Jules Verne
NORD CONTRE SUD
(Chapitre I-III)
85 dessins par Benett et une carte
Bibliothèque d’Éducation et de Récréation
J. Hetzel et Cie
© Andrzej Zydorczak
À bord du steam-boat «Shannon»
a Floride, qui avait été annexée à la grande fédération américaine en 1819, fut érigée en État quelques années plus tard. Par cette annexion, le territoire de la République s’accrut de soixante-sept mille milles carrés. Mais l’astre floridien ne brille que d’un éclat secondaire au firmament des trente-sept étoiles qui constellent le pavillon des États-Unis d’Amérique.
Ce n’est qu’une étroite et basse langue de terre, cette Floride. Son peu de largeur ne permet pas aux rivières qui l’arrosent – le Saint-John excepté – d’y acquérir quelque importance. Avec un relief si peu accusé, les cours d’eau n’ont pas la pente nécessaire pour y devenir rapides. Point de montagnes à sa surface. A peine quelques lignes de ces «bluffs» ou collines, si nombreux dans la région centrale et septentrionale de l’Union. Quant à sa forme, on peut la comparer à une queue de castor qui trempe dans l’Océan, entre l’Atlantique à l’est et le golfe du Mexique à l’ouest.
La Floride n’a donc aucun voisin, si ce n’est la Géorgie dont la frontière, vers le nord, confine à la sienne. Cette frontière forme l’isthme qui rattache la péninsule au continent.
En somme, la Floride se présente comme une contrée à part, étrange même, avec ses habitants moitié Espagnols, moitié Américains, et ses Indiens Séminoles, bien différents de leurs congénères du Far-West. Si elle est aride, sablonneuse, presque toute bordée de dunes formées par les atterrissements successifs de l’Atlantique sur le littoral du sud, sa fertilité est merveilleuse à la surface des plaines septentrionales. Son nom, elle le justifie à souhait. La flore y est superbe, puissante, d’une exubérante variété. Cela tient, sans doute, à ce que cette portion du territoire est arrosée par le Saint-John. Ce fleuve s’y déroule largement, du sud au nord, sur un parcours de deux cent cinquante milles, dont cent sept sont aisément navigables jusqu’au lac George. La longueur, qui manque aux rivières transversales, ne lui fait point défaut, grâce à son orientation. De nombreux rios l’enrichissent en s’y mêlant au fond des criques multiples de ses deux rives. Le Saint-John est donc la principale artère du pays. Elle le vivifie de ses eaux – ce sang qui coule dans les veines terrestres.
Le 7 février 1862, le steam-boat Shannon descendait le Saint-John. A quatre heures du soir, il devait faire escale au petit bourg de Picolata, après avoir desservi les stations supérieures du fleuve et les divers forts des comtés de Saint-Jean et de Putnam. Quelques milles au-delà, il allait entrer dans le comté de Duval, qui se développe jusqu’au comté de Nassau, délimité par la rivière dont il a pris le nom.
Picolata, par elle-même, n’a pas grande importance; mais ses alentours sont riches en plantations d’indigo, en rizières, en champs de cotonniers et de cannes à sucre, en immenses cyprières. Aussi, les habitants n’y manquent-ils point dans un assez large rayon. D’ailleurs, sa situation lui vaut un mouvement relatif de marchandises et dé voyageurs. C’est le point d’embarquement de Saint-Augustine, une des principales villes de la Floride orientale, située à quelque douze milles, sur cette partie du littoral océanien que défend la longue île d’Anastasia. Un chemin presque droit met en communication le bourg et la ville.
Ce jour-là, aux abords de l’escale de Picolata, on eût compté un plus grand nombre de voyageurs qu’à l’ordinaire. Quelques rapides voitures, des «stages», sortes de véhicules à huit places, attelés de quatre ou six mules qui galopent comme des enragées sur cette route, à travers le marécage, les avaient amenés de Saint-Augustine. Il importait de ne point manquer le passage du steam-boat, si l’on ne voulait éprouver un retard d’au moins quarante-huit heures, avant d’avoir pu regagner les villes, bourgs, forts ou villages bâtis en aval. En effet, le Shannon ne dessert pas quotidiennement les deux rives du Saint-John, et, à cette époque, il était seul à faire le service de transport. Il faut donc être à Picolata, au moment où il y fait escale. Aussi, les voitures avaient-elles déposé, une heure avant, leur contingent de passagers.
En ce moment, il s’en trouvait une cinquantaine sur l’appontement de Picolata. Ils attendaient, non sans causer avec une certaine animation. On eut pu remarquer qu’ils se divisaient en deux groupes, peu enclins à se rapprocher l’un de l’autre. Était-ce donc quelque grave affaire d’intérêt, quelque compétition politique, qui les avait attirés à Saint-Augustine? En tout cas, on peut affirmer que l’entente ne s’était point faite entre eux. Venus en ennemis, ils s’en retournaient de même. Cela ne se voyait que trop aux regards irrités qui s’échangeaient, à la démarcation établie entre les deux groupes, à quelques paroles malsonnantes dont le sens provocateur semblait n’échapper à personne.
Cependant de longs sifflets venaient de percer l’air en amont du fleuve. Bientôt le Shannon apparut au détour d’un coude de la rive droite, un demi-mille au-dessus de Picolata. D’épaisses volutes, s’échappant de ses deux cheminées, couronnaient les grands arbres que le vent de mer agitait sur la rive opposée. Sa masse mouvante grossissait rapidement. La marée venait de renverser. Le courant de flot, qui avait retardé sa descente depuis trois ou quatre heures, la favorisait maintenant en ramenant les eaux du Saint-John vers son embouchure.
Enfin la cloche se fit entendre. Les roues, contrebattant la surface du fleuve, arrêtèrent le Shannon, qui vint se ranger près de l’appontement au rappel de ses amarres.
L’embarquement se fit aussitôt avec une certaine hâte. Un des groupes passa le premier à bord, sans que l’autre groupe cherchât à le devancer. Cela tenait, sans doute, à ce que celui-ci attendait un ou plusieurs passagers en retard, qui risquaient de manquer le bateau, car deux ou trois hommes s’en détachèrent pour aller jusqu’au quai de Picolata, en un point où débouche la route de Saint-Augustine. De là, ils regardaient dans la direction de l’est, en gens visiblement impatientés.
Et ce n’était pas sans raison, car le capitaine du Shannon, posté sur la passerelle, criait:
«Embarquez! Embarquez!
– Encore quelques minutes, répondit l’un des individus du second groupe, qui était resté sur l’appontement.
– Je ne puis attendre, messieurs.
– Quelques minutes!
– Non! Pas une seule!
– Rien qu’un instant!
– Impossible! La marée descend, et je risquerais de ne plus trouver d’eau sur la barre de Jacksonville!
– Et, d’ailleurs, dit un des voyageurs, il n’y a aucune raison pour que nous nous soumettions au caprice des retardataires!»
Celui qui avait fait cette observation était au nombre des personnes du premier groupe, installées déjà sur le rouffle de l’arrière du Shannon.
«C’est mon avis, monsieur Burbank, répondit le capitaine. Le service avant tout… Allons, messieurs, embarquez, ou je vais donner l’ordre de larguer les amarres!»
Déjà les mariniers se préparaient à repousser le steam-boat au large de l’appontement, pendant que des jets sonores s’échappaient du sifflet à vapeur. Un cri arrêta la manœuvre.
«Voilà Texar!… Voilà Texar!»
Une voiture, lancée à fond de train, venait d’apparaître au tournant du quai de Picolata. Les quatre mules, qui composaient l’attelage, s’arrêtèrent à la coupée de l’appontement. Un homme en descendit. Ceux de ses compagnons, qui étaient allés jusqu’à la route, le rejoignirent en courant. Puis, tous s’embarquèrent.
«Un instant de plus, Texar, et tu ne partais pas, ce qui eût été très contrariant! dit l’un d’eux.
– Oui! Tu n’aurais pu, avant deux jours, être de retour à… où?… Nous le saurons quand tu voudras le dire! ajouta un autre.
