Jules Verne
DEUX ANS DE VACANCES
(Chapitre XXII-XXIV)
91 dessins par Benett et une Carte en couleurs
Bibliothèque D’Éducation et de Récréation
J. Hetzel et Cie
© Andrzej Zydorczak
Une idée de Briant. – Joie des petits. – Construction d’un cerf-volant.
– Expérience interrompue. – Kate. – Les survivants du Severn. – Dangers que courent Doniphan et ses camarades. – Dévouement de Briant. – Tous réunis.
n n’a point oublié dans quelles conditions Doniphan, Webb, Cross et Wilcox avaient quitté French-den. Depuis leur départ, la vie des jeunes colons était devenue bien triste. Avec quel profond chagrin tous avaient vu se produire cette séparation, dont les conséquences pouvaient être si fâcheuses dans l’avenir! Certes, Briant n’avait rien à se reprocher, et, cependant, peut-être était-il plus affecté que les autres, puisque c’était à son sujet que la scission avait eu lieu.
En vain Gordon cherchait-il à le consoler en lui disant:
«Ils reviendront, Briant, et plus tôt qu’ils ne le pensent! Si entêté que soit Doniphan, les circonstances seront plus fortes que lui! Avant la mauvaise saison, je parierais qu’ils nous auront rejoints à French-den!»
Briant, secouant la tête, n’osait rien répondre. Que des circonstances eussent pour résultat de ramener les absents, oui, peut-être! Mais, alors, c’est que ces circonstances seraient devenues bien graves!
«Avant le retour de la mauvaise saison!» avait dit Gordon. Les jeunes colons étaient-ils donc condamnés à passer un troisième hiver sur l’île Chairman? Aucun secours ne leur arriverait-il d’ici là? Ces parages du Pacifique n’étaient-ils point fréquentés, pendant l’été, par quelques bâtiments de commerce, et le ballon-signal, hissé sur la crête d’Auckland-hill ne serait-il pas enfin aperçu?
Ce ballon, il est vrai, dressé à deux cents pieds seulement au-dessus du niveau de l’île, ne devait être visible que dans un rayon assez restreint. Aussi, après avoir vainement essayé avec Baxter d’établir le plan d’une embarcation qui eût été capable de tenir la mer, Briant fut-il conduit à chercher le moyen d’élever quelque signal à une plus grande hauteur. Souvent il en parlait, et, un jour, il dit à Baxter qu’il ne croyait pas impossible d’employer un cerf-volant à cet usage.
«Ni la toile ni la corde ne nous manquent, ajouta-t-il, et, en donnant à cet appareil des dimensions suffisantes, il planerait dans une zone élevée – à mille pieds, par exemple!
– Excepté les jours où il n’y aurait pas un souffle de vent! fît observer Baxter.
– Ces jours-là sont rares, répondit Briant, et, par les temps calmes, nous en serions quittes pour ramener notre machine à terre. Mais, sauf dans ce cas, après avoir été fixée au sol par l’extrémité de sa corde, elle suivrait d’elle-même les changements de brise, et nous n’aurions point à nous inquiéter de sa direction.
– C’est à essayer, dit Baxter.
– De plus, répliqua Briant, si ce cerf-volant était visible pendant le jour à une grande distance – peut-être une soixantaine de milles – il le serait aussi pendant la nuit, si nous attachions un de nos fanaux à sa queue ou à sa carcasse!»
En somme, l’idée de Briant ne laissait pas d’être pratique. Quant à son exécution, ce n’était pas pour embarrasser de jeunes garçons, qui avaient maintes fois enlevé des cerfs-volants dans les prairies de la Nouvelle-Zélande.
Aussi, lorsque le projet de Briant fut connu, causa-t-il une joie générale. Les petits surtout, Jenkins, Iverson, Dole et Costar, prirent la chose par le côté amusant et s’ébaudirent à la pensée d’un cerf-volant, qui dépasserait tout ce qu’ils avaient vu jusqu’alors. Quel plaisir ce serait de tirer sur la corde bien tendue, tandis qu’il se balancerait dans les airs!
«On lui mettra une longue queue! disait l’un.
– Et de grandes oreilles! répétait l’autre.
– On peindra dessus un magnifique «punch» qui gigotera joliment là-haut!
– Et nous lui enverrons des postillons!»
C’était une vraie joie! Et, de fait, là où ces enfants ne voyaient qu’une distraction, il y avait une idée très sérieuse, et il était permis d’espérer qu’elle produirait d’heureux résultats.
Baxter et Briant se mirent donc à l’œuvre, le surlendemain même du jour où Doniphan et ses trois compagnons avaient abandonné French-den.
«Par exemple, s’écria Service, ce seront eux qui ouvriront l’œil, lorsqu’ils apercevront une pareille machine! Quel malheur que mes Robinsons n’aient jamais eu la pensée de lancer un cerf-volant dans l’espace!
– Est-ce qu’on pourra l’apercevoir de tous les points de notre île? demanda Garnett.
– Non seulement de notre île, répondit Briant, mais d’une grande distance sur les parages environnants.
– Le verra-t-on d’Auckland?… s’écria Dole.
– Hélas, non! répondit Briant en souriant de la réflexion. Après tout, quand Doniphan et les autres le verront, peut-être cela les engagera-t-il à revenir!»
On le voit, le brave garçon ne songeait qu’aux absents et ne désirait qu’une chose, c’est que cette funeste séparation prît fin au plus vite.
Ce jour-là et les jours suivants furent employés à la construction du cerf-volant, auquel Baxter proposa de donner une forme octogone. L’armature, légère et résistante, fut faite avec une sorte de roseaux très rigides qui poussaient sur les bords du Family-lake. Elle était assez forte pour supporter l’effort d’une brise ordinaire. Sur cette armature, Briant fît tendre une des légères toiles, enduites de caoutchouc, qui servaient à recouvrir les claires-voies du schooner – toiles si imperméables que le vent ne pourrait filtrer à travers leur tissu. Quant à la corde, on emploierait une «ligne» longue d’au moins deux mille pieds, à torons très serrés, dont on faisait usage pour mettre le loch à la traîne et qui était capable de supporter une tension considérable.
Il va sans dire que l’appareil serait orné d’une queue magnifique, destinée à le maintenir en équilibre, lorsqu’il serait incliné sur la couche d’air. Il était si solidement construit qu’il eût pu, sans trop de danger, enlever n’importe lequel des jeunes colons dans les airs! Mais il n’était point question de cela, et il suffisait qu’il fût assez solide pour résister à de fraîches brises, assez vaste pour atteindre une certaine hauteur, assez grand pour être aperçu dans un rayon de cinquante à soixante milles.
Il va de soi que ce cerf-volant ne devait pas être tenu à la main. Sous la poussée du vent, il aurait entraîné tout le personnel de la colonie, et plus vite qu’il ne l’eût voulu. Aussi la corde devait-elle être enroulée sur l’un des virevaux du schooner. Ce petit treuil horizontal fut donc apporté au milieu de Sport-terrace, et fortement fixé au sol, afin de résister à la traction du «Géant des airs» – nom que les petits admirent d’un commun accord.
Cette besogne ayant été achevée le 15 au soir, Briant remit au lendemain, dans l’après-midi, le lancement auquel assisteraient tous ses camarades.
Or, le lendemain, voilà qu’il fut impossible de procéder à l’expérience. Une tempête s’était déchaînée, et l’appareil eût été immédiatement mis en pièces, s’il avait donné prise au vent.
C’était cette même tempête qui avait assailli Doniphan et ses compagnons dans la partie septentrionale de l’île, en même temps qu’elle drossait la chaloupe et les naufragés américains contre les récifs du nord, auxquels on attribua plus tard le nom de Severn-shores (écueils du Severn).
Le surlendemain – 16 octobre – bien qu’une certaine accalmie se fût produite, la brise était trop violente encore pour que Briant voulût lancer son appareil aérien. Mais, comme le temps se modifia dans l’après-midi, grâce à la direction du vent, qui mollit très sensiblement en passant au sud-est, on remit l’expérience au jour suivant.
C’était le 17 octobre – date qui allait prendre une place importante dans les annales de l’île Chairman.
Bien que ce jour-là fût un vendredi. Briant ne crut pas devoir – par superstition – attendre vingt-quatre heures. D’ailleurs, le temps était devenu propice, avec une jolie brise, constante et régulière, de nature à bien soutenir le cerf-volant. Grâce à l’inclinaison que lui assurait son balancier sur le lit du vent, il s’élèverait à une grande hauteur, et, le soir venu, on le ramènerait pour y attacher un fanal, dont la lueur resterait visible toute la nuit.
La matinée fut consacrée aux derniers préparatifs, qui durèrent plus d’âne heure après le déjeuner. Puis, tous se rendirent sur Sport-terrace.
«Quelle bonne idée Briant avait eue de construire cette machine!» répétaient Iverson et les autres en battant des mains.
Il était une heure et demie. L’appareil, étendu sur le sol, sa longue queue déployée, allait être livré à l’action de la brise, et on n’attendait plus que le signal de Briant, lorsque celui-ci suspendit la manœuvre.
A ce moment, en effet, son attention venait d’être détournée par Phann, qui s’élançait précipitamment du côté de la forêt, en faisant entendre des aboiements si plaintifs, si étranges, qu’il y avait lieu d’en être surpris.
«Qu’a donc Phann? demanda Briant.
– Est-ce qu’il a senti quelque animal sous les arbres? répondit Gordon.
– Non!… Il aboierait autrement!
– Allons voir!… s’écria Service.
– Pas sans être armés!» ajouta Briant.
Service et Jacques coururent à French-den, d’où ils revinrent chacun avec un fusil chargé.
«Venez,» dit Briant.
Et tous trois, accompagnés de Gordon, se dirigèrent vers la lisière de Traps-woods. Phann l’avait franchie déjà, et, si on ne le voyait plus, on l’entendait toujours.
Briant et ses camarades avaient fait cinquante pas à peine, lorsqu’ils aperçurent le chien arrêté devant un arbre, au pied duquel gisait une forme humaine.
