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Jules Verne

 

Maître du monde

 

(Chapitre IV-VI)

 

 

Illustrations George Roux

Collection Hetzel

 

 

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© Andrzej Zydorczak

 

 

 

Chapitre IV

Un concours de l’Automobile-Club.

 

e mystère du Great-Eyry devait-il être dévoilé un jour par suite d’éventualités difficiles à prévoir… C’était le secret de l’avenir. Y avait-il un intérêt de premier ordre à ce qu’il le fût?… Aucun doute à ce sujet, puisque la sécurité des habitants de ce district de la Caroline du Nord en dépendait peut-être.

Quoi qu’il en soit, une quinzaine de jours après, alors que j’étais de retour à Washington, l’attention publique fut non moins sollicitée par un fait d’ordre tout différent. Ce fait allait demeurer aussi mystérieux que les phénomènes dont le Great-Eyry venait d’être le théâtre.

Vers le milieu de ce mois de mai, les journaux de la Pennsylvanie portèrent à la connaissance de leurs lecteurs ledit fait qui s’était récemment produit en divers points de l’État.

Depuis quelque temps, sur les routes qui rayonnent autour de Philadelphie, son chef-lieu, circulait un extraordinaire véhicule, dont on ne pouvait reconnaître ni la forme, ni la nature, ni même les dimensions, tant il se déplaçait rapidement. Que ce fût une automobile, il y avait parfait accord à ce sujet. Mais quel moteur l’animait, on en était réduit aux hypothèses plus ou moins admissibles, et, lorsque l’imagination populaire s’en mêle, il est impossible de lui assigner de justes limites.

À cette époque, les automobiles les plus perfectionnées, quel que fût leur système, mues par la vapeur d’eau, le pétrole, l’alcool ou l’électricité, ne dépassaient guère le cent trente à l’heure, soit environ trente lieues de quatre kilomètres, c’est-à-dire environ un mille et demi par minute, – ce que les chemins de fer, avec leurs express ou leurs rapides, donnent à peine sur les meilleures lignes de l’Amérique et de l’Europe.

Or, en ce qui concerne l’engin dont il s’agit, il marchait certainement au double de cette vitesse.

Inutile d’ajouter qu’une telle allure constituait un extrême danger sur les routes, tant pour les véhicules que pour les piétons. Cette masse roulante, arrivant comme la foudre, précédée d’un grondement formidable, déplaçait l’air avec une violence qui faisait craquer les branchages des arbres en bordure, affolant d’épouvante les animaux en pâture dans les champs, dispersant les oiseaux qui n’auraient pu résister aux tourbillons de la poussière soulevée à son passage.

Et – détail bizarre, sur lequel les journaux attirèrent plus particulièrement l’attention – le macadam des chemins était à peine entamé par les roues de l’appareil, qui ne laissait après lui aucune trace de ces ornières produites par le roulement de lourds véhicules. À peine une légère empreinte, un simple effleurement. La rapidité seule engendrait le soulèvement de la poussière.

«C’est à croire, faisait observer le New-York Herald, que la vitesse de déplacement mange la pesanteur!»

Naturellement, des réclamations s’étaient élevées parmi les divers districts de la Pennsylvanie. Comment tolérer ces courses folles d’un appareil, qui menaçait de tout renverser, de tout écraser sur son passage, voitures et piétons?… Mais de quelle façon s’y prendre pour l’arrêter?… On ne savait ni à qui il appartenait, ni d’où il venait, ni où il allait. On ne l’apercevait qu’au moment où il filait comme un projectile dans sa marche vertigineuse… Allez donc saisir au vol un boulet de canon au moment où il sort de la bouche à feu!…

Je le répète, nulle indication sur la nature du moteur de l’engin. Ce qui était certain, ce qu’on avait constaté, c’est qu’il ne laissait derrière lui aucune fumée, aucune vapeur, aucune odeur de pétrole ou autre huile minérale. De là cette conclusion, c’est qu’il s’agissait d’un appareil mû par l’électricité, et dont les accumulateurs, d’un modèle inconnu, renfermaient un fluide pour ainsi dire inépuisable.

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Alors l’imagination publique, très surexcitée, voulut voir tout autre chose dans cette mystérieuse automobile: c’était le char extra-naturel d’un spectre qui la conduisait, un des chauffeurs de l’enfer, un gobelin qui venait de l’autre monde, un monstre échappé de quelque ménagerie tératologique, et, pour le résumer en un seul type, le diable en personne, Belzébuth, Astaroth, qui défiait toute intervention humaine, ayant à sa disposition l’invisible et infinie puissance satanique!

Mais Satan lui-même n’avait pas le droit de circuler avec cette rapidité sur les routes des États-Unis, sans une autorisation spéciale, sans un numéro d’ordre, sans une licence en règle, et, à coup sûr, pas une municipalité n’eût consenti à lui permettre du «deux cent cinquante» à l’heure. Donc, par raison de sécurité publique, il fallait aviser au moyen d’enrayer la fantaisie de ce chauffeur masqué.

Et même, ce ne fut pas la seule Pennsylvanie qui servit de vélodrome à ces excentricités sportives. Les rapports de police ne tardèrent pas à signaler l’appareil en d’autres États: au Kentucky, aux environs de Francfort; dans l’Ohio, aux environs de Columbus; dans le Tennessee, aux environs de Nashville; dans le Missouri, aux environs de Jefferson; enfin dans l’Illinois, sur les différentes routes qui aboutissent à Chicago.

Maintenant, l’éveil étant donné, il appartenait aux autorités municipales de prendre toutes mesures contre ce danger public. Attraper un appareil lancé à de telles vitesses, on n’y pouvait compter. Le plus sûr serait d’établir sur les chemins des barrages solides contre lesquels il viendrait tôt ou tard se briser en mille pièces.

«Bon! répétaient les incrédules, cet enragé saura bien tourner ces obstacles…

– Et, au besoin, sauter par-dessus les barrages! ajoutait-on.

– Et, si c’est le diable, il a des ailes en sa qualité d’ancien ange, et il ne sera pas embarrassé de prendre son vol!»

Vrais propos de commères, dont il n’y avait pas lieu de tenir compte! D’ailleurs, si ce roi des Enfers possédait une paire d’ailes, pourquoi s’obstinait-il à circuler sur le sol terrestre, au risque d’écraser les passants, plutôt que de s’élancer à travers l’espace, comme un libre oiseau des airs?…

Telle était la situation, qui ne pouvait se prolonger, dont se préoccupait à bon droit la haute police de Washington, résolue à y mettre un terme.

