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Jules Verne

 

Le Chemin de france

 

(Chapitre VI-X)

 

 

41 dessinset deux cartes par George Roux

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

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© Andrzej Zydorczak

 

 

 

Chapitre VI

 

’avais un bon maître. Lui ferais-je honneur? Je ne savais. D’apprendre à lire, à trente et un ans, cela ne laisse pas d’être assez difficile. Il faut avoir un cerveau d’enfant, – cette cire molle où toute impression se grave, sans qu’il soit nécessaire d’appuyer. Et ma cervelle était aussi dure que le crâne qui la recouvrait.

Je me mis résolument à la besogne, pourtant, et, en vérité, j’étais parti pour apprendre vite. Toutes les voyelles y passèrent pendant cette première leçon. M. Jean montra une patience dont je lui suis gré. Même, pour mieux fixer ces lettres dans ma mémoire, il me les fit tracer au crayon, dix fois, vingt fois, cent fois tout de suite. De la sorte, je saurai écrire en même temps que lire. Je recommande ce procédé aux vieux écoliers de mon âge.

Le zèle et l’attention ne me manquèrent pas. Je me serais même obstiné sur mon alphabet jusqu’au soir, si, vers sept heures, la servante ne fût venue prévenir que le souper attendait. Je montai à la petite chambre, disposée près de celle de ma sœur, je me lavai les mains, je redescendis.

Le souper ne nous prit qu’une demi-heure. Comme on ne devait aller chez M. de Lauranay qu’un peu plus tard, je demandai la permission d’attendre au dehors. Ce qui me fut accordé. Là, sur le pas de la porte, je m’abandonnai au plaisir de fumer, ce que, nous autres Picards, nous appelons une bonne pipe de tranquillité.

Cela fait, je rentrai. Mme Keller et son fils étaient prêts. Irma, ayant affaire à la maison, ne devait pas nous accompagner. Nous sortîmes tous les trois. Mme Keller me demanda mon bras. Je le lui donnai, assez gauchement peut-être. N’importe, j’étais fier de sentir cette excellente dame s’appuyer sur moi. Un honneur et un bonheur à la fois.

Nous n’eûmes pas à marcher longtemps. M. de Lauranay restait dans le haut de la rue. Il occupait une jolie maison, fraîche de couleur, attrayante d’aspect, avec un parterre de fleurs sur le devant, deux grands hêtres de chaque côté, et, derrière, un assez vaste jardin avec des gazons et des ombrages. Cette habitation indiquait une belle aisance chez son propriétaire. M. de Lauranay se trouvait, effectivement, dans une agréable situation de fortune.

Au moment d’entrer, Mme Keller m’apprit que Mlle de Lauranay n’était pas la demoiselle de M. de Lauranay, mais sa petite-fille. Je ne fus donc pas surpris par leur différence d’âge.

M. de Lauranay avait alors soixante-dix ans. C’était un homme de haute taille que la vieillesse n’avait pas courbé encore. Ses cheveux, plutôt gris que blancs, encadraient une belle et noble figure. Ses yeux vous regardaient avec douceur. Dans ses manières, on reconnaissait facilement l’homme de qualité. Rien de plus sympathique que son abord.

Le «de» du nom de M. de Lauranay, que n’accompagnait aucun titre, prouvait seulement qu’il appartenait à cette classe, placée entre la noblesse et la bourgeoisie, qui n’a point dédaigné l’industrie ou le commerce – ce dont on ne peut que la féliciter. Si, personnellement, M. de Lauranay ne s’était point mis dans les affaires, son grand’père et son père l’avaient fait avant lui. Donc, parce qu’il trouva une fortune toute acquise en naissant, il ne conviendrait pas de le lui reprocher.

La famille de Lauranay était lorraine d’origine, et protestante de religion, comme celle de M. Keller. Cependant, si ses ancêtres avaient dû quitter le sol français, après la révocation de l’Édit de Nantes, ce n’était point avec l’intention de rester à l’étranger. Aussi revinrent-ils dans leur pays, dès que le retour à des idées plus libérales l’eût permis, et, depuis cette époque, ne quittèrent jamais la France.

Quant à M. de Lauranay, s’il habitait Belzingen, c’est que, dans ce coin de la Prusse, il avait hérité d’un oncle d’assez belles propriétés qu’il fallut faire valoir. Sans doute, il eut préféré les vendre et revenir en Lorraine. Malheureusement, l’occasion ne se rencontra pas. M. Keller, le père, chargé de ses intérêts, ne trouva que des acquéreurs à vil prix, car l’argent n’abondait pas en Allemagne. Plutôt que de s’en défaire dans de mauvaises conditions, M. de Lauranay dut garder son bien.

Par suite des rapports d’affaires entre M. Keller et M. de Lauranay, les relations d’amitié ne tardèrent pas à s’établir d’une famille à l’autre. Cela durait depuis vingt ans déjà. Jamais un nuage n’avait obscurci une intimité fondée sur la ressemblance des goûts et des habitudes.

M. de Lauranay était resté veuf, jeune encore. De son mariage il avait eu un fils que les Keller connurent à peine. Marié en France, ce fils ne vint qu’une ou deux fois à Belzingen. C’était son père qui l’allait voir chaque année –, ce qui procurait à M. de Lauranay le plaisir de passer quelques mois dans son pays.

M. de Lauranay fils eut une enfant dont la naissance coûta la vie à sa mère. Lui aussi, très affligé de cette perte, ne tarda pas à mourir. Sa fille le connut à peine, car elle n’avait que cinq ans, lorsqu’elle devint orpheline. Pour toute famille, elle n’eut plus alors que son grand’père.

Celui-ci ne manqua pas à ses devoirs. Il alla chercher cette enfant, il la ramena en Allemagne, il se voua tout entier à son éducation. Disons-le tout de suite, il fut bien aidé en cela par Mme Keller, qui prit cette petite en grande affection et lui donna les soins d’une mère. Si M. de Lauranay fut heureux de pouvoir s’en remettre à l’amitié, au dévouement d’une femme telle que Mme Keller, il est inutile d’y insister.

Ma sœur Irma, on le croira volontiers, seconda sa maîtresse de bon cœur. Que de fois, j’en suis sûr, elle fit sauter la petite fille dans son giron ou l’endormit entre ses bras – et cela, non seulement avec l’approbation, mais avec les remerciements du grand-père. Bref, l’enfant devint une charmante jeune fille, que je regardais, en ce moment, avec beaucoup de discrétion, d’ailleurs, pour ne point la gêner.

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Mlle de Lauranay était née en 1772. Elle avait donc vingt ans alors. D’une taille assez grande pour une femme, blonde, les yeux bleus très foncés, les traits charmants, d’une tournure pleine de grâce et d’aisance, elle ne ressemblait guère à tout ce que j’avais pu voir de la population féminine de Belzingen. J’admirais son air honnête et doux, pas plus sérieux qu’il ne faut, sa physionomie heureuse. Elle possédait quelques talents, aussi agréables pour soi-même que pour les autres. Elle touchait gentiment du clavecin, se défendant d’y être forte, bien qu’elle parût de première force à un maréchal des logis tel que moi. Elle peignait aussi de jolis bouquets de fleurs sur des écrans de papier.