Une femme était étendue là, immobile comme une morte, une femme dont les vêtements – jupe de grosse étoffe, corsage pareil, châle de laine brune, noué à sa ceinture – paraissaient encore en assez bon état. Sa figure portait des traces d’excessives souffrances, bien qu’elle fût de constitution robuste, n’étant d’ailleurs âgée que de quarante à quarante-cinq ans. Épuisée de fatigues, de faim peut-être, elle avait perdu connaissance, mais un léger souffle s’exhalait de ses lèvres.
Que, l’on juge de l’émotion des jeunes colons en présence de la première créature humaine qu’ils eussent rencontrée depuis leur arrivée sur l’île Chairman!
«Elle respire!… Elle respire! s’écria Gordon. Sans doute, la faim, la soif…»
Aussitôt Jacques courut vers French-den, d’où il rapporta un peu de biscuit avec une gourde de brandy.
Alors, Briant, penché sur cette femme, entr’ouvrit ses lèvres, étroitement serrées, et parvint à y introduire quelques gouttes de la réconfortante liqueur.
La femme fit un mouvement, releva ses paupières. Tout d’abord, son regard s’anima à la vue de ces enfants, réunis autour d’elle… Puis, ce morceau de biscuit que lui présentait Jacques, elle le porta avidement à sa bouche.
On le voyait, cette malheureuse se mourait de besoin plus que de fatigue.
Mais quelle était cette femme? Serait-il possible d’échanger quelques paroles avec elle et de la comprendre?…
Briant fut aussitôt fixé à cet égard.
L’inconnue s’était redressée, et elle venait de prononcer ces mots en anglais:
«Merci… mes enfants… merci!»
Une demi-heure plus tard, Briant et Baxter l’avaient déposée dans le hall. Là, aidés de Gordon et de Doniphan, ils lui donnaient tous les soins que réclamait son état.
Dès qu’elle se sentit un peu remise, elle s’empressa de raconter son histoire.
Voici ce qu’elle dit, et l’on verra combien le récit de ses aventures devait intéresser les jeunes colons.
Elle était d’origine américaine, avait longtemps vécu sur les territoires du Far-West aux États-Unis. Elle se nommait Catherine Ready, ou plus simplement Kate. Depuis plus de vingt ans, elle remplissait les fonctions de femme de confiance, au service de la famille William R. Penfield. qui habitait Albany, capitale de l’état de New-York.
Il y avait un mois, Mr. et Mrs. Penfield, voulant se rendre au Chili, où demeurait un de leurs parents, étaient venus à San-Francisco, le principal port de la Californie, pour s’embarquer sur le navire de commerce, le Severn, commandé par le capitaine John F. Turner. Ce navire était à destination de Valparaiso, Mr. et Mrs Penfield y prirent passage avec Kate, qui faisait pour ainsi dire partie de leur famille.
Le Severn était un bon navire, et il eût fait, sans doute, une excellente traversée, si les huit hommes de son équipage, nouvellement recrutés, n’eussent été des misérables de la pire espèce. Neuf jours après le départ, l’un d’eux, Walston, aidé de ses compagnons, Brandt, Rock, Henley, Cook, Forbes, Cope et Pike, provoqua une révolte dans laquelle le capitaine Turner et son second furent tués, en même temps que Mr. et Mrs. Penfield.
Le but des meurtriers, après s’être emparés du navire, était de l’employer à la traite, qui s’opérait encore avec quelques provinces du Sud-Amérique.
Deux personnes à bord avaient été seules épargnées: Kate, en faveur de laquelle avait réclamé le matelot Forbes – moins cruel que ses complices, – puis le master du Severn, un homme d’une trentaine d’années, nommé Evans, auquel il était nécessaire de s’en remettre pour diriger le bâtiment.
Ces horribles scènes avaient eu lieu dans la nuit du 7 au 8 octobre, alors que le Severn se trouvait à deux cents milles environ de la côte chilienne.
Sous peine de mort, Evans fut contraint à manœuvrer, de manière à doubler le cap Horn, afin d’atteindre les parages à l’ouest de l’Afrique.
Mais, quelques jours après – on ne sut jamais à quelle cause l’attribuer – un incendie se déclara à bord. En peu d’instants, sa violence fut telle que Walston et ses compagnons essayèrent vainement de sauver le Severn d’une destruction complète. L’un d’entre eux, Henley, périt même en se précipitant à la mer pour échapper au feu. Il fallut abandonner le navire, jeter à la hâte dans la chaloupe quelques provisions, quelques munitions, quelques armes, et s’éloigner au moment où le Severn sombrait au milieu des flammes.
La situation des naufragés était extrêmement critique, puisque deux cents milles les séparaient des terres les plus rapprochées. Ce n’aurait été que justice, en vérité, que la chaloupe eût péri avec les scélérats qu’elle portait, si Kate et le master Evans n’avaient été à bord.
Le surlendemain, une violente tempête s’éleva – ce qui rendit la situation plus terrible. Mais, comme le vent soufflait du large, l’embarcation, son mât brisé, sa voile en lambeaux, fut poussée vers l’île Chairman. On sait comment, dans la nuit du 15 au 16, après avoir été roulée à la surface des brisants, elle vint s’échouer sur la grève, ayant sa membrure en partie fracassée et son bordage entr’ouvert.
Walston et ses compagnons, épuisés par une longue lutte contre la tempête, leurs provisions en partie consommées, n’en pouvaient plus de froid et de fatigue. Aussi étaient-ils à peu près inanimés, lorsque la chaloupe aborda les récifs. Un coup de mer enleva alors cinq d’entre eux, un peu avant l’échouage, et, quelques instants après, les deux autres furent projetés sur le sable, tandis que Kate tombait du côté opposé de l’embarcation.
Ces deux hommes restèrent assez longtemps évanouis, comme Kate l’était elle-même. Ayant bientôt repris connaissance, Kate eut soin de rester immobile, bien qu’elle dût penser que Walston et les autres eussent péri. Elle attendait le jour pour aller chercher assistance sur cette terre inconnue, quand, vers trois heures du matin, des pas firent craquer le sable près de la chaloupe.
C’étaient Walston, Brandt et Rock, qui, non sans peine, avaient pu se sauver du coup de mer. avant l’échouage de l’embarcation. Ayant traversé le banc des récifs et atteint l’endroit où gisaient leurs compagnons, Forbes et Pike, ils s’empressèrent de les ramener à la vie; puis ils délibérèrent pendant que le master Evans les attendait à quelques centaines de pas de là, sous la garde de Cope et de Rock.
Et voici les propos qui furent échangés – propos que Kate entendit très distinctement:
«Où sommes-nous? demanda Rock.
– Je ne sais! répondit Walston. Peu importe! Ne restons pas ici et descendons vers l’est! Nous verrons à nous débrouiller, quand le jour sera venu!
– Et nos armes?… dit Forbes.
– Les voici, avec nos munitions qui sont intactes!» répondit Walston.
Et il sortit du coffre de la chaloupe cinq fusils et plusieurs paquets de cartouches.
«C’est peu, ajouta Rock, pour se tirer d’affaire dans ces pays de sauvages!
– Où est Evans?… demanda Brandt.
– Evans est là, répondit Walston, surveillé par Cope et Rock. Il faudra bien qu’il nous accompagna, bon gré mal gré, et, s’il résiste, je me charge de le mettre à la raison!
– Qu’est devenue Kate!… dit Rock. Est-ce qu’elle serait parvenue à se sauver?…
– Kate?… répondit Walston. Plus rien à craindre d’elle! Je l’ai vue passer par-dessus le bord, avant que la chaloupe se soit mise au plein, et elle est par le fond!
– Bon débarras, après tout!… répondit Rock. Elle en savait un peu trop long sur notre compte.
– Elle ne l’aurait pas su longtemps!» ajouta Walston, sur les intentions duquel il n’y avait point à se tromper.
Kate, qui avait tout entendu, était bien résolue à s’enfuir, après le départ des matelots du Severn.
Quelques instants à peine écoulés, Walston et ses compagnons, soutenant Forbes et Pike, dont les jambes n’étaient guère solides, emportaient leurs armes, leurs munitions, ce qui restait de provisions dans les coffres de la chaloupe – c’est-à-dire cinq à six livres de viande salée, un peu de tabac et deux ou trois gourdes de gin. Ils s’éloignaient, au moment où la bourrasque était dans toute sa violence.
Dès qu’ils furent à bonne distance, Kate se releva. Il était temps, car la marée montante atteignait déjà la grève, et, bientôt elle eût été entraînée par le flot.
On comprend maintenant pourquoi Doniphan, Wilcox, Webb et Cross, lorsqu’ils revinrent, pour rendre les derniers devoirs aux naufragés, trouvèrent la place vide. Déjà Walston et sa bande avaient descendu dans la direction de l’est, tandis que Kate, prenant à l’opposé, se dirigeait, sans le savoir, vers la pointe septentrionale du Family-lake.
Ce fut là qu’elle arriva dans l’après-midi du 16, épuisée de fatigue et de faim. Quelques fruits sauvages, c’était tout ce qu’elle avait ou pour se réconforter. Elle suivit alors la rive gauche, marcha toute la nuit, toute la matinée du 17, et vint tomber à l’endroit où Briant l’avait relevée à demi-morte.
Tels étaient les événements dont Kate fit le récit – événements d’une extrême gravité. En effet, sur l’île Chairman, où les jeunes colons avaient vécu en complète sécurité jusqu’alors, sept hommes, capables de tous les crimes, avaient pris terre. S’ils découvraient French-den, hésiteraient-ils à l’attaquer? Non! Ils avaient un intérêt trop réel à s’emparer de son matériel, à enlever ses provisions, ses armes, ses outils surtout, sans lesquels il leur serait impossible de mettre la chaloupe du Severn en état de reprendre la mer. Et, dans ce cas, quelle résistance pourraient opposer Briant et ses camarades, dont les plus grands comptaient alors une quinzaine d’années au plus et les plus petits dix ans à peine! N’étaient-ce pas là d’effrayantes éventualités? Si Walston demeurait sur l’île, nul doute qu’il ne fallût s’attendre à quelque agression de sa part!
Avec quelle émotion tous écoutèrent le récit de Kate, il n’est que trop facile de l’imaginer.