Or, voici ce qui arriva dans la dernière semaine du mois de mai, et tout donnait à penser que les États-Unis étaient délivrés du «monstre» resté insaisissable jusqu’alors. Et même, après le Nouveau Monde, il y avait lieu de croire que l’Ancien ne serait pas exposé à recevoir la visite de cet automobiliste aussi dangereux qu’extravagant.

À cette date, le fait suivant fut rapporté dans les divers journaux de l’Union, et de quels commentaires le public l’accompagna, il est facile de l’imaginer.

Un concours venait d’être organisé par l’Automobile-Club dans le Wisconsin, sur une des routes de cet État dont Madison est le chef-lieu. Cette route forme une piste excellente sur une longueur de deux cents milles1, allant de Prairie-du-Chien, ville de la frontière-ouest en passant par Madison, et se terminant un peu au-dessus de Milwaukee, à la rive du Michigan. Seule, au Japon, la route entre Nikko et Namodé, bordée de cyprès gigantesques, lui serait supérieure, car elle forme une ligne droite de quatre-vingt-deux kilomètres.

Nombre d’appareils et des meilleures marques s’inscrivirent pour prendre part à ce match, et il avait été décidé que tous les systèmes de moteurs seraient admis à concourir. Les motocycles même pouvaient disputer les prix aux automobiles. On verrait ceux des maisons Hurter et Dietrich en ligne avec les voiturettes légères Gobron et Brillé, Renault frères, Richard-Brasier, Decauville, Darracq, Ader, Bayard, Clément, Chenard et Walcker, les voitures Gillet-Forest, Harward et Watson, les grosses voitures Mors, Mercédès, Charron-Girardot-Voigt, Hotchkiss, Panhard-Levassor, Dion-Bouton, Gardner-Serpollet, Turcat-Méry, Hirschler et Lobano, etc., de toutes nationalités. La somme des différents prix était considérable, car elle ne s’élevait pas à moins de cinquante mille dollars. Donc, nul doute que ces prix seraient vivement disputés. On le voit, les meilleurs fabricants avaient répondu à l’appel de l’Automobile-Club, en envoyant leurs types les plus perfectionnés. On en comptait une quarantaine de divers systèmes, vapeur d’eau, pétrole, alcool, électricité, tous ayant fait leurs preuves dans nombre de mémorables sports.

D’après les calculs, basés sur le maximum de vitesse qui pourrait être obtenu, cent trente à cent quarante kilomètres, cette course internationale durerait à peine trois heures pour ce parcours de deux cents milles. Aussi, afin d’éviter tout danger, les autorités du Wisconsin avaient interdit la circulation entre Prairie-du-Chien et Milwaukee pendant la matinée du 30 mai.

Donc, aucun accident n’était à prévoir, si ce n’est ceux qui pourraient survenir aux concurrents en pleine lutte. Cela, c’est leur affaire, comme on dit volontiers. Mais rien à craindre ni pour les véhicules ni pour les piétons en raison des mesures sagement prises.

Il y eut extraordinaire affluence et non seulement des Wisconsinois. Plusieurs milliers de curieux accoururent des États limitrophes de l’Illinois, du Michigan, de l’Iowa, de l’Indiana, même de l’État de New York.

Il va sans dire que parmi ces amateurs d’exercices sportifs figuraient un certain nombre d’étrangers, Anglais, Français, Allemands, Autrichiens, et, par un sentiment bien naturel, chacun faisait des voeux pour les chauffeurs de sa propre nationalité.

À noter aussi, puisque ce match s’effectuait aux États-Unis, la mirifique patrie des grands parieurs de ce bas monde, que de multiples paris s’étaient établis sous toutes les formes et d’excessive importance. Des agences spéciales les avaient reçus. Dans le Nouveau Continent, ils s’étaient considérablement accrus depuis la dernière semaine de ce mois de mai, et se chiffraient alors par des centaines de mille dollars.

Le signal du départ allait être donné à huit heures du matin par un chronométreur. Afin d’éviter l’encombrement et les accidents qui en fussent résultés, les automobiles devraient se succéder à deux minutes d’intervalle sur cette route dont les abords étaient noirs de spectateurs.

Le premier prix serait attribué à la voiture qui couvrirait dans le minimum de temps la distance entre Prairie-du-Chien et Milwaukee.

Les dix premières voitures, désignées par le sort, étaient parties entre huit heures et huit heures vingt. Assurément, à moins d’un accident, elles seraient arrivées au but avant onze heures. Les autres allaient suivre dans l’ordre de tirage. Des agents de police surveillaient la route de demi-mille en demi-mille. Les curieux, disséminés le long du parcours, s’ils étaient nombreux au départ, ne l’étaient pas moins à Madison, point milieu de la piste, et formaient une foule considérable à Milwaukee, point terminus du match.

Une heure et demie s’était écoulée. Il ne restait plus un seul véhicule à Prairie-du-Chien. Par les communications téléphoniques, on savait de cinq minutes en cinq minutes quelle était la situation du ring, et en quel ordre se succédaient les concurrents. C’était une voiture Renault frères, quatre cylindres et vingt chevaux de force, pneus Michelin, qui tenait la tête à mi-chemin de Madison et de Milwaukee, suivie de près par une Harward Watson, et une Dion-Bouton. Quelques accidents s’étaient déjà produits, des moteurs fonctionnant mal, des appareils restés en panne, et, vraisemblablement, ils ne seraient pas plus d’une douzaine de chauffeurs en mesure d’atteindre le but. Mais, si l’on comptait plusieurs blessés, ils l’étaient peu grièvement. D’ailleurs, y eût-il eu mort d’hommes, c’est un détail, qui n’a pas grande importance dans cet étonnant pays d’Amérique.

On le comprendra, où la curiosité, où les passions devaient se déchaîner dans toute leur violence, c’était plus particulièrement aux approches de Milwaukee. Sur la rive ouest du Michigan se dressait le poteau d’arrivée, pavoisé de toutes les couleurs internationales.

Bref, après dix heures, il fut manifeste que le grand prix – vingt mille dollars – ne serait plus disputé que par cinq automobiles, deux américaines, deux françaises, une anglaise, grâce à leur avance considérable, les autres rivales étant distancées par suite d’accidents. Dès lors, on imaginera aisément avec quelle furia s’engageaient les derniers paris qui mettaient en jeu l’amour-propre national. À peine si les agences pouvaient suffire aux demandes. Les cotes progressaient avec une rapidité fiévreuse. Les représentants des principales marques qui tenaient la tête étaient prêts à en venir aux mains, et, si le revolver ou le bowie-knife ne s’en mêlaient pas, il ne s’en faudrait guère!