On ne s’étonnera donc pas que M. Jean Keller fût devenu amoureux de cette personne, ni que Mlle de Lauranay eût remarqué tout ce qu’il y avait de bon, d’aimable, dans ce jeune homme, ni que les familles eussent vu avec joie l’intimité de deux enfants, élevés l’un près de l’autre, se changer peu à peu en un sentiment plus tendre. Ils se convenaient, ils avaient pu s’apprécier. Et si le mariage n’était pas fait encore, cela tenait à un excès de délicatesse chez M. Jean –, délicatesse que comprendront tous ceux qui ont le cœur haut placé.

En effet, on ne l’a pas oublié, la situation des Keller ne laissait pas d’être fort compromise. Avant le mariage, M. Jean aurait voulu que ce procès d’où dépendait son avenir, fût terminé. S’il le gagnait, rien de mieux. Il apporterait à Mlle de Lauranay une certaine fortune. Mais, si le procès était perdu, M. Jean se trouverait alors sans rien. Certainement, Mlle Marthe était riche, elle devait l’être plus encore après son grand’père. Eh bien, M. Jean répugnait à venir prendre sa part de cette richesse. Suivant moi, ce sentiment ne peut que l’honorer.

Cependant les circonstances devenaient assez pressantes pour que M. Jean fût mis en demeure de prendre un parti. Les convenances de famille se réunissaient dans ce mariage, même religion de part et d’autre, même origine au moins dans le passé. Si les jeunes époux venaient se fixer en France, pourquoi les enfants qui naîtraient d’eux ne seraient-ils pas naturalisés Français? Enfin, tout y était, comme on dit.

Donc, il importait de se décider, et sans retard, d’autant plus que cet état de choses pouvait autoriser dans une certaine mesure les assiduités d’un rival.

Non pas que M. Jean eût lieu d’être jaloux! Et comment eût-il pu l’être, puisqu’il n’avait qu’un mot à dire pour que Mlle de Lauranay devînt sa femme?

Mais, si ce n’était pas de la jalousie qu’il ressentait, c’était une irritation profonde et bien naturelle contre ce jeune officier que nous avions rencontré avec le régiment de Leib, pendant notre promenade sur la route de Belzingen.

En effet, depuis plusieurs mois, le lieutenant Frantz von Grawert avait remarqué Mlle Marthe de Lauranay. Appartenant à une famille riche, influente, il ne doutait pas qu’on ne fût très honoré de ses attentions et recherches.

Aussi, ce Frantz fatiguait-il Mlle Marthe de ses prévenances. Il la suivait dans les rues avec une obstination telle qu’à moins d’y être obligée, elle hésitait à sortir.

M. Jean savait cela. Plus d’une fois, il fut sur le point d’aller mettre à la raison ce bellâtre, qui faisait sa poussière dans la haute société de Belzingen. Mais, de voir le nom de Mlle Marthe mêlé à cette affaire, l’avait toujours retenu. Lorsqu’elle serait sa femme, si l’officier continuait à la poursuivre, il saurait bien l’attraper sans courir et le faire rentrer dans le rang. Jusque là, il convenait de ne pas tenir compte de ces assiduités. Mieux valait éviter un éclat dont la réserve d’une jeune fille aurait à souffrir.

Cependant – il y avait au plus trois semaines – la main de Mlle Marthe de Lauranay avait été demandée pour le lieutenant Frantz. Son père, le colonel, s’était présenté chez M. de Lauranay. Là, il avait étalé sa fortune, ses titres, le bel avenir qui attendait son fils. C’était un homme rude, habitué à commander militairement – on sait ce que cela veut dire – n’admettant ni une hésitation, ni un refus, enfin bien prussien depuis la mollette de ses éperons jusqu’au bout de son plumet.

M. de Lauranay remercia le colonel von Grawert, se dit très honoré de sa recherche; mais des engagements antérieurs rendaient ce mariage impossible.

Le colonel, poliment éconduit, s’était retiré, fort dépité de son insuccès. Le lieutenant Frantz en fut profondément irrité. Il n’ignorait pas que Jean Keller, allemand tout comme lui, était reçu dans la maison de M. de Lauranay à un titre qu’on lui refusait. De là une haine, et de plus, un désir de vengeance qui n’attendait, sans doute, que l’occasion pour se manifester.

Toutefois, le jeune officier, qu’il y fût poussé par la jalousie ou la colère, ne cessa de rechercher Mlle Marthe. C’est pourquoi, depuis ce jour, la jeune fille avait-elle pris le parti de ne plus sortir seule, comme le permettent les habitudes allemandes, ni avec son grand-père ni avec Mme Keller ou ma sœur.

Voilà les choses que je n’appris que plus tard. Cependant j’ai préféré vous les dire tout de suite.

Quant à l’accueil que je reçus dans la famille de M. de Lauranay, il eût été impossible d’en souhaiter un meilleur.

«Le frère de ma bonne Irma est de nos amis, me dit Mlle Marthe, et je suis heureuse de pouvoir lui serrer la main!»

Et croiriez-vous que je ne trouvai rien à répondre? En vérité, si jamais je fus sot, ce fut bien ce jour-là. Interdit, interloqué, je me taisais. Et cette main tendue de si bonne grâce!… Enfin je la saisis et la pressai à peine, tant j’eus peur de la briser. Que voulez-vous! Un pauvre maréchal des logis!

Puis, on passa dans le jardin, on se promena. La conversation me mit plus à l’aise. On parla de la France. M. de Lauranay m’interrogea sur les événements qui s’y préparaient. Il semblait craindre que cela ne fût de nature à causer bien des ennuis à ses compatriotes établis en Allemagne. Il se demandait s’il ne ferait pas mieux de quitter Belzingen et de revenir se fixer dans son pays, en Lorraine.

«Vous songeriez à partir? dit vivement M. Keller.

– Je crains que nous n’y soyons forcés, mon cher Jean, répondit M. de Lauranay.

– Et nous ne voudrions pas partir seuls, ajouta Mlle Marthe. Que dure votre congé, monsieur Delpierre?

– Deux mois, répondis-je.

– Eh bien, mon cher Jean, reprit-elle, est-ce que M. Delpierre n’assistera pas, avant son départ, à notre mariage?…

– Oui… Marthe… Oui!»

M. Jean ne savait que répondre. Sa raison se raidissait contre son cœur.

«Mademoiselle, dis-je, je serais vraiment trop heureux…

– Mon cher Jean, reprit-elle, en allant à lui, ne procurerons-nous pas ce bonheur à monsieur Natalis Delpierre?

– Oui… chère Marthe!…» répondit M. Jean, qui ne put dire autre chose, mais cela me parut suffisant.

Et, au moment où nous allions nous retirer tous trois, car il se faisait tard:

«Ma fille! dit Mme Keller, en l’embrassant avec une émotion profonde, tu seras heureuse!… Il est digne de toi!

– Je le sais, puisqu’il est votre fils!» répondit Mlle Marthe.

Nous rentrâmes à la maison. Irma nous attendait. Mme Keller lui dit qu’il n’y avait plus qu’à fixer le jour du mariage.

Puis, on alla se coucher. Et si jamais je passai une nuit excellente, malgré les voyelles de l’alphabet qui sautillaient dans mes rêves, ce fut bien celle-ci, pendant laquelle je dormis tout d’une traite, dans la maison de Mme Keller.

 

 

Chapitre VII

 

e lendemain, je ne me réveillai que fort tard. Il devait être au moins sept heures. Je me hâtai de m’habiller pour aller «faire mon devoir», toutes mes voyelles à repasser, en attendant les consonnes.

Comme j’arrivais aux dernières marches de l’escalier, je rencontrai ma sœur Irma qui montait.

«J’allais te réveiller, me dit-elle.

