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Jules Verne

 

Le Superbe Orénoque

 

(Chapitre IV-VI)

 

 

Illustrations de George Roux

Collection Hetzel

J. Hetzel et Cie

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© Andrzej Zydorczak

 

Première partie

 

 

Chapitre IV

Premier contact

 

’est à las Bonitas, sa résidence officielle, que demeure le gouverneur militaire duquel relève le Caura, c’est-à-dire le territoire arrosé par cet important tributaire. La bourgade occupe, sur la rive droite du fleuve, à peu près l’emplacement que possédait autrefois la mission espagnole de l’Altagracia. Les missionnaires ont été les véritables conquérants de ces provinces hispano-américaines, et ils ne voient pas sans jalousie les Anglais, les Allemands, les Français chercher à convertir les Indiens sauvages de l’intérieur. Aussi des conflits sont toujours à craindre.

Le gouverneur militaire se trouvait alors à las Bonitas. Il connaissait personnellement M. Miguel. Ayant appris son départ pour le cours supérieur de l’Orénoque, il se hâta, lorsque le bateau eut pris son poste, de venir à bord.

M. Miguel présenta ses deux amis au gouverneur. Il y eut sympathique échange de civilités entre ces divers personnages. Une invitation pour déjeuner le lendemain à la résidence fut acceptée, – ce que permettait la relâche du Simon-Bolivar, qui devait se prolonger jusqu’à une heure de l’après-midi.

Il suffisait, en somme, de partir à cette heure-là, et le steamboat arriverait le soir même à Caïcara, où débarqueraient les passagers qui n’étaient pas à destination de San-Fernando ou autres bourgades de la province de l’Apure.

Le lendemain donc, – 15 août, – les trois collègues de la Société de Géographie se rendirent à l’habitation du gouverneur. Mais, avant eux, le sergent Martial ayant ordonné à son neveu, – sur la proposition de celui-ci, – de débarquer, tous deux se promenaient déjà à travers les rues de las Bonitas.

Une bourgade, en cette partie du Venezuela, c’est à peine un village, quelques cases éparses sous les frondaisons, noyées au milieu de l’épaisse verdure de la zone tropicale. Çà et là se groupaient de magnifiques arbres, qui témoignaient de la puissance végétative du sol – des chapparos au tronc tortu comme celui d’un olivier, couverts de feuilles rudes à odeur forte, des palmiers copernicias aux branches épanouies en gerbes et dont les pétioles se déploient comme des éventails, des palmiers moriches, qui constituent ce qu’on appelle le morichal, c’est-à-dire le marécage, car ces arbres ont la propriété de pomper l’eau du sol au point de le rendre fangeux à leur pied.

Puis c’était des copayferas, des saurans, mimosées géantes, avec une large ramure, au feuillage d’une fine contexture et d’un rose délicat.

Jean et le sergent Martial s’enfoncèrent au milieu de ces palmeraies qui sont naturellement disposées en quinconce, à travers un sous-bois dégagé de broussailles, où poussaient, par myriades, d’élégants bouquets de ces sensitives appelées dormideras ou dormeuses, – d’une si attrayante couleur.

Entre ces arbres passaient, gambadaient, voltigeaient des bandes de singes. Cette engeance pullule sur les territoires venezueliens, où l’on ne compte pas moins de seize espèces, aussi inoffensives que bruyantes, – entre autres ces aluates ou araguatos, des hurleurs dont la voix est effrayante pour qui n’a pas l’habitude des forêts tropicales.

D’une branche à l’autre sautillait tout un monde allé, des trupials, qui sont les premiers ténors de ces orphéons aériens, et dont le nid pend à l’extrémité d’une longue liane, des cochets de lagunes, charmants oiseaux, gracieux et caressants; puis, cachés dans les fentes des trous, et attendant la nuit pour sortir, nombre de ces guarharos frugivores, plus communément appelés diablotins, qui ont l’air d’être brusquement poussés par un ressort, lorsqu’ils s’élancent au sommet des arbres.

Et, tout en gagnant les profondeurs de la palmeraie, le sergent Martial de dire:

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«J’aurais bien dû prendre mon fusil…

– Veux-tu donc tuer des singes?… demanda Jean.

– Des singes, non… Mais… s’il y a par ici des bêtes peu commodes…

– Sois sans inquiétude, mon oncle! Il faut aller fort loin des habitations pour rencontrer des fauves dangereux, et il n’est pas impossible que nous ayons plus tard à nous défendre…

– N’importe!… Un soldat ne doit pas sortir sans ses armes, et je mériterais d’être consigné!…»

Le sergent Martial n’eut point à se repentir de ce manquement à la discipline. La vérité est que les félidés, grands ou petits, les jaguars, les tigres, les lions, les ocelots, les chats, fréquentent de préférence les épaisses forêts du haut fleuve. Peut-être risque-t-on aussi d’y rencontrer des ours, mais ces plantigrades sont d’humeur débonnaire, vivant de poissons et de miel, et quant aux paresseux – le bradypus trydactylus, – ce sont des pleignards dont il n’y a pas à se préoccuper.

Au cours de cette promenade, le sergent Martial n’aperçut que de timides rongeurs, entre autres, des cabiais et quelques couples de ces chiriquis, habiles au plongeon, inhabiles à la course.

Quant aux habitants du district, c’étaient généralement des métis, mêlés à des familles d’Indiens, plus disposés à se cacher au fond de leurs paillotes qu’à se montrer au-dehors, – les femmes et les enfants surtout.

C’est bien au-delà, en amont du fleuve, que l’oncle et le neveu se trouveraient en communication avec les farouches indigènes de l’Orénoque, et sans doute, le sergent Martial ferait-il bien de ne jamais oublier sa carabine.

Après une assez fatigante excursion de trois bonnes heures aux alentours de las Bonitas, tous deux revinrent à bord pour le déjeuner du Simon-Bolivar.

À la même heure, MM. Miguel, Felipe et Varinas, réunis dans la case résidentielle, s’asseyaient à la table du gouverneur.

Si le menu du repas fut très simple, – et, franchement, on ne peut attendre d’un gouverneur de province ce qu’on eût attendu du Président de la république venezuelienne, – les convives furent l’objet d’un très cordial accueil. On causa naturellement de la mission que s’étaient donnée les trois géographes, et le gouverneur, en homme avisé, se garda bien de prendre parti pour l’Orénoque, le Guaviare ou l’Atabapo. L’essentiel était que la conversation ne dégénérât pas en dispute, et, plus d’une fois, il dut l’aiguiller fort à propos sur un autre sujet.

Et, à un certain moment où les voix de MM. Felipe et Varinas prenaient une intensité provocante, il sut opérer une diversion en disant:

«Savez-vous, messieurs, si, parmi les passagers du Simon-Bolivar, il en est qui remonteront l’Orénoque jusqu’à son cours supérieur?…

– Nous l’ignorons, répondit M. Miguel. Cependant il semble bien que le plus grand nombre compte soit s’arrêter à Caïcara, soit continuer par l’Apure jusqu’aux bourgades de la Colombie…

– À moins que ces deux Français ne se dirigent vers le haut Orénoque, fit observer M. Varinas.

– Deux Français?… demanda le gouverneur.

– Oui, répondit M. Felipe, un vieux et un jeune, qui se sont embarqués à Bolivar.

– Où vont-ils?…

– Personne ne le sait, répondit M. Miguel, car ils ne sont pas précisément communicatifs. Lorsque l’on veut entrer en conversation avec le jeune, le vieux, qui a toute l’apparence d’un ancien soldat, intervient d’un air furibond, et si l’on persiste, il envoie brutalement son neveu, – car il paraît que c’est son neveu, – réintégrer sa cabine… C’est un oncle qui a des façons de tuteur…

– Et je plains le pauvre garçon qu’il a sous sa tutelle, répliqua M. Varinas, car il souffre de ces brutalités, et, plus d’une fois, j’ai cru voir des larmes dans ses yeux…»

Vraiment, cet excellent M. Varinas avait vu cela!… Dans tous les cas, si les yeux de Jean sont quelquefois humides, c’est parce qu’il songe à l’avenir, au but qu’il poursuit, aux déceptions qui l’attendent peut-être, et non parce que le sergent Martial le traite avec trop de dureté. Après tout, des étrangers pouvaient s’y méprendre.

