de tirer quelques beaux coups de fusil.
Pourtant, Gordon ne voyait pas sans peine ce que la chasse – même heureuse – coûtait de plomb et de poudre. Il tenait par-dessus tout à ménager les munitions dont il avait noté les quantités exactes sur son carnet. Aussi recommanda-il bien à Doniphan d’économiser ses coups de feu.
«Il y va de notre intérêt pour l’avenir, lui dit-il.
– D’accord, répondit Doniphan, mais il faut également être avares de nos conserves! Nous nous repentirions d’en être privés, s’il se présentait jamais un moyen de quitter l’île…
– Quitter l’île?… fit Gordon. Sommes-nous donc capables de construire un bateau qui puisse tenir la mer?…
– Et pourquoi pas, Gordon, s’il se trouve un continent dans le voisinage?… En tout cas, je n’ai pas envie de mourir ici comme le compatriote de Briant!…
– Soit, répondit Gordon. Cependant, avant de songer à partir, habituons-nous à l’idée que nous serons peut-être forcés de vivre ici des années et des années?…
– Voilà bien mon Gordon! s’écria Doniphan. Je suis sûr qu’il serait enchanté de fonder une colonie…
– Sans doute, si on ne peut faire autrement!
– Eh! Gordon, je ne crois pas que tu rallies beaucoup de partisans à ta marotte – pas même ton ami Briant!
– Nous avons le temps de discuter cela, répondit Gordon. – Et, à propos de Briant, Doniphan, laisse-moi te dire que tu as des torts envers lui. C’est un bon camarade, qui nous a donné des preuves de dévouement…
– Comment donc, Gordon! répliqua Doniphan de ce ton dédaigneux dont il ne pouvait se départir. Briant a toutes les qualités!… C’est une sorte de héros…
– Non, Doniphan, il a ses défauts comme nous. Mais tes sentiments à son égard peuvent amener une désunion qui rendrait notre situation encore plus pénible! Briant est estimé de tous…
– Oh! de tous!
– Ou, au moins, du plus grand nombre de ses camarades. Je ne sais pourquoi Wilcox, Cross, Webb et toi, vous ne voulez rien entendre de lui! Je te dis cela en passant, Doniphan, et je suis sûr que tu réfléchiras…
– C’est tout réfléchi, Gordon!»
Gordon vit bien que l’orgueilleux garçon était peu disposé à tenir compte de ses conseils – ce qui l’affligeait, car il prévoyait de sérieux ennuis pour l’avenir.
Ainsi qu’il a été dit, le déchargement complet du radeau avait pris trois jours. Il ne restait plus qu’à démolir le bâti et la plate-forme, dont les madriers et les planches pourraient être employés à l’intérieur de French-den.
Malheureusement, tout le matériel n’avait pu trouver place dans la caverne, et, si on ne parvenait pas à l’agrandir, on serait obligé de construire un hangar, sous lequel les ballots seraient mis à l’abri du mauvais temps.
En attendant, suivant le conseil de Gordon, ces objets furent entassés dans l’angle du contrefort, après avoir été recouverts des prélarts goudronnés, qui servaient à protéger les claires-voies et capots du yacht.
Dans la journée du 13, Baxter, Briant et Moko procédèrent au montage du fourneau de cuisine, qu’il avait fallu traîner sur des rouleaux jusqu’à l’intérieur de French-den. Là, on l’adossa contre la paroi de droite, près de l’orifice, de façon que le tirage pût s’opérer dans de meilleures conditions. Quant au tuyau, qui devait conduire au dehors les produits de la combustion, sa mise en place ne laissa pas de donner quelques difficultés. Cependant, comme le calcaire du massif était tendre, Baxter parvint à percer un trou à travers lequel fut ajusté le tuyau, ce qui permit à la fumée de s’échapper extérieurement. Dans l’après-midi, lorsque le mousse eut allumé son fourneau, il eut la satisfaction de constater qu’il fonctionnait assez convenablement. Même par les mauvais temps, la cuisson des aliments était donc assurée.
Pendant la semaine suivante, Doniphan, Webb, Wilcox et Cross auxquels se joignirent Garnett et Service, purent satisfaire leurs goûts de chasseurs. Un jour, ils s’engagèrent sous la forêt de bouleaux et de hêtres, à un demi-mille de French-den, du côté du lac. En quelques endroits, des indices du travail de l’homme leur apparurent très visiblement. C’étaient des fosses, creusées dans le sol, recouvertes d’un réseau de branchages, et assez profondes pour que les animaux qui y tombaient n’en pussent plus sortir. Mais l’état de ces fosses indiquait qu’elles dataient de bien des années déjà, et l’une d’elles contenait encore les restes d’un animal dont il eût été malaisé de reconnaître l’espèce.
«En tout cas, ce sont les ossements d’une bête de grande taille! fit observer Wilcox, qui s’était laissé prestement glisser au fond de la fosse, et en avait retiré des débris blanchis par le temps.
– Et c’était un quadrupède, puisque voici les os de ses quatre pattes, ajouta Webb.
– A moins qu’il n’y ait ici des bêtes à cinq pattes, répondit Service, et alors celle-ci ne pourrait être qu’un mouton ou un veau phénoménal!
– Toujours des plaisanteries, Service! dit Cross.
– Il n’est pas défendu de rire! répliqua Garnett.
– Ce qui est certain, reprit Doniphan, c’est que cet animal devait être très vigoureux. Voyez la grosseur de sa tête et sa mâchoire encore armée de crocs! Que Service plaisante, puisque ça l’amuse, avec ses veaux de bateleurs et ses moutons de foire! Mais, si ce quadrupède venait à ressusciter, je crois qu’il ne serait pas d’humeur à rire!