– Oui, j’ai fait la grasse matinée et je suis en retard!

– Non, Natalis, il n’est que sept heures. Mais il y a quelqu’un qui te demande.

– Quelqu’un?

– Oui… un agent.»

Un agent? Diable! je n’aime guère ces visiteurs là! Qu’est-ce que l’on pouvait bien me vouloir? Ma sœur ne semblait pas trop rassurée.

Presque aussitôt M. Jean parut.

«C’est un agent de la police, me dit-il. Faites bien attention, Natalis, à ne rien dire qui puisse vous compromettre.

– Ce serait bien tombé qu’il sache que je suis soldat! répondis-je.

– Ce n’est pas probable!… Vous êtes venu à Belzingen voir votre sœur, et pas autre chose!»

C’était la vérité, d’ailleurs, et je me promis bien de me tenir sur une extrême réserve.

J’arrivai au seuil de la porte. Là j’aperçus l’agent, un vilain masque à coup sûr, tout de travers, tout déjeté, les jambes en pied de banc, une figure d’ivrogne avec le gosier en pente, comme on dit.

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M. Jean lui demanda en allemand ce qu’il voulait.

«Vous avez ici un voyageur arrivé d’hier à Belzingen?

– Oui. Après?

Le directeur de police lui fait donner ordre de passer à son bureau.

– C’est bien. Il ira.»

M. Jean me traduisit ce bout de conversation. Ce n’était pas même une invitation, c’était un ordre que je recevais. Il fallait donc y obtempérer.

Les pieds de banc étaient partis. J’aimais mieux cela. Il ne m’allait guère de traverser les rues de Belzingen avec cet affreux happe-chair. On m’indiquerait où restait le directeur de police, et je saurais bien trouver sa maison.

«Quel individu est-ce? demandai-je à M. Jean.

– Un homme qui ne manque pas d’une certaine finesse. Vous devrez vous défier de lui, Natalis. Il se nomme Kalkreuth. Ce Kalkreuth n’a jamais cherché qu’à nous susciter des ennuis, parce qu’il trouve que nous nous occupons trop de la France. Aussi le tenons-nous à l’écart, et il le sait. Je ne serais pas étonné qu’il voulût nous impliquer dans quelque méchante affaire. Donc, veillez bien à vos paroles.

– Que ne m’accompagnez-vous à son bureau, monsieur Jean? répondis-je.

– Kalkreuth ne m’a pas mandé, et il est probable qu’il ne lui plairait point de me voir!

– Baragouine-t-il français, au moins?

– Il le parle parfaitement. Mais n’oubliez pas, Natalis, de bien réfléchir avant de répondre, et ne dites à Kalkreuth que juste ce qu’il faut dire.

– Soyez tranquille, monsieur Jean.»

On m’indiqua la demeure dudit Kalkreuth. Je n’avais que quelques centaines de pas à faire pour atteindre sa maison. J’y arrivai en un instant.

L’agent se trouvait à la porte, et m’introduisit aussitôt dans le cabinet du directeur de police.

Ce fut un sourire, paraît-il, que voulut bien m’adresser ce personnage, car ses lèvres se détendirent d’une oreille à l’autre. Puis, pour m’inviter à m’asseoir, il fit un geste qui, dans sa pensée, devait être on ne peut plus gracieux.

En même temps, il continuait à feuilleter des paperasses étalées sur sa table.

J’en profitai pour observer mon Kalkreuth. C’était un grand flandrin, vêtu d’une rhingrave à brandebourgs, haut de cinq pieds huit pouces, très long de buste, ce que nous appelons un quinze-côtes, maigre, osseux, avec des pieds d’une longueur!… une figure parcheminée, qui devait toujours être sale, même quand elle était lavée, la bouche large, les dents jaunâtres, le nez écrasé du bout, les tempes plissées, de petits yeux en trous de vrille, un point lumineux sous d’épais sourcils, enfin une vraie face de cataplasme. J’étais prévenu de me défier – recommandation bien inutile. La défiance venait toute seule, dès qu’on se trouvait en sa présence.

Quand il eut finit de tracasser ses papiers, Kalkreuth leva le nez, prit la parole, et, dans un français très clair, il m’interrogea. Mais, afin de me donner le temps de la réflexion, je fis celui qui éprouve quelque difficulté à comprendre. J’eus même le soin de lui faire répéter chaque phrase.

Voici, en somme, ce qui fut demandé et répondu dans cet interrogatoire:

«Votre nom?

– Natalis Delpierre.

– Français?…

– Français.

– Et de votre métier?

– Marchand forain.

– Forain… forain?… Expliquez-vous… Je ne comprends pas ce que cela signifie!

– Oui… je cours les foires, les marchés… pour acheter… pour vendre!… Enfin forain, quoi!

– Vous êtes venu à Belzingen?

– Apparemment.

Qu’y faire?

– Voir ma sœur, Irma Delpierre, que je n’ai pas vue depuis treize ans.

– Votre sœur, une Française qui est en service dans la famille Keller!…

– Comme vous dites!»

Et là-dessus, il y eut un léger temps d’arrêt dans les questions du directeur de police.

«Ainsi, reprit Kalkreuth, votre voyage en Allemagne n’a pas d’autre but?

– Pas d’autre.

– Et quand vous repartirez?…

– Je reprendrai le chemin par lequel je suis venu, tout simplement.

– Et vous aurez raison. A quelle époque, à peu près, comptez-vous repartir?

– Quand je le jugerai convenable. Je ne pense pas qu’un étranger ne puisse aller et venir en Prusse, comme il lui plaît?

– Peut-être!»

Le Kalkreuth, sur ce mot, darda plus vivement ses yeux vers moi. Mes réponses, sans doute, lui paraissaient un peu plus décidées qu’il ne convenait. Mais ce ne fut qu’un éclair et le tonnerre ne gronda pas encore.

«Minute! me dis-je. Ce gaillard-là a bien l’air d’un passe-malin, qui ne demande qu’à me lapider, comme disent nos Picards! C’est maintenant qu’il faut se tenir sur ses gardes!»

Kalkreuth revint à l’interrogatoire un instant après, et reprit sa voix doucereuse.

Et alors, il me demanda:

«Combien de jours avez-vous employés à venir de France en Prusse?

– Neuf jours.

– Et quel chemin avez-vous pris?

– Le plus court qui était en même temps le meilleur.

– Pourrais-je savoir exactement par où vous êtes passé?

– Monsieur, dis-je alors, pourquoi toutes ces questions, s’il vous plaît?

– Monsieur Delpierre, répondit Kalkreuth d’un ton sec, en Prusse, nous avons l’habitude d’interroger les étrangers qui viennent nous rendre visite. C’est une formalité de police, et, sans doute, vous n’avez pas l’intention de vous y soustraire?

– Soit! J’ai pris par la frontière des Pays-Bas, le Brabant, la Westphalie, le Luxembourg, la Saxe…

– Alors vous avez dû faire un assez long détour?…

– Pourquoi?

– Puisque vous êtes arrivé à Belzingen par les routes de la Thuringe.

– De la Thuringe, en effet.»

Je compris que ce curieux savait déjà à quoi s’en tenir. Il ne fallait pas se couper.

«Pourriez-vous me dire sur quel point vous avez passé la frontière de France? demanda-t-il.

– A Tournay.

– C’est singulier.

– Pourquoi est-ce singulier?

– Parce que vous êtes signalé comme ayant suivi la route de Zerbst.

– Cela s’explique par le détour.»