«À un contre trois, la Harward-Watson!…

– À un contre deux, le Dion-Bouton!…

–À égalité, la Renault frères!»

Ces cris, on peut le dire, retentissaient sur toute la ligne à mesure que se répandaient les nouvelles téléphoniques.

Or, voici que vers neuf heures et demie à l’horloge municipale de Prairie-du-Chien, deux milles avant cette bourgade, se produisit un effroyable bruit de roulement, qui sortait d’un épais nuage de poussière, accompagné de sifflements semblables à ceux d’une sirène de marine.

À peine si les curieux eurent le temps de se ranger pour éviter un écrasement qui eût fait des centaines de victimes. Le nuage passa comme une trombe, et c’est tout au plus s’il fut possible de distinguer l’appareil animé d’une pareille vitesse.

On pouvait affirmer sans être taxé d’exagération qu’il faisait du deux cent quarante à l’heure.

Il disparut en un instant, laissant derrière lui une longue traînée de poussière blanche, comme la locomotive d’un rapide laisse à sa suite une longue traînée de vapeur.

Évidemment, c’était une automobile, pourvue d’un extraordinaire moteur. À maintenir cette allure pendant une heure, elle aurait rejoint les automobiles de tête, elle les dépasserait avec cette vitesse double de la leur, elle arriverait première au but.

Et alors, de toutes parts s’élevèrent de bruyantes clameurs, bien que les spectateurs massés sur les bords de la route n’eussent rien à craindre.

«C’est l’infernale machine signalée il y a une quinzaine de jours!…

– Oui!… la même qui a traversé l’Illinois, l’Ohio, le Michigan, et que la police n’a pu arrêter!…

– Et dont on n’entendait plus parler, heureusement pour la sécurité publique!…

– Et que l’on croyait finie, détruite, disparue pour jamais!…

– Oui!… la charrette du diable, chauffée avec le feu de l’enfer, et que Satan conduit en personne!»

En vérité, si ce n’était pas le diable, qui pouvait donc être ce mystérieux chauffeur, menant avec cette invraisemblable vélocité cette non moins mystérieuse machine?…

Ce qui paraissait au moins hors de doute, c’est que l’engin qui courait alors dans la direction de Madison était bien celui qui s’était déjà signalé à l’attention publique, et dont les agents n’avaient plus trouvé trace. Si la police croyait qu’elle n’en entendrait plus jamais parler, eh bien! la police se trompait – ce qui se voit en Amérique comme ailleurs.

Alors, passé le premier mouvement de stupeur, les plus avisés coururent au téléphone, afin de prévenir les diverses stations en prévision des dangers qui menaçaient le ring des automobiles éparpillées sur la route, lorsque l’être quelconque qui dirigeait ce foudroyant appareil arriverait comme une avalanche. Elles seraient écrasées, broyées, anéanties, et qui sait même si de cette épouvantable collision il ne sortirait pas, lui, sain et sauf?…

Après tout, il devait être si adroit, ce chauffeur des chauffeurs, il devait manier sa machine avec une telle sûreté de coup d’oeil et de main qu’il saurait sans doute ne se heurter à aucun obstacle! N’importe, si les autorités du Wisconsin avaient pris des mesures pour que la route fût réservée aux seuls concurrents du match international, cette route ne l’était plus.

Et voici ce que rapportèrent les coureurs, prévenus téléphoniquement, et qui durent interrompre la lutte pour le grand prix de l’Automobile-Club. À leur estime, ce prodigieux véhicule ne faisait pas moins de cent trente milles à l’heure. Telle était la vitesse, au moment où il les dépassait, qu’on put à peine reconnaître la forme de cette machine, sorte de fuseau allongé dont la longueur ne devait pas excéder une dizaine de mètres. Ses roues tournaient avec une vélocité telle que leurs rayons se confondaient. Du reste, elle ne laissait après elle ni vapeur, ni fumée, ni odeur.

Quant au conducteur, renfermé à l’intérieur de son automobile, il avait été impossible de l’apercevoir, et il demeurait aussi inconnu qu’à l’époque où il fut pour la première fois signalé sur les routes de l’Union.

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Par les stations téléphoniques, Milwaukee avait été prévenue de l’arrivée de cet outsider. On imaginera aisément l’émotion que causa la nouvelle. Et tout d’abord se posa la question d’arrêter ce «projectile», d’élever en travers de la route un obstacle contre lequel il se briserait en mille pièces!… Mais en aurait-on le temps?… Le chauffeur ne pouvait-il apparaître d’un instant à l’autre?… À quoi bon, d’ailleurs, ne serait-il pas finalement forcé d’enrayer sa marche volens aut nolens, puisque la route aboutissait au lac Michigan, et qu’il ne pouvait aller au-delà, à moins de se métamorphoser en appareil de navigation?…

Telle est la pensée qui se présenta à l’esprit des spectateurs, groupés en avant de Milwaukee, après avoir pris la précaution de se tenir à distance suffisante pour ne point être renversés par cette trombe.

Puis, là aussi, comme à Prairie-du-Chien, comme à Madison, les plus extravagantes hypothèses d’avoir cours. Et, à ceux qui ne voulurent point admettre que le mystérieux chauffeur fût le diable en personne, il ne répugnait pas de voir en lui quelque monstre échappé des fantastiques repaires de l’Apocalypse.

Et maintenant, ce n’était plus de minute en minute, c’était de seconde en seconde que ces curieux attendaient l’apparition de l’automobile signalée!

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Or, il n’était pas onze heures, lorsqu’un lointain roulement se fit entendre sur la route, dont la poussière se soulevait en volutes tourbillonnantes. Des sifflets stridents déchiraient l’air, invitant à se ranger sur le passage du monstre. Il ne ralentissait pas sa vitesse… Pourtant le lac Michigan n’était plus qu’à un demi-mille, et son élan suffisait à l’y précipiter!…

Est-ce donc que le mécanicien n’était plus le maître de sa mécanique?…

Il n’y eut bientôt aucun doute à ce sujet. Avec la rapidité d’un éclair, le véhicule arriva à la hauteur de Milwaukee. Et, quand il eut dépassé la ville, alla-t-il donc s’engloutir dans les eaux du Michigan?…

En tout cas, lorsqu’il eut disparu au tournant de la route, on ne trouva plus trace de son passage.