Et, en l’entendant, Briant ne songeait qu’à ceci: c’est que, si l’avenir offrait de tels dangers, Doniphan, Wilcox, Webb et Cross étaient les premiers menacés. En effet, comment se tiendraient-ils sur leurs gardes, s’ils ignoraient la présence des naufragés du Severn sur l’île Chairman, et précisément sur cette partie du littoral qu’ils exploraient en ce moment? Ne suffirait-il pas d’un coup de fusil, tiré par l’un d’eux, pour que leur situation fût révélée à Walston? Et alors, tous quatre tomberaient entre les mains de scélérats, dont ils n’auraient aucune pitié à attendre!
«Il faut aller à leur secours, dit Briant, et qu’ils aient été prévenus avant demain…
– Et ramenés à French-den! ajouta Gordon. Plus que jamais, il importe que nous soyons réunis, afin de prendre des mesures contre une attaque de ces malfaiteurs!
– Oui! reprit Briant, et puisqu’il est nécessaire que nos camarades reviennent, ils reviendront!… J’irai les chercher!
– Toi, Briant?
– Moi, Gordon!
– Et comment?…
– Je m’embarquerai dans la yole avec Moko. En quelques heures, nous aurons traversé le lac et descendu l’East-river, comme nous l’avons fait déjà. Toutes les chances sont pour que nous rencontrions Doniphan à l’embouchure…
– Quand comptes-tu partir?…
– Dès ce soir, répondit Briant, lorsque l’obscurité nous permettra de traverser le lac sans être aperçus.
– Irai-je avec toi, frère?… demanda Jacques.
– Non, répliqua Briant. Il est indispensable que nous puissions tous revenir dans la yole, et nous aurons bien de la peine à y trouver place pour six!
– Ainsi, c’est décidé?… demanda Gordon.
– Décidé!» lui dit Briant.
En réalité, c’était le meilleur parti à prendre – non seulement dans l’intérêt de Doniphan, de Wilcox, de Cross et de Webb, mais aussi dans l’intérêt de la petite colonie. Quatre garçons de plus, et non des moins vigoureux, ce secours ne serait pas à dédaigner en cas d’agression. D’autre part, il n’y avait pas une heure à perdre, si l’on voulait que tous fussent réunis à French-den avant vingt-quatre heures.
Comme on le pense, il ne pouvait plus être question d’enlever le cerf-volant dans les airs. C’eût été de la dernière imprudence. Ce n’est pas à des navires – s’il en passait au large de l’île – qu’il eût signalé la présence des jeunes colons, c’est à Walston, à ses complices. A ce propos même, Briant jugea convenable de faire abattre le mât de signaux, élevé sur la crête d’Auckland-hill.
Jusqu’au soir, tous restèrent enfermés dans le hall. Kate avait entendu le récit de leurs aventures. L’excellente femme ne pensait plus à elle pour ne penser qu’à eux. S’ils devaient rester ensemble sur l’île Chairman, elle serait leur servante dévouée, elle les soignerait, elle les aimerait comme une mère. Et déjà, aux petits, à Dole, à Costar, elle donnait ce nom caressant de «papooses», par lequel on désigne les babys anglais dans les territoires du Far-West.
Déjà aussi, en souvenir de ses romans de prédilection, Service avait proposé de l’appeler Vendredine – ainsi que Crusoé avait fait de son compagnon, d’impérissable mémoire – puisque c’était précisément un vendredi que Kate était arrivée à French-den.
Et il ajouta:
«Ces malfaiteurs, c’est comme qui dirait les sauvages de Robinson! Il y a toujours un moment où les sauvages arrivent, et, toujours un moment où l’on en vient à bout!»
A huit heures, les préparatifs de départ étaient achevés. Moko, dont le dévouement ne reculait devant aucun danger, se réjouissait d’accompagner Briant dans cette expédition.
Tous deux s’embarquèrent, munis de quelques provisions et armés chacun d’un revolver et d’un coutelas. Après avoir dit adieu à leurs camarades, qui ne les virent pas s’éloigner sans un serrement de cœur, ils eurent bientôt disparu au milieu des ombres du Family-lake. Au coucher du soleil, une petite brise s’était levée, qui soufflait du nord, et, si elle se maintenait, elle servirait la yole à l’aller comme au retour.
En tout cas, cette brise resta favorable pour la traversée de l’ouest à l’est. La nuit était très obscure – circonstance heureuse pour Briant qui voulait passer inaperçu. En se dirigeant au moyen de la boussole, il avait la certitude d’atteindre la rive opposée qu’il suffirait de remonter ou de descendre, suivant que la légère embarcation l’accosterait en dessus ou en dessous du cours d’eau. Toute l’attention de Briant et de Moko se portait dans cette direction, où ils craignaient d’apercevoir quelque feu – ce qui eut très probablement indique la présence de Walston et de ses compagnons, car Doniphan devait plutôt être campé sur le littoral, à l’embouchure de l’East-river.
Six milles furent enlevés en deux heures. La yole n’avait pas trop souffert de la brise, bien que celle-ci eût quelque peu fraîchi. L’embarcation accosta près de l’endroit où elle avait atterri la première fois, et dut longer la rive pendant un demi-mille, afin de gagner l’étroite crique par laquelle les eaux du lac s’écoulaient dans le rio. Cela prit un certain temps. Le vent étant debout alors, il fut nécessaire de marcher à l’aviron. Tout paraissait tranquille sous le couvert des arbres, penchés au-dessus des eaux. Pas un glapissement ni un hurlement dans les profondeurs de la forêt, pas un feu suspect sous les noirs massifs de verdure.
Pourtant, vers dix heures et demie, Briant, qui était assis à l’arrière de la yole, arrêta le bras de Moko. A quelques centaines de pieds de l’East-river, sur la rive droite, un foyer à demi éteint jetait sa lueur mourante à travers l’ombre. Qui était campé là?… Walston ou Doniphan?… Il importait de le reconnaître, avant de s’engager dans le courant du rio.
«Débarque-moi, Moko. dit Briant.
– Vous ne voulez pas que je vous accompagne, monsieur Briant? répondit le mousse à voix basse.
– Non! Mieux vaut que je sois seul! Je risquerai moins d’être vu en approchant!»
La yole rangea la berge et Briant sauta à terre, après avoir recommandé à Moko de l’attendre. Il avait à la main son coutelas, à la ceinture son revolver dont il était bien décidé à ne se servir qu’à la dernière extrémité, afin d’agir sans bruit.
Après avoir gravi la berge, le courageux garçon se glissa sous les arbres.
Tout à coup, il s’arrêta. A une vingtaine de pas, dans la demi-clarté que le foyer répandait encore, il lui semblait entrevoir une ombre, qui rampait entre les herbes comme il l’avait fait lui-même.
En ce moment, éclata un rugissement formidable. Puis, une masse bondit en avant.
C’était un jaguar de grande taille. Aussitôt ces cris de se faire entendre:
«A moi!… A moi!»
Briant reconnut la voix de Doniphan. C’était lui, en effet. Ses compagnons étaient restés à leur campement établi près de la rive du rio.
Doniphan, renversé par le jaguar, se débattait, sans pouvoir faire usage de ses armes.
Wilcox, réveillé par ses cris, accourut, son fusil épaulé, prêt à faire feu…
«Ne tire pas!… Ne tire pas!…» cria Briant.
Et, avant que Wilcox eût pu l’apercevoir, Briant se précipita sur le fauve, qui se retourna contre lui, tandis que Doniphan se relevait lestement.
Par bonheur, Briant put se jeter de côté, après avoir frappé le jaguar de son coutelas. Cela fut fait si rapidement que ni Doniphan ni Wilcox n’eurent le temps d’intervenir. L’animal, atteint mortellement était tombé, à l’instant où Webb et Cross s’élançaient au secours de Doniphan.
Mais la victoire avait failli coûter cher à Briant, dont l’épaule saignait, déchirée d’un coup de griffe.
«Comment es-tu ici? s’écria Wilcox..
– Vous le saurez plus tard! répondit Briant. Venez!… venez!
– Pas avant que je ne t’aie remercié. Briant! dit Doniphan. Tu m’as sauvé la vie…
– J’ai fait ce que tu aurais fait à ma place! répondit Briant. Ne parlons plus de cela, et suivez-moi!…»
Cependant, bien que la blessure de Briant ne fût pas grave, il fallut la bander fortement avec un mouchoir, et, tandis que Wilcox le pansait, le brave garçon put mettre ses camarades au courant de la situation.
Ainsi, ces hommes que Doniphan croyait avoir été emportés, à l’état de cadavres, parla marée montante, étaient vivants! Ils erraient à travers l’île! C’étaient des malfaiteurs, souillés de sang! Une femme avait fait naufrage avec eux dans la chaloupe du Severn, et cette femme était à French-den?… A présent, plus de sécurité sur l’île Chairman!… Voilà pourquoi Briant avait crié à Wilcox de ne pas faire feu sur le jaguar, de peur que la détonation fût entendue, pourquoi Briant n’avait voulu se servir que de son coutelas pour frapper le fauve!
«Ah! Briant, tu vaux mieux que moi! s’écria Doniphan avec une vive émotion et dans un élan de reconnaissance qui l’emportait sur son caractère si hautain.
– Non, Doniphan, non, mon camarade, répondit Briant, et, puisque je tiens ta main, je ne la lâcherai que lorsque tu auras consenti à revenir là-bas…
– Oui, Briant, il le faut! répondit Doniphan. Compte sur moi! Désormais, je serai le premier à t’obéir! Demain… au point du jour… nous partirons…
– Non, tout de suite, répondit Briant, afin d’arriver, sans risquer d’être vus!
– Et comment?… demanda Cross.
– Moko est là! Il nous attend avec la yole! Nous allions nous engager dans l’East-river, lorsque j’ai aperçu la lueur d’un feu, qui était le vôtre.
– Et tu es arrivé à temps pour me sauver!… répéta Doniphan.
– Et aussi pour te ramener à French-den!»
Maintenant, pourquoi Doniphan, Wilcox, Webb et Cross étaient-ils campés en cet endroit et non à l’embouchure de l’East-river? L’explication en fut donnée en quelques mots.