«Enfin, reprit M. Miguel, nous serons fixés, ce soir même, sur le point de savoir si ces deux Français ont l’intention de remonter l’Orénoque. Je n’en serais pas étonné, parce que le jeune garçon consulte sans cesse l’ouvrage de ce compatriote à lui, qui a pu atteindre, il y a quelques années, les sources du fleuve…

– Si elles sont de ce côté, dans le massif de la Parima… s’écria M. Felipe, tout indiqué pour faire cette réserve, en sa qualité de partisan de l’Atabapo.

– Et si elles ne sont pas dans les montagnes des Andes, s’écria M. Varinas, au lieu même où naît cet affluent improprement appelé le Guaviare…»

Le gouverneur comprit que la discussion allait recommencer de plus belle.

«Messieurs, dit-il à ses hôtes, cet oncle et ce neveu dont vous parlez piquent ma curiosité. S’ils ne s’arrêtent pas à Caïcara, s’ils ne sont pas à destination de San-Fernando de Apure ou de Nutrias, en un mot, s’ils ont l’intention de poursuivre leur voyage sur le cours du haut Orénoque, je me demande quel est leur but. Les Français sont hardis, j’en conviens, ce sont d’audacieux explorateurs, mais ces territoires du Sud-Amérique leur ont déjà coûté plus d’une victime… le docteur Crevaux, tombé sous les coups des Indiens dans les plaines de la Bolivie, son compagnon, François Burban, dont on ne retrouve plus même la tombe dans le cimetière de Moitaco… Il est vrai, M. Chaffanjon a pu parvenir jusqu’aux sources de l’Orénoque…

– Si c’est l’Orénoque!… répliqua M. Varinas qui n’aurait jamais laissé passer cette affirmation monstrueuse sans une énergique protestation.

– En effet, si c’est l’Orénoque, répondit le gouverneur, et nous serons définitivement fixés sur ce point géographique après votre voyage, messieurs. Je disais donc que si M. Chaffanjon a pu revenir sain et sauf, ce n’est pas faute d’avoir couru plus d’une fois le risque d’être massacré comme l’ont été ses prédécesseurs. En vérité, on dirait que notre superbe fleuve venezuelien les attire, ces Français, et sans parler de ceux qui sont parmi les passagers du Simon-Bolivar

– Au fait, c’est vrai, fit observer M. Miguel. Il y a quelques semaines, deux de ces intrépides ont entrepris une reconnaissance à travers les llanos, dans l’est du fleuve…

– Parfaitement, monsieur Miguel, répondit le gouverneur. Je les ai reçus ici même, des hommes jeunes encore, de vingt-cinq à trente ans, l’un, Jacques Helloch, un explorateur, l’autre, nommé Germain Paterne, un de ces naturalistes qui risqueraient leur vie pour découvrir un nouveau brin d’herbe…

– Et, depuis, vous n’en avez aucune nouvelle?… demanda M. Felipe.

– Aucune, messieurs. Je sais seulement qu’ils se sont embarqués sur une pirogue à Caïcara, qu’on a signalé leur passage à Buena Vista et à la Urbana, d’où ils sont partis pour remonter l’un des affluents de la rive droite. Mais, à dater de cette relâche, on n’en a plus entendu parler, et les inquiétudes qu’ils donnent ne se justifient que trop!

– Espérons que ces deux explorateurs, dit M. Miguel, ne sont pas tombés entre les mains de ces Quivas, pillards et assassins, dont la Colombie a rejeté les tribus sur le Venezuela, et qui ont maintenant pour chef, assure-t-on, un certain Alfaniz, forçat évadé du bagne de Cayenne…

– Est-ce que le fait est positif?…. interrogea M. Felipe.

– Il paraît l’être, et je vous souhaite de ne point rencontrer ces bandes de Quivas, messieurs, ajouta le gouverneur. Après tout, il est possible que ces Français n’aient pas été attirés dans un guet-apens, possible qu’ils poursuivent leur voyage avec autant de bonheur que d’audace, possible enfin que, d’un jour à l’autre, leur retour s’opère par un des villages de la rive droite. Puissent-ils réussir comme a réussi leur compatriote! Mais on parle également d’un missionnaire qui a été plus loin encore à travers ces territoires de l’est: c’est un Espagnol, le Père Esperante. Après un court séjour à San-Fernando, ce missionnaire n’avait pas hésité à dépasser les sources de l’Orénoque…

– Le faux Orénoque!» s’écrièrent à la fois MM. Felipe et Varinas.

Et ils jetèrent un regard de provocation à leur collègue, qui inclina doucement la tête en disant:

«Aussi faux qu’il vous plaira, mes chers collègues!»

Et M. Miguel ajouta en s’adressant au gouverneur:

«N’ai-je pas entendu dire que ce missionnaire avait réussi à fonder une mission…

– En effet… la Mission de Santa-Juana, dans les régions voisines du Roraima, et qui parait être en voie de prospérité.

– Une tâche difficile… affirma M. Miguel.

– Surtout quand il s’agit, répondit le gouverneur, de civiliser, de convertir au catholicisme, de régénérer, en un mot, les plus sauvages des Indiens sédentaires qui errent sur les territoires du sud-est, ces Guaharibos, pauvres êtres relégués au bas de l’échelle humaine! Et l’on ne se figure pas ce qu’il faut de courage, d’abnégation, de patience, en un mot de vertu apostolique, pour accomplir une telle œuvre d’humanité. Pendant les premières années, on est resté sans nouvelles du Père Esperante, et, en 1888, le voyageur français n’en avait pas entendu parler, bien que la Mission de Santa-Juana ne fût pas très éloignée des sources…»

Le gouverneur se garda bien d’ajouter: de l’Orénoque, afin de ne pas mettre le feu aux poudres.

«Mais, continua-t-il, depuis deux ans, on a eu de ses nouvelles à San-Fernando, et il se confirme qu’il a fait là, parmi ces Guaharibos, œuvre miraculeuse de civilisation.»

Jusqu’à la fin du déjeuner, la conversation porta sur les faits relatifs aux territoires traversés par le cours moyen de l’Orénoque, – cours qui, lui, n’était pas en discussion, – sur l’état actuel des Indiens, de ceux qui sont apprivoisés comme de ceux qui se soustraient à toute domination, c’est-à-dire à toute civilisation. Le gouverneur du Caura donna des détails circonstanciés à propos de ces indigènes, – détails dont M. Miguel, si savant qu’il fût en matières géographiques, devait faire et fit son profit. Bref, cette conversation ne dégénéra point en dispute, car elle ne mit pas aux prises MM. Felipe et Varinas.

Vers midi, les hôtes de la résidence quittèrent la table, et se dirigèrent vers le Simon-Bolivar, dont le départ devait s’effectuer à une heure de l’après-midi.

L’oncle et son neveu, depuis qu’ils étaient rentrés pour prendre leur part de l’almuerzo, n’avaient plus remis le pied à terre. De l’arrière du pont supérieur, où le sergent Martial fumait sa pipe, ils aperçurent de loin M. Miguel et ses collègues qui regagnaient le bord.

Le gouverneur avait voulu les accompagner. Désireux de leur donner une dernière poignée de main et un dernier adieu à l’instant où le bateau larguerait ses amarres, il embarqua et monta sur le spardeck.

Le sergent Martial dit alors à Jean:

«C’est au moins un général, ce gouverneur-là, bien qu’il ait un veston pour tunique, un chapeau de paille pour bicorne, et que sa poitrine manque de décorations…

– C’est probable, mon oncle.

– Un de ces généraux sans soldats, comme il y en a tant dans ces républiques américaines!

– Il a l’air d’un homme fort intelligent, fit observer le jeune garçon.

– Possible, mais il a surtout l’air d’un curieux, répliqua le sergent Martial, car il nous regarde d’une façon qui ne me va qu’à moitié… et, à vrai dire, pas du tout!»

En effet, le gouverneur s’obstinait à dévisager particulièrement les deux Français, dont il avait été question pendant le déjeuner.