 

 

Chapitre V

En vue du littoral de la Nouvelle-Angleterre.

 

l’époque où ces faits furent rapportés par les journaux d’Amérique, j’étais depuis un mois de retour à Washington.

Dès mon arrivée, j’avais eu soin de me présenter chez mon chef. Je ne pus le voir. Pour des raisons de famille, une absence allait le tenir éloigné quelques semaines. Mais, à n’en pas douter, M. Ward connaissait l’insuccès de ma mission. Les diverses feuilles de la Caroline du Nord avaient rapporté fort exactement les détails de cette ascension au Great-Eyry, en compagnie du maire de Morganton.

On comprendra le violent dépit que je ressentais de cette tentative inutile, sans parler de ma curiosité non satisfaite. Et, au vrai, je ne pouvais me faire à cette idée qu’elle ne le serait pas dans l’avenir… Quoi! ne pas surprendre les secrets du Great-Eyry!… Non! quand je devrais dix fois, vingt fois, me remettre en campagne et au risque d’y succomber!…

Évidemment, il n’était pas au-dessus des forces humaines, ce travail qui donnerait accès à l’intérieur de l’aire. Dresser un échafaudage jusqu’à la crête des hautes murailles, percer une galerie à travers l’épaisse paroi de l’enceinte, cela n’avait rien d’impossible. Nos ingénieurs s’attaquent journellement à des oeuvres plus difficiles. Mais, en ce qui concerne le Great-Eyry, il eût fallu compter avec la dépense qui aurait été, dans l’espèce, hors de proportion avec les avantages à en retirer. Elle se fût chiffrée par plusieurs milliers de dollars, et, en somme, à quoi ce dispendieux travail eût-il servi?… Si sur ce point des Montagnes-Bleues s’ouvrait un volcan, on n’aurait pu l’éteindre, et, s’il menaçait le district d’une éruption, on n’eût pu l’empêcher… Donc toute cette besogne aurait été faite en pure perte, et ne donnerait satisfaction qu’à la curiosité publique.

En tout cas, quel que fût l’intérêt spécial que je prenais à cette affaire, et si désireux que je fusse de fouler du pied le Great-Eyry, ce n’est pas avec mes ressources personnelles que j’eusse songé à m’y engager, et j’en étais réduit à me dire in petto:

«Voilà qui devrait tenter un de nos milliardaires américains!… Voilà l’oeuvre que devraient poursuivre à tout prix des Gould, des Astor, des Vanderbilt, des Rockefeller, des Mackay, des Pierrepont-Morgan!… Bon! ils n’y songeront pas, et ces grands trusters ont bien d’autres idées en tête!»

Ah! si l’enceinte eût renfermé dans ses entrailles quelques riches filons d’or ou d’argent, peut-être auraient-ils marché… Mais cette hypothèse n’était guère admissible!… La chaîne des Appalaches n’est située ni en Californie, ni au Klondike, ni en Australie, ni au Transvaal, ces pays privilégiés des inépuisables placers!…

Ce fut dans la matinée du 15 juin que M. Ward me reçut dans son bureau. Il connaissait l’insuccès de l’enquête dont j’avais été chargé par lui. Néanmoins, il me fit bon accueil.

«Voilà donc ce pauvre Strock, s’écria-t-il à mon entrée, ce pauvre Strock qui n’a pas réussi!…

– Pas plus, monsieur Ward, que si vous m’aviez chargé d’une enquête à la surface de la lune, répondis-je. Il est vrai, nous nous sommes trouvés en présence d’obstacles purement matériels, mais insurmontables dans les conditions où nous avons opéré!…

– Je vous crois, Strock, je vous crois volontiers!… Ce qui est certain, c’est que vous n’avez rien découvert de ce qui se passe à l’intérieur du Great-Eyry…

– Rien, monsieur Ward…

– Cependant, vous n’avez vu apparaître aucune flamme?…

– Aucune.

– Et vous n’avez entendu aucun bruit suspect?…

– Aucun.

– On en est encore à savoir s’il se trouve là un volcan?…

– Encore, monsieur Ward, et, si ce volcan existe, il y a lieu de croire qu’il dort d’un profond sommeil…

– Eh! reprit M. Ward, rien ne dit qu’il ne se réveillera pas un jour!… Voyez-vous, Strock, cela ne suffit point qu’un volcan dorme, il faut qu’il soit éteint!… À moins que tout ce qu’on a raconté n’ait pris naissance dans les imaginations caroliniennes!…

– Je ne le pense pas, monsieur Ward, répondis-je. M. Smith, le maire de Morganton et son ami, le maire de Pleasant-Garden, sont très affirmatifs à ce sujet. Oui! des flammes se sont montrées au-dessus du Great-Eyry!… Oui! il en sortait des bruits inexplicables!… Pas de doute sur la réalité de ces phénomènes!…

– Entendu, déclara M. Ward. J’admets que les maires et leurs administrés n’ont point fait erreur!… Enfin, quoi qu’il en soit, le Great-Eyry n’a pas révélé son secret…

– Si on tient à le savoir, monsieur Ward, il n’y a qu’à y mettre le prix, et, en faisant les dépenses nécessaires, le pic et la mine auront raison de ces murailles…

– Sans doute, répliqua M. Ward, mais ce travail ne s’impose pas, et il est préférable d’attendre! D’ailleurs, la nature finira peut-être par nous livrer elle-même le mystère en question…

– Monsieur Ward, croyez-le bien, je regrette de n’avoir pu accomplir la tâche que vous m’aviez confiée…

– Bon! ne vous désolez pas, Strock, et prenez philosophiquement votre échec!… Nous ne sommes pas toujours heureux dans notre partie, et les campagnes de la police ne sont pas invariablement couronnées de succès!… Voyez, en matière criminelle, combien de coupables nous échappent, et, je vais plus loin, on ne pourrait en arrêter un seul s’ils étaient plus intelligents, moins imprudents surtout, s’ils ne se compromettaient pas stupidement!… Mais ils se livrent eux-mêmes, parlant à tort et à travers!… À mon avis, rien ne doit être plus facile que de préparer un crime, assassinat ou vol, de l’exécuter sans laisser de soupçons, de manière à déjouer toute poursuite… Vous comprenez bien, Strock, ce n’est pas moi qui irai donner des leçons d’adresse et de prudence à messieurs les criminels!… Et, d’ailleurs, je le répète, ils sont nombreux ceux que la police n’a jamais pu découvrir!…»

À ce sujet, je partageais absolument l’opinion de mon chef: c’est dans le monde des malfaiteurs que se rencontrent le plus d’imbéciles!