Après avoir quitté la côte des Severn-shores, tous quatre étaient revenus au port de Bear-rock dans la soirée du 16. Dès le lendemain matin, comme il était convenu, ils avaient remonté la rive gauche de l’East-river jusqu’au lac, où ils s’étaient établis en attendant le jour pour regagner French-den.
Dès l’aube, Briant et ses camarades avaient pris place dans la yole, et, comme elle était bien étroite pour six, il fallut manœuvrer avec précaution.
Mais la brise était favorable, et Moko dirigea si adroitement son embarcation que la traversée se fit sans accidents.
Avec quelle joie Gordon et les autres accueillirent les absents, quand, vers quatre heures du matin, ils débarquèrent à la digue du rio Zealand! Si de grands dangers les menaçaient, du moins, ils étaient tous à French-den!
La situation telle qu’elle est. – Précautions prises. – La vie modifiée. – L’arbre à vache. – Ce qu’il importerait de savoir. – Une proposition de Kate. – Briant obsédé par une idée. – Son projet. – Discussion. – A demain.
a colonie était donc au complet, et même accrue d’un nouveau membre – cette bonne Kate, jetée à la suite d’un effroyable drame de mer sur les grèves de l’île Chairman. De plus, l’accord allait maintenant régner à French-den – accord que rien ne devait désormais troubler. Si Doniphan éprouvait encore quelque regret de ne point être le chef des jeunes colons, du moins leur était-il revenu tout entier. Oui, cette séparation de deux ou trois jours avait porté ses fruits. Plus d’une fois déjà, sans rien dire à ses camarades, sans vouloir avouer ses torts, alors que l’amour-propre parlait chez lui plus haut que l’intérêt, il n’en avait pas moins compris à quelle sottise le menait son entêtement. D’autre part, Wilcox, Cross et Webb n’étaient pas sans éprouver la même impression. Aussi, après le dévouement dont Briant avait fait preuve envers lui, Doniphan s’était-il abandonné à ses bons sentiments, dont il ne devait plus jamais se départir.
D’ailleurs, de très sérieux dangers menaçaient French-den, exposé aux attaques de sept malfaiteurs, vigoureux et armés. Sans doute, l’intérêt de Walston était de chercher à quitter promptement l’île Chairman; mais, s’il venait à soupçonner l’existence d’une petite colonie, bien pourvue de tout ce qui lui manquait, il ne reculerait pas devant une agression où toutes les chances seraient pour lui. Les jeunes colons durent s’astreindre à prendre de minutieuses précautions, à ne plus s’éloigner du rio Zealand, à ne pas se hasarder aux environs du Family-lake sans nécessité tant que Walston et sa bande n’auraient pas quitté l’île.
Et d’abord, il y eut lieu de savoir si, pendant leur retour des Severn-shores à Bear-rock, Doniphan, Cross, Webb et Wilcox n’avaient rien remarqué qui fût de nature à leur faire soupçonner la présence des matelots du Severn?
«Rien, répondit Doniphan. A la vérité, pour revenir à l’embouchure de l’East-river, nous n’avons pas suivi le chemin que nous avions pris en remontant vers le nord.
– Il est pourtant certain que Walston s’est éloigné dans la direction de l’est! fît observer Gordon.
– D’accord, répondit Doniphan; mais, il a dû longer la côte, tandis que nous revenions directement par Beechs-forest. Prenez la carte, et vous verrez que l’île forme une courbe très prononcée au-dessus de Deception-bay. Il y a là une vaste contrée où ces malfaiteurs ont pu chercher refuge, sans trop s’écarter de l’endroit où ils avaient laissé leur chaloupe. – Au fait, peut-être Kate saurait-elle nous dire à peu près dans quels parages se trouve située l’île Chairman?»
Kate, interrogée déjà à ce sujet par Gordon et Briant, n’avait rien pu leur répondre. Après l’incendie du Severn, lorsque le master Evans eut pris la barre de la chaloupe, il avait manœuvré de manière à rallier au plus près le continent américain, dont l’île Chairman ne pouvait être très éloignée. Or, il n’avait jamais prononcé le nom de cette île sur laquelle la tempête, l’avait poussé. Toutefois, comme les nombreux archipels de la côte ne devaient être qu’à une distance relativement courte, il y avait des raisons très plausibles pour que Walston voulût tenter de les atteindre, et, en attendant, qu’il eût intérêt à rester sur le littoral de l’est. En effet, dans le cas où il parviendrait à remettre son embarcation en état de naviguer, il n’aurait pas grand’peine à se diriger vers quelque terre du Sud-Amérique.
«A moins, fit observer Briant, que Walston, arrivé à l’embouchure d’East-river et y retrouvant des traces de ton passage, Doniphan, n’ait l’idée de pousser plus loin ses recherches!
– Quelles traces? répondit Doniphan. Un amas de cendres éteintes? Et qu’en pourrait-il conclure? Serait-ce que l’île est habitée? Eh bien, dans ce cas, ces misérables ne songeraient qu’à se cacher…
– Sans doute, répliqua Briant, à moins qu’ils ne découvrent que la population de l’île se réduit à une poignée d’enfants! Ne faisons donc rien qui puisse leur apprendre qui nous sommes! – Cela m’amène à te demander, Doniphan, si tu as eu l’occasion de tirer quelques coups de feu pendant ton retour à Deception-bay?
– Non, et par extraordinaire, répondit Doniphan en souriant, car je suis un peu trop brûleur de poudre! Depuis que nous avons abandonné la côte, nous étions suffisamment pourvus de gibier, et aucune détonation n’a pu révéler notre présence. Hier, dans la nuit, Wilcox a failli tirer sur le jaguar; mais, par bonheur, tu es arrivé à temps pour l’en empêcher, Briant, et me sauver la vie en risquant la tienne!
– Je te le répète, Doniphan, je n’ai fait que ce que tu aurais fait à ma place!’– Et, à l’avenir, plus un seul coup de fusil! Cessons même les visites à Traps-woods, et vivons sur nos réserves!»
Il va sans dire que, dès son arrivée à French-den, Briant avait reçu tous les soins que nécessitait sa blessure, dont la cicatrisation fut bientôt complète. Il ne lui resta plus qu’une certaine gêne dans le bras – gêne qui ne tarda pas à disparaître.
Cependant le mois d’octobre venait de finir, et Walston n’avait pas encore été signalé aux environs du rio Zealand. Était-il donc parti, après avoir réparé sa chaloupe? Ce n’était pas impossible. car il devait posséder une hache – Kate s’en souvint et, pouvait se servir aussi de ces solides couteaux que les marins ont toujours en poche, le bois ne manquant pas à proximité des Severn-shores.
Toutefois, dans l’ignorance où l’on était à cet égard, la vie ordinaire dut être modifiée. Plus d’excursions au loin, si ce n’est le jour où Baxter et Doniphan allèrent abattre le mât de signaux, qui se dressait à la crête d’Auckland-hill.
De ce point, Doniphan promena sa lunette sur les masses de verdure qui s’arrondissaient au levant. Bien que son regard ne pût atteindre jusqu’au littoral, cache derrière le rideau des Beechs-forest, si quelque fumée se fût élevée dans l’air, il l’aurait certainement aperçue – ce qui eût indiqué que Walston et les siens étaient campés sur cette partie de l’île. Doniphan ne vit rien dans cette direction, ni davantage au large de Sloughi-bay, dont les parages étaient toujours déserts.
Depuis que les excursions étaient interdites, depuis qu’il y avait lieu de laisser les fusils au repos, les chasseurs de la colonie avaient été contraints de renoncer à leur exercice de prédilection. Heureusement les pièges et collets, tendus aux abords de French-den, fournissaient du gibier en quantité suffisante. D’ailleurs, les tinamous et les outardes s’étaient tellement multipliés dans la basse-cour, que Service et Garnett furent obligés d’en sacrifier un bon nombre. Comme on avait fait une très abondante récolte des feuilles de l’arbre à thé, ainsi que de cette sève d’érables, qui se transforme si aisément en sucre, il ne fut pas nécessaire de remonter jusqu’au Dike-creek pour renouveler ces provisions. Et même, si l’hiver arrivait avant que les jeunes colons eussent recouvré leur liberté, ils étaient largement pourvus d’huile pour leurs fanaux, de conserves et de gibier pour leur office. Ils n’auraient à refaire que le stock de combustible, en charriant le bois coupé dans les massifs de Bog-woods, et sans trop s’exposer, en suivant la rive du rio Zealand.
A cette époque, une nouvelle découverte vint même ajouter au bien-être de French-den.
Cette découverte ne fut point due à Gordon, bien qu’il fût très entendu aux choses de la botanique. Non! C’est à Kate qu’en revint tout le mérite.
Il y avait, sur la limite des Bog-woods, un certain nombre d’arbres, qui mesuraient cinquante à soixante pieds de hauteur. Si la hache les avait épargnés jusqu’alors, c’est que leur bois, très filandreux, eût médiocrement alimente les foyers du hall et de l’enclos. Ils portaient des feuilles de forme oblongue, qui s’alternaient aux nœuds de leurs branches, et dont l’extrémité était armée d’une pointe acérée.
Des la première fois – le 25 octobre – que Kate aperçut un de ces arbres, elle s’écria:
«Eh!… Voici l’arbre à vache!»
Dole et Costar, qui l’accompagnaient, partirent d’un franc éclat de rire.
«Comment, l’arbre à vache? dit l’un.
– Est-ce que les vaches le mangent? dit l’autre.
– Non, mes papooses, non, répondit Kate. Si on l’appelle ainsi, c’est qu’il donne du lait, et du lait meilleur que celui de vos vigognes!»
En rentrant à French-den, Kate fit part à Gordon de sa découverte. Gordon appela aussitôt Service, et tous deux retournèrent avec Kate à la lisière des Bog-woods. Après avoir examiné l’arbre en question, Gordon pensa que ce devait être un de ces «galactendrons» qui poussent en assez grand nombre dans les forêts du nord de l’Amérique, et il ne se trompait pas.