Leur présence à bord du Simon-Bolivar, le motif pour lequel ils avaient entrepris ce voyage, la question de savoir s’ils s’arrêteraient à Caïcara, ou s’ils iraient au-delà, soit par l’Apure, soit par l’Orénoque, cela ne laissait pas d’exciter sa curiosité. Les explorateurs du fleuve, ce sont généralement des hommes dans la force de l’âge – tels ceux qui avaient visité las Bonitas, il y avait quelques semaines, et dont on n’avait plus de nouvelles depuis leur départ de la Urbana. Mais ce jeune garçon de seize à dix-sept ans, et ce vieux soldat de soixante, il était difficile d’admettre qu’ils fussent en train d’effectuer une expédition scientifique…

Après tout, un gouverneur, même au Venezuela. a bien le droit de s’enquérir des motifs qui amènent des étrangers sur son territoire, de leur poser des questions à ce sujet, de les interroger au moins officieusement.

Le gouverneur fit donc quelques pas vers l’arrière du spardeck, en causant avec M. Miguel, que ses compagnons, occupés dans leur cabine, avaient laissé seul à lui tenir compagnie.

Le sergent Martial comprit la manœuvre:

«Attention! dit-il. Le général cherche à prendre contact, et, pour sûr, il va nous demander qui nous sommes… pourquoi nous sommes venus… où nous allons…

– Eh bien, mon bon Martial, il n’y a point à le cacher, répondit Jean.

– Je n’aime pas qu’on s’occupe de mes affaires, et je vais l’envoyer promener…

– Veux-tu donc nous attirer des difficultés, mon oncle?… dit le jeune garçon en le retenant de la main.

– Je ne veux pas qu’on te parle… je ne veux pas que l’on tourne autour de toi…

– Et moi, je ne veux pas que tu compromettes notre voyage par des maladresses ou des sottises! répliqua Jean d’un ton résolu. Si le gouverneur du Caura m’interroge, je ne refuserai pas de répondre, et il est même désirable que j’obtienne de lui quelques renseignements.»

Le sergent Martial bougonna, tira de rageuses bouffées de sa pipe, et se rapprocha de son neveu, auquel le gouverneur dit en cette langue espagnole que Jean parlait couramment:

«Vous êtes un Français…

– Oui, monsieur le gouverneur, répondit Jean, qui se découvrit devant Son Excellence.

– Et votre compagnon?…

– Mon oncle… c’est un Français comme moi, un ancien sergent à la retraite.»

Le sergent Martial, bien qu’il fût très peu familiarisé avec la langue espagnole, avait compris qu’il s’agissait de lui. Aussi se redressa-t-il de toute sa hauteur, convaincu qu’un sergent du 72e de ligne valait bien un général venezuelien, fût-il gouverneur de territoire.

«Je ne crois pas être indiscret, mon jeune ami, reprit ce dernier, en vous demandant si votre voyage doit se prolonger au-delà de Caïcara?…

– Oui… au-delà, monsieur le gouverneur, répondit Jean.

– Par l’Orénoque ou par l’Apure?…

– Par l’Orénoque.

– Jusqu’à San-Fernando de Atabapo?…

– Jusqu’à cette bourgade, monsieur le gouverneur, et peut-être plus loin encore si les renseignements que nous espérons y recueillir l’exigent.»

Le gouverneur, à l’exemple de M. Miguel, ne pouvait qu’être vivement impressionné par l’air de ce jeune garçon, la netteté de ses réponses, et il était aisé de voir qu’il leur inspirait à tous deux une réelle sympathie.

Or, c’était contre ces trop visibles sympathies-là que le sergent Martial prétendait bien le défendre. Il n’entendait pas que l’on regardât son neveu de si près, il ne voulait pas que d’autres, étrangers ou non, se montrassent touchés de sa grâce naturelle et charmante. Et ce qui l’enrageait davantage, c’est que M. Miguel ne cachait point les sentiments qu’il éprouvait pour ce jeune garçon. Le gouverneur du Caura, peu importait, puisqu’il resterait à las Bonitas; mais M. Miguel était, lui, plus qu’un passager du Simon-Bolivar… il devait remonter le fleuve jusqu’à San-Fernando… et lorsqu’il aurait fait connaissance avec Jean, il serait bien difficile d’empêcher ces relations, qui sont comme obligées entre voyageurs pendant un long itinéraire.

Eh bien, pourquoi pas?… voudra-t-on demander au sergent Martial.

Quel inconvénient y aurait-il eu à ce que des personnages de haute situation, à même de rendre quelques services au cours d’une navigation sur l’Orénoque, laquelle n’est pas sans danger, se fussent mis en une certaine intimité avec l’oncle et le neveu?… Cela n’est-il pas dans l’ordre ordinaire des choses?…

Oui, et, cependant, si l’on eût prié le sergent Martial de dire pourquoi il avait l’intention d’y faire obstacle:

«Parce que cela ne me convient pas!» se fût-il borné à répondre d’un ton cassant, et il aurait fallu se contenter de cette réponse, faute d’une autre que, sans doute, il se refuserait à donner.

Au surplus, en ce moment, il ne pouvait envoyer promener Son Excellence, et il dut laisser le jeune garçon prendre part à cet entretien, comme il l’entendait.

Le gouverneur fut alors tout porté à interroger Jean sur l’objet de son voyage.

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«Vous allez à San-Fernando?… lui dit-il.

– Oui. monsieur le gouverneur.

– Dans quel but?…

– Afin d’obtenir des renseignements.

– Des renseignements… et sur qui?…

– Sur le colonel de Kermor.

– Le colonel de Kermor?… répondit le gouverneur. C’est la première fois que ce nom est prononcé devant moi, et je n’ai pas entendu dire qu’un Français ait jamais été signalé à San-Fernando depuis le passage de M. Chaffanjon…

– Il s’y trouvait, cependant, quelques années auparavant, fit observer le jeune garçon.

– Sur quoi vous appuyez-vous pour affirmer ce fait?… demanda le gouverneur.

– Sur la dernière lettre du colonel qu’on ait reçue en France, une lettre adressée à l’un de ses amis de Nantes, et qui était signée de son nom…

– Et vous dites, mon cher enfant, reprit le gouverneur, que le colonel de Kermor a séjourné il y a quelques années à San-Fernando?…

– Ce n’est pas douteux, puisque sa lettre était datée du 12 avril 1879.

– Cela m’étonne!…

– Et pourquoi, monsieur le gouverneur?…

– Parce que je me trouvais à cette époque dans la bourgade, en qualité de gouverneur de l’Atabapo, et si un Français tel que le colonel de Kermor avait paru sur le territoire, j’en eusse été certainement informé… Or, ma mémoire ne me rappelle rien… absolument rien…»

Cette affirmation si précise du gouverneur parut faire une profonde impression sur le jeune garçon. Sa figure, qui s’était animée pendant la conversation, perdit sa coloration habituelle. Il pâlit, ses yeux devinrent humides, et il dut faire preuve d’une grande énergie pour ne pas s’abandonner.

«Je vous remercie, monsieur le gouverneur, dit-il, je vous remercie de l’intérêt que nous vous inspirons, mon oncle et moi… Mais, si certain que vous soyez de n’avoir jamais entendu parler du colonel de Kermor, il n’est pas moins acquis qu’il était à San-Fernando, en avril 1879, puisque c’est de là qu’il a envoyé la dernière lettre qu’on ait reçue de lui en France.

– Et qu’allait-il faire à San-Fernando?…» demanda M. Miguel, question que le gouverneur n’avait pas encore posée.

Ce qui valut à l’honorable membre de la Société de Géographie un formidable coup d’œil du sergent Martial, lequel murmurait entre ses dents:

«Ah çà! de quoi se mêle-t-il, celui-là?… Le gouverneur, passe encore… mais ce pékin…»

Et pourtant, ce pékin, Jean n’hésita pas à lui répondre:

«Ce qu’allait faire le colonel, monsieur, je l’ignore… C’est un secret que nous découvrirons, si Dieu nous permet d’arriver jusqu’à lui…

– Quel lien vous rattache donc au colonel de Kermor?… demanda le gouverneur.

– C’est mon père, répondit Jean, et je suis venu au Venezuela pour retrouver mon père!»

 

 

Chapitre V

LaMaripare et la Gallinetta

 

ne bourgade, à laquelle il aurait plu de se blottir dans le coude d’un fleuve, ne pourrait qu’envier la situation de Caïcara. Elle est placée là comme une auberge à un tournant de route, ou mieux, à un carrefour. Excellente position pour prospérer, même à quatre cents kilomètres du delta de l’Orénoque.