Évidemment j’avais été espionné, et, sans doute, par le cabaretier du Ecktvende. On se rappelle que cet homme m’avait vu arriver pendant que ma sœur m’attendait sur la route. En somme, ce n’était que trop visible, Kalkreuth voulait m’engrener pour avoir des nouvelles de France. Je me tins donc plus que jamais sur la réserve.

Il reprit:

«Alors vous n’avez pas rencontré les Allemands du côté de Thionville?

– Non.

– Et vous ne savez rien du général Dumouriez?

– Connais pas.

– Ni rien du mouvement des troupes françaises rassemblées à la frontière?

– Rien.»

Sur ce, la figure de Kalkreuth changea, et sa voix devint impérieuse.

«Prenez garde, monsieur Delpierre! dit-il.

– A quoi? répliquai-je.

– Le moment n’est pas favorable aux étrangers pour voyager en Allemagne, surtout quand ils sont Français, et nous n’aimons pas que l’on vienne voir ce qui se passe ici…

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– Mais vous ne seriez pas fâché de savoir ce qui se passe chez les autres! Je ne suis pas un espion, monsieur!

– Je le souhaite, dans votre intérêt, répondit Kalkreuth d’un ton menaçant. J’aurai l’œil sur vous. Vous êtes Français. Vous avez déjà fait visite dans une maison française, celle de M. de Lauranay. Vous êtes descendu chez la famille Keller, qui a conservé des attaches avec la France. Il n’en faut pas plus, dans les circonstances où nous sommes, pour être suspect.

– N’étais-je pas libre de venir à Belzingen? répondis-je.

– Parfaitement.

– L’Allemagne et la France sont-elles en guerre?

– Pas encore. – Dites-moi, monsieur Delpierre, vous paraissez avoir de bons yeux?

– Excellents!

– Eh bien, je vous engage à ne pas trop vous en servir!

– Pourquoi?

– Parce que quand on regarde, on voit, et quand on voit, on est tenté de raconter ce que l’on a vu!

– Pour la deuxième fois, monsieur, je vous le répète, je ne suis pas un espion!

– Et pour la deuxième fois, je vous répondrai que je le souhaite, sans quoi…

– Sans quoi?…

– Vous m’obligeriez à vous faire reconduire à la frontière, à moins que…

– A moins que?…

– Dans le but de vous épargner les fatigues du voyage, il nous convînt de pourvoir à votre entretien et à votre logement pendant un temps plus ou moins long!»

Cela dit, Kalkreuth m’indiqua d’un geste que je pouvais sortir. Cette fois, son bras n’était plus terminé par une main ouverte, mais par un point fermé.

N’étant guère d’humeur à poser dans ce bureau de police, je tournai les talons, un peu trop militairement peut-être, en faisant un demi-tour qui sentait le soldat. Et il n’est pas sûr que cet animal ne l’ait point remarqué.

Je revins alors à la maison de Mme Keller. Maintenant, j’étais averti. On ne me perdrait pas de vue.

M. Jean m’attendait. Je lui racontai en détail tout ce qui s’était dit entre le sieur Kalkreuth et moi, qui me trouvais directement menacé.

«Cela ne m’étonne nullement, répondit-il, et vous n’en avez pas fini avec la police prussienne! Pour vous comme pour nous, Natalis, je redoute des complications dans l’avenir!»

 

 

Chapitre VIII

 

ependant les journées se passaient agréablement, – promenades et travail. Mon jeune maître pouvait constater mes progrès. Les voyelles étaient déjà bien casées dans ma tête. Nous avions attaqué les consonnes. Il y en a qui me donnèrent du mal – les dernières surtout. Enfin, cela marchait. Bientôt j’arriverais à assembler les lettres pour former des mots. Il paraît que j’avais de belles dispositions… à trente et un ans!

Nous n’eûmes plus de nouvelles de Kalkreuth. Aucun ordre de me représenter à son bureau. Il n’était pas douteux, toutefois, qu’on nous espionnait, et plus particulièrement votre serviteur, bien que mon genre d’existence ne donnât aucune prise au soupçon. Je pensais donc que j’en serais quitte pour un premier avertissement, et que le directeur de police ne se chargerait ni de me loger ni de me reconduire.

Pendant la semaine qui suivit, M. Jean dut faire une absence de quelques jours. Il lui fallut aller à Berlin pour son maudit procès. A tout prix, il voulait une solution, car la situation devenait pressante. Comment serait-il accueilli? Reviendrait-il sans même avoir pu obtenir une date pour le jugement? Cherchait-on à gagner du temps? C’était à craindre.

Pendant l’absence de M. Jean, sur le conseil d’Irma, je m’étais chargé d’observer les agissements de Frantz von Grawert. Du reste, comme Mlle Marthe ne sortit qu’une fois pour aller au temple, elle ne fut point rencontrée par le lieutenant. Chaque jour, celui-ci passait à plusieurs reprises devant la maison de M. de Lauranay, tantôt à pied, se dandinant et faisant craquer ses bottes, tantôt cavalcadant et caracolant sur son cheval, – une bête magnifique, – comme son maître, d’ailleurs. Mais grilles fermées, porte close. Je laisse à penser s’il devait rager en dedans. Aussi convenait-il de hâter le mariage.

Et c’est même pour cela que M. Jean avait voulu se rendre une dernière fois à Berlin. Quoiqu’il arrivât, il était décidé que l’on fixerait la date de la cérémonie dès qu’il serait revenu à Belzingen.

M. Jean était parti le 18 juin. Il ne devait rentrer que le 21. Pendant ce temps, j’avais travaillé avec ardeur. Mme Keller remplaçait son fils près de moi. Elle y mettait une complaisance qui ne se lassait point. Avec quelle impatience nous attendions le retour de l’absent, on l’imagine! En effet, les choses pressaient. On en jugera par ce qui suit et que je vais raconter d’après ce que j’ai appris plus tard, sans donner mon appréciation, car – j’en fais volontiers l’aveu – lorsqu’il s’agit du fond et du tréfond de la politique, je n’y entends goutte.

Depuis 90, les émigrés français étaient réfugiés à Coblentz. L’année dernière, en 91, après avoir accepté la constitution, le roi Louis XVI avait notifié cette acceptation aux puissances étrangères. L’Angleterre, l’Autriche, la Prusse, protestèrent alors de leurs intentions amicales. Mais pouvait-on s’y fier? Les émigrés, eux, ne cessaient de pousser à la guerre. Ils passaient des marchés de fournitures, ils formaient des cadres. Bien que le roi leur eût donné l’ordre de rentrer en France, ils n’interrompaient point leurs préparatifs. Quoique l’assemblée législative eût sommé les électeurs de Trêves, de Mayence et autres princes de l’Empire d’avoir à disperser les rassemblements sur leur frontière, ils étaient toujours là, prêts à conduire les envahisseurs.

Et alors, trois armées furent organisées dans l’Est, de manière à pouvoir se donner la main.

Le comte de Rochambeau, mon ancien général, alla prendre dans les Flandres, le commandement de l’armée du Nord, Lafayette, celui de l’armée du centre, à Metz, et Luckner, celui de l’armée d’Alsace, – en tout deux cent mille hommes environ, tant sabres que baïonnettes. Quant aux émigrés, pourquoi auraient-ils renoncé à leurs projets, obéi aux sommations du roi, puisque Léopold d’Autriche se préparait à leur venir en aide?

Tel était l’état des choses en 91. Voici ce qu’il était en 92.