Précieuse découverte! En effet, il suffît de faire une incision dans l’écorce de ces galactendrons pour qu’il s’en échappe un suc d’une apparence laiteuse, ayant le goût et les propriétés nutritives du lait de vache. En outre, quand on laisse ce lait se coaguler, il forme une sorte de fromage excellent, en même temps qu’il produit une cire très pure, comparable à la cire des abeilles, et dont on peut faire des bougies de bonne qualité.
«Eh bien, s’écria Service, si c’est un arbre à vache, ou plutôt un arbre-vache, il faut le traire!»
Et, sans s’en douter, le joyeux garçon venait d’employer l’expression dont se servent les Indiens, puisqu’ils disent couramment: «Allons traire l’arbre.»
Gordon fit une incision dans l’écorce du galactendron, et il en sortit un suc, dont Kate recueillit deux bonnes pintes dans un vase qu’elle avait apporté.
C’était une belle liqueur blanchâtre, d’un aspect très appétissant, et qui renferme les mêmes eléments que le lait de vache. Elle est même plus nourrissante, plus consistante, et aussi d’une saveur plus agréable. Le vase fut vidé en un instant à French-den, et Costar s’en barbouilla la bouche comme un jeune chat. A la pensée de tout ce qu’il ferait de cette nouvelle substance, Moko ne cacha point sa satisfaction. D’ailleurs, il n’aurait point à la ménager. Il n’était pas loin, le «troupeau» de galactendrons, qui lui fournirait abondamment ce lait végétal!
En vérité, – on ne saurait trop le répéter, – l’île Chairman eût pu suffire aux besoins d’une nombreuse colonie. L’existence des jeunes garçons y était assurée, même pour un long temps. En outre, l’arrivée de Kate parmi eux, les soins qu’ils pouvaient attendre de cette femme dévouée, à laquelle ils inspiraient une affection maternelle, tout se réunissait pour leur rendre la vie plus facile!
Pourquoi fallait-il que la sécurité d’autrefois fût maintenant troublée sur l’île Chairman! Que de découvertes, sans doute, Briant et ses camarades eussent faites en organisant des explorations sur les parties inconnues de l’est, et auxquelles il fallait renoncer à présent! Leur serait-il jamais donné de reprendre leurs excursions, n’ayant à redouter que la rencontre de quelques fauves – moins dangereux, à coup sûr, que ces fauves à figure humaine, contre lesquels ils devaient se garder nuit et jour!
Cependant, jusqu’aux premiers jours de novembre, aucune trace suspecte n’avait été relevée aux environs de French-den. Briant se demandait même si les matelots du Severn étaient encore sur l’île. Et pourtant, Doniphan n’avait-il pas constaté de ses propres yeux en quel mauvais état se trouvait la chaloupe, avec son mât rompu, sa voilure en lambeaux, son bordage défoncé par les pointes du récif? Il est vrai – et le master Evans ne devait pas l’ignorer – que si l’île Chairman était voisine d’un continent ou d’un archipel, peut-être la chaloupe, radoubée tant bien que mal, avait-elle été mise en état de faire une traversée relativement courte? Il était donc admissible que Walston eût pris le parti de quitter l’île!… Oui, et c’est là ce qu’il convenait de reconnaître, avant de reprendre le train de vie habituel.
Plusieurs fois, Briant avait eu l’idée d’aller à la découverte à travers la région située à l’est du Family-lake. Doniphan, Baxter, Wilcox, ne demandaient qu’à l’accompagner. Mais, courir le risque de tomber au pouvoir de Walston, et, par suite, lui apprendre à quels adversaires peu redoutables il aurait affaire, cela eût entraîné les conséquences les plus fâcheuses. Aussi, Gordon, dont les conseils étaient toujours écoutés, détourna-t-il Briant de s’aventurer dans les profondeurs de Beechs-forest.
C’est alors que Kate fit une proposition, qui ne présentait aucun de ces dangers.
«Monsieur Briant, dit-elle un soir, alors que tous les jeunes colons étaient réunis dans le hall, voulez-vous me permettre de vous quitter demain, au lever du jour?
– Nous quitter, Kate?… répondit Briant.
– Oui! Vous ne pouvez rester plus longtemps dans l’incertitude, et pour savoir si Walston est encore sur l’île, j’offre de me rendre à l’endroit où nous avons été jetés par la tempête. Si la chaloupe est encore là, c’est que Walston n’a pu partir… Si elle n’y est pas, c’est que vous n’avez plus rien à craindre de lui.
– Ce que vous voulez faire là, Kate, répondit Doniphan, c’est absolument ce que Briant, Baxter, Wilcox et moi, nous avions proposé de faire nous-mêmes!
– Sans doute, monsieur Doniphan, répondit Kate. Mais ce qui est dangereux avec vous, ne peut l’être avec moi.
– Cependant, Kate, dit Gordon, si vous retombez entre les mains de Walston?…
– Eh bien, répondit Kate, je me retrouverai dans la situation où j’étais avant de m’enfuir, voilà tout!
– Et si ce misérable se défait de vous, ce qui n’est que trop probable?… dit Briant.
– Puisque je me suis échappée une première fois, répondit Kate, pourquoi ne m’échapperais-je pas une seconde, surtout maintenant que je connais le chemin de French-den? Et même, si je parvenais à fuir en compagnie d’Evans, – à qui j’aurais appris tout ce qui vous concerne – de quelle utilité, de quel secours, le brave master ne serait-il pas pour vous!…
– Si Evans avait eu la possibilité de s’échapper, répondit Doniphan, ne l’aurait-il pas déjà fait?… N’a-t-il pas tout intérêt à se sauver?…
– Doniphan a raison, dit Gordon. Evans connaît le secret de Walston et de ses complices, qui n’hésiteront pas à le tuer, lorsqu’ils n’auront plus besoin de lui pour diriger la chaloupe vers le continent américain! Donc, s’il ne leur a pas faussé compagnie, c’est qu’il est gardé à vue…
– Ou qu’il a déjà payé de sa vie une tentative d’évasion! répondit Doniphan. Aussi, Kate, au cas où vous seriez reprise…
– Croyez, répondit Kate, que je ferai tout pour ne point me laisser reprendre!
– Sans doute, répondit Briant, mais jamais nous ne vous permettrons de courir cette chance! Non! Mieux vaut chercher un moyen moins dangereux pour savoir si Walston est encore sur l’île Chairman!»
La proposition de Kate ayant été repoussée, il n’y avait plus qu’à se garder sans commettre aucune imprudence. Évidemment, si Walston se trouvait en mesure de quitter l’île, il partirait avant la mauvaise saison, afin de gagner quelque terre où les siens et lui seraient accueillis comme on accueille toujours des naufragés, d’où qu’ils viennent.
Du reste, en admettant que Walston fût encore là, il ne semblait pas qu’il eût l’intention d’explorer l’intérieur. A plusieurs reprises, par des nuits sombres, Briant, Doniphan et Moko parcoururent le Family-lake avec la yole, et jamais ils ne surprirent la lueur d’un feu suspect, ni sur la rive opposée, ni sous les arbres qui se groupaient près de l’East-river.
Néanmoins, il était très pénible de vivre dans ces conditions, sans sortir de l’espace compris entre le rio Zealand, le lac, la forêt et la falaise. Aussi, Briant songeait-il sans cesse au moyen, de s’assurer de la présence de Walston, et à découvrir, en même temps, en quel endroit il avait établi le feu de son campement. Pour le reconnaître, peut-être suffirait-il de s’élever à une certaine hauteur pendant la nuit.
C’est à cela que pensait Briant, et cette pensée était arrivée chez lui à l’état d’obsession. Par malheur, sauf la falaise, dont la plus haute crête ne dépassait pas deux cents pieds d’altitude, l’île Chairman ne renfermait aucune autre colline de quelque importance. Maintes fois, Doniphan et deux ou trois autres s’étaient portés sur le sommet d’Auckland-hill; mais, de ce point, ils n’apercevaient même pas l’autre rive du Family-lake. Donc, aucune fumée, aucune lueur n’auraient pu se montrer dans l’est au-dessus de l’horizon. Il eût été nécessaire de s’élever de quelques centaines de pieds plus haut, pour que le rayon de vue pût s’étendre jusqu’aux premières roches de Deception-bay.
C’est alors qu’il vint à l’esprit de Briant une idée tellement hasardeuse – on pourrait dire insensée – qu’il la repoussa tout d’abord. Mais elle le hanta avec une telle obstination qu’elle finit par s’incruster dans son cerveau.
On ne l’a pas oublié, l’opération du cerf-volant avait été suspendue. Après l’arrivée de Kate, apportant la nouvelle que les naufragés du Severn erraient sur la côte orientale, on avait dû renoncer au projet d’enlever dans les airs un appareil qui eût été aperçu de tous les points de l’île.
Mais, puisque le cerf-volant ne pouvait plus être employé comme signal, n’était-il pas possible de l’utiliser pour opérer cette reconnaissance, si nécessaire à la sécurité de la colonie?
Oui! voilà à quoi s’obstinait l’imagination de Briant. Il se rappelait avoir lu dans un journal anglais que, vers la fin du siècle dernier, une femme avait eu l’audace de s’élever dans les airs, suspendue à un cerf-volant, spécialement fabriqué pour cette périlleuse ascension.1
Eh bien! ce qu’une femme avait fait, un jeune garçon n’oserait-il l’entreprendre? Que sa tentative offrît certains dangers, peu importait. Les risques n’étaient rien auprès des résultats qui seraient sans doute obtenus! En prenant toutes les précautions que commandait la prudence, n’y avait-il pas bien des chances pour que l’opération réussît? C’est pourquoi Briant, bien qu’il ne fût pas en état de calculer mathématiquement la force ascensionnelle que nécessiterait un appareil de ce genre, se répétait-il que cet appareil existait, qu’il suffirait de lui donner des dimensions plus grandes et de le rendre plus solide, Et alors, au milieu de la nuit, en s’élevant à quelques centaines de pieds dans les airs, peut-être parviendrait-on à découvrir la lueur d’un feu sur la partie de l’île comprise entre le lac et Deception-bay.
Qu’on ne hausse pas les épaules devant l’idée de ce brave et audacieux garçon! Sous l’empire de cette obsession, il en était arrivé à croire son projet, non seulement praticable – il l’était, pas de doute à cet égard, – mais moins dangereux qu’il semblait être de prime abord.