– Et si le capitaine eût écouté cet insolent James Burbank, reprit un troisième, le Shannon serait déjà à un bon quart de mille au-dessous de Picolata!»
Texar venait de monter sur le rouffle de l’avant, accompagné de ses amis. Il se contenta de regarder James Burbank, dont il n’était séparé que par la passerelle. S’il ne prononça pas une parole, le regard qu’il jeta eût suffi à faire comprendre qu’il existait quelque haine implacable entre ces deux hommes.
Quant à James Burbank, après avoir regardé Texar en face, il lui tourna le dos, et il alla s’asseoir à l’arrière du rouffle, où les siens avaient déjà pris place.
«Pas content, le Burbank! dit un des compagnons de Texar. Cela se comprend. Il en a été pour ses frais de mensonges, et le recorder a fait justice de ses faux témoignages…
– Mais non de sa personne, répondit Texar, et de cette justice-là, je m’en charge!»
Cependant le Shannon avait largué ses amarres. L’avant, écarté par de longues gaffes, prit alors le fil du courant. Puis, poussé par ses puissantes roues auxquelles la marée descendante venait en aide, il fila rapidement entre les rives du Saint-John.
On sait ce que sont ces bateaux à vapeur, destinés à faire le service des fleuves américains. Véritables maisons à plusieurs étages, couronnés de larges terrasses, ils sont dominés par les deux cheminées de la chaufferie, placées en abord, et par les mâts de pavillon qui supportent la filière des tentes. Sur l’Hudson comme sur le Mississipi, ces steam-boats, sortes de palais maritimes, pourraient contenir la population de toute une bourgade. Il n’en fallait pas tant pour les besoins du Saint-John et des cités floridiennes. Le Shannon n’était qu’un hôtel flottant, bien que, dans sa disposition intérieure et extérieure, il fût le similaire des Kentucky et des Dean Richmond.
Le temps était magnifique. Le ciel très bleu se tachetait de quelques légères ouates de vapeur, éparpillées à l’horizon. Sous cette latitude du trentième parallèle, le mois de février est presque aussi chaud dans le Nouveau-Monde qu’il l’est dans l’Ancien, sur la limite des déserts du Sahara. Toutefois, une légère brise de mer tempérait ce que ce climat aurait pu avoir d’excessif. Aussi la plupart des passagers du Shannon étaient-ils restés sur les rouffles, afin d’y respirer les vives senteurs que le vent apportait des forêts riveraines. Les obliques rayons du soleil ne pouvaient les atteindre derrière les baldaquins des tentes, agités comme des punkas indoues par la rapidité du steam-boat.
Texar et les cinq ou six compagnons qui s’étaient embarqués avec lui avaient jugé bon de descendre dans un des box du dining-room. Là, en buveurs, le gosier fait aux fortes liqueurs des bars américains, ils vidaient des verres entiers de gin, de bitter et de Bourbon-whisky. C’étaient, en somme, des gens assez grossiers, peu comme il faut de tournure, rudes de propos, plus vêtus de cuir que de drap, habitués à vivre plutôt au milieu des forêts que dans les villes floridiennes. Texar paraissait avoir sur eux un droit de supériorité, dû, sans doute, à l’énervement de son caractère non moins qu’à l’importance de sa situation ou de sa fortune. Aussi, puisque Texar ne parlait pas, ses séides restaient silencieux, et employaient à boire le temps qu’il ne passaient point à causer.
Cependant Texar, après avoir parcouru d’un œil distrait un des journaux qui traînaient sur les tables du dining-room, venait de le rejeter, disant:
«C’est déjà vieux, tout cela!
– Je le crois bien! répondit un de ses compagnons. Un numéro qui a trois jours de date!
– Et, en trois jours, il se passe tant de choses depuis qu’on se bat à nos portes! ajouta un autre.
– Où en est-on de la guerre? demanda Texar.
– En ce qui nous concerne plus particulièrement, Texar, voici où on en est: le gouvernement fédéral, dit-on, s’occupe de préparer une expédition contre la Floride. Par conséquent, il faut s’attendre, sous peu, à une invasion des nordistes!
– Est-ce certain?
– Je ne sais, mais le bruit en a couru à Savannah, et on me l’a confirmé à Saint-Augustine.
– Eh! qu’ils viennent donc, ces fédéraux, puisqu’ils ont la prétention de nous soumettre! s’écria Texar, en accentuant sa menace d’un coup de poing, dont la violence fit sauter verres et bouteilles sur la table. Oui! Qu’ils viennent! On verra si les propriétaires d’esclaves de la Floride se laisseront dépouiller par ces voleurs d’abolitionnistes!»
Cette réponse de Texar aurait appris deux choses à quiconque n’eût pas été au courant des événements dont l’Amérique était le théâtre à cette époque: d’abord que la guerre de Sécession, déclarée, en fait, par le coup de canon tiré sur le fort Sumter, le 11 avril 1861, était alors dans sa période la plus aiguë, car elle s’étendait presque aux dernières limites des États du Sud; ensuite que Texar, partisan de l’esclavage, faisait cause commune avec l’immense majorité de la population des territoires à esclaves. Et précisément, à bord du Shannon, plusieurs représentants des deux partis se trouvaient en présence: d’une part, – suivant les diverses appellations qui leur furent données pendant cette longue lutte, – des nordistes, anti-esclavagistes, abolitionnistes ou fédéraux; de l’autre, des sudistes, esclavagistes, sécessionnistes ou confédérés.
Une heure après, Texar et les siens, plus que suffisamment abreuvés, se levèrent pour remonter sur le pont supérieur du Shannon. On avait déjà dépassé, du côté de la rive droite, la crique Trent et la crique des Six-Milles, qui introduisent les eaux du fleuve, l’une, jusqu’à la limite d’une épaisse cyprière, l’autre jusqu’aux vastes marais des Douze-Milles, dont le nom indique l’étendue.
Le steam-boat naviguait alors entre deux bordures d’arbres magnifiques, des tulipiers, des magnolias, des pins, des cyprès, des chênes-verts, des yuccas, et nombre d’autres d’une venue superbe, dont les troncs disparaissaient sous l’inextricable fouillis des azalées et des serpentaires. Parfois, à l’ouvert des criques par lesquelles s’alimentent les plaines marécageuses des comtés de Saint-Jean et de Duval, une forte odeur de musc imprégnait l’atmosphère. Elle ne venait point de ces arbustes, dont les émanations sont si pénétrantes sous ce climat, mais bien des alligators qui s’enfuyaient sous les hautes herbes au bruyant passage du Shannon. Puis, c’étaient des oiseaux de toutes sortes, des pics, des hérons, des jacamars, des butors, des pigeons à tête blanche, des orphées, des moqueurs, et cent autres, variés de forme et de plumage, tandis que l’oiseau-chat reproduisait tous les bruits du dehors avec sa voix de ventriloque – même ce cri du coq à fraise, sonore comme la note cuivrée d’une trompette, dont le chant se fait entendre jusqu’à la distance de quatre à cinq milles.
Au moment où Texar franchissait la dernière marche du capot pour prendre place sur le rouffle, une femme allait descendre dans l’intérieur du salon. Elle recula dès qu’elle se vit en face de cet homme. C’était une métisse, au service de la famille Burbank. Son premier mouvement avait été celui d’une invincible répulsion en se trouvant à l’improviste devant cet ennemi déclaré de son maître. Sans s’arrêter au mauvais regard que lui lança Texar, elle se rejeta de côté. Lui, haussant alors les épaules, se retourna vers ses compagnons.
«Oui, c’est Zermah, s’écria-t-il, une des esclaves de ce James Burbank, qui prétend n’être pas partisan de l’esclavage!»
Zermah ne répondit rien. Lorsque l’entrée du rouffle fut libre, elle descendit au grand salon du Shannon, sans paraître attacher la moindre importance à ce propos.
Quant à Texar, il se dirigea vers l’avant du steam-boat. Là, après avoir allumé un cigare, sans plus s’occuper de ses compagnons qui l’avaient suivi, il parut observer avec une certaine attention la rive gauche du Saint-John sur la lisière du comté de Putnam.