En France, les Jacobins, Robespierre à leur tête, s’étaient vigoureusement prononcés contre la guerre. Les Cordeliers les soutenaient, ayant crainte de voir surgir une dictature militaire. Au contraire, les Girondins, par la voix de Louvet et de Brissot, demandaient cette guerre à tout prix, afin de mettre le roi dans l’obligation de dévoiler ses intentions.

C’est alors qu’apparut Dumouriez, qui avait commandé en Vendée et en Normandie. Il fut appelé pour mettre son génie militaire et politique au service du pays. Il accepta et forma aussitôt un plan de campagne: guerre à la fois offensive et défensive. Avec lui, on était sûr que les choses ne traîneraient pas.

Jusqu’alors, cependant, l’Allemagne n’avait aucunement bougé. Ses troupes ne menaçaient pas la frontière française, et même elle répétait que rien n’eût été plus dommageable pour l’intérêt de l’Europe.

Sur ces entrefaites, Léopold d’Autriche mourut. Que ferait son successeur? Serait-il partisan de la modération? Non, et une note parut à Vienne, qui exigeait le rétablissement de la monarchie sur les bases de la déclaration royale de 89.

Comme on le pense bien, la France ne pouvait se soumettre à une semblable injonction qui dépassait les bornes. L’effet de cette note fut considérable dans tout le pays. Louis XVI dut proposer à l’Assemblée nationale de déclarer la guerre à François Ier roi de Hongrie et de Bohême. Cela fut décidé, et l’on résolut de l’attaquer tout d’abord dans ses possessions de Belgique.

Aussi Biron ne tarda-t-il pas à s’emparer de Quiévrain, et l’on pouvait espérer déjà que rien n’arrêterait l’élan des troupes françaises, lorsque, devant Mons, une panique vint modifier la situation. Les soldats, après avoir crié à la trahison, massacrèrent les officiers Dillon et Berthois.

En apprenant ce désastre, Lafayette crut devoir arrêter sa marche à Givet.

Ceci se passait dans les derniers jours d’avril, avant que j’eusse quitté Charleville. A ce moment, on le voit, l’Allemagne n’était pas encore en guerre avec la France.

Le 13 juin, Dumouriez fut nommé ministre de la guerre. Cela, nous l’apprîmes à Belzingen, avant que M. Jean fût revenu de Berlin. Cette nouvelle avait une extrême gravité. Il était facile de prévoir que les événements allaient changer de face et la situation se dessiner plus nettement. En effet, si la Prusse avait gardé jusqu’alors une neutralité absolue, il était à craindre qu’elle ne se préparât à la rompre d’un instant à l’autre. On parlait déjà de quatre-vingt mille hommes qui s’avançaient vers Coblentz.

En même temps, le bruit se répandait à Belzingen que le commandement de ces vieux soldats de Frédéric-le-Grand serait donné à un général qui jouissait d’une certaine célébrité en Allemagne, au duc de Brunswick.

On comprend l’effet de cette nouvelle même avant qu’elle fût confirmée. D’ailleurs, il se faisait incessamment des passages de troupes.

J’aurais donné beaucoup pour voir le régiment de Leib, le colonel von Grawert et son fils Frantz partir pour la frontière. Cela nous eût toujours débarrassés de ces personnages. Par malheur, ce régiment ne reçut aucun ordre. Aussi le lieutenant continuait-il à battre le pavé dans les rues de Belzingen, et plus particulièrement devant la maison close de M. de Lauranay.

Quant à moi, ma position prêtait à réfléchir.

J’étais en congé régulier, il est vrai, et dans un pays qui n’avait pas encore rompu avec la France. Mais pouvais-je oublier que j’appartenais au Royal-Picardie, que mes camarades se trouvaient en garnison à Charleville, presque à la frontière?

Certainement, s’il y avait choc avec les soldats de François d’Autriche ou de Frédéric-Guillaume de Prusse, le Royal-Picardie serait au premier rang pour recevoir les premiers coups, et j’eusse été désespéré de ne pas être là afin d’en rendre bonne mesure.

Je commençais donc à m’inquiéter sérieusement. Cependant je gardais mes ennuis pour moi, ne voulant attrister ni Mme Keller ni ma sœur, et je ne savais à quel parti m’arrêter.

Enfin, dans ces conditions, la position d’un Français était difficile. Ma sœur le comprenait aussi en ce qui la concernait. Certainement, de son plein gré, elle ne consentirait jamais à se séparer de Mme Keller. Mais ne pouvait-il se faire que l’on prît des mesures contre les étrangers? Et si le Kalkreuth venait nous donner vingt-quatre heures pour quitter Belzingen?

On conçoit donc quelles devaient être nos inquiétudes. Elles n’étaient pas moins grandes, quand nous songions à la situation de M. de Lauranay. Si on l’obligeait à sortir du territoire, à traverser un pays en état de guerre, quel voyage plein de dangers pour sa petite-fille et pour lui! Et le mariage qui n’était pas fait, où et quand se ferait-il? Aurait-on le temps de le célébrer à Belzingen? En vérité, on ne pouvait compter sur rien.

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Chaque jour, cependant, il passait à travers la ville des troupes qui venaient prendre la route de Magdebourg, de l’infanterie, de la cavalerie, – surtout des uhlans, – puis, des convois de poudre et de boulets, des équipages par centaines. C’était un bruit incessant de tambours, des appels de trompettes. Entre temps, il se faisait fréquemment des haltes de quelques heures sur la grande place. Et alors que d’allées et venues, arrosées de verres de shnaps et de kirschenwasser, car la chaleur était déjà forte!

On le comprendra, je ne pouvais me retenir d’aller voir, dusse-je déplaire à M. Kalkreuth et à ses agents. Lorsque j’entendais une sonnerie ou un roulement, il me fallait sortir, si j’étais libre, car, au cas où Mme Keller m’eût donné ma leçon de lecture, pour rien au monde je n’aurais voulu la quitter. Seulement, à l’heure de la récréation, je filais par la porte, j’allongeais le pas, j’arrivais sur le passage des troupes, je les suivais jusqu’à la grande place, et là je regardais… je regardais, bien que Kalkreuth m’eût intimé de ne rien voir.

Bref, si tout ce mouvement m’intéressait en ma qualité de soldat, en ma qualité de Français je ne pouvais que dire: Minute! ça n’est pas du bon! Il était manifeste que les hostilités ne tarderaient pas à commencer.

Le 21, M. Jean revint de son voyage à Berlin. Ainsi qu’on devait le craindre, voyage inutile! Le procès en était toujours au même point. Impossible de prévoir quelle en serait l’issue, ni même lorsqu’il finirait. C’était désespérant.

Quant au reste, d’après ce qu’il avait entendu dire, M. Jean rapportait cette impression que, d’un jour à l’autre, la Prusse allait déclarer la guerre à la France.

 

 

Chapitre IX

 

e lendemain et les jours suivants, nous allâmes tous deux à l’affût des nouvelles. Cela se déciderait avant huit jours ou guère plus. Il y eut encore des passages de troupes à Belzingen, les 21, 22 et 23, même un général qu’on m’a dit être le comte de Kaunitz, suivi de son état-major. Cette masse de soldats gagnait du côté de Coblentz, où attendaient les émigrés. La Prusse, donnant la main à l’Autriche, ne dissimulait plus qu’elle marchait contre la France.