– Bien envoyé! s’écria Cross, toujours disposé à trouver excellentes les reparties de son cousin.
– Tu penses donc, demanda Webb à Doniphan, qu’il s’agit là d’un carnassier?
– Oui, à n’en pas douter!
– Un lion?… un tigre!… demanda Cross, qui ne paraissait pas très rassuré.
– Sinon un tigre ou un lion, répondit Doniphan, du moins u jaguar ou un couguar!
– Il faudra nous tenir sur nos gardes!… dit Webb.
– Et ne pas s’aventurer trop loin! ajouta Cross.
– Entends-tu, Phann, dit Service en se retournant vers le chien, il y a de grosses bêtes par ici!»
Phann répondit par un joyeux aboiement qui ne dénotait aucune inquiétude.
Les jeunes chasseurs se disposèrent alors à revenir vers French-den.
«Une idée, dit Wilcox. Si nous recouvrions cette fosse avec de nouveaux branchages?… Peut-être quelque animal s’y laisserait-il prendre encore?
– Comme tu voudras, Wilcox, répondit Doniphan, bien que j’aime mieux tirer un gibier en liberté que de le massacrer au fond d’une fosse!»
C’était le sportman qui parlait ainsi; mais, en somme, Wilcox, avec son goût naturel pour dresser des pièges, se montrait plus pratique que Doniphan.
Aussi, s’empressa-t-il de mettre son idée à exécution. Ses camarades l’aidèrent à couper des branches aux arbres voisins; cela fait, les plus longues furent placées en travers, et leur feuillage dissimula complètement l’ouverture de la fosse. Piège bien rudimentaire, sans doute, mais souvent employé et avec succès par les trappeurs des Pampas.
Afin de reconnaître l’endroit où était creusée cette fosse, Wilcox lit quelques brisées aux arbres jusqu’à la lisière de la forêt, et tous revinrent à French-den.
Ces chasses, cependant, ne laissaient pas d’être fructueuses. Le gibier de plume abondait. Sans compter les outardes et les tinamous, on voyait nombre de ces martinettes, dont le plumage, pointillé de blanc, rappelle celui de la pintade, de ces pigeons des bois qui volent par bandes, de ces oies antarctiques, qui sont assez bonnes à manger, lorsque la cuisson les a dépouillées de leur saveur huileuse. Quant au gibier de poil, il était représenté par des «tucutucos», sortes de rongeurs qui peuvent remplacer avantageusement le lapin dans les gibelottes, des «maras», lièvres d’un gris roux avec un croissant noir sur la queue, ayant toutes les qualités comestibles de l’agouti, des «pichis», du genre tatous, mammifères au test écailleux dont la chair est délicieuse, des «pécaris», qui sont des sangliers de petite taille, et des «guaçulis», semblables aux cerfs, dont ils ont l’agilité.
Doniphan put abattre quelques-uns de ces animaux; mais, comme ils étaient difficiles à approcher, la consommation de poudre et de plomb ne fut pas en rapport avec les résultats obtenus, au grand déplaisir du jeune chasseur. Et cela lui attira des observations de la part de Gordon – observations, d’ailleurs, que ses partisans ne reçurent pas mieux que lui.
Ce l’ut aussi pendant une de ces excursions que l’on fit bonne provision de ces deux précieuses plantes, découvertes par Briant, lors de la première expédition au lac. C’était ce céleri sauvage, qui croissait on grande abondance sur des terrains humides, et ce cresson, dont les jeunes pousses forment un excellent antiscorbutique, lorsqu’elles commencent à sortir de terre. Ces végétaux figurèrent à tous les repas par mesure d’hygiène.
En outre, le froid n’ayant pas encore congelé la surface du lacet du rio, des truites furent prises à l’hameçon, ainsi qu’une espèce de brochet, très agréable à manger, à la condition de ne point s’étrangler avec ses trop nombreuses arêtes. Enfin, un jour, Iverson revint triomphalement, portant un saumon de belle taille, avec lequel il avait longtemps lutté au risque de rompre sa ligne. Si donc, à l’époque où ces poissons remontaient l’embouchure du rio, on parvenait à s’en approvisionner amplement, ce serait s’assurer une précieuse réserve pour l’hiver.
Entre temps, plusieurs visites avaient été faites à la fosse préparée par Wilcox; mais aucun animal ne s’y laissait choir, bien qu’on y eût déposé un gros morceau de viande qui aurait pu attirer quelque carnassier.
Cependant, le 17 mai, il se produisit un incident.
Ce jour-là, Briant et quelques autres étaient allés dans la partie de la forêt voisine de la falaise. Il s’agissait de chercher si, à proximité de French-den, il ne se trouverait pas quelque autre cavité naturelle, qui servirait de magasin pour loger le reste du matériel.
Or, voici qu’en s’approchant de la fosse, on entendit des cris rauques qui s’en échappaient.
Briant, s’étant dirigé de ce côté, fut aussitôt rejoint par Doniphan qui n’eût pas voulu se laisser devancer. Les autres les suivaient à quelques pas, leurs fusils en état, tandis que Phann marchait, les oreilles dressées, la queue raide.
Ils n’étaient plus qu’à vingt pas de la fosse, lorsque les cris redoublèrent. Au milieu du plafond de branchages, apparut alors une large trouée qui avait dû être produite par la chute de quelque animal.
Ce qu’était cet animal, on n’eût pu le dire. En tout cas, il convenait de se tenir sur la défensive.
«Va, Phann, va!..» cria Doniphan.
Et, aussitôt, le chien de s’élancer en aboyant, mais sans montrer d’inquiétude.
Briant et Doniphan coururent vers la fosse, et, dès qu’ils se furent penchés au-dessus:
«Venez!… venez! crièrent-ils.