Toutefois, il faut en convenir, ce qui me paraissait au moins étonnant, c’était que les autorités, municipales ou autres, n’eussent pas encore fait la lumière sur les faits dont certains États venaient d’être le théâtre. Aussi, lorsque M. Ward m’entretint à ce sujet, je ne pus lui cacher mon extrême surprise.

Il s’agissait de l’insaisissable véhicule qui venait de circuler sur les routes, au grand danger des piétons, chevaux, voitures qui les fréquentent. On sait dans quelles conditions de vitesse il battait tous les records de l’automobilisme. Dès les premiers jours, les autorités avaient été prévenues et donnaient des ordres afin de dresser contravention à ce terrible inventeur, et pour mettre un terme à ses redoutables fantaisies. Il surgissait on ne sait d’où, il paraissait et disparaissait avec l’instantanéité d’un éclair. Actifs et nombreux agents s’étaient mis en campagne: ils n’avaient pu rejoindre le délinquant. Et ne voilà-t-il pas que dernièrement, entre Prairie-du-Chien et Milwaukee, en plein concours organisé par l’Automobile American-Club, il avait couvert en moins de deux heures cette piste de deux cents milles!…

Puis, de ce que cet appareil était devenu, aucune nouvelle! Arrivé à l’extrémité de la route, emporté par son élan, sans avoir pu s’arrêter, avait-il été s’engloutir dans les eaux du lac Michigan?… Devait-on penser que sa machine et lui eussent péri, qu’il ne serait plus jamais question ni de l’un ni de l’autre?… Or, la grande majorité du public se refusait à admettre cette solution qui eût été la meilleure, et on s’attendait à le voir reparaître de plus belle!

Il est certain que l’aventure, aux yeux de M. Ward, rentrait dans le domaine de l’extraordinaire, et je partageais sa manière de voir. Assurément, si l’endiablé chauffeur ne se montrait plus, il y aurait lieu de ranger son apparition parmi ces mystères qu’il n’est pas donné à l’homme de pénétrer!

Nous avions causé de cette affaire, mon chef et moi, et je pensais que notre entretien allait prendre fin, lorsque, après quelques pas dans son cabinet, il me dit:

«Oui!… ce qui s’est passé sur la route de Milwaukee, pendant le concours international, c’est tout ce qu’il y a de plus étrange… mais voici qui ne l’est pas moins!»

M. Ward me donna un rapport, que la police de Boston venait de lui adresser au sujet d’un fait dont les journaux, dès le soir même, allaient entretenir leurs lecteurs.

Tandis que je lisais, M. Ward s’était remis à son bureau, où il acheva une correspondance commencée avant ma visite. Je m’étais assis près de la fenêtre, et c’est avec une extrême attention que je pris connaissance dudit rapport.

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Depuis quelques jours, les parages de la Nouvelle-Angleterre, en vue des côtes du Maine, du Connecticut, du Massachusetts, étaient troublés par une apparition sur la nature de laquelle personne n’avait pu être fixé.

Une masse mouvante, qui émergeait à deux ou trois milles du littoral, se livrait à de rapides évolutions. Puis, elle s’éloignait en glissant à la surface de la mer, et ne tardait pas à disparaître au large.

Cette masse se déplaçant avec une extrême vitesse, les meilleures longues-vues avaient peine à la suivre. Sa longueur ne devait pas dépasser une trentaine de pieds. De structure fusiforme et de couleur verdâtre, couleur qui lui permettait de se confondre avec la mer. La partie du littoral américain, d’où elle avait été le plus souvent observée, était celle qui s’étend entre le cap Nord de l’État de Connecticut et le cap Sable, situé à l’extrémité occidentale de la Nouvelle-Écosse.

À Providence, à Boston, à Portsmouth, à Portland, des chaloupes à vapeur tentèrent, maintes fois, de s’approcher de ce corps mouvant et même de lui donner la chasse. Elles ne parvinrent pas à le rejoindre. Le poursuivre, d’ailleurs, fut bientôt jugé inutile. En quelques instants, il se mettait hors de la portée du regard.

On ne s’en étonnera pas, des opinions bien différentes s’étaient faites touchant la nature de cet objet. Mais, jusqu’alors, aucune hypothèse ne reposait sur une base certaine, et les gens de mer s’y perdaient tout comme les autres.

D’abord, marins et pêcheurs admirent que ce devait être quelque mammifère du genre cétacé. Or, on ne l’ignore pas, ces animaux plongent avec une certaine régularité et, après plusieurs minutes sous les eaux, ils reviennent à la surface, rejetant par leurs évents des colonnes de liquide mélangé d’air. Or, jamais, jusqu’ici, cet animal – si c’était un animal – n’avait «sondé», comme disent les baleiniers, jamais il ne s’était dérobé par un plongeon, jamais on n’avait ni vu ni entendu les puissants souffles de sa respiration.

Dès lors, s’il n’appartenait pas à la classe des mammifères marins, fallait-il voir en lui quelque monstre inconnu, qui remontait des profondeurs océaniques, tels que ceux qui figurent dans les récits légendaires des anciens temps?… Était-il à ranger parmi les calmars, les krakens, les léviathans, les fameux serpents de mer, dont il y aurait eu lieu de redouter l’attaque?…

En tout cas, depuis que ce monstre, quel qu’il fût, avait été vu dans les parages de la Nouvelle-Angleterre, les petites embarcations, les chaloupes de pêche, n’osaient plus s’aventurer au large.

Dès que sa présence était signalée, elles se hâtaient de regagner le plus prochain port. Assurément, la prudence l’exigeait, et, pour peu que cet animal fût de caractère agressif, mieux valait ne point s’exposer à ses atteintes.

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Quant aux voiliers de long cours, aux grands steamers, ils n’avaient rien à craindre du monstre, baleine ou autre. Leurs équipages n’étaient pas sans l’avoir aperçu plusieurs fois à plusieurs milles de distance. Mais, dès qu’ils cherchaient à le rejoindre, il s’éloignait si rapidement qu’il eût été impossible de l’approcher. Un jour, même, un petit croiseur de l’État sortit du port de Boston, sinon pour le poursuivre, du moins pour lui envoyer quelques projectiles. En peu d’instants, l’animal se mit hors de portée, et la tentative fut vaine. Jusqu’alors, du reste, il ne semblait pas qu’il eût l’intention de s’attaquer aux chaloupes des pêcheurs.