Et Caïcara est en pleine prospérité, grâce au voisinage du confluent de l’Apure, qui s’ouvre en amont au commerce de la Colombie et du Venezuela.

Le Simon-Bolivar n’avait atteint ce port fluvial que vers neuf heures du soir. Ayant quitté las Bonitas à une heure après midi, puis, dépassant successivement le rio Cuchivero, le Manapire, l’île Taruma, il était venu déposer ses passagers à l’appontement du quai de Caïcara.

Ces passagers, cela va sans dire, étaient uniquement ceux que le bateau ne devait pas conduire, par l’Apure, à San-Fernando ou à Nutrias.

Le trio des géographes, le sergent Martial et Jean de Kermor, un certain nombre de voyageurs, étaient de ceux-là. Le lendemain, au jour levant, le Simon-Bolivar quitterait la bourgade afin de remonter cet important tributaire de l’Orénoque jusqu’aux pieds des Andes colombiennes.

M. Miguel n’avait point négligé de rapporter à ses deux amis les quelques renseignements ajoutés par le jeune garçon dans sa conversation avec le gouverneur. Tous deux savaient maintenant que Jean allait à la recherche de son père, sous la tutelle d’un vieux soldat, le sergent Martial, qui se disait son oncle. Il y avait quatorze ans que le colonel de Kermor avait quitté la France pour se rendre au Venezuela. A la suite de quelles circonstances s’était-il expatrié, que faisait-il dans ces contrées lointaines, peut-être l’avenir se réservait-il de l’apprendre. En somme, ce qui était certain, d’après la lettre écrite par lui à l’un de ses amis, – lettre qui ne fut connue que bien des années après son arrivée, – c’est que le colonel passait en avril 1879 à San-Fernando de Atabapo, bien que le gouverneur du Caura, qui résidait alors en cette bourgade, n’eût pas eu connaissance de son passage.

Voilà donc pourquoi Jean de Kermor, résolu à retrouver les traces de son père, avait entrepris ce périlleux et difficile voyage. Un tel but à atteindre par un jeune garçon de dix-sept ans, cela était bien pour toucher des âmes généreuses. MM. Miguel, Felipe et Varinas se promirent de lui venir en aide dans la mesure du possible lors des démarches qu’ils feraient pour recueillir les renseignements relatifs au colonel de Kermor.

Il est vrai, M. Miguel et ses deux collègues parviendraient-ils à amadouer le farouche sergent Martial?… Celui-ci leur permettrait-il de faire plus ample connaissance avec son neveu?… Triompheraient-ils de cette défiance vraiment inexplicable du vieux soldat?… L’obligeraient-ils à adoucir ses regards de cerbère, bien faits pour tenir les gens à distance?… Ce serait malaisé, mais cela arriverait peut-être, – dans le cas, surtout, où la même embarcation les conduirait jusqu’à San-Fernando.

Caïcara possède environ cinq cents habitants et reçoit fréquemment des voyageurs, ceux que leurs affaires appellent à parcourir le cours supérieur de l’Orénoque. On y trouve donc un ou deux hôtels, en réalité de simples cases, et c’est dans l’une d’elles que les trois Venezueliens d’un côté, les deux Français de l’autre, allaient descendre pendant les quelques jours qu’ils devaient rester en cet endroit.

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Ce fut le lendemain, 16 août, que le sergent Martial et Jean visitèrent Caïcara, tout en s’occupant de chercher une embarcation.

Au vrai, une petite bourgade fraîche et riante, blottie entre les premières collines du système parimien et la rive droite du fleuve, vis-à-vis du village du Cabruta, qui occupe l’autre rive à la naissance de l’Apurito. Devant, s’allonge une de ces îles comme il s’en rencontre tant sur l’Orénoque, boisée de beaux arbres. Son minuscule port se dessine entre de noirs granits, qui hérissent le courant du fleuve. On y compte cent cinquante cases, – maisons si l’on veut, – la plupart construites en pierres, avec une toiture en feuilles de palmier, quelques-unes coiffées d’un toit de tuiles dont le rouge éclate au milieu des verdures. La bourgade est dominée par un monticule, haut de cinquante mètres. Au sommet, se montre un couvent de missionnaires, abandonné depuis l’expédition de Miranda et la guerre de l’Indépendance, et que souillèrent jadis des pratiques de cannibalisme, – d’où cette réputation trop justifiée que méritaient les anciens Caraïbes.

Du reste, les vieilles coutumes indiennes sont encore en usage à Caïcara, même celles qui mêlent le christianisme aux plus invraisemblables cérémonies religieuses. Telles celle du velorio, de la veillée des morts, et à laquelle put assister l’explorateur français. Là, au milieu des nombreux invités, qui n’épargnent ni le café, ni le tabac, ni surtout l’eau-de-vie, l’aguardiente, en présence du cadavre du mari ou de l’enfant, l’épouse ou la mère ouvre le bal, et les danses ne prennent fin qu’avec les forces des danseurs, épuisés par l’ivresse. Cela est plus chorégraphique que funèbre.

Cependant, si la question d’affréter une barque pour remonter le moyen Orénoque, entre Caïcara et San-Fernando, sur un parcours de huit cents kilomètres environ, était la première que Jean de Kermor et le sergent Martial eussent à résoudre, c’était aussi celle dont MM. Miguel, Felipe et Varinas devaient s’inquiéter préalablement. Au premier échut la tâche de s’assurer d’un mode de transport aux conditions les meilleures.

On pensera, comme M. Miguel, qu’une entente commune entre le sergent Martial et lui aurait eu pour avantage de simplifier les choses. Que les voyageurs fussent au nombre de trois ou de cinq, peu importait. Les embarcations pourraient aisément les contenir, et le personnel des mariniers nécessaires à la manœuvre n’en serait pas augmenté.

Or, le recrutement de ces mariniers n’est pas toujours facile. Il est nécessaire d’engager des hommes exercés. La plupart du temps, les pirogues ont à naviguer contre la brise pendant cette saison des pluies, et toujours contre le courant. Il existe de nombreux raudals dangereux, et aussi certaines passes encombrées de roches ou de sables, qui obligent à des portages de longue durée. L’Orénoque a ses caprices, ses colères tout comme l’Océan, et on ne les affronte pas sans risques et périls.

Ces mariniers, c’est aux tribus riveraines qu’il est d’habitude de les demander. Nombre de ces indigènes dont c’est l’unique métier, savent accomplir leur tâche avec grande habileté et non moins grande audace. Entre les plus sûrs, on cite les Banivas, dont les peuplades fréquentent principalement les territoires arrosés par le triple cours du Guaviare, de l’Orénoque et de l’Atabapo. Après avoir remonté le fleuve, soit avec des passagers, soit avec des marchandises, ils le redescendent jusqu’à Caïcara, afin d’y attendre de nouveaux voyageurs et de nouvelles cargaisons.

Peut-on se fier à ces mariniers?… Médiocrement, cela n’est que trop vrai. Ce serait donc une garantie à cet égard, s’il n’y avait qu’un équipage à recruter. Ainsi raisonnait le sage M. Miguel, et il raisonnait juste. En outre, puisqu’il s’intéressait vivement au jeune garçon, Jean ne pourrait que gagner à avoir pour compagnons de voyage ses deux amis et lui.

Donc, féru de cette idée, il était résolu à pressentir le sergent Martial, et, dès qu’il les aperçut au petit port de Caïcara, Jean et lui se démarchant pour noliser une embarcation, il n’hésita pas à les accoster.

Froncement des sourcils du vieux soldat, et mine peu engageante à l’égard de son interlocuteur.

«Monsieur le sergent, dit M. Miguel, en un français qu’il parlait très correctement, nous avons eu le plaisir de naviguer ensemble à bord du Simon-Bolivar

– Et d’en débarquer hier soir», répondit le sergent Martial, les pieds rassemblés, raide comme un fantassin au port d’arme.

M. Miguel voulut bien attribuer un sens aimable à cette phrase, et il continua:

«Mes deux amis et moi, c’est à las Bonitas seulement… dans une conversation entre votre neveu…»

La bouche du sergent Martial commença à se contracter, – mauvais symptôme, – et, interrompant M. Miguel:

«Plaît-il… une conversation?…

– Entre M. Jean de Kermor et le gouverneur, que nous avons connu votre intention de débarquer à Caïcara…

– Je pense que nous n’avions à demander la permission de personne?… répliqua le grognard d’un ton rogue.