– Ce n’est point un jaguar?… demanda Webb.
– Ni un couguar?… ajouta Cross.
– Non! répondit Doniphan. C’est une bête à deux pattes, une autruche!»
C’était une autruche, en effet, et il y avait lieu de se féliciter que de tels volatiles courussent les forêts de l’intérieur, car leur chair est excellente – surtout dans la partie grasse qui leur garnit la poitrine.
Cependant, s’il n’était pas douteux que ce fût une autruche, sa taille moyenne, sa tête semblable à une tête d’oie, le vêtement de petites plumes qui enveloppait tout son corps d’une toison gris-blanchâtre, la rangeaient dans l’espèce des «nandûs», si nombreux au milieu des pampas du Sud-Amérique. Bien que le nandû ne puisse entrer en comparaison avec l’autruche africaine, il n’en faisait pas moins honneur à la faune du pays.
«Il faut le prendre vivant!… dit Wilcox.
– Je le crois bien! s’écria Service.
– Ce ne sera pas commode! répondit Cross.
– Essayons!» dit Briant.
Si le vigoureux animal n’avait pu s’échapper, c’est que ses ailes ne lui permettaient pas de s’élever jusqu’au niveau du sol, et que ses pieds n’avaient point prise sur des parois verticales. Wilcox fut donc obligé de se laisser glisser au fond de la fosse, au risque de recevoir quelques coups de bec qui auraient pu le blesser grièvement. Cependant, comme il parvint à encapuchonner l’autruche avec sa vareuse qu’il lui jeta sur la tête, elle fut réduite à la plus complète immobilité. Il fut facile alors de lui lier les pattes à l’aide de deux ou trois mouchoirs attachés bout à bout, et tous, unissant leurs efforts, les uns en bas, les autres en haut, parvinrent à l’extraire de la fosse.
«Enfin, nous la tenons! s’écria Webb.
– Et qu’en ferons-nous?… demanda Cross.
– C’est bien simple! répliqua Service, qui ne doutait jamais de rien. Nous la conduirons à French-den, nous l’apprivoiserons, et elle nous servira de monture! J’en fais mon affaire, à l’exemple de mon ami Jack du Robinson Suisse!»
Qu’il fût possible d’utiliser l’autruche de cette façon, c’était au moins contestable, malgré le précédent invoqué par Service. Toutefois, comme il n’y avait aucun inconvénient à la ramener à French-den, c’est ce qui fut fait.
Lorsque Gordon vit arriver ce nandû, peut-être s’effraya-t-il un peu d’avoir une bouche de plus à nourrir. Mais, en songeant que l’herbe ou les feuilles suffiraient à son alimentation, il lui fit bon accueil. Quant aux petits, ce fut une joie pour eux d’admirer cet animal, de s’en approcher – pas trop près cependant – après qu’on l’eut attaché avec une longue corde. Et, lorsqu’ils apprirent que Service comptait le dresser pour la course, ils lui firent promettre qu’il les prendrait en croupe.
«Oui! si vous êtes sages, les bébés! répondit Service, que les petits considéraient déjà comme un héros.
– Nous le serons! s’écria Costar.
– Comment, toi aussi, Costar, répliqua Service, tu oserais monter sur cette bête?…
– Derrière toi… et en te tenant bien… oui!
– Eh! rappelle-toi donc ta belle peur, quand tu étais sur le dos de la tortue!
– Ce n’est pas la même chose, répondit Costar. Au moins, cette bête-là ne va pas sous l’eau!…
– Non, mais elle peut aller en l’air!» dit Dole.
Et là-dessus, les deux enfants restèrent songeurs.
On le pense bien, depuis l’installation définitive à French-den, Gordon et ses camarades avaient organisé la vie quotidienne d’une façon régulière. Lorsque cette installation serait complète, Gordon se proposait de régler autant que possible les occupations de chacun, et surtout de ne point laisser les plus jeunes abandonnés à eux-mêmes. Sans doute, ceux-ci ne demanderaient pas mieux que de s’appliquer au travail commun dans la mesure de leurs forces; mais pourquoi ne donnerait-on pas suite aux leçons commencées à la pension Chairman?
«Nous avons des livres qui nous permettront de continuer nos études, dit Gordon, et ce que nous avons appris, ce que nous apprendrons encore, il ne serait que juste d’en faire profiter nos petits camarades.
– Oui, répondit Briant, et, si nous parvenons à quitter cette île, si nous devons revoir un jour nos familles, tâchons de n’avoir pas trop perdu notre temps!»
Il fut convenu qu’un programme serait rédigé; puis, dès qu’il aurait été soumis à l’approbation générale, on veillerait à ce qu’il fût scrupuleusement appliqué.
En effet, l’hiver venu, il y aurait bien des mauvais jours pendant lesquels ni grands ni petits ne pourraient mettre le pied dehors, et il importait qu’ils ne s’écoulassent pas sans profit. En attendant, ce qui gênait surtout les hôtes de French-den, c’était l’étroitesse de cette unique salle dans laquelle tous avaient dû s’entasser. Il fallait donc aviser, sans retard, aux moyens de donner à la caverne des dimensions suffisantes.
Agrandissement de French-den. – Bruit suspect. – Disparition de Phann.
– Réapparition de Phann. – Appropriation et aménagement du hall. – Mauvais temps. – Noms donnés. – L’île Chairman. – Le chef de la colonie.
endant leurs dernières excursions, les jeunes chasseurs avaient plusieurs fois examiné la falaise, dans l’espoir d’y trouver une autre excavation. S’ils l’eussent découverte, elle aurait pu servir de magasin général et recevoir le reste du matériel qu’il avait fallu laisser au dehors. Or, les recherches n’ayant point abouti, on dut en revenir à ce projet d’agrandir la demeure actuelle, en creusant une ou plusieurs chambres contiguës à la caverne de Jean Baudoin.