Il ne s’agissait donc plus que de le faire adopter par ses camarades. Et, dans la soirée du 4, après avoir prié Gordon, Doniphan, Wilcox, Webb et Baxter de venir conférer avec lui, il leur fit connaître sa proposition d’utiliser le cerf-volant.
«L’utiliser?… répondit Wilcox. Et comment l’entends-tu?… Est-ce en le lançant dans l’air?
– Évidemment, répondit Briant, puisqu’il est fait pour être lancé.
– Pendant le jour? demanda Baxter…
– Non, Baxter, car il n’échapperait point aux regards de Walston, tandis que pendant la nuit…
– Mais si tu y suspends un fanal, répondit Doniphan, il attirera aussi bien son attention!
– Aussi n’y mettrai-je point de fanal.
– Alors à quoi servira-t-il?… demanda Gordon.
– A permettre de voir si les gens du Severn sont encore sur l’île!»
Et Briant, non sans quelque inquiétude que son projet ne fût accueilli par des hochements de tête peu encourageants, l’exposa en quelques mots.
Ses camarades ne songèrent point à rire. Ils n’en avaient aucune envie, et, sauf Gordon peut-être, qui se demandait si Briant parlait sérieusement, les autres parurent très disposés à lui donner leur approbation. En effet! ces jeunes garçons avaient maintenant une telle habitude du danger, qu’une ascension nocturne, tentée dans ces conditions, leur sembla très exécutable. D’ailleurs, tout ce qui serait de nature à leur rendre leur sécurité première, ils étaient bien résolus à l’entreprendre.
«Cependant, fit observer Doniphan, pour le cerf-volant que nous avons construit le poids de l’un de nous ne sera-t-il pas trop lourd!…
– Évidemment, répondit Briant. Aussi faudra-t-il à la fois agrandir et consolider notre machine.
– Reste à savoir, dit Wilcox, si un cerf-volant pourra jamais résister…
– Ce n’est pas douteux! affirma Baxter.
– D’ailleurs, cela a été fait,» ajouta Briant.
Et il cita le cas de cette femme qui, quelque cent ans auparavant, on avait fait l’expérience, non sans succès.
Puis:
«Tout dépend, ajouta-t-il, des dimensions de l’appareil et de la force du vent au moment du départ.
– Briant, demanda Baxter, quelle hauteur penses-tu qu’il conviendrait d’atteindre?…
– J’imagine qu’en montant à six ou sept cents pieds, répondit Briant, on apercevrait un feu qui aurait été allumé en n’importe quelle partie de l’île.
– Eh bien! cela est à faire, s’écria Service, et sans attendre davantage! Je finis par en avoir assez, moi, d’être privé d’aller et de venir à ma fantaisie!
– Et nous, de ne plus pouvoir rendre visite à nos trappes! ajouta Wilcox.
– Et moi, de ne plus oser tirer un seul coup de fusil! répliqua Doniphan.
– A demain, donc!» dit Briant.
Puis, lorsqu’il se trouva seul avec Gordon:
«Est-ce sérieusement, lui demanda celui-ci, que tu songes à cette équipée?…
– Je veux du moins essayer, Gordon!
– C’est une opération dangereuse!
– Peut-être moins qu’on ne le croit!
– Et quel est celui de nous qui consentira à risquer sa vie dans cette tentative?…
– Toi, tout le premier, Gordon, répondit Briant, oui! toi-même, si le sort te désigne!
– C’est donc au sort que tu t’en rapporteras, Briant?…
– Non, Gordon! Il faut que celui de nous qui se dévouera le fasse de son plein gré!
– Ton choix est-il déjà fait, Briant?..,
– Peut-être!»
Et Briant serra la main de Gordon.
Premier essai. – Agrandissement de l’appareil. – Deuxième essai. – Remise
au lendemain. – Proposition de Briant. – Proposition de Jacques. – L’aveu.
– L’idée de Briant. – Dans les airs au milieu de la nuit. – Ce qui apparaît.
– Le vent fraîchit. – Dénouement.
ès le matin du 25 novembre, Briant et Baxter se mirent à l’œuvre. Avant de donner à l’appareil des dimensions plus considérables, il parut bon de savoir quel poids il aurait la force d’enlever, tel qu’il était. Cela permettrait d’arriver par tâtonnements, faute de formules scientifiques à lui donner la surface suffisante pour supporter – non compris le sien propre – un poids qui ne devrait pas être inférieur à cent vingt ou cent trente livres.
Il ne fut pas nécessaire d’attendre la nuit pour faire cette première expérience. En ce moment, la brise soufflait du sud-ouest, et Briant se dit qu’il n’y aurait aucun inconvénient à en profiter, à la condition de retenir le cerf-volant à une faible hauteur, de façon qu’il ne pût être aperçu de la rive orientale du lac.
L’opération réussit à souhait; il fut constaté que l’appareil, sous l’action d’un vent ordinaire, soulevait un sac pesant vingt livres. Un peson, provenant du matériel du Sloughi, avait permis d’obtenir très exactement ce poids.
Le cerf-volant fut alors ramené à terre et couché sur le sol de Sport-terrace.
En premier lieu, Baxter rendit son armature extrêmement solide, au moyen de cordes qui se reliaient à un nœud central, comme les baleines d’un parapluie à l’anneau qui glisse sur le manche. Ensuite, sa surface fut accrue par un supplément d’armature et une adjonction de nouvelles toiles. Pour cet ajustement, Kate se montra très utile. Les aiguilles et le fil, ne manquaient point à French-den, et l’adroite ménagère s’entendait aux travaux de couture.
Si Briant ou Baxter eussent été plus «forts» en mécanique, ils auraient considéré, dans la construction de l’appareil, les principaux éléments, qui sont le poids, la surface plane, le centre de gravité, le centre de pression du vent – lequel se confond avec le centre de figure – et enfin le point d’attache de la corde. Puis, ces calculs établis, ils auraient déduit quelle eût été la puissance ascensionnelle du cerf-volant et la hauteur à laquelle il pourrait atteindre. De même, le calcul leur aurait appris quelle force devrait avoir la corde pour résister à la tension – condition des plus importantes, pour assurer la sécurité de l’observateur.
Heureusement, la ligne, fournie par le loch du schooner, et qui mesurait au moins deux mille pieds de longueur, convenait parfaitement. D’ailleurs, même par une brise très fraîche, un cerf-volant ne «tire» que modérément, lorsque le point d’attache du balancier est judicieusement choisi. Il y aurait donc lieu de régler avec soin ce point d’attache, d’où dépend l’inclinaison de l’appareil sur le lit du vent, et d’où résulte sa stabilité.
Avec cette nouvelle destination, le cerf-volant ne devait plus avoir de queue à son appendice inférieur – ce dont Costar et Dole se montrèrent fort dépités. C’était inutile; le poids enlevé suffirait à l’empêcher de «piquer une tête.»
Après tâtonnements, Briant et Baxter observèrent qu’il conviendrait d’attacher ce poids au tiers de l’armature, en le fixant à l’une des traverses qui tendaient la toile dans le sens de la largeur. Deux cordes, amarrées à cette traverse, le soutiendraient de façon qu’il se trouvât suspendu à une vingtaine de pieds au-dessous.
Quant à la corde, on en prépara une longueur de douze cents pieds environ, qui, courbe déduite, permettrait de s’élever à sept ou huit cents pieds au-dessus.
Enfin, pour parer autant que possible aux dangers d’une chute, dans le cas où elle se produirait par une rupture de la corde ou un bris de l’armature, il fut convenu que l’ascension se ferait au-dessus du lac. La distance horizontale à laquelle s’effectuerait cette chute ne serait jamais assez considérable, en tout cas, pour qu’un bon nageur ne pût regagner la rive de l’ouest.
Lorsque l’appareil fut terminé, il présentait une surface de soixante-dix mètres carrés, sous la forme d’un octogone, dont le rayon avait près de quinze pieds et chacun des côtés près de quatre. Avec ses armatures solides, sa toile imperméable au vent, il devait facilement enlever un poids de cent à cent vingt livres.
Quant à la nacelle dans laquelle l’observateur prendrait place, ce fut tout simplement une de ces bailles d’osier, qui servent à divers usages à bord des yachts. Elle était assez profonde pour qu’un garçon de taille ordinaire pût y entrer jusqu’aux aisselles, assez large pour qu’il eût la liberté de ses mouvements, assez ouverte pour qu’il lui fût possible de s’en dégager prestement, si besoin était.
Comme on le pense bien, ce travail ne s’était pas fait en un jour, ni mémo en deux. Commencé le 5 dans la matinée, il ne fut achevé que dans l’après-midi du 7. On remit donc au soir l’expérience préparatoire, qui aiderait à reconnaître la puissance ascensionnelle de l’appareil et son degré de stabilité dans l’air.
Durant ces derniers jours, rien n’était venu modifier la situation. Plusieurs fois, les uns ou les autres étaient restés pendant de longues heures en observation sur la falaise. Ils n’avaient rien vu de suspect ni dans le nord, entre la lisière de Traps-woods et French-den, ni dans le sud, au delà du rio, ni dans l’ouest, du côté de Sloughi-bay, ni sur le Family-lake, que Walston aurait pu vouloir visiter avant de quitter l’île. Aucune détonation ne s’était fait entendre aux approches d’Auckland-hill. Aucune fumée ne s’était déroulée au-dessus de l’horizon.
Briant et ses camarades étaient-ils donc en droit d’espérer que ces malfaiteurs avaient abandonné définitivement l’île Chairman? Leur serait-il enfin loisible de reprendre en toute sécurité les habitudes d’autrefois?
C’est ce que l’expérience projetée allait permettre de constater, sans doute.
Maintenant, une dernière question: comment celui qui prendrait place dans la nacelle parviendrait-il à faire le signal d’être ramené à terre, lorsqu’il le jugerait nécessaire?
Voici ce qu’exposa Briant, lorsque Doniphan et Gordon l’interrogèrent à ce sujet.