– De personne, assurément, reprit M. Miguel, bien décidé à ne point tenir compte du mauvais accueil réservé sans doute à sa proposition. Mais, ayant appris quel était le but de votre voyage…

– Un!… marmotta le sergent Martial entre ses dents, comme s’il comptait combien de fois il aurait à répondre aux questions du bienveillant géographe.

– Dans quelles conditions votre neveu allait à la recherche du colonel de Kermor, son père…

– Deux!… prononça le sergent Martial.

– Et sachant que votre intention était de remonter l’Orénoque jusqu’à San-Fernando…

– Trois!… bougonna le sergent Martial.

– Je viens vous demander, puisque mes collègues et moi nous nous rendons au même lieu, s’il ne serait pas plus convenable, plus avantageux, plus sûr aussi, de faire le trajet de Caïcara à San-Fernando avec la même embarcation…»

Si jamais offre fut acceptable, c’était bien celle que venait d’émettre M. Miguel. Il ne semblait pas qu’il pût exister un motif de la rejeter. En choisissant une pirogue de dimension suffisante, les cinq voyageurs accompliraient certainement leur navigation dans des conditions plus favorables.

Le sergent Martial ne devait donc pas avoir une apparence de bonne raison à opposer, et, cependant, sans même consulter son neveu, en homme dont le parti est pris d’avance, il répondit sèchement:

«Très honoré, monsieur, très honoré!… Que votre proposition soit plus avantageuse, possible, mais convenable… non… en ce qui nous concerne du moins!

– Et qu’a-t-elle donc d’inconvenant?… demanda M. Miguel, assez surpris de ce que sa proposition fût taxée d’inconvenance.

– Elle a d’inconvenant… qu’elle ne peut nous convenir! répliqua le sergent Martial.

– Sans doute, vous avez vos raisons pour répondre ainsi, monsieur le sergent, reprit M. Miguel. Cependant, puisque mon désir était de nous entraider, cela eût mérité une réponse moins blessante…

– Je le regrette… oui… je le regrette… monsieur… répondit le sergent Martial, qui ne se trouvait évidemment pas sur un bon terrain, et je ne pouvais vous répondre que par un refus…

– Un refus peut être accompagné de certaines formes, et je ne reconnais pas là la politesse française…

– Eh, monsieur, répliqua l’ancien, qui commençait à s’échauffer, il ne s’agit pas ici de politesse… Vous nous avez fait une proposition… cette proposition, j’ai des motifs pour ne pas l’accepter, je vous l’ai dit comme ça m’est venu… sans me perdre dans les feux de file… et si vous y trouvez à reprendre…»

L’air hautain que prit M. Miguel n’était pas pour calmer le sergent Martial, qui ne possédait pas des trésors de patience. C’est alors que Jean de Kermor intervint en disant:

«Monsieur, veuillez excuser mon oncle… Son intention n’a pas été de vous blesser… Ce que vous nous proposez témoigne d’une extrême obligeance de votre part, et, en toute autre occasion, nous aurions été heureux de mettre votre bonne volonté à profit… Mais notre désir est d’avoir une embarcation à nous seuls… dont nous puissions toujours disposer suivant les circonstances… car il est possible que les renseignements, recueillis en route, nous obligent à changer notre itinéraire, à séjourner dans une bourgade ou dans une autre… En un mot, nous avons besoin de la liberté de nos mouvements…

– Très bien, monsieur de Kermor, répondit M. Miguel. Nous ne prétendons pas vous gêner en rien… et, malgré la réponse un peu trop… sèche de votre oncle…

– Celle d’un ancien militaire, monsieur! déclara le sergent Martial.

– Soit!… Néanmoins, si mes amis et moi, nous pouvons vous être de quelque utilité pendant le voyage…

– Je vous remercie pour mon oncle et pour moi, monsieur, répondit le jeune garçon, et, au besoin, croyez-le bien, nous n’hésiterons pas à vous demander assistance.

– Vous entendez, monsieur le sergent?… ajouta M. Miguel d’un ton moitié plaisant, moitié sérieux.

– J’entends, monsieur le géographe!» répondit le sergent Martial d’un ton bourru, car il ne voulait pas désarmer, malgré les avances de M. Miguel, en réalité le meilleur et le plus obligeant des hommes.

M. Miguel tendit alors la main à Jean de Kermor, qui la serra de bonne amitié, – ce qui fit sortir des yeux de son terrible oncle deux éclairs accompagnés d’un long grogrement de tonnerre.

Lorsque le sergent Martial et le jeune garçon furent seuls, le premier dit:

«Tu as vu comme je l’ai reçu, ce particulier-là!…

– Tu l’as mal reçu et tu as eu tort.

– J’ai eu tort?…

– Absolument.

– Eh bien… il n’aurait plus manqué que de consentir à partager la pirogue de ces trois Bolivariens!

– Tu as bien fait de refuser, mais il fallait le faire plus poliment, mon oncle!

– Je n’avais pas à être poli avec un indiscret…

– M. Miguel n’a point été indiscret, il s’est montré très serviable, et sa proposition méritait d’être acceptée… si elle avait pu l’être… Tout en la rejetant, tu aurais dû le remercier en bons termes. Qui sait si ses amis et lui ne sont pas appelés à faciliter notre tâche, grâce aux relations qu’ils ont sans doute à San-Fernando, et qui peuvent nous aider à retrouver, toi, ton colonel mon bon Martial, et moi, mon père…

– Ainsi… c’est moi qui ai eu tort?…

– Oui, mon oncle.

– Et c’est toi qui as raison?…

– Oui, mon oncle.

– Merci, mon neveu!»

Les pirogues du moyen Orénoque, les plus petites, sont creusées dans le tronc d’un gros arbre, entre autres le cachicamo. Les plus grandes, faites de planches ajustées, arrondies sur les flancs, taillées en proue à l’avant, se relèvent en voûte. Ces embarcations, construites assez solidement, résistent à l’usure du traînage sur les bas-fonds et aux chocs du portage, lorsqu’il faut les transporter au-delà des raudals infranchissables.

Au centre se dresse un mât, maintenu par un étai et deux haubans auquel se grée une voile carrée, utilisable pour le vent arrière et un peu de grand largue. Une sorte de pagaie, qui sert de gouvernail, est manœuvrée par le patron.

La partie antérieure de la pirogue est découverte depuis l’emplanture du mât jusqu’à la proue. C’est là que se tient le jour, se couche la nuit l’équipage ordinairement composé de dix Indiens, un patron et neuf hommes.

La partie postérieure, depuis le pied de mât jusqu’à l’arrière, moins la place réservée au timonier, est abritée d’un rouf, sorte de toit dont les feuilles de palmier sont retenues par des bambous disposés longitudinalement.

Ce rouf forme la cabine de la pirogue. Il contient les couchettes, – de simples esteras étendues sur une litière sèche, – les ustensiles de cuisine et de table, le petit fourneau qui sert à la cuisson des aliments, gibier provenant de la chasse, poisson provenant de la pêche. Il est possible de le diviser en plusieurs compartiments au moyen de nattes retombantes, car il n’a pas moins de cinq à six mètre de longueur sur les dix à onze que mesure l’embarcation de bout en bout.

Ces pirogues de l’Orénoque sont désignées sous le nom de falcas. Lorsque le vent est propice, elles naviguent à la voile, assez lentement d’ailleurs, car elles ont à vaincre un courant parfois très rapide entre les nombreuses îles dont le fleuve est semé. Le vent vient-il à manquer, on remonte soit au milieu du lit du fleuve, à la gaffe, soit le long des rives, à la cordelle.

La gaffe, c’est à la fois la palanca, perche à fourche, que manœuvrent les mariniers à l’avant, et le garapato, solide bambou à crochet, que brandit le patron à l’arrière.

La cordelle, c’est l’espilla, câble léger, fait de ces fibres très élastiques du palmier chiquichiqui, d’une longueur de cent pieds environ, et auquel sa légèreté permet de flotter à la surface de l’eau. On le porte sur la rive, on l’accroche à quelque tronc ou à quelque racine, et on se hale du bord.