Dans le granit, ce travail eût été certainement infaisable; mais, dans ce calcaire que le pic ou la pioche entameraient aisément, il n’offrirait pas de difficulté. Sa durée importait peu. Il y aurait là de quoi occuper les longues journées d’hiver, et tout pouvait être terminé avant le retour de la belle saison, s’il ne se produisait ni éboulement ni infiltration – ce qui était surtout à craindre.
D’ailleurs, il ne serait point nécessaire d’employer la mine. Les outils suffiraient, puisqu’ils avaient suffi, lorsqu’il s’était agi de forer la paroi pour ajuster le tuyau du fourneau de cuisine. En outre, Baxter avait déjà pu, non sans peine, élargir l’orifice de French-den, de manière à y adapter avec ses ferrures une des portes du Sloughi. De plus, à droite et à gauche de l’entrée, deux étroites fenêtres, ou plutôt deux sortes d’embrasures, avaient été percées dans la paroi – ce qui permettait au jour et à l’air de circuler plus largement à l’intérieur.
Cependant, depuis une semaine, le mauvais temps avait fait son apparition. De violentes bourrasques s’abattaient sur l’île; mais, grâce à son orientation au sud et à l’est, French-den n’était pas directement atteint. Les rafales de pluie et de neige passaient à grand bruit en rasant la crête de la falaise. Les chasseurs ne poursuivaient plus le gibier que dans le voisinage du lac, canards, bécassines, vanneaux, râles, foulques, et quelques-uns de ces «becs en fourreau», plus connus sous le nom de pigeons blancs dans les parages du Sud-Pacifique. Si le lac et le rio n’étaient pas pris encore, ce serait assez d’une nuit claire pour les congeler, avec les premiers froids secs qui succéderaient aux bourrasques.
Le plus souvent confinés, les jeunes garçons pouvaient donc entreprendre le travail d’agrandissement, et ils se mirent à l’œuvre dans la journée du 27 mai.
Ce fut la paroi de droite que la pioche et le pic attaquèrent au début.
«En creusant dans une direction oblique, avait fait observer Briant, peut-être pourrons-nous déboucher du côté du lac, et ménager une seconde entrée à French-den. Cela permettrait d’en mieux surveiller les abords, et, si le mauvais temps nous empêchait de sortir d’un côté, nous pourrions du moins sortir par l’autre.»
Ce serait, on le voit, une disposition fort avantageuse pour les besoins de la vie commune, et, sans doute, il n’était pas impossible de réussir.
En effet, à l’intérieur, quarante ou cinquante pieds au plus séparaient la caverne du revers oriental. Il n’y aurait donc qu’à percer une galerie dans cette direction, après l’avoir relevée avec la boussole. Au cours de ce travail, il serait essentiel de s’appliquer à ne point provoquer d’éboulement. D’ailleurs, avant de donner à la nouvelle excavation la largeur et la hauteur qu’elle aurait plus tard, Baxter proposa de creuser un étroit boyau, quitte à l’élargir lorsque sa profondeur paraîtrait à point. Les deux chambres de French-den seraient alors réunies par un couloir, qui pourrait se fermer à ses deux extrémités, et dans lequel on creuserait latéralement une ou deux caves obscures. Ce plan était évidemment le meilleur, et, entre autres avantages, il donnerait facilité de sonder prudemment le massif, dont la perforation pourrait être abandonnée à temps, s’il se produisait quelque infiltration soudaine.
Pendant trois jours, du 27 au 30 mai, le travail se fit dans des conditions assez favorables. Cette molasse calcaire se taillait pour ainsi dire au couteau. Aussi fut-il nécessaire de la consolider par un boisage intérieur – ce qui ne laissa pas d’être très difficile. Les déblais étaient immédiatement transportés au dehors, de manière à ne jamais encombrer. Si tous les bras ne pouvaient être occupés simultanément à cette besogne, faute d’espace, ils ne chômaient point cependant. Lorsque la pluie et la neige cessaient de tomber, Gordon et les autres s’occupaient à démonter le radeau, afin que les pièces de la plate-forme et du bâti pussent être employées au nouvel aménagement. Ils surveillaient également les objets empilés dans l’angle du contrefort, car les prélarts goudronnés ne les garantissaient que très imparfaitement contre les rafales.
La besogne avançait peu à peu, non sans tâtonnements pénibles, et le boyau était déjà creusé sur une longueur de quatre à cinq pieds, lorsqu’un incident très inattendu se produisit dans l’après-midi du 30.
Briant, accroupi au fond, comme un mineur qui fonce une galerie de mine, crut entendre une sorte de bruit sourd à l’intérieur du massif.
Il suspendit son travail, afin d’écouter plus attentivement… Le bruit arriva de nouveau à son oreille.
Se retirer du couloir, revenir vers Gordon et Baxter qui se trouvaient à l’orifice, leur faire part de l’incident, cela ne demanda que quelques instants.
«Illusion! répondit Gordon. Tu as cru entendre…
– Prends ma place, Gordon, répondit Briant, appuie ton oreille contre la paroi et écoute!»
Gordon s’introduisit dans l’étroit boyau et en ressortit quelques moments après.
«Tu ne t’es pas trompé!… dit-il. J’ai entendu comme des grondements éloignés!…»
Baxter recommença l’épreuve à son tour et ressortit en disant:
«Qu’est-ce que cela peut être?
– Je ne puis l’imaginer! répondit Gordon. Il faudrait prévenir Doniphan et les autres…
– Pas les petits! ajouta Briant. Ils auraient peur!»