Pendant ce temps, à l’arrière du Shannon, on causait aussi des choses de la guerre. Après le départ de Zermah, James Burbank était resté seul avec les deux amis qui l’avaient accompagné à Saint-Augustine. L’un était son beau-frère, M. Edward Carrol, l’autre, un Floridien qui demeurait à Jacksonville, M. Walter Stannard. Eux aussi parlaient avec une certaine animation de la lutte sanglante, dont l’issue était une question de vie ou de mort pour les États-Unis. Mais, on le verra, James Burbank, pour en juger les résultats, l’appréciait autrement que Texar.
«J’ai hâte, dit-il, d’être de retour à Camdless-Bay. Nous sommes partis depuis deux jours. Peut-être est-il arrivé quelques nouvelles de la guerre? Peut-être Dupont et Sherman sont-ils déjà maîtres de Port-Royal et des îles de la Caroline du Sud?
– En tout cas, cela ne peut tarder, répondit Edward Carrol, et je serais bien étonné si le président Lincoln ne songeait pas à pousser la guerre jusqu’en Floride.
– Il ne sera pas trop tôt! reprit James Burbank. Oui! Il n’est que temps d’imposer les volontés de l’Union à tous ces sudistes de la Géorgie et de la Floride, qui se croient trop éloignés pour être jamais atteints! Vous voyez à quel degré d’insolence cela peut conduire des gens sans aveu comme ce Texar! Il se sent soutenu par les esclavagistes du pays, il les excite contre nous, hommes du Nord, dont la situation, de plus en plus difficile, subit les contrecoups de la guerre!
– Tu as raison, James, reprit Edward Carrol. Il importe que la Floride rentre au plus tôt sous l’autorité du gouvernement de Washington. Oui! il me tarde que l’armée fédérale y vienne faire la loi, ou nous serons forcés d’abandonner nos plantations.
– Ce ne peut plus être qu’une question de jours, mon cher Burbank, répondit Walter Stannard. Avant-hier, lorsque j’ai quitté Jacksonville, les esprits commençaient à s’inquiéter des projets que l’on prête au commodore Dupont de franchir les passes du Saint-John. Et cela a fourni un prétexte pour menacer ceux qui ne pensent point comme les partisans de l’esclavage. Je crains bien que quelque émeute ne tarde pas à renverser les autorités de la ville au profit d’individus de la pire espèce.
– Cela ne m’étonne pas, répondit James Burbank. Aussi, devons-nous attendre de bien mauvais jours aux approches de l’armée fédérale! Mais il est impossible de les éviter.
– Que faire, d’ailleurs? reprit Walter Stannard. S’il se trouve à Jacksonville et même en certains points de la Floride, quelques braves colons qui pensent comme nous sur cette question de l’esclavage, ils ne sont pas assez nombreux pour pouvoir s’opposer aux excès des sécessionnistes. Nous ne devons compter, pour notre sécurité, que sur l’arrivée des fédéraux, et encore serait-il à souhaiter, si leur intervention est décidée, qu’elle fût exécutée promptement.
– Oui!… Qu’ils viennent donc, s’écria James Burbank, et qu’ils nous délivrent de ces mauvais drôles!»
On verra bientôt si les hommes du Nord, que leurs intérêts de famille ou de fortune obligeaient, pour vivre au milieu d’une population esclavagiste, à se conformer aux usages du pays, étaient en droit de tenir ce langage et n’avaient pas lieu de tout craindre.
Ce que James Burbank et ses amis pensaient de la guerre était vrai. Le gouvernement fédéral préparait une expédition dans le but de soumettre la Floride. Il ne s’agissait pas tant de s’emparer de l’État ou de l’occuper militairement, que d’en fermer toutes les passes aux contrebandiers, dont le métier consistait à forcer le blocus maritime, autant pour exporter les productions indigènes que pour introduire des armes et munitions. Aussi le Shannon ne se hasardait-il plus à desservir les côtes méridionales de la Géorgie, qui étaient alors au pouvoir des généraux nordistes. Par prudence, il s’arrêtait sur la frontière, un peu au-delà de l’embouchure du Saint-John, vers le nord de l’île Amélia, à ce port de Fernandina, d’où part le chemin de fer de Cedar-Keys qui traverse obliquement la péninsule floridienne pour aboutir au golfe du Mexique. Plus haut que l’île Amélia et le rio de Saint-Mary, le Shannon eût couru le risque d’être capturé par les navires fédéraux, qui surveillaient incessamment cette portion du littoral.
Il s’en suit donc que les passagers du steam-boat étaient principalement ceux des Floridiens que leurs affaires n’obligeaient point à se rendre au-delà des frontières de la Floride. Tous demeuraient dans les villes, bourgs ou hameaux, bâtis sur les rives du Saint-John ou de ses affluents, et, pour la plupart, soit à Saint-Augustine, soit à Jacksonville. En ces diverses localités, ils pouvaient débarquer par les appontements placés aux escales, ou en se servant de ces estacades de bois, ces«piers», établis à la mode anglaise, qui les dispensaient de recourir aux embarcations du fleuve.
L’un des passagers du steam-boat, cependant, allait l’abandonner en pleine rivière. Son projet était, sans attendre que le Shannon se fût arrêté à l’une des escales réglementaires, de débarquer sur un endroit de la rive, où il n’y avait en vue ni un village quelconque ni une maison isolée, pas même une cabane de chasse ou de pêche.
Ce passager était Texar.
Vers six heures du soir, le Shannon lança trois aigus coups de sifflet. Ses roues furent presque aussitôt stoppées, et il se laissa descendre au courant, qui est très modéré sur cette partie du fleuve. Il se trouvait alors par le travers de la Crique-Noire.
Cette crique est une profonde échancrure, évidée dans la rive gauche, au fond de laquelle se jette un petit rio sans nom, qui passe au pied du fort Heilman, presque à la limite des comtés de Putnam et de Duval. Son étroite ouverture disparaît tout entière sous une voûte de ramures épaisses, dont le feuillage s’entre mêle comme la trame d’un tissu très serré. Cette sombre lagune est, pour ainsi dire, inconnue des gens du pays. Personne n’a jamais tenté de s’y introduire, et personne ne savait qu’elle servît de demeure à ce Texar. Cela tient à ce que la rive du Saint-John, à l’ouverture de la Crique-Noire, ne semble être interrompue en aucun point de ses berges. Aussi, avec la nuit qui tombait rapidement, fallait-il être un marinier très pratique de cette ténébreuse crique pour s’y introduire dans une embarcation.
Aux premiers coups de sifflet du Shannon, un cri avait répondu immédiatement – par trois fois. La lueur d’un feu, qui brillait entre les grandes herbes de la rive, s’était mise en mouvement. Cela indiquait qu’un canot s’avançait pour accoster le steam-boat.
Ce n’était qu’un squif – petite embarcation d’écorce qu’une simple pagaie suffit à diriger et à conduire. Bientôt ce squif ne fut plus qu’à une demi-encablure du Shannon.
Texar s’avança alors vers la coupée du rouffle de l’avant, et, se faisant un porte-voix de sa main.
«Aoh? héla-t-il.
– Aoh! lui fut-il répondu.
– C’est toi, Squambô?
– Oui, maître!
– Accoste!»
Le squif accosta. A la clarté du fanal accroché au bout de son étrave, on put voir l’homme qui la manœuvrait. C’était un Indien, noir de tignasse, nu jusqu’à la ceinture, – un homme solide, à en juger par le torse qu’il montrait aux lueurs du fanal.
A ce moment, Texar se retourna vers ses compagnons et leur serra la main en disant un «au revoir»significatif. Après avoir jeté un regard menaçant du côté de M. Burbank, il descendit l’escalier, placé à l’arrière du tambour de la roue de bâbord, et rejoignit l’Indien Squambô. En quelques tours de roues, le steam-boat se fut éloigné du squif, et personne à bord ne put soupçonner que la légère embarcation allait se perdre sous les obscurs fouillis de la rive.
«Un coquin de moins à bord! dit alors Edward Carrol, sans se préoccuper d’être entendu des compagnons de Texar.