Telles sont les dispositions de la falca, qui sert à la navigation du fleuve en son cours moyen, et à laquelle on adjoint, pour la manœuvre de l’espilla, un petit canot nommé curiare en langue indienne.

C’est avec le patron de ces pirogues que doivent traiter les voyageurs, et le prix de l’affrètement est basé, non pas sur la distance à parcourir, mais sur le temps que l’embarcation restera à leur service. La rétribution convenue est due par jour. Il ne saurait en être différemment. En effet, il se présente de fréquentes causes de retard pour la navigation de l’Orénoque, les crues, les coups de vent, le déplacement des rapides, les difficultés des portages que nécessite l’obstruction capricieuse des passes. Un parcours, qui pourrait s’effectuer en trois semaines, exige le double de temps, lorsque les circonstances climatériques viennent à se modifier. Aussi, pas un patron ne voudrait-il s’engager à transporter ses passagers de Caïcara, soit à l’embouchure du Meta, soit à San-Fernando, dans un délai déterminé d’avance. Il fallut donc traiter dans ces conditions avec les Indiens Banivas, qui mirent deux pirogues au service des voyageurs.

M. Miguel eut la main heureuse en choisissant un excellent pratique du fleuve. C’était un Indien, nommé Martos, âgé d’une quarantaine d’années, énergique, vigoureux, intelligent, et qui répondait de son équipage, neuf solides indigènes très familiarisés avec le maniement de la palanca, du garapato et de l’espilla. Le prix de la journée qu’il demanda fut élevé, sans doute; mais qui se fût avisé d’y regarder, lorsqu’il s’agissait de résoudre l’importante question Guaviare-Orénoque-Atabapo!…

Il était permis de croire que le choix fait par Jean de Kermor et le sergent Martial ne serait pas moins heureux – neuf Banivas, également, sous les ordres d’un métis mi-indien, mi-espagnol, qui était pourvu de bons certificats. Ce métis se nommait Valdez, et si le voyage de ses passagers devait se poursuivre au delà de San-Fernando sur le cours du haut Orénoque qu’il avait déjà remonté en partie, il demeurerait volontiers à leur service. Mais c’était une question à résoudre ultérieurement, suivant les renseignements qui seraient recueillis à San-Fernando relativement au colonel.

Les deux falcas avaient des noms particuliers: celle de MM. Miguel, Felipe et Varinas s’appelait la Maripare, nom d’une des nombreuses îles de l’Orénoque. Origine identique pour la pirogue du sergent Martial et de son neveu, qui s’appelait la Gallinetta. Elles étaient de couleur blanche dans leur accastillage, et la coque noire de l’avant à l’arrière.

Il va sans dire que ces pirogues navigueraient de conserve, et que l’une ne tiendrait pas à honneur de distancer l’autre. L’Orénoque n’est point le Mississipi, les falcas ne sont pas des steamboats, et il n’y a aucune raison de se faire concurrence ni de chercher à détenir le record de vitesse. En outre, on doit toujours craindre l’agression des Indiens des savanes riveraines, et mieux vaut être en nombre afin de leur imposer le respect.

La Maripare et la Gallinetta eussent été prêtes à partir dès le soir, s’il n’y avait eu à les approvisionner. Quant aux marchands de Caïcara, ils étaient à même de fournir tout ce qu’exigeait une navigation de plusieurs semaines jusqu’à San-Fernando, où les réserves pourraient être renouvelées. Ils ont de tout à vendre, des conserves, des vêtements, des munitions, des ustensiles de pêche et de chasse, et ils se prêtent volontiers à ces opérations, pourvu que le prix des achats soit réglé en piastres.

Certes, il est permis aux voyageurs de l’Orénoque de compter sur le gibier si abondant de ses rives, sur le poisson dont ses eaux fourmillent. D’une part, M. Miguel était un adroit chasseur; de l’autre, le sergent Martial maniait adroitement sa carabine. Même entre les mains de Jean de Kermor, son léger fusil ne resterait ni inactif ni inutile. Mais on ne vit pas uniquement de la chasse et de la pêche. Il convient d’embarquer du thé, du sucre, de la viande séchée, des conserves de légumes, de la farine de cassave, tirée du manioc, qui remplace la farine de maïs ou de froment, puis les tonnelets de tafia et d’aguardiente. Quant au combustible, les forêts riveraines ne laisseraient pas chômer les fourneaux des pirogues. Enfin, contre le froid, ou plutôt contre l’humidité, il était facile de se procurer ces couvertures de laine qui sont de vente courante dans toutes les bourgades venezueliennes.

Néanmoins, plusieurs jours durent être consacrés à des diverses acquisitions. D’ailleurs, il n’y eut pas lieu de regretter ce retard. Pendant quarante-huit heures, le temps fut particulièrement mauvais. Caïcara reçut un de ces coups de vent d’une excessive violence auxquels les Indiens donnent le nom de chubasco. Il soufflait du sud-ouest, accompagné de pluies torrentielles qui provoquèrent une sensible crue du fleuve.

Le sergent Martial et son neveu eurent là un avant-goût des difficultés que présente la navigation de l’Orénoque. Les falcas n’auraient pu ni remonter le courant accru par le grossissement des eaux, ni résister au vent qui les eût prises debout. Nul doute qu’elles n’eussent été obligées de revenir à Caïcara, et peut-être avec des avaries graves.

MM. Miguel, Felipe et Varinas acceptèrent en philosophes ce contretemps. Ils n’étaient pas autrement pressés. Peu importait que leur voyage se prolongeât de quelques semaines. Au contraire, le sergent Martial enrageait, bougonnait, pestait contre la crue, sacrait en français et en espagnol contre la bourrasque, et il fallait que Jean intervînt pour le calmer.

«Il ne suffit pas d’avoir du courage, mon bon Martial, lui répétait-il, il faut faire provision de patience, car nous en aurons à dépenser…

– J’en aurai, Jean, mais ce maudit Orénoque, pourquoi ne se montre-t-il pas plus aimable au début?

– Réfléchis donc, mon oncle!… N’est-il pas préférable qu’il nous garde ses amabilités pour la fin?… Qui sait si nous ne serons pas contraints d’aller jusqu’à sa source?…

– Oui… qui sait, murmura le sergent Martial, et qui sait ce qui nous attend là-bas!…»

Dans la journée du 20, la violence du chubasco diminua notablement, avec le changement du vent qui tournait au nord. S’il tenait de ce côté, les pirogues sauraient en tirer profit. En même temps, les eaux baissèrent, et le fleuve rentra dans son lit normal. Les patrons Martos et Valdez déclarèrent que l’on pourrait partir le jour suivant, à mi-matinée.

Et, en effet, le départ s’effectua dans de très favorables conditions. Vers dix heures, les habitants de la bourgade s’étaient portés sur la rive. Le pavillon du Venezuela flottait à l’extrémité du mât de chaque pirogue. Sur l’avant de la Maripare se tenaient MM. Miguel, Felipe et Varinas, qui répondaient en saluant aux acclamations des indigènes.

Puis, M. Miguel se retournant vers la Gallinetta:

«Bon voyage, monsieur le sergent! cria-t-il d’un ton de joyeuse humeur.

– Bon voyage, monsieur, répondit le vieux soldat, car s’il est bon pour vous…

– Il le sera pour tout le monde, ajouta M. Miguel, puisque nous le faisons ensemble!»

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Les palancas s’appuyèrent contre la berge, les voiles furent hissées à bloc, et les deux embarcations, enlevées par une jolie brise, prirent le milieu du fleuve, au bruit des derniers vivats.

 

 

Chapitre VI

D’îles en îles

 

e parcours du moyen Orénoque était commencé. Que de longues heures, que de monotones journées à passer à bord de ces pirogues! Que de retards aussi sur un fleuve, en réalité, si peu propre à une rapide navigation! Cette monotonie n’existerait pas, sans doute, pour M. Miguel et ses compagnons. En attendant leur arrivée au confluent du Guaviare et de l’Atabapo, ils feraient œuvre de géographes, ils compléteraient la reconnaissance hydrographique de l’Orénoque, ils étudieraient la disposition de ses affluents non moins nombreux que ses îles, ils relèveraient la situation de ses raudals, ils rectifieraient enfin les erreurs dont la carte de ces territoires était encore entachée. Le temps s’écoute vite pour des savants… qui cherchent à en savoir davantage!