Précisément, tous venaient de rentrer pour le dîner, et les petits eurent connaissance de ce qui se passait. Cela ne laissa pas de leur causer quelque effroi.
Doniphan, Wilcox, Webb, Garnett, se glissèrent successivement à travers le boyau. Mais le bruit avait cessé; ils n’entendirent plus rien et furent portés à croire que leurs camarades avaient dû faire erreur.
En tout cas, il fut décidé que le travail ne serait point interrompu, et l’on s’y remit, dès que le dîner eut été achevé.
Or, pendant la soirée, aucun bruit ne s’était fait entendre, lorsque, vers neuf heures, de nouveaux grondements furent distinctement perçus à travers la paroi.
En ce moment, Phann, qui venait de se jeter dans le boyau, en ressortait, le poil hérissé, les lèvres retroussées au-dessus de ses crocs, donnant d’incontestables signes d’irritation, aboyant à grands coups, comme s’il eût voulu répondre aux grondements qui se produisaient à l’intérieur du massif.
Et alors, ce qui n’avait été, chez les petits, qu’un effroi mêlé de surprise, devint une véritable épouvante. L’imagination du boy anglais est sans cesse nourrie des légendes familières aux pays du Nord, et dans lesquelles les gnomes, les lutins, les valkyries, les sylphes, les ondines, les génies de toute provenance, rôdent autour de son berceau. Aussi, Dole, Costar, même Jenkins et Iverson, ne cachèrent-ils point qu’ils se mouraient de peur. Après avoir vainement essayé de les rassurer, Briant les obligea à regagner leurs couchettes, et, s’ils finirent par s’endormir, ce ne fut que très tard. Et encore révèrent-ils de fantômes, de spectres, d’êtres surnaturels, qui hantaient les profondeurs de la falaise – bref, les angoisses du cauchemar.
Gordon et les autres, eux, continuèrent à s’entretenir à voix basse de cet étrange phénomène. A plusieurs reprises, ils purent constater qu’il ne cessait de se reproduire, et que Phann persistait à manifester une étrange irritation.
Enfin, la fatigue l’emportant, tous allèrent se coucher, à l’exception de Briant et de Moko. Puis, un profond silence régna jusqu’au jour à l’intérieur de French-den.
Le lendemain, chacun fut sur pied de bonne heure. Baxter et Doniphan rampèrent jusqu’au fond du boyau… Aucun bruit ne se faisait entendre. Le chien, allant et venant sans montrer d’inquiétude, ne cherchait plus à s’élancer contre la paroi comme il l’avait fait la veille.
«Remettons-nous au travail, dit Briant.
– Oui, répondit Baxter. Il sera toujours temps de s’arrêter, s’il survient quelque bruit suspect.
– Ne serait-il pas possible, fit alors observer Doniphan, que ce grondement fût tout simplement celui d’une source qui passerait en bouillonnant à travers le massif?
– On l’entendrait encore, fit observer Wilcox, et on ne l’entend plus!
– C’est juste, répondit Gordon, et je croirais plutôt que cela provient du vent qui doit s’engouffrer par quelque fissure à la crête de la falaise…
– Montons sur le plateau, dit Service, et là nous découvrirons peut-être…»
La proposition fut acceptée.
A une cinquantaine de pas en redescendant la berge, un sentier sinueux permettait d’atteindre l’arête supérieure du massif. En quelques instants, Baxter et deux ou trois autres l’eurent gravi et ils s’avancèrent sur le plateau jusqu’au-dessus de French-den. Ce fut peine inutile. A la surface de ce dos d’âne, revêtu d’une herbe courte et serrée, ils ne trouvèrent aucune fissure par laquelle un courant d’air ou une nappe d’eau auraient pu pénétrer. Et, lorsqu’ils redescendirent, ils n’en savaient pas davantage sur cet étrange phénomène que les petits expliquaient tout naïvement par le surnaturel.
Cependant le travail de perforation avait été repris et fut continué jusqu’à la fin de la journée. On n’entendit plus les bruits de la veille, bien que, d’après une observation faite par Baxter, la paroi, dont la sonorité avait été mate jusqu’alors, commençât à sonner le creux. Y avait-il donc dans cette direction une cavité naturelle à laquelle le boyau allait aboutir? Et ne serait-ce pas dans cette cavité que le phénomène aurait pu se produire? L’hypothèse d’une seconde excavation, continue à la caverne, n’avait rien d’inadmissible; il était même à souhaiter qu’il en fût ainsi, car c’eût été autant de besogne épargnée dans l’œuvre d’agrandissement.
On le pense bien, tous y mirent une ardeur extraordinaire, et cette journée compta parmi l’une des plus fatigantes qu’ils eussent supportées jusqu’alors. Néanmoins, elle se passa sans incident notable, si ce n’est que, dans la soirée, Gordon constata que son chien avait disparu.
Ordinairement, à l’heure des repas, Phann ne manquait jamais de se placer près de l’escabeau de son maître; ce soir-là, sa place était vide.
On appela Phann… Phann ne répondit pas.
Gordon alla sur le seuil de la porte. Il appela de nouveau… Silence complet.
Doniphan et Wilcox coururent l’un sur la berge du rio, l’autre du côte du lac…. Pas de trace du chien.
En vain les recherches s’étendirent-elles à quelques centaines de pas aux abords de French-den!… Phann ne fut pas retrouvé.
Il était évident que le chien n’était plus à portée d’entendre, car il aurait certainement répondu à la voix de Gordon. S’était-il donc égaré?… C’était assez inadmissible. Avait-il péri sous la dent de quelque fauve?… Cela pouvait être, et c’est même ce qui eût le mieux expliqué sa disparition.
Il était neuf heures du soir. Une profonde obscurité enveloppait la falaise et le lac. Il fallut bien se résoudre à abandonner les recherches pour regagner French-den.