– Oui, répondit James Burbank, et c’est, en même temps, un dangereux malfaiteur. Pour moi, je n’ai aucun doute à cet égard, bien que le misérable ait toujours su se tirer d’affaire par ses alibis véritablement inexplicables!
– En tout cas, dit M. Stannard, si quelque crime est commis, cette nuit, aux environs de Jacksonville, on ne pourra pas l’en accuser, puisqu’il a quitté le Shannon!
– Je n’en sais rien! répliqua James Burbank. On me dirait qu’on l’a vu voler ou assassiner, au moment où nous parlons, à cinquante milles dans le Nord de la Floride, que je n’en serais pas autrement surpris! Il est vrai, s’il parvenait à prouver qu’il n’est pas l’auteur de ce crime, cela ne me surprendrait pas davantage, après ce qui s’est passé! – Mais, c’est trop nous occuper de cet homme. Vous retournez à Jacksonville, Stannard?
– Ce soir même.
– Votre fille vous y attend?
– Oui, et j’ai hâte de la rejoindre.
– Je le comprends, répondit James Burbank. Et quand comptez-vous nous rejoindre à Camdless-Bay?
– Dans quelques jours.
– Venez donc le plus tôt que vous pourrez, mon cher Stannard. Vous le savez, nous sommes à la veille d’événements très sérieux, qui s’aggraveront encore à l’approche des troupes fédérales. Aussi, je me demande si votre fille Alice et vous ne seriez pas plus en sûreté dans notre habitation de Castle-House qu’au milieu de cette ville, où les sudistes sont capables de se porter à tous les excès!
– Bon! est-ce que je ne suis pas du Sud, mon cher Burbank?
– Sans doute, Stannard, mais vous pensez et vous agissez comme si vous étiez du Nord!»
Une heure après, le Shannon, emporté par le jusant devenu de plus en plus rapide, dépassait le petit hameau de Mandarin, juché sur une verdoyante colline. Puis, cinq à six milles au-dessous, il s’arrêtait près de la rive droite du fleuve. Là était établi un quai d’embarquement que les navires peuvent accoster pour y prendre charge. Un peu au-dessus débordait un pier élégant, légère passerelle de bois, suspendue à la courbe de deux câbles de fer. C’était le débarcadère de Camdless-Bay.
A l’extrémité du pier attendaient deux noirs, munis de fanaux, car la nuit était déjà très sombre.
James Burbank prit congé de M. Stannard, et, suivi d’Edward Carrol, il s’élança sur la passerelle.
Derrière lui marchait la métisse Zermah, qui répondit de loin à une voix enfantine:
«Me voilà, Dy!… Me voilà!
– Et père?…
– Père aussi!»
Les fanaux s’éloignèrent, et le Shannon reprit sa marche, en obliquant vers la rive gauche. Trois milles au-delà de Camdless-Bay, de l’autre côté du fleuve, il s’arrêtait à l’appontement de Jacksonville, afin de mettre à terre le plus grand nombre de ses passagers.
Là, Walter Stannard débarqua en même temps que trois ou quatre de ces gens, dont Texar s’était séparé, une heure et demie avant, lorsque l’Indien était venu le prendre avec le squif. Il ne restait plus qu’une demi-douzaine de voyageurs à bord du steam-boat, les uns à destination de Pablo, petit bourg, bâti près du phare qui s’élève à l’entrée des bouches du Saint-John, les autres à destination de l’île Talbot, située au large de l’ouverture des passes de ce nom, les derniers, enfin, à destination du port de Fernandina. Le Shannon continua donc à battre les eaux du fleuve, dont il put franchir la barre sans accidents. Une heure après, il avait disparu au tournant de la crique Trout, où le Saint-John mêle ses lames déjà houleuses à la houle de l’Océan.
Chapitre II
Camdless-Bay
amdless-Bay, tel était le nom de la plantation qui appartenait à James Burbank. C’est là que le riche colon demeurait avec toute sa famille. Ce nom de Camdless venait d’une des criques du Saint-John, qui s’ouvre un peu en amont de Jacksonville et sur la rive opposée du fleuve. Par suite de cette proximité, on pouvait communiquer facilement avec la cité floridienne. Une bonne embarcation, un vent de nord ou de sud, en profitant du jusant pour aller ou du flot pour revenir, il ne fallait pas plus d’une heure pour franchir les trois milles, qui séparent Camdless-Bay de ce chef-lieu du comté de Duval.
James Burbank possédait une des plus belles propriétés du pays. Riche par lui-même et par sa famille, sa fortune se complétait encore d’immeubles importants situés dans l’État de New-Jersey, qui confine à l’État de New York.
Cet emplacement, sur la rive droite du Saint-John, avait été très heureusement choisi pour y fonder un établissement d’une valeur considérable. Aux heureuses dispositions déjà fournies par la nature, la main de l’homme n’avait rien eu à reprendre. Ce terrain se prêtait de lui-même à tous les besoins d’une vaste exploitation. Aussi la plantation de Camdless-Bay, dirigée par un homme intelligent, actif, dans toute la force de l’âge, bien secondé de son personnel, et auquel les capitaux ne manquaient point, était-elle en parfait état de prospérité.
Un périmètre de douze milles, une surface de quatre mille âcres,1 telle était la contenance superficielle de cette plantation. S’il en existait de plus grandes dans les États du sud de l’Union, il n’en était pas de mieux aménagées. Maison d’habitation, communs, écuries, étables, logements pour les esclaves, bâtiments d’exploitation, magasins destinés à contenir les produits du sol, chantiers disposés pour leur manipulation, ateliers et usines, railways convergeant de la périphérie du domaine vers le petit port d’embarquement, routes pour les charrois, tout était merveilleusement compris au point de vue pratique. Que ce fût un Américain du Nord qui eût conçu, ordonné, exécuté ces travaux, cela se voyait dès le premier coup d’œil. Seuls, les établissements de premier ordre de la Virginie ou des Carolines eussent pu rivaliser avec le domaine de Camdless-Bay. En outre, le sol dela plantation comprenait des «high-hummoks», hautes terres naturellement appropriées à la culture des céréales, des «low-hummoks», basses terres qui conviennent plus spécialement à la culture des caféiers et des cacaoyers, des «marshs», sortes de savanes salées, où prospèrent les rizières et les champs de cannes à sucre.
On le sait, les cotons de la Géorgie et de la Floride sont des plus appréciés sur les divers marchés de l’Europe et de l’Amérique, grâce à la longueur et la qualité de leurs soies. Aussi, les champs de cotonniers, avec leurs plants dessinés en lignes régulièrement espacées, leurs feuilles d’un vert tendre, leurs fleurs de ce jaune où l’on retrouve la pâleur des mauves, produisaient-ils un des plus importants revenus de la plantation. A l’époque de la récolte, ces champs, d’une superficie d’un âcre à un âcre et demi, se couvraient de cases où demeuraient alors les esclaves, femmes et enfants, chargés de cueillir les capsules et d’en tirer les flocons, – travail très délicat qui ne doit point en altérer les fibres. Ce coton, séché au soleil, nettoyé par le moulinage au moyen de roues à dents et de rouleaux, comprimé à la presse hydraulique, mis en ballots cerclés de fer, était ainsi emmagasiné pour l’exportation. Les navires à voiles ou à vapeur pouvaient venir prendre chargement de ces ballots au port même de Camdless-Bay.