Peut-être était-il regrettable que le sergent Martial se fût opposé à ce que le voyage s’effectuât dans une seule et même embarcation, car les heures eussent paru moins interminables. Mais, sur ce point, l’intransigeance de l’oncle avait été absolue, et, d’ailleurs, le neveu n’avait fait aucune observation à ce sujet, comme s’il eût été nécessaire qu’il en fût ainsi.

Le jeune garçon dut se contenter de lire et relire l’ouvrage de son compatriote, si précis, en somme, sur tout ce qui concerne l’Orénoque, et il n’aurait pu trouver un meilleur guide que le voyageur français.

Lorsque la Maripare et la Gallinetta eurent atteint le milieu du fleuve, on aperçut les cerros qui bossuent la surface des plaines voisines. Sur la rive gauche, un amas de cases devint visible vers onze heures du matin, au pied de collines granitiques. C’était le village de Cabruta, composé d’une cinquantaine de paillotes, et si l’on veut bien multiplier ce nombre par huit, on aura à peu près celui de ses habitants. Là les métis ont remplacé les Indiens Guamos, actuellement dispersés, des indigènes dont la peau est plus blanche que celle des mulâtres. Cependant, comme on était dans la saison des pluies, le sergent Martial et Jean de Kermor purent voir d’assez près quelques-uns de ces Guamos, qui viennent, à cette époque, pêcher sur leurs canots d’écorce.

Le patron de la Gallinetta parlait l’espagnol. Aussi, le jeune garçon lui adressait-il maintes questions auxquelles Valdez répondait volontiers. Et, le soir, alors que la falca s’approchait de la rive droite, Valdez dit à Jean:

«Voici Capuchino, une ancienne mission abandonnée depuis longtemps.

– Est-ce que vous comptez vous y arrêter, Valdez?… demanda Jean.

– C’est indispensable, puisque la brise va cesser avec la nuit. D’ailleurs on ne navigue que de jour sur l’Orénoque par prudence, car les passes changent souvent, et il est indispensable d’y voir clair pour se diriger.»

En effet, les mariniers ont l’habitude de s’amarrer chaque soir aux rives du fleuve ou des îles. Aussi la Maripare vint-elle atterrir le long de la berge de Capuchino. Après le dernier repas, où figurèrent quelques poissons de l’espèce des dorades, achetés aux pêcheurs de Cabruta, les passagers des pirogues s’endormirent d’un profond sommeil.

Ainsi que l’avait pronostiqué le patron Valdez, la brise était tombée aux premières heures de la nuit, mais elle reprit dès le jour naissant, en se maintenant au nord-est. Les voiles furent donc hissées, et les deux falcas, vent arrière, remontèrent le fleuve sans encombre.

En face de Capuchino s’ouvrait la bouche de l’Apurito, un bras de l’Apure. Le delta de ce puissant tributaire se montra deux heures plus tard. C’est par cet affluent que le Simon-Bolivar, après avoir quitté Caïcara, s’avançait à travers les territoires de la Colombie, limités à l’ouest par les Andes.

Et, à ce propos, M. Miguel demanda à ses deux compagnons pourquoi, en somme, ce ne serait pas l’Apure qui serait l’Orénoque plutôt que l’Atabapo ou le Guaviare.

«Par exemple!… riposta M. Felipe. L’Apure peut-il être autre chose que l’affluent d’un fleuve qui mesure ici près de trois mille mètres de largeur?…

– Et ses eaux ne sont-elles pas troubles et blanchâtres, s’écria M. Varinas, tandis que celles-ci, depuis Ciudad-Bolivar, sont claires et limpides?…

– Entendu, dit M. Miguel en souriant, et mettons l’Apure hors de concours. Nous trouverons assez d’autres concurrents sur notre route.»

Ce que M. Miguel aurait pu dire, c’est que, en tout cas, l’Apure arrose des llanos autrement riches que ceux de l’Orénoque, et qu’il semble véritablement le continuer vers l’ouest, tandis que celui-ci fait un angle en cet endroit et vient du sud depuis San-Fernando. C’est sur une longueur de cinq cents kilomètres, presque à Palmirito, que les bateaux à vapeur, qui ne peuvent s’aventurer en amont de son embouchure, en suivent le cours. On l’a justement nommé le «fleuve des llanos», ces vastes surfaces propices à toutes cultures, si heureusement disposées pour l’élevage des bestiaux, et qui renferment la population la plus robuste et la plus laborieuse du Venezuela central.

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Ce qu’il convient aussi de remarquer, – et Jean put le constater de ses propres yeux, – c’est que les caïmans abondent sous ces eaux épaisses, qui leur permettent d’approcher plus facilement leur proie. Quelques-uns de ces sauriens monstrueux vinrent s’ébattre à quelques pieds de la Gallinetta. Longs de plus de six mètres, ces géants de l’espèce des crocodiles sont nombreux dans les tributaires de l’Orénoque, alors que les caïmans des rivières des llanos n’atteignent qu’une taille inférieure.

Et, sur une demande que lui fit le jeune garçon, le patron Valdez répondit:

«Ces bêtes ne sont pas toutes dangereuses, et il y en a, – entre autres les bavas, – qui n’attaquent même pas les baigneurs. Quant aux cebados, c’est-à-dire ceux qui ont déjà goûté de la chair humaine, ils s’élanceraient jusque dans les embarcations pour vous dévorer!…

– Qu’ils y viennent! s’écria le sergent Martial.

– Non… qu’ils n’y viennent pas, mon oncle!» répondit Jean, en montrant une de ces énormes bêtes dont les formidables mâchoires s’ouvraient et se refermaient à grand bruit.

Au surplus, les crocodiles ne sont pas seuls à infester les eaux de l’Orénoque et de ses affluents. Il s’y rencontre aussi les caribes, poissons d’une telle vigueur qu’ils brisent d’un coup les plus forts hameçons, et dont le nom, dérivé de celui de Caraïbe, indique des cannibales aquatiques. En outre, que l’on se défie des raies et des anguilles électriques, ces gymnotes appelées trembladors. Pourvues d’un appareil assez compliqué, elles tuent les autres poissons à coups de décharges que l’homme ne supporterait pas impunément.

Pendant cette journée, les falcas côtoyèrent quelques îles le long desquelles le courant était plus rapide, et, une ou deux fois, il fallut employer l’espilla fixée à de solides racines d’arbres.

En passant devant l’île Verija de Mono, hérissée de massifs à peu près impénétrables, plusieurs coups de fusil retentirent à bord de la Maripare. Une demi-douzaine de canards tombèrent à la surface du fleuve. C’étaient M. Miguel et ses amis qui venaient de se montrer adroits tireurs.

Quelques instants après, la curiare s’approchait de la Gallinetta.

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«Pour varier votre ordinaire!» dit M. Miguel, en offrant une couple de ces canards.

Jean de Kermor remercia M. Miguel, tandis que le sergent Martial grommelait une sorte de remerciement.

Après avoir demandé au jeune garçon comment il avait passé ces deux jours de navigation, et reçu une réponse satisfaitante de tous points, M. Miguel souhaita le bonsoir au neveu comme à l’oncle, et la curiare le ramena à sa pirogue.

Dès la tombée de la nuit, les deux falcas vinrent s’amarrer à l’île Pajaral, la rive droite du fleuve étant encombrée de roches erratiques, sur lesquelles M. Chaffanjon avait pu relever de nombreuses inscriptions, dues au couteau des marchands qui fréquentent cette partie du fleuve.

On soupa de bon appétit. Les canards, apprêtés par le sergent Martial, lequel s’entendait en cuisine comme un cantinier de régiment, offraient une chair savoureuse et parfumée, bien supérieure à celle des espèces européennes. A neuf heures, on se coucha, ou du moins le jeune garçon alla s’étendre sur l’estera dans la partie du rouf qui lui servait de chambre, et son oncle, fidèle à ses habitudes, vint soigneusement l’envelopper de la moustiquaire.

Précaution qui fut loin d’être inutile! Que de moustiques et quels moustiques! Et M. Chaffanjon, à en croire le sergent Martial, ne saurait être taxé d’exagération pour avoir dit que là «est peut-être la plus grande difficulté d’un voyage sur l’Orénoque». Des myriades de dards venimeux vous piquent sans relâche, et cette piqûre produit une inflammation, encore douloureuse après quinze jours, qui va jusqu’à provoquer une fièvre intense.