À ce moment, j’interrompis ma lecture, et, m’adressant à M. Ward, je lui dis:

«En somme, on n’a pas encore eu à se plaindre de la présence de ce monstre… Il fuit devant les gros navires… Il ne se lance pas sur les petits… L’émotion ne doit pas être bien vive chez les gens du littoral…

– Elle l’est pourtant, Strock, et ce rapport en fait foi…

– Cependant, monsieur Ward, la bête ne paraît pas être dangereuse… D’ailleurs, de deux choses l’une, ou elle quittera un jour ces parages, ou on finira par la capturer, et nous la verrons figurer dans le Muséum à Washington…

– Et si ce n’est pas un monstre marin… répondit M. Ward.

– Que serait-ce donc?… demandai-je, assez surpris de la réponse.

– Continuez votre lecture!» me dit M. Ward.

C’est ce que je fis, et voici ce que m’apprit la seconde partie du rapport, dont mon chef avait souligné certains passages au crayon rouge.

Pendant quelque temps, personne n’avait mis en doute que ce fût un monstre marin, et, à condition de le poursuivre vigoureusement, on finirait par débarrasser ces parages de sa présence. Mais un revirement de l’opinion ne tarda pas à se produire. En fin de compte, certains esprits, plus avisés, se demandèrent si, au lieu d’un animal, ce n’était pas un engin de navigation, qui venait évoluer dans les eaux de la Nouvelle-Angleterre.

Certes, cet engin devait présenter un rare degré de perfection. Peut-être, avant de livrer le secret de son invention, l’inventeur cherchait-il à provoquer l’attention publique et même quelque épouvante chez la gent maritime. Une telle sûreté dans ses manoeuvres, une telle rapidité dans ses évolutions, une telle facilité à se dérober aux poursuites, grâce à son excessive puissance de déplacement, cela était bien pour piquer la curiosité!

À cette époque, de grands progrès avaient été accomplis dans l’art de la navigation mécanique. Les transatlantiques obtenaient de telles vitesses que cinq jours leur suffisaient à franchir la distance entre l’ancien et le nouveau continent. Et les ingénieurs n’avaient pas dit leur dernier mot.

Quant à la marine militaire, elle n’était pas restée en arrière. Les croiseurs, les torpilleurs, les contre-torpilleurs pouvaient lutter avec les plus rapides paquebots de l’Atlantique, du Pacifique et de la mer des Indes.

Toutefois, s’il s’agissait d’un bateau de nouveau modèle, il n’avait pas encore été possible d’observer sa forme extérieure. Mais, quant au moteur dont il disposait, il devait être d’une puissance dont n’approchaient pas les plus perfectionnés. À quel fluide empruntait-il sa valeur dynamique, vapeur ou électricité, impossible de le reconnaître. Le certain, c’est que, dépourvu de voilure, il ne se servait pas du vent, et, dépourvu de cheminée, il ne marchait pas à la vapeur.

À cet endroit du rapport, j’avais une seconde fois interrompu ma lecture, et je réfléchissais à ce que je venais de lire.

«À quoi songez-vous, Strock?… me demanda mon chef.

– À ceci, monsieur Ward, c’est que, en ce qui concerne ledit moteur dudit bateau, il serait aussi fort et aussi inconnu que celui de cette fantastique automobile dont on n’a plus entendu parler depuis le match de l’American-Club…

– C’est la réflexion que vous avez faite, Strock?…

– Oui, monsieur Ward…

Et alors cette conclusion s’imposait: c’est que, si le mystérieux chauffeur avait disparu, s’il avait péri avec son appareil dans les eaux du lac Michigan, il faudrait obtenir, coûte que coûte, le secret du non moins mystérieux navigateur, et souhaiter qu’il ne s’engloutît pas dans les abîmes de la mer avant de l’avoir livré. Est-ce que ce n’est pas l’intérêt d’un inventeur de mettre en lumière son invention?… Est-ce que l’Amérique ou tout autre État ne lui en donnerait pas le prix qu’il exigerait?…

Par malheur, si l’inventeur de l’appareil terrestre avait toujours conservé l’incognito, n’était-il pas à craindre que l’inventeur de l’appareil marin ne voulût garder le sien?… En admettant même que le premier existât encore, on n’en avait plus entendu parler. Or, pour ce qui concernait le second, n’en serait-il pas de même, et, après avoir évolué en vue de Boston, de Portsmouth, de Portland, ne disparaîtrait-il pas à son tour, sans laisser de ses nouvelles?…

Puis, ce qui pouvait donner quelque valeur à cette hypothèse, c’est que, depuis l’arrivée du rapport à Washington, c’est-à-dire depuis vingt-quatre heures, la présence de l’extraordinaire engin n’avait plus été signalée au large du littoral par les sémaphores de la côte!…

J’ajouterai qu’il ne s’était pas montré en d’autres parages. Il est vrai, certifier sa disparition définitive, c’eût été au moins très hasardeux!

Il convient, d’ailleurs, de noter ce point important: c’est que l’idée d’un cétacé, d’un calmar, d’un kraken, d’un animal marin, en un mot, paraissait être entièrement abandonnée. Ce jour même, les divers journaux de l’Union, s’emparant de ce fait divers et le commentant, concluaient à l’existence d’un appareil de navigation, doué de qualités supérieures au point de vue de l’évolution et de la vitesse. Tous s’accordaient à dire qu’il devait être pourvu d’un moteur électrique, sans que l’on pût imaginer à quelle source il puisait son électricité.

Mais ce que la presse n’avait pas encore fait remarquer au public – cela ne tarderait pas sans doute, – c’est une singulière coïncidence qui devait frapper l’esprit, et que me fit observer M. Ward au moment où je la constatais moi-même.

En effet, c’était seulement depuis la disparition de la fameuse automobile que le non moins fameux bateau venait de se montrer… Or, ces engins possédaient tous deux une prodigieuse puissance de locomotion… Si tous deux se montraient à nouveau, l’un sur terre, l’autre sur mer, le même danger menacerait les embarcations, les piétons, les voitures… Et alors, il faudrait bien que, par un moyen quelconque, la police intervînt pour assurer la sécurité publique sur les routes comme sur les eaux!

C’est là ce que me dit M. Ward, et ce qui était de toute évidence… Mais de quelle façon obtenir ce résultat?…

Enfin, après une conversation, qui se prolongea quelque temps, j’allais me retirer lorsque M. Ward m’arrêta:

«Est-ce que vous n’avez pas retenu, Strock, me dit-il, qu’une bizarre ressemblance d’allure existe entre le bateau et l’automobile?…

– Assurément, monsieur Ward!…

– Eh bien, qui sait si les deux appareils n’en font pas qu’un?…»

 

 

Chapitre VI

Première lettre.