Tous rentrèrent alors, très inquiets – et non seulement inquiets, mais désolés à la pensée que l’intelligent animal avait disparu pour toujours peut-être!
Les uns vinrent s’étendre sur leurs couchettes, les autres s’asseoir autour de la table, ne songeant guère à dormir. Il leur semblait qu’ils étaient plus seuls, plus délaissés, plus éloignés encore de leur pays et de leurs familles!
Soudain, au milieu du silence, de nouveaux grondements retentirent. Cette fois, c’étaient comme des hurlements, suivis de cris de douleur, et qui se prolongèrent pendant près d’une minute.
«C’est de là… C’est de là que cela vient!» s’écria Briant, en s’élançant à travers le boyau.
Tous s’étaient levés, comme s’ils se fussent attendus à quelque apparition. L’épouvante avait repris les petits qui se fourraient sous leurs couvertures…
Dès que Briant fut ressorti:
«Il faut qu’il y ait là, dit-il, une cavité dont l’entrée se trouve au pied de la falaise…
– Et dans laquelle il est probable que des animaux se réfugient pendant la nuit! ajouta Gordon.
– Cela doit être, répondit Doniphan. Aussi, demain, nous irons faire des recherches…»
En ce moment, un aboiement éclata, et, ainsi que les hurlements, il venait de l’intérieur du massif.
«Est-ce que Phann serait là, s’écria Wilcox, et aux prises avec quelque animal?…»
Briant, qui venait de rentrer dans le boyau, écoutait, l’oreille appuyée contre la paroi du fond… Plus rien!… Mais que Phann fût là ou non, il n’était pas douteux qu’il existait une seconde excavation, laquelle devait communiquer avec l’extérieur, probablement par quelque trou perdu entre les broussailles enchevêtrées à la base de la falaise.
La nuit se passa, sans que ni hurlements ni aboiements se fussent de nouveau fait entendre.
Au jour levant, les fouilles, entreprises aussi bien du côté du rio que du côté du lac, ne donnèrent pas plus de résultat que l’avant-veille sur la crête du massif.
Phann, bien qu’on l’eût cherché et appelé dans les environs de French-den. n’avait point reparu.
Briant et Baxter se remirent tour à tour au travail. La pioche et le pic ne chômèrent pas. Pendant la matinée, le boyau gagna près de deux pieds en profondeur. De temps en temps, on s’arrêtait, on prêtait l’oreille… on n’entendait plus rien.
La besogne, interrompue pour le déjeuner de midi, recommença une heure après. Toutes les précautions avaient été prises pour le cas où un dernier coup de pioche, éventrant la paroi, aurait livré passage à quelque animal. Les petits avaient été emmenés du côté de la berge. Fusils et revolvers à la main, Doniphan, Wilcox et Webb se tenaient prêts à toute éventualité.
Vers deux heures, Briant poussa une exclamation. Son pic venait de traverser le calcaire qui s’était éboulé et laissait voir une assez large ouverture.
Briant rejoignit aussitôt ses camarades, qui ne savaient que penser…
Mais, avant qu’il eût pu ouvrir la bouche, un rapide glissement frôla les parois du boyau, et un animal s’élança d’un bond dans la caverne…
C’était Phann!
Oui! Phann, qui, tout d’abord, se précipita vers un seau plein d’eau et se mit à boire avidement. Puis, la queue frétillante, sans montrer aucune irritation, il revint sauter autour de Gordon. Il n’y avait donc rien à craindre.
Briant prit alors un fanal et s’introduisit dans le boyau. Gordon, Doniphan, Wilcox, Baxter, Moko, le suivirent. Un instant après, tous ayant franchi l’orifice produit par l’éboulement, se trouvaient au milieu d’une sombre excavation dans laquelle ne pénétrait aucune lumière du dehors.
C’était une seconde caverne, ayant en hauteur et en largeur les mêmes dimensions que French-den, mais beaucoup plus profonde, et dont le sol était recouvert d’un sable fin sur une superficie de cinquante yards carrés.
Comme cette cavité ne semblait avoir aucune communication avec l’extérieur, on aurait pu craindre que l’air fût impropre à la respiration. Mais, puisque la lampe du fanal brûlait à pleine flamme, c’est que l’air s’y introduisait par une ouverture quelconque. Sans cela, d’ailleurs, comment Phann aurait-il pu y entrer?
En ce moment, Wilcox heurta du pied un corps inerte et froid – ce qu’il reconnut on y portant la main.
Briant approcha le fanal.
«C’est le corps d’un chacal! s’écria Baxter.
– Oui!…Un chacal que notre brave Phann aura étranglé! répondit Briant.
– Voilà donc l’explication de ce que nous ne pouvions expliquer!» ajouta Gordon.
Mais, si un ou plusieurs chacals avaient fait de cette caverne leur gîte habituel, par quelle issue y pénétraient-ils? c’est là ce qu’il fallait absolument découvrir.
Aussi, après être ressorti de French-den, Briant vint-il longer la falaise du côté du lac. En même temps, il poussait des cris, auxquels répondirent enfin d’autres cris à l’intérieur. C’est de cette façon qu’il découvrit une étroite ouverture, entre les broussailles, au ras du sol, par laquelle se glissaient les chacals. Mais, depuis que Phann les y avait suivis, il s’était produit un éboulement partiel qui avait fermé cette ouverture, ainsi qu’on ne tarda pas à le reconnaître.
Donc, tout s’expliquait, les hurlements des chacals, les aboiements du chien qui, pendant vingt-quatre heures, s’était trouvé dans l’impossibilité de revenir au dehors.