Il est donc certain que ma situation à Belzingen s’empirait de jour en jour. Évidemment, elle ne serait pas meilleure pour la famille de Lauranay ni pour ma sœur Irma, une fois la guerre déclarée. De se trouver en Allemagne dans ces conditions, cela devait leur créer plus que des embarras, des périls réels, et il convenait de se tenir prêt à toute éventualité.

J’en causais souvent à ma sœur. La bonne créature voulait en vain cacher ses inquiétudes. La crainte d’être séparée de Mme Keller ne lui laissait plus un instant de repos. Quitter cette famille! Jamais elle n’avait eu la pensée que l’avenir lui réserverait un tel malheur! S’éloigner de ces êtres aimés, près desquels, lui semblait-il, sa vie devait s’écouler tout entière, se dire que, peut-être, il ne lui serait plus possible de les revoir, si les événements tournaient mal, cela était bien pour lui fendre l’âme.

«J’en mourrai, me répétait-elle, oui, Natalis, j’en mourrai.

– Je te comprends, Irma, répondais-je, la situation est difficile, mais il faut tout faire pour s’en sortir. Voyons! ne pourrait-on décider madame Keller à quitter Belzingen à présent qu’elle n’a plus aucune raison de tenir à ce pays. Je trouve même qu’il serait prudent de prendre cette résolution avant que les choses se soient gâtées tout à fait.

– Ce serait sage, Natalis, et, pourtant, madame Keller ne consentira point à partir sans son fils.

– Et pourquoi monsieur Jean se refuserait-il à la suivre! Qui le retient en Prusse? Ses affaires à régler?… Il les réglera plus tard! Ce procès qui n’en finit pas?… Est-ce que, dans les circonstances actuelles, il ne faudra pas attendre des mois et des mois avant d’obtenir un jugement?

– Probable, Natalis.

– D’ailleurs, ce qui m’inquiète surtout, c’est que le mariage de monsieur Jean et de mademoiselle Marthe n’est pas encore fait! Sait-on quels empêchements, quels retards peuvent survenir? Que l’on expulse les Français de l’Allemagne – ce qui est fort possible – monsieur de Lauranay et sa petite-fille seront forcés de partir dans les vingt-quatre heures! Et alors quelle cruelle séparation pour ces jeunes gens! Au contraire, si le mariage est conclu, ou monsieur Jean emmènera sa femme en France, ou, s’il est forcé de rester à Belzingen, du moins y restera-t-elle avec lui!

– Tu as raison, Natalis.

– A ta place, Irma, j’en parlerais à Mme Keller, elle en parlerait à son fils, on se hâterait de conclure le mariage, et, une fois fait, nous pourrions laisser aller les choses.

– Oui, répondit Irma, il faut que le mariage se fasse sans retard. D’ailleurs, les empêchements ne viendront pas de Marthe!

– Oh non! l’excellente demoiselle! Et puis, un mari, un mari comme monsieur Jean, quelle garantie pour elle! Songe donc, Irma, seule avec son grand-père, déjà ancien, forcée de quitter Belzingen, de traverser cette Allemagne encombrée de troupes! Que deviendraient-ils tous deux?… Il faut donc se dépêcher d’en finir, et ne pas attendre que ce soit devenu impossible!

– Et cet officier, me demanda ma sœur, est-ce que tu le rencontres quelquefois?

– Presque tous les jours, Irma! C’est un malheur que son régiment soit encore à Belzingen! J’aurais voulu que le mariage de M1le de Lauranay ne fût connu qu’après son départ!

– En effet, ce serait désirable!

– Je crains qu’en l’apprenant, ce Frantz ne veuille tenter quelque coup! Monsieur Jean est homme à le remettre en place, et alors… Enfin, je ne suis pas tranquille!

– Ni moi, Natalis! Il faut donc faire le mariage le plus tôt possible. Il y aura certaines formalités à remplir, et je redoute toujours que la mauvaise nouvelle éclate!

– Parle donc à Mme Keller.

– Aujourd’hui même.»

Oui, il importait de se hâter, et peut-être même, était-il déjà trop tard!

En effet, un événement allait sans doute décider la Prusse et l’Autriche à presser l’invasion. Il s’agissait de l’attentat qui venait de se commettre à Paris, le 20 juin, et dont le bruit fut répandu, à dessein, par les agents des deux puissances coalisées.

Le 20 juin, les Tuileries avaient été envahies. La populace, conduite par Santerre, après avoir défilé devant l’Assemblée législative, s’était ruée sur le palais de Louis XVI. Portes attaquées à coups de hache, grilles forcées, pièces de canon hissées au premier étage, tout indiquait à quelles violences l’émeute allait se porter. Le calme du roi, son sang-froid, son courage, le sauvèrent ainsi que sa femme, sa sœur et ses deux enfants. Mais à quel prix? Après qu’il eût consenti à se coiffer du bonnet rouge.

Évidemment, chez les partisans de la cour comme parmi les constitutionnels, cette attaque du palais fut considérée comme un crime. Cependant le roi était resté le roi. On lui rendrait encore certains hommages… Du bouillon pour les morts! Puis, combien cela durerait-il? Les plus confiants ne lui auraient pas donné deux mois de règne, après ces menaces, ces insultes! Et on le sait, ils ne se seraient point trompés, puisque six semaines plus tard, au 10 août, Louis XVI allait être chassé des Tuileries, frappé de déchéance, emprisonné au Temple, dont il ne devait sortir que pour porter sa tête sur la place de la Révolution!

Si l’effet de cet attentat fut grand à Paris, grand dans toute la France, on se figurerait difficilement quel retentissement il eut à l’étranger. A Coblentz éclatèrent des cris de douleur, de haine, de vengeance, et vous ne vous étonnerez pas que l’écho en soit venu jusque dans ce petit coin de la Prusse où nous étions renfermés. Et pour peu que les émigrés se missent en marche, que les Impériaux, comme on les appelait déjà, vinssent les soutenir, ce serait une guerre terrible.

On le pensait bien à Paris. Aussi, des mesures énergiques avaient-elles été prises pour parer à tout événement. L’organisation des fédérés se fît à bref délai. Les patriotes, ayant rendu le roi et la reine responsables de l’invasion qui menaçait la France, la Commission de l’Assemblée décida que toute la nation serait en armes, et qu’elle agirait d’elle-même, sans que le gouvernement eût à intervenir.

Et que faudrait-il pour que l’élan se produisit? Une formule solennelle, une déclaration qui serait faite par le corps législatif: «La patrie est en danger!»

Voilà ce que nous apprîmes quelques jours après la rentrée de M. Jean, et cela provoqua une agitation extraordinaire.

Ces nouvelles s’étaient propagées le 23, au matin. A chaque heure, on pouvait apprendre que la Prusse avait répondu à la France par une déclaration de guerre. Il se faisait un mouvement énorme dans tout le pays. Des courriers, des estafettes, passaient ventre à terre à travers la ville. Des ordres s’échangeaient continuellement entre les corps de troupe en marche vers l’ouest et ceux qui venaient de l’est de l’Allemagne. On disait aussi que les Sardes devaient se joindre aux Impériaux, qu’ils s’avançaient déjà et menaçaient la frontière. Malheur! Ce n’était que trop vrai!

Ces choses jetèrent les Keller et les Lauranay dans une inquiétude extrême. Personnellement, ma position devenait de plus en plus difficile. Tous le sentaient, et, si je n’en parlais pas, c’est que je ne voulais point ajouter aux ennuis qui tourmentaient déjà les deux familles.

En somme, il n’y avait pas de temps à perdre. Puisque le mariage était convenu, il fallait le célébrer sans retard.