 

près avoir quitté M. Ward, je regagnai ma demeure de Long-Street.

Là, j’aurais tout le temps de m’abandonner à mes réflexions, sans être dérangé, n’ayant ni femme ni enfant. Pour tout personnel, une vieille domestique qui, après avoir été au service de ma mère, depuis quinze ans était au mien.

Deux mois auparavant, j’avais obtenu un congé. Il devait durer quinze jours encore, à moins de circonstances imprévues, une mission ne souffrant aucun retard.

On le sait, ce congé fut précisément interrompu pendant trois jours, à propos de cette enquête relative au phénomène du Great-Eyry.

Et, maintenant, la tâche ne me serait-elle pas donnée de faire la lumière sur les événements dont la route de Milwaukee, d’une part, les parages de Boston, de l’autre, avaient été le théâtre?… Je le verrais bien… Mais comment retrouver la piste de cette automobile et de ce bateau?…

Assurément, l’intérêt public, la sécurité des eaux et des routes exigeaient qu’une enquête fût poursuivie dans ce but… Il est vrai, que faire tant que le ou les chauffeurs ne seraient pas signalés et, même en ce cas, comment les saisir au passage?…

Rentré dans ma maison, après déjeuner, ma pipe allumée, je dépliai mon journal… L’avouerai-je?… la politique m’intéressait peu, ni l’éternelle lutte entre les républicains et les démocrates… Aussi allai-je tout d’abord à la rubrique des faits divers…

Qu’on ne s’étonne pas si mon premier soin fut de chercher quelque information, venue de la Caroline du Nord, sur l’affaire du Great-Eyry. Peut-être s’y trouverait-il une communication, envoyée de Morganton ou de Pleasant-Garden?… D’ailleurs, M. Smith m’avait formellement promis de me tenir au courant. Un télégramme me préviendrait aussitôt, en cas que l’aire se fût illuminée de flammes. Je crois bien que le maire de Morganton avait, non moins que moi, le désir de forcer l’entrée de l’enceinte et ne demandait qu’à renouveler notre tentative, si l’occasion s’en présentait… Or, depuis mon départ, aucune dépêche ne m’était arrivée.

La lecture du journal ne m’apprit rien de nouveau. Il me tomba des mains sans que j’y prisse garde, et je restai plongé dans mes réflexions…

Ce qui me revenait à l’esprit, c’était cette opinion de M. Ward que peut-être l’automobile et le bateau ne faisaient qu’un… Très probablement alors, les deux appareils auraient été construits de la même main… Et, sans doute, c’était un moteur identique qui les animait de cette excessive vitesse, dépassant du double les records obtenus, à ce jour, dans les courses sur terre et sur mer…

«Le même inventeur», répétais-je.

Évidemment, cette hypothèse ne péchait point contre la vraisemblance. Même, la circonstance que les deux engins n’eussent jamais été signalés ensemble permettait de l’admettre dans une certaine mesure…

Et je me disais:

«Décidément, après le mystère du Great-Eyry, celui de la baie de Boston!… Est-ce qu’il en sera du second comme du premier?… Ne parviendra-t-on pas à les connaître l’un plus que l’autre?…»

Je dois noter que cette nouvelle affaire avait un retentissement considérable, attendu qu’elle menaçait la sécurité générale. Seuls, les habitants du district voisin des Montagnes-Bleues couraient des risques si une éruption ou un tremblement de terre venait à se produire… Au contraire, c’était sur n’importe quelle route des États-Unis, c’était dans n’importe quels parages américains que, soit le véhicule, soit le bateau, pouvaient subitement réapparaître et, avec leur réapparition, surgiraient les très réels dangers auxquels serait exposée l’universalité des citoyens…

C’était comme un coup de foudre, et, sans que vous soyez prévenu par l’aspect du temps, qui menaçait de vous atteindre!… Hors de sa maison, tout citoyen risquait d’être surpris par la soudaine arrivée de l’inévitable chauffeur!… Allez donc vous hasarder dans une rue, sur une route sillonnée par une volée de projectiles!… C’est ce que faisaient ressortir des milliers de journaux avidement lus par le public…

Je ne m’étonnais donc pas que les esprits fussent émus par ces révélations, et, en particulier, par ma vieille servante, très crédule en fait de légendes surnaturelles.

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Aussi, ce jour-là, après le dîner, tandis qu’elle enlevait le couvert, Grad, carafe d’une main, assiette de l’autre, s’arrêtant et me regardant en face:

«Alors, monsieur, me dit-elle, on n’a rien de nouveau?…

– Rien, répondis-je, devinant bien à quoi tendait sa demande.

– La voiture n’est pas revenue!…

– Non, Grad.

– Ni le bateau?…

– Ni le bateau… pas même dans les feuilles les mieux informées!

– Mais… par votre service?…

– Mon service n’en sait pas davantage!…

– Alors, monsieur, s’il vous plaît, à quoi sert la police?…

– C’est une question que j’ai eu maintes fois l’occasion de me poser!…

– Voilà qui est rassurant, et, un beau matin, il arrivera sans se faire annoncer, ce maudit chauffeur, et on le verra, à Washington, filer à travers Long-Street, au risque d’écraser les passants…

– Oh! cette fois, Grad, il y aurait des chances pour qu’il fût arrêté…

– On n’y parviendrait pas, monsieur!…

– Et pourquoi?…

– Parce que ce chauffeur, c’est le diable, et on n’arrête pas le diable!…»

Décidément, pensai-je, le diable a bon dos, et je crois bien qu’il n’a été inventé que pour permettre à nombre de braves gens d’expliquer ce qui est inexplicable!… C’est lui qui a allumé les flammes du Great-Eyry!… C’est lui qui a battu le record de vitesse sur la grande route du Wisconsin!… C’est lui qui évolue dans les parages du Connecticut et du Massachusetts!…

Mais laissons de côté cette intervention du malin esprit qui répond, je le reconnais, à la mentalité de certains cerveaux peu cultivés!… Ce qui n’était pas douteux, c’est qu’un être humain disposait actuellement d’un ou de deux appareils de locomotion infiniment supérieurs aux engins les plus perfectionnés sur terre comme sur mer.