Quelle satisfaction ce fut! Non seulement Phann était rendu à ses jeunes maîtres, mais aussi que de travail épargné! Il y avait là «toute faite» comme dit Dole, une vaste cavité dont le naufragé. Baudoin n’avait jamais soupçonné l’existence. En agrandissant l’orifice, ce serait une seconde porte ouverte du côté du lac. De là, grande facilité pour satisfaire à toutes les exigences du service intérieur. Aussi ces jeunes garçons, réunis dans la nouvelle caverne, poussèrent-ils des hurrahs, auxquels Phann mêla ses joyeux aboiements.
Avec quelle ardeur on se remit à l’ouvrage pour transformer le boyau en un couloir praticable! La seconde excavation, à laquelle fut donné le nom de «hall», le justifiait par ses dimensions. En attendant que des caves eussent été ménagées latéralement au couloir, tout le matériel fut transporte dans ce hall. Il servirait aussi de dortoir et de salle de travail, tandis que la première chambre serait réservée pour la cuisine, l’office, le réfectoire. Mais, comme on en comptait faire le magasin général, Gordon proposa de l’appeler Store-room – ce qui fut adopté.
En premier lieu, on s’occupa de déménager les couchettes qui furent rangées symétriquement sur le sable du hall, où la place ne manquait point. Puis, on y disposa le mobilier du Sloughi, les divans, les fauteuils, les tables, les armoires, etc., et – ce qui était important – les poêles de la chambre et du salon du yacht dont l’installation fut faite de manière à chauffer cette vaste pièce. En même temps, on évida l’entrée du côté du lac, afin d’y adapter une des portes du schooner – travail dont Baxter ne se tira pas sans quelque peine. En outre, deux nouvelles embrasures ayant été percées de chaque côté de ladite porte, la lumière fut suffisamment donnée au hall, qui, le soir venu, s’éclairait d’un fanal suspendu à sa voûte.
Ces arrangements prirent une quinzaine de jours. Il était temps qu’ils fussent achevés, car, après s’être tenu au calme, le temps venait de se modifier. S’il ne fit pas encore extrêmement froid, les rafales devinrent si violentes que toute excursion au dehors dut être interdite.
En effet, telle était la force du vent que, malgré l’abri de la falaise, il soulevait comme une merles eaux du lac. Les lames déferlaient avec fracas, et, très certainement, une embarcation, chaloupe de pêche ou pirogue de sauvage, s’y fût trouvée en perdition. Il avait fallu retirer la yole à terre, sans quoi elle eût risqué d’être emportée. Par moments, les eaux du rio, refoulées inversement à son cours, recouvraient la berge et menaçaient de s’étendre jusqu’au contrefort. Heureusement, ni Store-room ni le hall n’étaient directement exposés aux coups de la bourrasque, puisque le vent soufflait de l’ouest. Aussi, les poêles et le fourneau de la cuisine, alimentés de bois sec dont on avait fait ample provision, fonctionnèrent-ils convenablement.
Comme il était à propos que tout ce qui avait été sauvé du Sloughi eût trouvé un abri sûr! Les provisions n’avaient plus rien à redouter de l’inclémence du temps. Gordon et ses camarades, maintenant emprisonnés par la mauvaise saison, curent le loisir de s’aménager plus confortablement. Ils avaient élargi le couloir et creusé deux profonds réduits, dont l’un, fermé par une porte, fut réservé aux munitions, de manière à prévenir tout danger d’explosion. Enfin, bien que les chasseurs ne pussent s’aventurer aux environs de French-den, rien qu’avec les oiseaux aquatiques, dont Moko n’arrivait pas toujours à faire disparaître le goût marécageux – ce qui provoquait des protestations et des grimaces – d’ordinaire était assuré. Il va sans dire, d’ailleurs, qu’une place avait été réservée au nandû dans un coin de Store-room, on attendant qu’on lui eût construit un enclos au dehors.
C’est alors que Gordon eut la pensée de rédiger un programme, auquel chacun serait tenu de se soumettre, lorsqu’il aurait été approuvé de tous. Après la vie matérielle, il y avait encore lieu de songer à la vie morale. Savait-on ce que durerait le séjour sur cette île? Si l’on parvenait à la quitter, quelle satisfaction ce serait d’avoir mis le temps à profit! Avec les quelques livres fournis par la bibliothèque du schooner, les grands ne pouvaient-ils accroître la somme de leurs connaissances, tout en se consacrant à l’instruction des plus jeunes? Excellente besogne, qui occuperait utilement et agréablement lés longues heures de l’hiver!
Cependant, avant que ce programme eût été rédigé, une autre mesure fut prise dans les circonstances que voici.
Le soir du 10 juin, après le souper, tous étant réunis dans le hall autour des poêles qui ronflaient, la conversation vint à porter sur l’opportunité qu’il y aurait à donner des noms aux principales dispositions géographiques de l’île.
«Ce serait très utile et très pratique, dit Briant.
– Oui, des noms… s’écria Iverson, et, surtout, choisissons des noms bien jolis!
– Ainsi qu’ont toujours fait les Robinsons réels ou imaginaires! répliqua Webb.
– Et, en réalité, mes camarades, dit Gordon, nous ne sommes pas autre chose…
– Un pensionnat de Robinsons! s’écria Service.
– D’ailleurs, reprit Gordon, avec des noms donnés à la baie, aux rios, aux forêts, au lac, à la falaise, aux marais, aux promontoires, nous aurons plus de facilité pour nous y reconnaître!»
On le pense bien, cette motion fut adoptée, et il n’y eut plus qu’à se mettre en frais d’imagination pour trouver des dénominations convenables.
«Nous avons déjà Sloughi-bay, sur laquelle notre yacht est venu s’échouer, dit Doniphan, et pense qu’il convient de lui conserver ce nom auquel nous sommes habitués!
– Assurément! répondit Cross.