«Un signal lumineux est impossible, répondit Briant, car il risquerait d’être aperçu de Walston. Aussi, Baxter et moi, avons-nous recouru au procédé suivant. Une ficelle, d’une longueur égale à la corde du cerf-volant, après avoir été préalablement enfilée dans une balle de plomb percée à son centre, sera attachée à la nacelle par un bout, tandis que l’autre bout restera à terre entre les mains de l’un de nous. Il suffira de laisser glisser cette balle le long de la ficelle, pour donner le signal de ramener le cerf-volant.
– Bien imaginé!» répondit Doniphan.
Tout étant ainsi convenu, il n’y eut plus qu’à procéder à un essai préliminaire. La lune ne devait se lever que vers deux heures après minuit, et il faisait une jolie brise qui soufflait du sud-ouest. Les conditions parurent donc particulièrement favorables pour opérer dès le soir même.
A neuf heures, l’obscurité était profonde. Quelques nuages, assez épais, couraient à travers l’espace sur un ciel sans étoiles. A quelque hauteur que s’élevât l’appareil, il ne pourrait être aperçu même des environs de French-den.
Grands et petits devaient assister à cette expérience. et, puisqu’il ne s’agissait que d’une opération «à blanc» comme on dit, ce serait avec plus de plaisir que d’émotion qu’ils en suivraient les diverses péripéties.
Le virevau du Sloughi avait été installé au centre de Sport-terrace, et solidement fixé au sol, afin de résister à là traction de l’appareil. La longue ligne, lovée avec soin, fut disposée de manière à se dérouler sans effort, en même temps que la ficelle destinée à donner signal. Dans la nacelle, Briant avait placé un sac de terre, qui pesait exactement cent trente livres – poids supérieur à celui du plus lourd de ses camarades.
Doniphan, Baxter, Wilcox, Webb, allèrent se poster près du cerf-volant, étendu à terre, à cent pas du virevau. Au commandement de Briant, ils devaient le redresser peu à peu au moyen de cordes, qui se rattachaient aux traverses de l’armature. Dès que l’appareil aurait donné prise au vent suivant son inclinaison déterminée par la disposition du balancier, Briant, Gordon, Service, Cross, Garnett, préposés à la manœuvre du virevau, lui fileraient de la corde à mesure qu’il s’élèverait dans l’air.
«Attention! cria Briant.
– Nous sommes prêts! répondit Doniphan.
– Allez!»
L’appareil se releva peu à peu, frémit sous la brise et s’inclina sur le lit du vent:
«Filez!… filez!» cria Wilcox.
Et, aussitôt, le virevau de se dérouler sous la tension de la ligne, tandis que le cerf-volant et la nacelle montaient lentement à travers l’espace.
Bien que ce fût imprudent, des hurrahs éclatèrent, lorsque le «Géant des airs» eut quitté le sol. Mais, presque aussitôt, il disparut dans l’ombre – vif désappointement pour Iverson, Jenkins, Dole et Costar, qui auraient voulu ne point le perdre de vue, pendant qu’il se balançait au-dessus du Family-lake. Ce qui amena Kate à leur dire:
«Ne vous désolez point, mes papooses!… Une autre fois, quand il n’y aura plus de danger, on l’enlèvera en plein jour, votre géant, et on vous permettra de lui envoyer des postillons, si vous avez été sages!»
Bien qu’on ne le vît plus alors, on sentait que le cerf-volant tirait régulièrement, preuve qu’une brise bien établie soufflait dans les hautes zones, et que la traction était modérée; preuve aussi que le balancier était disposé comme il convenait.
Briant, voulant que la démonstration fût convaincante, autant que le permettaient les circonstances, laissa la corde se dérouler jusqu’à son extrémité. Il put alors apprécier son degré de tension, qui n’avait rien d’anormal. Le virevau en avait filé douze cents pieds, et, très probablement, l’appareil avait dû s’élever à une hauteur de sept à huit cents. Cette manœuvre n’avait pas demandé plus de dix minutes.
L’expérience étant réalisée, on se relaya aux manivelles, afin de relever la corde. Seulement, cette seconde partie de l’opération fut de beaucoup la plus longue. Il ne fallut pas moins d’une heure pour ramener les douze cents pieds de ligne.
De même que pour un aérostat, l’atterrissement du cerf-volant est toujours la manœuvre la plus délicate, si l’on veut qu’il atterrisse sans choc. Mais, la brise était si constante alors, que cela se fit avec un entier succès. Bientôt, l’octogone de toile eût reparu dans l’ombre, et il vint s’abattre doucement sur le sol, à peu près au point d’où il était parti.
Des hurrahs accueillirent son arrivée comme ils avaient salué son départ.
Il n’y avait donc plus qu’à le maintenir à terre, afin qu’il ne donnât pas prise au vent. Aussi, Baxter et Wilcox offrirent-ils de le veiller jusqu’au lever du jour.
Le lendemain, 8 novembre, à la même heure se ferait l’opération définitive.
Et, maintenant, on n’attendait plus que les ordres de Briant pour rentrer à French-den.
Briant ne disait rien et semblait profondément absorbé dans ses réflexions.
A quoi songeait-il? Était-ce, aux périls que présentait une ascension tentée dans des conditions si exceptionnelles? Pensait-il à la responsabilité qu’il assumait, en laissant un de ses camarades se hasarder dans cette nacelle?
«Rentrons, dit Gordon. Il est tard…
– Un instant, répondit Briant. Gordon, Doniphan, attendez!… J’ai une proposition à faire!
– Parle, répliqua Doniphan.
– Nous venons d’essayer notre cerf-volant, reprit Briant, et cet essai a réussi, parce que les circonstances étaient favorables, le vent étant régulier, ni trop faible ni trop fort. Or, savons-nous quel temps il fera demain, et si le vent permettra de maintenir l’appareil au-dessus du lac? Aussi me paraîtrait-il sage de ne point remettre l’opération!»
Rien de plus raisonnable, en effet, du moment qu’on était résolu à la tenter.
Cependant, à cette proposition personne n’avait répondu. Au moment de courir de tels risques, l’hésitation était naturelle. – même de la part des plus intrépides.
Et pourtant, lorsque Briant eut ajouté:
«Qui veut monter!…
– Moi!…» dit vivement Jacques.
Et, presque aussitôt:
«Moi!» s’écrièrent à la fois Doniphan, Baxter, Wilcox, Cross et Service.
Puis, un silence se fit, que Briant ne se pressait pas d’interrompre.
Ce fut Jacques qui dit le premier:
«Frère, c’est à moi de me dévouer!… Oui!… à moi! Je t’en prie!… Laisse-moi partir!…
– Et pourquoi toi plutôt que moi… plutôt qu’un autre? répondit Doniphan.
– Oui!… Pourquoi?… demanda Baxter.
– Parce que je le dois! répondit Jacques.
– Tu le dois?… dit Gordon.
– Oui!»
Gordon avait saisi la main de Briant, comme pour lui demander ce que Jacques voulait dire, et il la sentit trembler dans la sienne. Et, même, si la nuit n’eut été si obscure, il aurait vu pâlir les joues de son camarade, il aurait vu ses paupières s’abaisser sur ses yeux humides.
«Eh bien, frère!… reprit Jacques d’un ton résolu, et qui surprenait chez un enfant de cet âge.
– Réponds, Briant! dit Doniphan. Jacques dit qu’il a le droit de se dévouer!… Mais, ce droit, ne l’avons-nous pas comme lui?… Qu’a-t-il donc fait pour le réclamer?…
– Ce que j’ai fait, répondit Jacques, ce que j’ai fait… je vais vous le dire!
– Jacques! s’écria Briant, qui voulait empêcher son frère de parler.
– Non, reprit Jacques d’une voix entrecoupée par l’émotion. Laisse-moi avouer!… Cela me pèse trop!… Gordon, Doniphan, si vous êtes ici… tous… loin de vos parents… sur cette île… c’est moi… moi seul qui en suis la cause!… Si le Sloughi a été emporté en pleine mer, c’est que, par imprudence… non!… une plaisanterie… une farce… j’ai détaché l’amarre qui le retenait au quai d’Auckland!… Oui! une farce!… Et puis, lorsque j’ai vu le yacht dériver, j’ai perdu la tête!… Je n’ai pas appelé, lorsqu’il était temps encore!… Et, une heure après… au milieu de la nuit… en pleine mer!… Ah! pardon, mes camarades, pardon!…»
Et le pauvre garçon sanglotait, malgré Kate, qui essayait en vain de le consoler.
«Bien, Jacques! dit alors Briant. Tu as avoué ta faute, et, maintenant, tu veux risquer ta vie pour la réparer… ou au moins pour racheter en partie le mal que tu as fait?…
– Et ne l’a-t-il pas racheté déjà? s’écria Doniphan, qui se laissait aller à sa générosité naturelle. Est-ce qu’il ne s’est pas exposé vingt fois pour nous rendre service!… Ah! Briant, je comprends maintenant pourquoi tu mettais ton frère en avant, lorsqu’il y avait quelque danger à courir, et pourquoi il était toujours prêt à se dévouer!… Voilà pourquoi il s’est lancé à la recherche de Cross et de moi au milieu du brouillard… au péril de sa vie!… Oui! mon ami Jacques, nous te pardonnons bien volontiers, et tu n’as plus besoin de racheter ta faute!»
Tous entouraient Jacques; ils lui prenaient ses mains, et, cependant les sanglots ne cessaient de gonfler sa poitrine. On savait, à présent, pourquoi cet enfant, le plus gai de tout le pensionnat Chairman, l’un des plus espiègles aussi, était devenu si triste, pourquoi il ne cherchait qu’à se tenir à l’écart!… Puis, par ordre de son frère, par sa volonté surtout, on l’avait vu payer de sa personne toutes les fois qu’une périlleuse occasion s’était offerte!… Et il ne croyait pas avoir fait assez!… Il demandait encore à se dévouer pour les autres!… Et, lès qu’il put parler, ce fut pour dire:
«Vous le voyez, c’est à moi… à moi seul de partir!… N’est-ce pas, frère?…
– Bien, Jacques, bien!» répéta Briant, qui attira son frère dans ses bras.