C’est ce qui fut résolu le jour même, et d’urgence.

D’un commun accord, on s’arrêta à la date du 29. Ce délai suffirait à remplir les formalités, qui étaient très simples à l’époque. La cérémonie se ferait au temple, devant les témoins obligés, choisis parmi les personnes en rapport avec les familles Keller et de Lauranay. Je devais être l’un de ces témoins. Quel honneur pour un maréchal des logis!

Ce qui fut également décidé, c’est qu’on agirait aussi secrètement que possible. On ne dirait rien de ce qui allait se faire, si ce n’est aux témoins dont la présence était indispensable. Dans ces jours de trouble, il fallait éviter d’attirer l’attention sur soi. Kalkreuth eût vite mis son nez dans cette affaire. Et puis, il y avait le lieutenant Frantz qui, par dépit, par vengeance, aurait pu s’emporter à quelque éclat. De là, peut-être, des complications qu’il convenait d’éviter à tout prix.

Quant aux préparatifs, ils ne devaient exiger que très peu de temps. D’ailleurs, on ferait très simplement les choses, et sans organiser des fêtes, dont on se fût donné le plaisir en d’autres circonstances moins inquiétantes. Il y aurait mariage, il n’y aurait pas noces, voilà tout.

Et se hâter sans perdre une heure! Ce n’était pas le moment de répéter notre vieux dicton picard: Il n’y a lieu de se presser, parce que la foire n’est point sur le pont!

Elle y était, menaçante, et, d’un instant à l’autre, pouvait nous fermer le passage!

Cependant, malgré toutes les précautions prises, il paraît que le secret ne fut pas gardé comme il aurait dû l’être. Très certainement, les voisins – oh! les voisins de province! – s’inquiétaient de ce qui se préparait dans les deux familles. Il y avait nécessairement quelques allées et venues en dehors des habitudes. De là, curiosité mise en éveil.

De plus, Kalkreuth ne cessait d’avoir l’œil sur nous. Nul doute que ses agents eussent ordre de nous surveiller de près. Peut-être les choses n’iraient-elles pas toutes seules.

Mais, ce qu’il y eut de plus regrettable, c’est que la nouvelle du mariage arriva aux oreilles du lieutenant von Grawert.

Cela, ce fut ma soeur Irma qui l’apprit par la servante de Mme Keller. Des officiers du régiment de Leib en avaient causé sur la grande place.

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Par hasard, Irma avait entendu leur conversation, et voici ce qu’elle rapporta.

Lorsqu’il avait appris la nouvelle, le lieutenant s’était abandonné à un violent mouvement de colère, disant à ses camarades que ce mariage ne se ferait pas, que tous les moyens lui seraient bons pour l’empêcher.

J’espérais que M. Jean ne saurait rien de cela. Par malheur, le propos lui fut redit. Il m’en parla, sans pouvoir maîtriser son indignation. J’eus grand’peine à le calmer. Il voulait aller au lieutenant Frantz, il voulait le mettre en demeure de s’expliquer là-dessus, quoiqu’il fût douteux qu’un officier consentît à se commettre avec un bourgeois comme lui!

Enfin, je parvins à le contenir, après lui avoir fait comprendre que sa démarche risquait de tout compromettre.

M. Jean se rendit. Il me promit de ne plus s’arrêter aux propos du lieutenant, quels qu’ils fussent, et ne s’occupa que des formalités de son mariage.

Le 25, la journée se passa sans incidents. Plus que quatre jours à attendre. Moi, je comptais les heures et les minutes. L’union célébrée, on déciderait la grave question d’abandonner définitivement Belzingen.

Mais l’orage était sur nos têtes, et le coup de foudre éclata dans la soirée de ce jour. La terrible nouvelle arriva vers neuf heures du soir.

La Prusse venait de déclarer la guerre à la France.

 

 

Chapitre X

 

’était le premier coup, rudement asséné. Et pourtant, il devait être suivi de coups plus rudes encore. Mais, n’anticipons pas, et soumettons-nous aux décrets de la providence, comme dit le curé de chez nous, du haut de son égrugeoir1.

La guerre était donc déclarée à la France, et moi, français, je me trouvais en pays ennemi. Si les Prussiens ignoraient que je fusse soldat, cela me créait, vis-à-vis de moi-même, un état extrêmement pénible. Mon devoir me commandait de quitter secrètement ou publiquement Belzingen, n’importe par quel moyen, de rejoindre au plus tôt, de reprendre ma place dans le rang. Il ne s’agissait plus de mon congé ni des six semaines qu’il comportait encore. Le Royal-Picardie occupait Charleville, à quelques lieues seulement de la frontière française. Il prendrait part aux premiers engagements. Il fallait être là.

Mais que deviendraient ma sœur, M. de Lauranay et Mlle Marthe? Leur nationalité ne causerait-elle pas les embarras les plus sérieux? Les Allemands sont d’une race dure, qui ne connaît guère de ménagements, quand ses passions sont déchaînées. C’est avec terreur que j’aurais vu Irma, Mlle Marthe et son grand’père se lancer sur les routes de la Haute et la Basse-Saxe, au moment où les parcourait l’armée prussienne.

Il n’y avait qu’une chose à faire: c’était de partir en même temps que moi, de profiter de mon retour pour revenir en France, tout de suite et par le plus court. On pouvait compter sur mon dévouement. Si M. Jean, entraînant sa mère, se joignait à nous, il me semblait que nous saurions bien passer quand même.

Maintenant, Mme Keller et son fils prendraient-ils ce parti? Cela me paraissait tout simple. Mme Keller n’était-elle pas française d’origine? M. Jean ne l’était-il pas à demi par elle? Il ne pouvait craindre qu’on lui fit mauvais accueil de l’autre côté du Rhin, quand on le connaîtrait. Mon avis était donc qu’il n’y avait pas à hésiter. Nous étions au 26. Le mariage serait fait le 29. Il n’y aurait plus alors aucun prétexte pour rester en Prusse, et, le lendemain, nous pouvions avoir quitté le territoire. Il est vrai, d’attendre trois jours encore, c’étaient trois siècles pendant lesquels il me faudrait ronger mon frein. Ah! que M. Jean et Mlle Marthe n’étaient-ils mariés déjà!

Oui, sans doute! Mais, ce mariage, que nous désirions tant, que j’appelais de tous mes vœux… ce mariage entre un Allemand et une Française, était-il possible, maintenant que la guerre était déclarée entre les deux pays?…

En vérité, je n’osais regarder cette situation en face, et je n’étais pas seul à sentir tout ce qu’elle avait de grave. A présent, on évitait d’en parler dans les deux familles. On sentait comme un poids qui vous écrasait!… Qu’allait-il arriver?… Je ne pouvais guère imaginer quel cours les événements allaient prendre, et il ne dépendait pas de nous d’en pouvoir changer la marche!

Le 26 et le 27, il ne survint aucun fait nouveau. Toujours des passages de troupes. Seulement, je crus remarquer que la police faisait surveiller plus activement la maison de Mme Keller. Plusieurs fois, je rencontrai l’agent de Kalkreuth, le pied de banc. Il me regardait d’une façon qui lui aurait valu une maîtresse gifle, si cela n’avait pas dû compliquer les choses. Cette surveillance ne laissait pas de m’inquiéter. J’en étais particulièrement l’objet. Aussi ne vivais-je plus, et la famille Keller était dans les mêmes transes que moi.