Concurremment avec les cotonniers, James Burbank exploitait aussi de vastes champs de caféiers et de cannes à sucre. Ici, c’étaient des réserves de mille à douze cents arbustes, hauts de quinze à vingt pieds, semblables par leurs fleurs à des jasmins d’Espagne, et dont les fruits, gros comme une petite cerise, contiennent les deux grains qu’il n’y a plus qu’à extraire et à faire sécher. Là, c’étaient des prairies, on pourrait dire des marais, hérissés de milliers de ces longs roseaux, hauts de neuf à dix-huit pieds, dont les panaches se balancent comme les cimiers d’une troupe de cavalerie en marche. Objet de soins tout spéciaux à Camdless-Bay, cette récolte de cannes donnait le sucre sous forme d’une liqueur que la raffinerie, très en progrès dans les États du Sud, transformait en sucre raffiné; puis, comme produits dérivés, les sirops qui servent à la fabrication du tafia ou du rhum, et le vin de canne, mélange de la liqueur saccharine avec du jus d’ananas et d’oranges. Bien que moins importante, si on la comparait à celle des cotonniers, cette culture ne laissait pas d’être fructueuse. Quelques enclos de cacaoyers, des champs de maïs, d’ignames, de patates, de blé indien, de tabac, deux ou trois centaines d’âcres en rizières, apportaient encore un large tribut de bénéfices à l’établissement de James Burbank.
Mais il se faisait encore une autre exploitation qui procurait des gains au moins égaux à ceux de l’industrie cotonnière. C’était le défrichement des inépuisables forêts dont la plantation était couverte. Sans parler du produit des canneliers, des poivriers, des orangers, des citronniers, des oliviers, des figuiers, des manguiers, des jaquiers, ni du rendement de presque tous les arbres à fruits de l’Europe, dont l’acclimatation est superbe en Floride, ces forêts étaient soumises à une coupe régulière et constante. Que de richesses en campêche, en gazumas ou ormes du Mexique, maintenant employés à tant d’usages, en baobabs, en bois corail à tiges et à fleurs d’un rouge de sang, en paviers, sortes de marronniers à fleurs jaunes, en noyers noirs, en chênes-verts, en pins australs, qui fournissent d’admirables échantillons pour la charpente et la mâture, en pachiriers, dont le soleil de midi fait éclater les graines comme autant de pétards, en pins-parasols, en tulipiers, sapins, cèdres et surtout en cyprès, cet arbre si répandu à la surface de la péninsule qu’il y forme des forêts dont la longueur va de soixante à cent milles. James Burbank avait dû créer plusieurs scieries importantes en divers points de la plantation. Des barrages, établis sur quelques-uns des rios, tributaires du Saint-John, convertissaient en chute leur cours paisible, et ces chutes donnaient largement la force mécanique que nécessitait le débit des poutres, madriers ou planches, dont cent navires auraient pu prendre, chaque année, des cargaisons entières.
Il faut citer, en outre, de vastes et grasses prairies, qui nourrissaient des chevaux, des mules, et un nombreux bétail, dont les produits subvenaient à tous les besoins agricoles.
Quant aux volatiles d’espèces si variées, qui habitaient les bois ou couraient les champs et les plaines, on imaginerait difficilement à quel point ils pullulaient à Camdless-Bay – comme dans toute la Floride, d’ailleurs. Au-dessus des forêts planaient les aigles à tête blanche, de grande envergure, dont le cri aigu ressemble à la fanfare d’une trompette fêlée, des vautours, d’une férocité peu ordinaire, des butors géants, au bec pointu comme une baïonnette. Sur la rive du fleuve, entre les grands roseaux de la berge, sous l’entrecroisement des bambous gigantesques, vivaient des flamants rosés ou écarlates, des ibis tout blancs qu’on eût dit envolés de quelque monolithe égyptien, des pélicans de taille colossale, des myriades clé sternes, des hirondelles de mer de toutes sortes, des crabiers vêtus d’une huppe et d’une pelisse verte, des courlans, au plumage de pourpre, au duvet brun et tacheté de points blanchâtres, des jacamars, martins-pêcheurs à reflets dorés, tout un monde de plongeons, de poules d’eau, de canards «widgeons» appartenant à l’espèce des siffleurs, des sarcelles, des pluviers, sans compter les pétrels, les puffins, les becs-en-ciseaux, les corbeaux de mer, les mouettes, les paille-en-queue, qu’un coup de vent suffisait à chasser jusqu’au Saint-John, et parfois même des exocets ou poissons-volants, qui sont de bonne prise pour les gourmets. A travers les prairies pullulaient les bécassines, les bécasseaux, les courlis, les barges marbrées, les poules sultanes au plumage à la fois rouge, bleu, vert, jaune et blanc comme une palette volante, les coqs à fraise, les perdrix ou «colins-ouïs», les écureuils grisâtres, les pigeons à tête blanche et à pattes rouges; puis, comme quadrupèdes comestibles, des lapins à queue longue, intermédiaires entre le lapin et le lièvre d’Europe, des daims par bardes; enfin des raccoons ou ratons-laveurs, des tortues, des ichneumons, et aussi, par malheur, trop de serpents d’espèce venimeuse. Tels étaient les représentants du règne animal sur ce magnifique domaine de Camdless-Bay, – sans compter les nègres, mâles et femelles, asservis pour les besoins de la plantation. Et de ces êtres humains, que fait donc cette monstrueuse coutume de l’esclavage, si ce n’est des animaux, achetés ou vendus comme bêtes de somme?
Comment James Burbank, un partisan des doctrines anti-esclavagistes, un nordiste qui n’attendait que le triomphe du Nord, n’avait-il donc pas encore affranchi les esclaves de sa plantation? Hésiterait-il à le faire, dès que les circonstances le permettraient? Non, certes! Et ce n’était plus qu’une question de semaines, de jours peut-être, puisque l’armée fédérale occupait déjà quelques points rapprochés de l’État limitrophe et se préparait à opérer en Floride.
Déjà, d’ailleurs, James Burbank avait pris à Camdless-Bay toutes les mesures qui pouvaient améliorer le sort de ses esclaves. Ils étaient environ sept cents noirs des deux sexes, proprement logés dans de larges baraccons, entretenus avec soin, nourris à leur convenance, ne travaillant que dans la limite de leurs forces. Le régisseur-général et les sous-régisseurs de la plantation avaient ordre de les traiter avec justice et douceur. Aussi, les divers services n’en étaient-ils que mieux remplis, bien que depuis longtemps les châtiments corporels ne fussent plus en usage à Camdless-Bay. Contraste frappant avec les habitudes de la plupart des autres plantations floridiennes, et système qui n’était pas vu sans défaveur par les voisins de James Burbank. De là, comme on va s’en rendre compte, une situation très difficile dans le pays, – surtout à cette époque où le sort des armes allait trancher la question de l’esclavage.
Le nombreux personnel de la plantation était logé dans des cases saines et confortables. Groupées par cinquantaines, ces cases formaient une dizainede hameaux, autrement dit baraccons, agglomérés le long des eaux courantes. Là, ces noirs vivaient avec leurs femmes et leurs enfants. Chaque famille était autant que possible affectée au même service des champs, des forêts ou des usines, de manière que ses membres ne fussent point dispersés, aux heures de travail. A la tête de ces divers hameaux, un sous-régisseur, faisant les fonctions de gérant, pour ne pas dire de maire, administrait sa petitecommune, qui relevait du chef-lieu de canton. Ce chef-lieu, c’était le domaine privé de Camdless-Bay, enfermé dans un périmètre de hautes palissades, dont les palanques, sortes de pieux jointifs, plantés verticalement, se cachaient à demi sous la verdure de l’exubérante végétation floridienne. Là s’élevait l’habitation particulière de la famille Burbank.
Moitié maison, moitié château, cette habitation avait reçu et méritait le nom de Castle-House.
Depuis bien des années, Camdless-Bay appartenait aux ancêtres de James Burbank. A une époque où les déprédations des Indiens étaient à craindre, ses possesseurs avaient dû en fortifier la principale demeure. Le temps n’était pas éloigné où le général Jessup défendait encore la Floride contre les Séminoles. Pendant longtemps, les colons avaient eu terriblement à souffrir de ces nomades. Non seulement le vol les dépouillait, mais le meurtre ensanglantait leurs habitations que l’incendie détruisait ensuite. Les villes elles-mêmes furent plus d’une fois menacées de l’invasion et du pillage. En maint endroit s’élèvent des ruines que ces sanguinaires Indiens ont laissées après leur passage. A moins de quinze milles de Camdless-Bay, près du hameau de Mandarin, on montre encore la «maison de sang», dans laquelle un colon, M. Motte, sa femme et ses trois jeunes filles, avaient été scalpés, puis massacrés par ces bandits. Mais, actuellement, la guerre d’extermination entre l’homme blanc et l’homme rouge est finie. Les Séminoles, vaincus finalement, ont dû se réfugier au loin, vers l’ouest du Mississipi. On n’entend plus parler d’eux, sauf de quelques bandes qui errent encore dans la portion marécageuse de la Floride méridionale. Le pays n’a donc plus rien à craindre de ces féroces indigènes.