Devant l’aveu que Jacques venait de faire, devant ce droit qu’il réclamait, ce fut en vain que Doniphan et les autres essayèrent d’intervenir. Il n’y avait qu’à le laisser se livrer à la brise, qui manifestait une certaine tendance à fraîchir.
Jacques serra la main de ses camarades. Puis, prêt à prendre place dans la nacelle, qui venait d’être débarrassée du sac de terre, il se retourna vers Briant. Celui-ci était immobile à quelques pas en arrière du virevau.
«Que je t’embrasse, frère! dit Jacques.
– Oui!… Embrasse-moi! répondit Briant en maîtrisant son émotion. Ou plutôt… c’est moi qui t’embrasserai… car c’est moi qui vais partir!…
– Toi?… s’écria Jacques.
– Toi… toi?… répétèrent Doniphan et Service.
– Oui… moi. Que la faute de Jacques soit rachetée par son frère ou par lui, peu importe! D’ailleurs, lorsque j’ai eu l’idée de cette tentative, avez-vous jamais pu croire que mon intention était de la laisser faire à un autre?..
– Frère, s’écria Jacques, je t’en prie!…
– Non, Jacques!
– Alors, dit Doniphan, je réclame à mon tour.
– Non, Doniphan! répondit Briant d’un ton qui n’admettait pas de réplique. C’est moi qui partirai!… Je le veux!
– Je t’avais deviné, Briant!» dit Gordon, en serrant la main de son camarade.
Sur ces mots, Briant s’était introduit dans la nacelle, et, dès qu’il y fut convenablement installé, il donna l’ordre de redresser le cerf-volant.
L’appareil, incliné sur la brise, monta doucement d’abord; puis, Baxter, Wilcox, Cross et Service, postés au virevau, lui filèrent de la corde, en même temps que Garnett, qui tenait la ficelle-signal, la faisait glisser entre ses doigts.
En dix secondes, le «géant des airs» eut disparu dans l’ombre, non plus au milieu des hurrahs qui avaient accompagné son départ d’essai, mais au milieu d’un profond silence.
L’intrépide chef de ce petit monde, le généreux Briant, avait disparu avec lui.
Cependant, l’appareil s’élevait avec une régulière lenteur. La constance de la brise lui assurait une stabilité parfaite. A peine se balançait-il d’un côté sur l’autre. Briant ne ressentait aucune de ces oscillations qui eussent rendu sa situation plus périlleuse. Aussi, se tenait-il immobile, les deux mains fixées aux cordes de suspension de la nacelle, que berçait à peine un léger mouvement d’escarpolette.
Quelle étrange impression Briant éprouva tout d’abord, quand il se sentit suspendu dans l’espace, à ce large plan incliné, qui frémissait sous la poussée du courant aérien! Il lui semblait qu’il était enlevé par quelque fantastique oiseau de proie, ou plutôt accroché aux ailes d’une énorme chauve-souris noire. Mais, grâce à l’énergie de son caractère, il put conserver le sang-froid qu’exigeait son expérience.
Dix minutes après que le cerf-volant eût quitté le sol de Sport-terrace, une petite secousse indiqua que son mouvement ascensionnel venait de prendre fin. Arrivé à l’extrémité de sa corde, il se releva encore, non sans quelques secousses, cette fois. L’altitude atteinte verticalement devait être comprise entre six cents et sept cents pieds.
Briant, très maître de lui, tendit d’abord la ficelle enfilée dans la balle; puis, il se mit à observer l’espace. Retenu d’une main à l’une des cordes de suspension, il tenait sa lunette de l’autre.
Au-dessous de lui, obscurité profonde. Le lac, les forêts, la falaise, formaient une masse confuse dont il ne pouvait distinguer aucun détail.
Quant à la périphérie de l’île, elle tranchait sur la mer qui la circonscrivait, et, du point occupé par lui, Briant était à même d’embrasser tout son ensemble.
Et vraiment, s’il eût fait cette ascension en plein jour et dirigé ses regards sur un horizon baigné de lumière, peut-être aurait-il aperçu soit d’autres îles, soit même un continent, s’il en existait dans un rayon de quarante à cinquante milles – portée à laquelle sa vue devait certainement atteindre?
Si, vers l’ouest, le nord et le sud, le ciel était alors trop embrumé pour qu’il pût rien apercevoir, il n’en fut pas ainsi dans la direction de l’est, où un petit coin du firmament, momentanément dégagé de nuages, laissait briller quelques étoiles.
Et, précisément de ce côté, une lueur assez intense, qui se réfléchissait jusque dans les basses volutes des vapeurs, attira l’attention de Briant.
«C’est la lueur d’un feu! se dit-il. Est-ce que Walston aurait établi son campement en cet endroit’?… Non!… Ce feu est beaucoup trop éloigné, et il se trouve très certainement bien au delà de l’île!… Serait-ce donc un volcan en éruption, et y aurait-il une terre dans les parages de l’est?
Il revint à la pensée de Briant que, pendant sa première expédition à Deception-bay, une tache blanchâtre avait apparu dans le champ de sa lunette.
«Oui, se dit-il, c’était bien de ce côté… Et cette tache, serait-ce la réverbération d’un glacier?… Il doit y avoir, dans l’est, une terre assez rapprochée de l’île Chairman!»
Briant avait braqué sa lunette sur cette lueur que l’obscurité contribuait à rendre plus apparente encore. Nul doute qu’il n’y eût là quelque montagne ignivome, voisine du glacier entrevu, et qui appartenait, soit à un continent, soit à un archipel, dont la distance ne mesurait pas plus d’une trentaine de milles.
En ce moment, Briant ressentit une nouvelle impression lumineuse. Beaucoup plus près de lui, à cinq ou six milles environ, et par conséquent à la surface de l’île, une autre lueur brillait entre les arbres, à l’ouest du Family-lake.
«C’est dans la forêt, cette fois, se dit-il, et à sa lisière même, du côté du littoral!»
Mais il semblait que cette lueur n’avait fait que paraître et disparaître, car, malgré une observation attentive, Briant ne parvint pas à la revoir.
Oh! le cœur lui battait violemment, et sa main tremblait au point qu’il lui était impossible de braquer sa lunette avec une précision suffisante!
Cependant, il y avait là un feu de campement, non loin de l’embouchure de l’East-river. Briant l’avait vu, et bientôt il reconnut que sa lueur se réverbérait encore sur le massif des arbres.
Ainsi Walston et sa bande étaient campés en cet endroit, à proximité du petit port de Bear-rock! Les meurtriers du Severn n’avaient point abandonné l’île Chairman! Les jeunes colons étaient toujours exposés à leurs agressions, et il n’y avait plus aucune sécurité pour French-den!
Quelle déception éprouva Briant! Évidemment, dans l’impossibilité de radouber sa chaloupe, Walston avait dû renoncer à reprendre la mer pour de se diriger vers l’une des terres voisines! Et pourtant il s’en trouvait dans ces parages! Il n’y avait plus aucun doute à cet égard!
Briant, ayant terminé ses observations, jugea inutile de prolonger cette exploration aérienne. Il se prépara donc à redescendre. Le vent, fraîchissait sensiblement. Déjà les oscillations, devenues plus fortes, imprimaient à la nacelle un balancement qui allait rendre l’atterrissement difficile.
Après s’être assuré que la ficelle-signal était convenablement tendue, Briant laissa glisser la balle, qui arriva en quelques secondes à la main de Garnett.
Aussitôt, la corde du virevau commença à ramener l’appareil vers le sol.
Mais, en même temps que le cerf-volant s’abaissait, Briant regardait encore dans la direction des lueurs relevées par lui. Il revoyait celle de l’éruption, puis, plus près, sur le littoral, le feu du campement.
On le pense bien, c’était avec une extrême impatience que Gordon et les autres avaient attendu le signal de descente. Qu’elles leur avaient paru longues, les vingt minutes que Briant venait de passer dans l’espace!
Cependant Doniphan, Baxter, Wilcox, Service et Webb manœuvraient vigoureusement les manivelles du virevau. Eux aussi avaient observé que le vent prenait de la force et soufflait avec moins de régularité. Ils le sentaient aux secousses que subissait la corde et ils ne songeaient pas, sans une vive angoisse, à Briant qui devait en éprouver le contre-coup.
Le virevau fonctionna donc rapidement pour ramener les douze cents pieds de ligne qui avaient été déroulés. Le vent fraîchissait toujours, et, trois quarts d’heure après le signal donné par Briant, il soufflait en grande brise.
En ce moment, l’appareil devait être encore à plus de cent pieds au-dessus du lac.
Soudain une violente secousse se produisit. Wilcox, Doniphan, Service, Webb, Baxter, auxquels le point d’appui avait manqué faillirent être précipités sur le sol. La corde du cerf-volant venait de se rompre.
Et, au milieu des cris de terreur, ce nom fut vingt fois répété:
«Briant!… Briant!…»
Quelques minutes après, Briant sautait sur la grève et appelait d’une voix forte.
«Frère!… Frère!… s’écria Jacques, qui fut le premier à le presser dans ses bras.
– Walston est toujours là!»
C’est là ce que Briant dit tout d’abord, dès que ses camarades l’eurent rejoint.
Au moment où la corde avait cassé, Briant s’était senti emporté, non dans une chute verticale, mais oblique et relativement lente, parce que le cerf-volant faisait en quelque sorte parachute au-dessus de lui. Se dégager de la nacelle, avant qu’elle eût atteint la surface du lac, c’est ce qu’il importait de faire. Au moment où elle allait s’immerger, Briant piqua une tête, et, bon nageur comme il était, il n’eut pas de peine à gagner la rive, distante de quatre à cinq cents pieds au plus.
Pendant ce temps, le cerf-volant, délesté de son poids, avait disparu dans le nord-est, entraîné par la brise comme une gigantesque épave de l’air.
1 Ce que méditait Briant allait être fait en France. Quelques années plus tard, un cerf-volant, mesurant vingt-quatre pieds de large sur vingt-sept de long, de forme octogonale, pesant soixante-huit kilogrammes de charpente, quarante-cinq kilogrammes de toile et de corde, – en tout cent treize kilogrammes, – avait facilement enlevé un sac de terre pesant près de soixante-dix kilos.