– De même que nous conserverons le nom de French-den à notre demeure, ajouta Briant, en mémoire du naufragé dont nous avons pris la place!»
Il n’y eut aucune contestation à ce sujet, même de la part de Doniphan, bien que l’observation vînt de Briant.
«Et maintenant, dit Wilcox, comment appellerons-nous le rio qui se jette dans Sloughi-bay?
– Le rio Zealand, proposa Baxter. Ce nom nous rappellera celui de noire pays!
– Adopté!… Adopté!»
Là-dessus, il n’y eut qu’une voix.
«Et le lac?… demanda Garnett.
– Puisque le rio a reçu le nom de notre Zélande, dit Doniphan, donnons au lac un nom qui rappelle nos familles, et appellons-le Family-lake (Lac de la Famille)!»
Ce qui fut admis par acclamation.
On le voit, l’accord était complet, et c’est sous l’empire de ces mêmes sentiments que le nom d’Auckland-hill (colline d’Auckland) fut attribué à la falaise. Pour le cap qui la terminait – ce cap du haut duquel Briant avait cru découvrir une mer dans l’est – on l’appela, sur sa proposition, False-Sea-point (Pointe de la fausse mer.)
Quant aux autres dénominations qui furent successivement adoptées, les voici.
On nomma Traps-woods (bois des trappes), la partie de la forêt où les trappes avaient été découvertes, – Bog-woods (bois de la fondrière), l’autre partie, située entre Sloughi-bay et la falaise, – South-moors (marais du sud), le marécage qui couvrait toute la partie méridionale de l’île, – Dike-creek (ruisseau de la chaussée), le ruisseau barré par la petite chaussée de pierre, – Wreck-coast (côte de la tempête), la côte de l’île sur laquelle s’était échoué le yacht, – enfin Sport-terrace (terrasse du sport), l’emplacement limité par les rives du rio et du lac, formant devant le hall une sorte de pelouse qui serait destinée aux exercices indiqués dans le programme.
En ce qui concernait les autres points de l’île, on les dénommerait à mesure qu’ils seraient reconnus, et d’après les incidents dont ils auraient été le théâtre.
Cependant, il parut bon d’attribuer encore un nom aux principaux promontoires marqués sur la carte de François Baudoin. On eut ainsi, au nord de l’île, North-cape, à sa pointe sud, South-cape. Enfin, l’entente fut générale pour donner aux trois pointes qui se projetaient à l’ouest, sur le Pacifique, les dénominations de French-cape, British-cape et Américan-cape, en l’honneur des trois nations française, anglaise et américaine, représentées dans la petite colonie.
Colonie! Oui! Ce mot fut alors proposé pour rappeler que l’installation n’avait plus un caractère provisoire. Et, naturellement, il fut dû à l’initiative de Gordon, toujours plus préoccupé d’organiser la vie sur ce nouveau domaine que de chercher à en sortir. Ces jeunes garçons, ce n’étaient plus les naufragés du Sloughi, c’étaient les colons de l’île…
Mais de quelle île?… Il restait à la baptiser à son tour.
«Tiens!… tiens!… Je sais bien comment on devrait l’appeler! s’écria Costar!
– Tu sais cela… toi? répondit Doniphan.
– Il va bien, le petit Costar! s’écria Garnett.
– Pas de doute, il va l’appeler l’île Baby! riposta Service.
– Allons! Ne plaisantez pas Costar, dit Briant, et voyons son idée!»
L’enfant, tout interloqué, se taisait.
«Parle, Costar, reprit Briant en l’encourageant du geste. Je suis sûr que ton idée est bonne!…
– Eh bien, dit Costar, puisque nous sommes des élèves de la pension Chairman, appelons-la l’île Chairman!»
Et, en effet, on ne pouvait trouver mieux. Aussi ce nom fut-il admis aux applaudissements de tous – ce dont le Costar se montra très fier.
L’île Chairman! Vraiment, ce nom avait une certaine tournure géographique, et il pourrait figurer très convenablement dans les atlas de l’avenir.
La cérémonie enfin terminée – à la satisfaction générale – le moment était venu d’aller prendre du repos, lorsque Briant demanda la parole.
«Mes camarades, dit-il, maintenant que nous avons donné un nom à notre île, ne serait-il pas convenable de choisir un chef pour la gouverner?
– Un chef?… répondit vivement Doniphan.
– Oui, il me semble que tout irait mieux, reprit Briant, si l’un de nous avait autorité sur les autres! Ce qui se fait pour tout pays, n’est-il pas convenable de le faire pour l’île Chairman?
– Oui!… Un chef… Nommons un chef! s’écrièrent à la fois grands et petits.
– Nommons un chef, dit alors Doniphan, mais à la condition que ce ne soit que pour un temps déterminé… un an, par exemple!…
– Et qu’il pourra être réélu, ajouta Briant.
– D’accord!… Qui nommerons-nous?» demanda Doniphan d’un ton assez anxieux.
Et il semblait que le jaloux garçon n’eût qu’une crainte: c’est qu’à défaut de lui, le choix de ses camarades se portât sur Briant!.. Il fut vite détrompé à cet égard.
«Qui nommer?… avait répondu Briant, mais le plus sage de tous…. notre camarade Gordon!
– Oui!… Oui!… Hurrah pour Gordon!»
Gordon voulait d’abord refuser l’honneur qu’on lui décernait, tenant plus à organiser qu’à commander. Toutefois, en songeant au trouble que les passions, presque aussi ardentes chez ces jeunes garçons que s’ils eussent été des hommes, pouvaient faire naître dans l’avenir, il se dit que son autorité ne serait pas inutile!
Et voilà comment Gordon fut proclamé chef de la petite colonie de l’île Chairman.