On comprend dès lors que les habitations des colons eussent été construites de manière à pouvoir tenir contre une attaque soudaine des Indiens, et résister en attendant l’arrivée des bataillons de volontaires, enrégimentés dans les villes ou hameaux du voisinage. Ainsi avait-il été fait au château de Castle-House.
Castle-House s’élevait sur un léger renflement du sol au milieu d’un parc réservé, d’une superficie de trois âcres, qui s’arrondissait à quelques centaines de yards en arrière de la rive du Saint-John. Un cours d’eau, assez profond, entourait ce parc, dont une haute enceinte de palanques complétait la défense, et il ne donnait entrée que sur un seul ponceau, jeté sur le rio circulaire. En arrière du mamelon, un ensemble de beaux arbres, groupés par masses, redescendaient les pentes du parc, auquel ils faisaient un large cadre de verdure. Une fraîche avenue de bambous, dont les tiges se croisaient nervures ogivales, formait une longue nef, qui se développait depuis le débarcadère du petit port de Camdless-Bay jusqu’aux premières pelouses. Au-dedans, sur tout l’espace laissé libre entre les arbres, s’étendaient de verdoyants gazons, coupés de larges allées, bordées de barrières blanches, qui se terminaient par une esplanade sablée devant la façade principale de Castle-House.
Ce château, assez irrégulièrement dessiné, offrait beaucoup d’imprévu dans l’ensemble de sa construction et non moins de fantaisie dans ses détails. Mais, pour le cas où des assaillants eussent forcé les palanques du parc, il aurait pu – chose importante surtout – se défendre rien que par lui-même et soutenir un siège de quelques heures. Ses fenêtres du rez-de-chaussée étaient grillagées de barreaux de fer. La porte principale, sur la façade antérieure, avait la solidité d’une herse. En de certains points, au faîte des murailles, bâties avec une sorte de pierre marmoréenne, se dressaient plusieurs poivrières en encorbellement, qui rendaient la défense plus facile, puisqu’elles permettaient de prendre en flanc les agresseurs. En somme, avec ses ouvertures réduites au strict nécessaire, son donjon central qui le dominait et sur lequel se déployait le pavillon étoile des États-Unis, ses lignes de créneaux dont certaines arêtes étaient pourvues, l’inclinaison de ses murs à leur base, ses toits élevés, ses pinacles multiples, l’épaisseur de ses parois à travers lesquelles se creusaient ça et là un certain nombre d’embrasures, cette habitation ressemblait plus à un château fort qu’à un cottage ou une maison de plaisance.
On l’a dit, il avait fallu le bâtir ainsi pour la sûreté de ceux qui l’habitaient à l’époque où se faisaient ces sauvages incursions des Indiens sur le territoire de la Floride. Il existait même un tunnel souterrain, qui, après avoir passé sous la palissade et le rio circulaire, mettait Castle-House en communication avec une petite crique du Saint-John, nommée crique Marino. Ce tunnel aurait pu servir à quelque secrète évasion en cas d’extrême danger.
Certainement, au temps actuel, les Séminoles, repoussés de la péninsule, n’étaient plus à craindre, et cela depuis une vingtaine d’années. Mais savait-on ce que réservait l’avenir? Et ce danger que James Burbank n’avait plus à redouter de la part des Indiens, qui sait s’il ne viendrait pas de la part de ses compatriotes? N’était-il pas lui, nordiste isolé au fond de ces États du sud, exposé à toutes les phases d’une guerre civile, qui avait été si sanglante jusqu’alors, si féconde en représailles?
Toutefois, cette nécessité de pourvoir à la sûreté de Castle-House n’avait point nui au confort intérieur. Les salles étaient vastes, les appartements luxueux et superbement aménagés. La famille Burbank y trouvait, au milieu d’un site admirable, toutes les aises, toutes les satisfactions morales que peut donner la fortune, quand elle est unie à un véritable sens artiste chez ceux qui la possèdent.
En arrière du château, dans le parc réservé, de magnifiques jardins se développaient jusqu’à la palissade, dont les palanques disparaissaient sous les arbustes grimpants et les sarments de la grenadille, où les oiseaux-mouches voltigeaient par myriades. Des massifs d’orangers, des corbeilles d’oliviers, de figuiers, de grenadiers, de pontédéries aux bouquets d’azur, des groupes de magnolias, dont les calices à teintes de vieil ivoire parfumaient l’air, des buissons de palmiers sabal, agitant leurs éventails sous la brise, des guirlandes de cobœas aux nuances violettes, des touffes de tupéas à rosettes vertes, de yuccas avec leur cliquetis de sabres acérés, de rhododendrons rosés, des buissons de myrtes et de pamplemousses, enfin tout ce que peut produire la flore d’une zone qui touche au Tropique, était réuni dans ces parterres pour la jouissance de l’odorat et le plaisir des yeux.
A la limite de l’enceinte, sous le dôme des cyprès et des baobabs, étaient enfouies les écuries, les remises, les chenils, les aménagements de la laiterie et des basses-cours. Grâce à la ramure de ces beaux arbres, impénétrable même au soleil de cette latitude, les animaux domestiques n’avaient rien à craindre des chaleurs de l’été. Dérivées des rios voisins, les eaux courantes y maintenaient une agréable et saine fraîcheur.
On le voit, ce domaine privé, spécial aux hôtes de Camdless-Bay, c’était une enclave merveilleusement agencée au milieu du vaste établissement de James Burbank. Ni le tapage des moulins à coton, ni les frémissements des scieries, ni les chocs de la hache sur les troncs d’arbres, ni aucun de ces bruits que comporte une exploitation si importante, ne parvenaient à franchir les palanques de l’enceinte. Seuls, les mille oiseaux de l’ornithologie floridienne pouvaient la dépasser en voltigeant d’arbre en arbre. Mais ces chanteurs ailés, dont le plumage rivalise avec les étincelantes fleurs de cette zone, n’étaient pas moins bien accueillis que les parfums dont la brise s’imprégnait en caressant les prairies et les forêts du voisinage.
Telle était Camdless-Bay, la plantation de James Burbank, et l’une des plus riches de la Floride orientale.
Ou en est la guerre de sécession
uelques mots sur la guerre de Sécession, à laquelle cette histoire doit être intimement mêlée.
Et, tout d’abord, que ceci soit bien établi dès le début: ainsi que l’a dit le comte de Paris, ancien aide de camp du général Mac Clellan, dans sa remarquable Histoire de la guerre civile en Amérique, cette guerre n’a eu pour cause ni une question de tarifs, ni une différence réelle d’origine entre le Nord et le Sud. La race anglo-saxonne régnait également sur tout le territoire des États-Unis. Aussi, la question commerciale n’a-t-elle jamais été en jeu dans cette terrible lutte entre frères. «C’est l’esclavage, qui, prospérant dans une moitié de la républiqueet aboli dans l’autre, y avait créé deux sociétés hostiles. Il avait profondément modifié les mœurs de celle où il dominait, tout en laissant intactes les formes apparentes du gouvernement. C’est lui qui fut non pas le prétexte ou l’occasion, mais la cause unique de l’antagonisme dont la conséquence inévitable fut la guerre civile.»
Dans les États à esclaves, il y avait trois classes. En bas, quatre millions de nègres asservis, soit le tiers de la population. En haut, la caste des propriétaires, relativement peu instruite, riche, dédaigneuse, qui se réservait absolument la direction des affaires publiques. Entre les deux, la classe remuante, paresseuse, misérable, des petits blancs. Ceux-ci, contre toute attente, se montrèrent ardents pour le maintien de l’esclavage, par crainte de voir la classe des nègres affranchis s’élever à leur niveau.