Il n’était que trop visible que Mlle Marthe versait bien des larmes. Quant à M. Jean, s’il cherchait à se contenir, il n’en souffrait que davantage. Je l’observais. Il devenait de plus en plus sombre. Il se taisait en notre présence. Il se tenait à l’écart. Pendant ses visites à M. de Lauranay, il semblait qu’une pensée l’obsédait qu’il n’osait dire, et, quand on croyait qu’il allait parler, ses lèvres se refermaient aussitôt.

Le 28 au soir, nous étions réunis dans le salon de M. de Lauranay. M, Jean nous avais priés d’y venir tous. Il voulait, avait-il dit, nous faire une communication qui ne pouvait être remise.

On avait commencé par s’entretenir de choses et d’autres; mais la conversation tombait. Il se dégageait un sentiment très pénible – ce sentiment que nous ressentions tous, ainsi que je l’ai fait observer, depuis la déclaration de guerre.

En effet, la démarcation de race entre Français et Allemands, cette déclaration l’accentuait davantage. Au fond, nous le comprenions bien, M. Jean se sentait le plus atteint par cette complication déplorable.

Bien que l’on fût à la veille du mariage, personne n’en parlait. Et pourtant, si rien n’eût été changé, le lendemain, Jean Keller et Mlle Marthe auraient dû se rendre au temple, y entrer comme fiancés, en sortir comme époux, liés pour la vie!… Et de tout cela, pas un mot!

Alors Mlle Marthe se leva. Elle s’approcha de M. Jean qui se tenait dans un coin, et, d’une voix dont elle voulait en vain cacher l’émotion:

«Qu’y a-t-il? demanda-t-elle.

– Ce qu’il y a… Marthe! s’écria M. Jean d’un accent si douloureux qu’il me pénétra jusqu’au coeur.

– Parlez, Jean, reprit Marthe, parlez, si pénible que ce soit d’entendre ce que vous allez dire!»

M. Jean releva la tête. Il se sentait compris d’avance.

Non! je n’oublierai jamais les détails de cette scène, quand je vivrais cent ans!

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M. Jean était debout devant Mlle de Lauranay, dont il avait pris la main, et alors, se faisant violence:

«Marthe, dit-il, tant que la guerre n’était pas déclarée entre l’Allemagne et la France, je pouvais songer à faire de vous ma femme. Aujourd’hui, mon pays et le vôtre vont se battre, et, maintenant, à la pensée de vous enlever à votre patrie, de vous arracher votre qualité de Française en vous épousant… je n’ose plus!… Je n’en ai pas le droit!… Toute ma vie ne serait qu’un remords!… Vous me comprenez… je ne puis pas…»

Si on le comprenait! Pauvre M. Jean! Il ne trouvait pas ses mots! Mais avait-il besoin de parler pour se faire entendre!

«Marthe, reprit-il, il va y avoir du sang entre nous, de ce sang français dont vous êtes!…»

Mme Keller, droite dans son fauteuil, les yeux baissés, n’osait pas regarder son fils. Un léger tremblement des lèvres, la contraction de ses doigts, tout indiquait que son cœur était prêt à se briser.

M. de Lauranay avait laissé retomber sa tête entre ses mains. Les larmes coulaient des yeux de ma sœur.

«Ceux dont je suis, reprit M. Jean, vont marcher contre la France, contre ce pays que j’aime!… Et qui sait si, bientôt, je ne serai pas appelé à me joindre…»

Il n’acheva pas. Sa poitrine haletait, étouffée de sanglots qu’il ne contenait que par une force surhumaine, car il ne convient pas qu’un homme pleure.

«Parlez, Jean, dit Mlle de Lauranay, parlez, pendant que j’ai encore la force de vous écouter!…

– Marthe, répondit-il, vous savez si je vous aime!… Mais vous êtes Française, et je n’ai pas le droit de faire de vous une Allemande, une ennemie de…

– Jean, répondit Mlle Marthe, moi aussi, je vous aime!… Rien de ce qui arrivera dans l’avenir ne changera mes sentiments!… Je vous aime… je vous aimerai toujours!

– Marthe, s’écria M. Jean, qui était tombé à ses pieds, chère Marthe, vous entendre parler ainsi, et ne pouvoir vous dire: Oui! demain nous irons au temple!… Demain vous serez ma femme, et rien ne nous séparera plus!… Non!… c’est impossible!…

– Jean, dit M. de Lauranay, ce qui semble impossible maintenant…

– Ne le sera pas plus tard! s’écria M. Jean. Oui, monsieur de Lauranay!… Cette guerre odieuse finira!… Alors, Marthe, je vous retrouverai!… Je pourrai sans remords devenir votre mari!… Ah! que je souffre!…»

Et le malheureux, qui s’était relevé, chancelait, presque au point de tomber.

Mlle Marthe revint à lui, et là, d’une voix que l’on sentait pleine de tendresse:

«Jean, reprit-elle, je n’ai qu’une chose à vous dire!… En n’importe quel temps vous me retrouverez telle que je suis aujourd’hui!… Je comprends le sentiment qui vous fait un devoir d’agir ainsi!… Oui! je le vois, il y a, en ce moment, un abîme entre nous!… Mais, je vous le jure devant Dieu, si je ne suis pas à vous, je ne serai jamais à personne… Jamais!»

Dans un mouvement irrésistible, Mme Keller avait attiré Mlle Marthe dans ses bras.

«Marthe!… dit-elle, ce que fait mon fils le rend encore plus digne de toi! Oui… plus tard… non plus dans ce pays, d’où je voudrais être sortie déjà, mais en France… nous nous reverrons!… Tu deviendras ma fille… ma vraie fille!… Et c’est toi qui me feras pardonner par mon fils… s’il est Allemand!»

Mme Keller dit cela d’un ton si désespéré que M. Jean l’interrompit, et se précipitant vers elle:

«Ma mère!… Ma mère!… s’écria-t-il. Moi, te faire un reproche!… Serais-je assez dénaturé…

– Jean, répondit Mlle Marthe, votre mère est la mienne!»

Mme Keller avait ouvert ses bras, et tous deux se réunirent sur son cœur.

Si le mariage n’était pas fait devant les hommes, puisque les circonstances actuelles le rendaient impossible, du moins était-il fait devant Dieu. Il n’y avait plus qu’à prendre les dernières dispositions pour partir.

Et, en effet, ce soir-là, il fut définitivement arrêté que nous quitterions Belzingen, la Prusse et cette Allemagne, où la déclaration de guerre faisait aux Français une situation intenable. La question du procès ne pouvait plus maintenant retenir la famille Keller. D’ailleurs, nul doute que l’issue en fût indéfiniment retardée, et on ne pouvait l’attendre.

Voici ce qui fut encore décidé. M. et Mlle de Lauranay, ma soeur et moi, nous reviendrions en France. A cet égard, pas d’hésitation, puisque nous étions Français. Pour Mme Keller et son fils, les convenances voulaient qu’ils restassent à l’étranger, tant que durerait cette abominable guerre. En France, ils eussent pu rencontrer des Prussiens dans le cas où notre pays aurait été envahi par les alliés. Ils résolurent donc de se réfugier dans les Pays-Bas, où ils attendraient la fin des événements. Quant à partir tous ensemble, cela allait de soi, et, lorsque nous nous séparerions, ce ne serait que sur la frontière française.

Ceci convenu, nos préparatifs nécessitant quelques jours encore, le départ fut fixé au 2 juillet.

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1 Nom peu respectueux que l’on donne à la chaire en picard.