Et, alors, cette question:

Pourquoi n’entendait-on plus parler de lui?… Craignait-il que l’on finît par s’emparer de sa personne et par découvrir le secret de son invention, qu’il tenait sans doute à conserver?… À moins que – et, bon gré mal gré, on en revenait toujours à cette solution, – à moins que, victime de quelque accident, il n’eût emporté son secret dans l’autre monde!… D’ailleurs, s’il avait péri, soit dans les eaux du Michigan, soit dans les eaux de la Nouvelle-Angleterre, comment retrouver jamais sa trace?… Il aurait passé comme un météore, comme un astéroïde à travers l’espace, et, dans mille ans, son aventure serait devenue légende, au goût des bonnes Grad du trentième siècle!

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Pendant quelque temps, les journaux d’Amérique, puis ceux de l’Europe, s’occupèrent de cet événement. Articles s’entassèrent sur articles! Fausses nouvelles s’accumulèrent sur fausses nouvelles! Il y eut invasion de racontars de toute espèce! Le public des deux continents y prenait un intérêt prodigieux, – compréhensible, en somme. Qui sait même si les divers États de l’Europe ne ressentirent pas quelque jalousie de ce que l’Amérique eût été choisie pour champ d’expérience par cet inventeur, lequel, s’il était américain, ferait peut-être bénéficier son pays de son invention géniale?… Est-ce que la possession d’un tel appareil, obtenu gratuitement par générosité patriotique, ou acquis à un prix si haut qu’il fût, n’assurerait pas à l’Union une incontestable supériorité?

Et, pour la première fois, à la date du 10, le New-York publia un retentissant article à ce sujet. Comparant la marche des plus rapides croiseurs de la Marine de l’État avec la marche du nouvel appareil en cours de navigation, il démontrait que, grâce à sa vitesse, l’Amérique, si elle en obtenait la propriété, n’aurait plus l’Europe qu’à trois jours d’elle, alors qu’elle serait encore à cinq jours de l’Europe.

Si la police avait cherché à déterminer la nature des phénomènes du Great-Eyry, elle éprouvait un non moins vif désir d’être fixée à l’égard du chauffeur dont on n’entendait plus parler.

C’était un sujet de conversation sur lequel M. Ward revenait volontiers. Mon chef, je le sais, et non pour me causer le moindre chagrin, faisait parfois allusion à ma mission dans la Caroline, à son insuccès, comprenant bien, d’ailleurs, qu’il n’y avait eu là aucunement de ma faute… Quand les murs sont trop hauts pour qu’on puisse les franchir sans échelle, et lorsque l’échelle manque, il est évident qu’on ne saurait passer… à moins d’y pratiquer une brèche… Cela n’empêchait point M. Ward de me répéter parfois:

«Enfin, mon pauvre Strock, vous avez échoué, n’est-ce pas?…

– Sans doute, monsieur Ward, comme tout autre eût échoué à ma place… C’est une question de dépense… Voulez-vous la faire?…

– N’importe, Strock, n’importe, et j’espère qu’une occasion permettra à notre brave inspecteur principal de se réhabiliter?… Et, tenez, cette affaire d’automobile et de bateau, si vous parveniez à la tirer au clair, quelle satisfaction pour nous, quel honneur pour vous!

– Assurément, monsieur Ward, et qu’on me donne l’ordre de me mettre en campagne…

– Qui sait, Strock?… Attendons… attendons!…»

Les choses en étaient à ce point lorsque, dans la matinée du 15 juin, à l’arrivée du courrier, Grad me remit une lettre, – lettre recommandée et dont je dus donner décharge.

Je regardai l’adresse de cette lettre, d’une écriture qui m’était inconnue. Datée de la surveille, elle portait le timbre du bureau de poste de Morganton.

De Morganton?… Je ne mis pas en doute que ladite lettre ne fût envoyée par M. Elias Smith.

«Oui, dis-je à ma vieille bonne, c’est M. Smith qui m’écrit… Ce ne peut être que lui… Il est le seul que je connaisse à Morganton… Et s’il m’écrit, comme nous en étions convenus, c’est qu’il a quelque chose d’important à me communiquer…

– Morganton?… reprit Grad. N’est-ce pas de ce côté que les démons ont allumé leur feu d’enfer?

– Précisément, Grad.

– J’espère bien que monsieur ne va pas retourner là-bas?…

– Pourquoi non?…

– Parce que vous finiriez par rester dans cette chaudière du Great-Eyry, et je n’entends pas que monsieur y reste!…

– Rassurez-vous, Grad, et, d’abord, sachons de quoi il s’agit.»

Je rompis les cachets de l’enveloppe, faite d’un papier très épais. Ces cachets, à la cire rouge, présentaient en relief une sorte d’écusson agrémenté de trois étoiles.

Je tirai la lettre de son enveloppe. Ce n’était qu’une feuille simple, pliée en quatre, écrite au recto seulement.

Mon premier soin fut de regarder la signature.

De signature, il n’y en avait pas… Rien que trois majuscules, à la suite de la dernière ligne…

«La lettre n’est pas du maire de Morganton… dis-je alors.

– Et de qui?…» demanda Grad, doublement curieuse en sa qualité de femme et de vieille femme.

Tout en examinant les initiales qui servaient de signature, je me disais:

«Je ne connais personne à qui elles puissent se rapporter, ni à Morganton, ni ailleurs!»

L’écriture de la lettre était assez forte, les pleins et les déliés très accusés, – une vingtaine de lignes en tout.

Voici la copie de cette lettre, dont j’ai conservé précieusement le texte original, et pour cause, – datée, à mon extrême stupéfaction, de ce mystérieux Great-Eyry:

«Great-Eyry. Montagnes-Bleues, Caroline du Nord.

«13 juin.

«À Monsieur STROCK, inspecteur principal de police.

Long-Street, 34, Washington.

«MONSIEUR,

«Vous avez été chargé d’une mission à l’effet de pénétrer dans le Great-Eyry.

«Vous êtes venu, à la date du 28 avril, accompagné du maire de Morganton et de deux guides.

«Vous êtes monté jusqu’à l’enceinte, et vous avez fait le tour des murailles, trop hautes pour être escaladées.

«Vous avez cherché une brèche, et vous ne l’avez pas trouvée.

«Sachez ceci: on n’entre pas dans le Great-Eyry et, si on y entrait, on n’en sortirait pas.

«N’essayez pas de recommencer votre tentative, qui ne réussirait pas plus la seconde fois que la première, et aurait pour vous des conséquences graves.

«Donc, profitez de l’avis, ou il vous arriverait malheur!

«M. D. M.»

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