Le Nord devait donc trouver contre lui non seulement les riches propriétaires, mais aussi ces petits blancs qui, surtout dans les campagnes, vivaient au milieu de la population serve. La lutte fut donc effroyable. Elle produisit même dans les familles de telles dissensions que l’on vit des frères combattre, l’un sous le drapeau confédéré, l’autre sous le drapeau fédéral. Mais un grand peuple ne devait pas hésiter à détruire l’esclavage jusque dans ses racines. Dès le siècle dernier, l’illustre Franklin en avait demandé l’abolition. En 1807, Jefferson avait recommandé au congrès «de prohiber un trafic dont la moralité, l’honneur et les plus chers intérêts du pays exigeaient depuis longtemps la disparition». Le Nord eut donc raison de marcher contre le Sud et de le réduire. D’ailleurs, il allait s’ensuivre une union plus étroite entre tous les éléments de la république, et la destruction de cette illusion si funeste, si menaçante, que chaque citoyen devait d’abord obéissance à son propre État, et, seulement en second lieu, à l’ensemble de la fédération américaine.
Or, ce fut précisément en Floride, que se réveillèrent les premières questions relatives à l’esclavage. Au commencement de ce siècle, un chef indien métis, nommé Oscéola, avait pour femme une esclave marronne, née dans ces parties marécageuses du territoire floridien qu’on nomme Everglades. Un jour, cette femme fut ressaisie comme esclave et emmenée par force. Oscéola souleva les Indiens, commença la campagne anti-esclavagiste, fut pris et mourut dans la forteresse où on l’avait enfermé. Mais la guerre continua, et, dit l’historien Thomas Higginson, «la somme d’argent que nécessita une pareille lutte fut trois fois plus considérable que celle qui avait été jadis payée à l’Espagne pour l’acquisition de la Floride».
Voici maintenant quels avaient été les débuts de cette guerre de Sécession; puis quel était l’état des choses pendant ce mois de février 1862, époque où James Burbank et sa famille allaient éprouver des contrecoups si terribles qu’il nous a paru intéressant d’en avoir fait l’objet de cette histoire.
Le 16 octobre 1859, l’héroïque capitaine John Brown, à la tête d’une petite troupe d’esclaves fugitifs, s’empare de Harpers-Ferry en Virginie. L’affranchissement des hommes de couleur, tel est son but. Il le proclame hautement. Vaincu par les compagnies de la milice, il est fait prisonnier, condamné à mort et pendu à Charlestown, le 2 décembre 1859, avec six de ses compagnons.
Le 20 décembre 1860, une convention se réunit dans la Caroline du Sud et adopte d’enthousiasme le décret de sécession. L’année suivante, le 4 mars 1861, Abraham Lincoln est nommé président de la république. Les États du Sud regardent son élection comme une menace pour l’institution de l’esclavage. Le 11 avril 1861, le fort Sumter, un de ceux qui défendent la rade de Charlestown, tombe au pouvoir des sudistes, commandés par le général Beauregard. La Caroline du Nord, la Virginie, l’Arkansas, le Tennessee, adhèrent aussitôt à l’acte séparatiste.
Soixante-quinze mille volontaires sont levés par le gouvernement fédéral. Tout d’abord, on s’occupe de mettre Washington, la capitale des États-Unis d’Amérique, à l’abri d’un coup de main des confédérés. On ravitaille les arsenaux du Nord qui étaient vides, alors que ceux du Sud avaient été largement approvisionnés sous la présidence de Buchanan. Le matériel de guerre se complète au prix des plus extraordinaires efforts. Puis, Abraham Lincoln déclare les ports du Sud en état de blocus.
C’est en Virginie que se passent les premiers faits de guerre. Mac Clellan repousse les rebelles dans l’ouest. Mais, le 21 juillet, à Bull-Run, les troupes fédérales, réunies sous les ordres de Mac Dowel, sont mises en déroute et s’enfuient jusqu’à Washington. Si les sudistes ne tremblent plus pour Richmond, leur capitale, les nordistes ont lieu de trembler pour la capitale de la République américaine. Quelques mois après, les fédéraux sont encore défaits à Ball’s-Bluff. Toutefois, cette affaire malheureuse est bientôt compensée par diverses expéditions, qui mirent aux mains des unionistes le fort Hatteras et Port-Royal-Harbour, dont les séparatistes ne parvinrent plus à s’emparer. A la fin de 1861, le commandement général des troupes de l’Union est donné au major-général George Mac Clellan.
Cependant, cette année-là, les corsaires esclavagistes ont couru les mers des deux mondes. Ils ont trouvé accueil dans les ports de la France, de l’Angleterre, de l’Espagne et du Portugal, – faute grave qui, en reconnaissant aux sécessionnistes les droits de belligérants, eut pour résultat d’encourager la course et de prolonger la guerre civile.
Puis, vinrent les faits maritimes qui eurent un si grand retentissement. C’est le Sumter et son fameux capitaine Semmes. C’est l’apparition du bélier Manassas. C’est, le 12 octobre, le combat naval à la tête des passes du Mississipi. C’est, le 8 novembre, la prise du Trent, navire anglais à bord duquel le capitaine Wilkes capture les commissaires confédérés – ce qui faillit amener la guerre entre l’Angleterre et les États-Unis.
Entre temps, les abolitionnistes et les esclavagistes se livrent de sanglants combats avec des alternatives de succès et de revers jusque dans l’État du Missouri. Des principaux généraux du Nord, l’un, Lyon, est tué, ce qui provoque la retraite des fédéraux à Rolla et la marche de Priée avec les troupes confédérées vers le Nord. On se bat à Frederictown, le 21 octobre, à Springfield, le 25, et, le 27, Frémont occupe cette ville avec les fédéraux. Au 19 décembre, le combat de Belmont, entre Grant et Polk, demeure incertain. Enfin, l’hiver, si rigoureux dans ces contrées de l’Amérique septentrionale, vient mettre un terme aux opérations.
Les premiers mois de l’année 1862 sont employés en efforts véritablement prodigieux de part et d’autre.
Au Nord, le congrès vote un projet de loi qui lève cinq cent mille volontaires, – ils seront un million à la fin de la lutte, – et approuvé un emprunt de cinq cent millions de dollars. Les grandes armées sont créées, principalement celle du Potomac. Leurs généraux sont Banks, Butler, Grant, Sherman, Mac Clellan, Meade, Thomas, Kearney, Halleck, pour ne citer que les plus célèbres. Tous les services vont entrer en fonction. Infanterie, cavalerie, artillerie, génie, sont endivisionnés d’une manière à peu près uniforme. Le matériel de guerre se fabrique à outrance, carabines Minié et Colt, canons rayés des systèmes Parrott et Rodman, canons à âme lisse et columbiads Dahlgren, canons-obusiers, canons-revolvers, obus Shrapnell, parcs de siège. On organise la télégraphie et l’aérostation militaires, le reportage des grands journaux, les transports qui seront faits par vingt mille chariots attelés de quatre-vingt-quatre mille mules. On réunit des approvisionnements de toutes sortes, sous la direction du chef de l’ordonnance. On construit de nouveaux navires du type bélier, les «rams» du colonel Ellet, les «gun-boats» ou canonnières du commodore Foote, qui vont apparaître pour la première fois dans une guerre maritime.
Au Sud, le zèle n’est pas moins grand. Il y a bien les fonderies de canon de la Nouvelle-Orléans, celles de Memphis, les forges de Tredogar, près de Richmond, qui fabriquent des Parrotts et des Rodmans. Mais cela ne peut suffire. Le gouvernement confédéré s’adresse à l’Europe. Liège et Birmingham lui envoient des cargaisons d’armes, des pièces des systèmes Armstrong et Whitworth. Les forceurs de blocus, qui viennent chercher à vil prix du coton dans ses ports, n’en obtiennent qu’en échange de tout ce matériel de guerre. Puis, l’armée s’organise. Ses généraux sont Johnston, Lee, Beauregard, Jackson, Critenden, Floyd, Pillow. On adjoint des corps irréguliers, tels que milices et guérillas, aux quatre cent mille volontaires, enrôlés pour trois ans au plus et un an au moins, que le Congrès séparatiste, à la date du 8 août, accorde à son président Jefferson Davis.
Cependant ces préparatifs n’empêchent pas la lutte de reprendre dès la seconde moitié du premier hiver. De tout le territoire à esclaves, le gouvernement fédéral n’occupe encore que le Maryland, la Virginie occidentale, le Kentucky en quelques portions, le Missouri pour la plus grande part, et un certain nombre de points du littoral.
Les nouvelles hostilités commencent d’abord dans l’est du Kentucky. Le 7 janvier, Garfield bat les confédérés à Middle-Creek, et le 20, ils sont de nouveau battus à Logan-Cross ou Mill-Springs. Le 2 février, Grant s’embarque avec deux divisions sur quelques grands vapeurs du Tennessee que va soutenir la flottille cuirassée de Foote. Le 6, le fort Henry tombe en son pouvoir. Ainsi est brisé un anneau de cette chaîne «sur laquelle, dit l’historien de cette guerre civile, s’appuyait tout le système de défense de son adversaire Johnston». Le Cumberland et la capitale du Tennessee sont donc menacés directement et à court délai par les troupes fédérales. Aussi Johnston cherche-t-il à concentrer toutes ses forces au fort Donelson, afin de retrouver un point d’appui plus sûr pour la défensive.
A cette époque, une autre expédition, comprenant un corps de seize mille hommes sous les ordres de Burnside, une flottille, composée de vingt-quatre vapeurs armés en guerre et de cinquante transports, descend la Chesapeake et appareille de Hampton-Roads, le 12 janvier. Malgré de violentes tempêtes, le 24 janvier, elle donne dans les eaux du Pimlico-Sound pour s’emparer de l’île Roanoke et réduire la côte de la Caroline du Nord. Mais l’île est fortifiée. A l’ouest, le canal se défend par un barrage de coques submergées. Des batteries et des ouvrages de campagne en rendent l’accès difficile. Cinq à six mille hommes, soutenus par une flottille de sept canonnières, sont prêts à empêcher tout débarquement. Néanmoins, malgré le courage de ses défenseurs, du 7 au 8 février, cette île tombe au pouvoir de Burnside avec vingt canons et plus de deux mille prisonniers. Le lendemain, les fédéraux sont maîtres d’Elizabeth-City et de toute la côte de l’Albemarle-Sound, c’est-à-dire du nord de cette mer intérieure.
Enfin, pour achever de décrire la situation jusqu’au 6 février, il faut parler de ce général sudiste, cet ancien professeur de chimie, Jackson, ce soldat puritain qui défend la Virginie. Après le rappel de Lee à Richmond, il commande l’armée. Il quitte Vinchester, le 1er janvier, avec ses dix mille hommes, traverse les Alléghanies pour prendre Bath sur le railway de l’Ohio. Vaincu par le climat, écrasé par les tempêtes de neige, il est forcé de rentrer à Vinchester, sans avoir atteint son objectif.
Et maintenant, en ce qui concerne plus spécialement les côtes du Sud, depuis la Caroline jusqu’à la Floride, voici ce qui s’est passé.
Durant la seconde moitié de l’année 1861, le Nord, possédait assez de rapides bâtiments pour faire la police de ces mers, bien qu’il n’eût pu s’emparer du fameux Sumter, qui, en janvier 1862, vint relâcher à Gibraltar, afin d’exploiter les eaux européennes. Le Jefferson-Davis, voulant échapper aux fédéraux, se réfugie à Saint-Augustine en Floride et périt au moment où il donne dans les passes. Presque en même temps, un des navires employés à la croisière de la Floride, l’Anderson, capture le corsaire Beauregard. Mais, en Angleterre, de nouveaux bâtiments sont armés pour la course. C’est alors qu’une proclamation d’Abraham Lincoln étend le blocus aux côtes de la Virginie et de la Caroline du Nord, et même le blocus fictif, le blocus sur le papier, qui comprend quatre mille cinq cents kilomètres de côtes. Pour les surveiller, on n’a que deux escadres: l’une doit bloquer l’Atlantique, l’autre le golfe du Mexique.
Le 12 octobre, pour la première fois, les confédérés tentent de dégager les bouches du Mississipi avec le Manassas, – premier navire qui fut blindé pendant cette guerre, – soutenu d’une flottille de brûlots. Si le coup ne réussit pas, si la corvette Richmond peut s’en tirer saine et sauve le 29 décembre, un petit vapeur, le Sea-Bird, parvient à enlever une goélette fédérale en vue du fort Monroe.
Cependant, il est nécessaire d’avoir un point qui puisse servir de base d’opération pour les croisières de l’Atlantique. Le gouvernement fédéral décide alors de s’emparer du fort Hatteras, qui commande la passe du même nom, passe très fréquentée par les forceurs du blocus. Ce fort est difficile à prendre. Il est soutenu par une redoute carrée, appelée fort Clark. Un millier d’hommes et le 7e régiment de la Caroline du Nord concourent à le défendre. N’importe. L’escadre fédérale, composée de deux frégates, trois corvettes, un aviso, deux grands vapeurs, vient mouiller le 27 août devant les passes. Le commodore Stringham et le général Butler attaquent. La redoute est prise. Le fort Hatteras, après une assez longue résistance, hisse le drapeau blanc. La base d’opération est acquise aux nordistes pour toute la durée de la guerre.
En novembre, c’est l’île de Santa-Rosa, à l’est de Pensacola, sur le golfe du Mexique, une dépendance de la côte floridienne, qui, malgré les efforts des confédérés, reste au pouvoir des fédéraux.
Toutefois, la prise du fort Hatteras ne paraît pas suffisante pour la bonne conduite des opérations ultérieures. Il faut occuper d’autres points sur le littoral de la Caroline du Sud, de la Géorgie, de la Floride. Deux frégates à vapeur, le Wabash et le Susquehannah, trois frégates à voiles, cinq corvettes, six canonnières, plusieurs avisos, vingt-cinq bâtiments charbonniers chargés des approvisionnements, trente-deux vapeurs pouvant transporter quinze mille six cents hommes sous les ordres du général Sherman, sont donnés au commodore Dupont. La flottille appareille le 25 octobre, devant le fort Monroe. Après avoir essuyé un terrible coup de vent au large du cap Hatteras, elle vient reconnaître les passes de Hilton-Head, entre Charlestown et Savannah. Là est la baie de Port-Royal, l’une des plus importantes de la confédération américaine, où le général Ripley commande les forces des esclavagistes. Les deux forts Walker et Beauregard battent l’entrée de la baie à quatre mille mètres l’un de l’autre. Huit vapeurs la défendent, et sa barre la rend presque inabordable à une flotte d’assaillants.
Le 5 novembre, le chenal a été balisé, et, après un échange de quelques coups de canon, Dupont pénètre dans la baie, sans pouvoir débarquer encore les troupes de Sherman. Le 7, avant midi, il attaque le fort Walker, puis le fort Beauregard. Il les écrase sous une grêle de ses plus gros obus. Les forts sont évacués. Les fédérauxenprennent possession presque sans combat, et Sherman occupe ce point si important pour la suite des opérations militaires. C’était un coup porté au cœur même des États esclavagistes. Les îles voisines tombent l’une après l’autre au pouvoir des fédéraux, même l’île Tybee et le fort Pulaski, lequel commande la rivière de Savannah. L’année finie, Dupont est maître des cinq grandes baies de North-Edisto, de Saint-Helena, de Port-Royal, de Tybee, de Warsaw, et de tout ce chapelet d’îlots semés sur la côte de la Caroline et de la Géorgie. Enfin, le 1er janvier 1862, un dernier succès lui permet de réduire les ouvrages confédérés, élevés sur les rives du Coosaw.
Telle était la situation des belligérants au commencement de février de l’année 1862. Tels étaient les progrès du gouvernement fédéral vers le Sud, au moment où les navires du commodore Dupont et les troupes de Sherman menaçaient la Floride.
1 Environ 3000 hectares.