Aussi avec quel soin l’oncle ajusta le voile protecteur autour de la couche du neveu! Puis, quelles bouffées il tira de sa pipe, afin d’écarter momentanément les terribles insectes! Et de quelles énergiques tapes il écrasa ceux qui cherchaient à s’introduire par les plis mal fermés!

«Mon bon Martial, tu vas te démettre les poignets… répétait Jean. Il est inutile de te donner tant de peine!… Rien ne m’empêche de dormir…

– Non, répondait le vieux soldat, je ne veux pas qu’une seule de ces abominables bêtes siffle à tes oreilles!»

Et il continua sa manœuvre aussi longtemps qu’il entendit quelque bourdonnement suspect. Puis, lorsqu’il s’aperçut que Jean était plongé dans le sommeil, il alla se coucher à son tour. Quant à lui, il se moquait pas mal de ces attaques-là. Mais, bien qu’il se dît trop coriace pour en souffrir, la vérité est qu’il était piqué tout comme un autre, et se grattait à faire trembler la pirogue.

Le lendemain matin, démarrage des embarcations et départ à la voile. Le vent était favorable, intermittent, il est vrai. De gros nuages boursouflés couvraient le ciel à moyenne hauteur. La pluie tombait par violentes averses, et les passagers durent se tenir sous les roufs.

En premier lieu, il y eut à vaincre d’assez forts courants, le lit du fleuve étant rétréci par un barrage de petites îles. Il fut même indispensable de rallier la rive gauche où la résistance des eaux était moindre.

Cette rive présentait un aspect marécageux, avec un embrouillis de canaux et de bayous. Telle elle se poursuit depuis l’embouchure de l’Apurito jusqu’à l’embouchure de l’Arauca, sur une étendue de deux cents kilomètres. Là est la région si fréquentée des canards sauvages. On les voyait voler à la surface des plaines, tachetant l’espace de milliers de points noirs.

«S’il y en a autant que de moustiques, ils ne sont pas du moins aussi désagréables, s’écria le sergent Martial, et sans compter qu’ils se mangent!»

Il n’aurait pu imaginer une comparaison plus juste.

Cela ne justifiait-il pas le fait qui est rapporté par Élisée Reclus d’après Carl Sachs. On raconte, assure-t-il, qu’un régiment de cavalerie campé près d’une lagune de cette région se nourrit exclusivement de canards sauvages pendant quinze jours, sans qu’il eût été possible de constater une diminution apparente de ces oiseaux dans les canaux environnants.

Les chasseurs de la Gallinetta et de la Maripare, pas plus que le régiment de cavalerie dont il est question, – ne diminuèrent d’une manière sensible ces légions de volatiles. Ils se contentèrent d’en abattre quelques douzaines que les curiares allèrent ramasser au fil du courant. Le jeune garçon eut plusieurs coups heureux, à l’extrême satisfaction du sergent Martial, et, comme celui-ci se disait qu’une politesse en vaut une autre, il envoya à M. Miguel et à ses compagnons, très pourvus déjà, une part de son gibier. Décidément, il voulait ne rien leur devoir.

Pendant cette journée, les patrons des pirogues eurent à faire preuve d’une réelle habileté pour éviter les pointes de roches. Heurter l’une d’elles eût amené la perte de l’embarcation au milieu de ces eaux grossies par les pluies. Et non seulement cette manœuvre exigeait une parfaite sûreté de main dans le maniement de la pagaie d’arrière, mais il fallait veiller aux troncs en dérive et se garer de leurs chocs. Ces arbres étaient détachés de l’île de Zamuro, laquelle commençait déjà à s’en aller par morceaux depuis quelques années. Les passagers des pirogues purent constater que cette île, rongée par les infiltrations, touchait à sa destruction complète.

Les falcas vinrent passer la nuit à la pointe amont de l’île Casimirito. Elles trouvèrent en cet endroit un suffisant refuge contre la bourrasque, qui se déchaînait avec une rare violence. Quelques cases abandonnées, servant habituellement aux pêcheurs de tortues, assurèrent aux passagers un abri plus sérieux que celui des roufs. Il s’agit des passagers de la Maripare, car ceux de la Gallinetta ne descendirent pas à terre, malgré l’invitation qui leur fut faite.

D’ailleurs, il n’était peut-être pas très prudent de prendre pied sur l’île Casimirito qui est peuplée de singes et aussi de pumas et de jaguars. Très heureusement, la tempête engagea ces fauves à rester au fond de leurs repaires, car le campement ne fut point attaqué. Il est vrai, certains rauquements sauvages se propagèrent à travers les accalmies des rafales, et aussi quelques bruyantes vociférations de ces singes, si dignes du qualificatif de hurleurs, dont les naturalistes les ont gratifiés.

Le lendemain, meilleure apparence du ciel. Les nuages s’étaient abaissés pendant la nuit. A la grosse pluie formée dans les zones élevées, succédait une pluie fine, presque de l’eau pulvérisée, qui cessa même au lever du jour.

Le soleil reparut par intervalles, et la brise, franchement établie au nord-est, permit aux falcas de naviguer grand largue, – le fleuve faisant un crochet vers l’ouest jusqu’au delà de Buena Vista, avant de se diriger vers le sud.

Le lit de l’Orénoque, très élargi, offrait alors un aspect qui devait frapper Jean de Kermor et le sergent Martial en leur qualité de Nantais. De là vint que celui-ci ne put retenir cette observation:

«Hé! mon neveu, regarde donc un peu où nous sommes aujourd’hui…»

Le jeune garçon, quittant le rouf, se plaça sur l’avant de l’embarcation, dont la voile gonflée s’arrondissait derrière lui. L’atmosphère, très pure, laissait apercevoir les lointains horizons des llanos. Alors le sergent Martial d’ajouter:

«Est-ce que, par hasard, nous sommes revenus dans notre cher pays de Bretagne?…

Je te comprends, répondit Jean. Ici, l’Orénoque ressemble à la Loire…

Oui, Jean, à notre Loire au-dessus comme au-dessous de Nantes!… Vois-tu ces bancs de sable jaune!… S’il naviguait entre eux une demi-douzaine de chalands, avec leur grande voile carrée, à la queue les uns des autres, je croirais que nous allons arriver à Saint-Florent ou à Mauves!

Tu as raison, mon bon Martial, et la ressemblance est frappante. Toutefois, ces longues plaines qui s’étendent au-delà des deux rives, me rappellent plutôt les prairies de la basse Loire, du côté du Pellerin ou de Paimbœuf…

C’est ma foi vrai, mon neveu, et je m’attends à voir paraître le bateau à vapeur de Saint-Nazaire, – le pyroscaphe, comme on dit là-bas, un mot qui est fait avec du grec, paraît-il, et que je n’ai jamais pu comprendre!

Et, s’il vient, le pyroscaphe, répondit le jeune garçon en souriant, nous ne le prendrons pas, mon oncle… nous le laisserons passer… Nantes est maintenant où est mon père… n’est-ce pas?…

Oui… là où est mon brave colonel, et lorsque nous l’aurons retrouvé, lorsqu’il saura qu’il n’est plus seul au monde, eh bien… il redescendra le fleuve avec nous en pirogue… puis sur le Bolivar… puis il prendra avec nous le bateau de Saint-Nazaire… et ce sera bien pour retourner cette fois en France…

Dieu t’entende!» murmura Jean.

Et, tandis qu’il prononçait ces paroles, son regard se perdait, en amont du fleuve, vers les cerros dont la lointaine silhouette se dessinait au sud-est.

Puis, revenant à l’observation, fort juste d’ailleurs, que le sergent Martial avait faite sur la ressemblance de la Loire et de l’Orénoque en cette partie de son cours:

«Par exemple, dit-il, ce que l’on peut voir ici, à certaines époques, sur ces plages de sable, on ne le verrait ni sur la haute ni sur la basse Loire…

– Et qu’est-ce donc?…

– Ce sont ces tortues qui, chaque année, vers la mi-mars, viennent y pondre et enterrer leurs œufs.

– Ah!… il y a des tortues…

– Par milliers, et, même, le rio que tu aperçois sur la rive droite s’appelait le rio Tortuga avant de s’appeler le rio Chaffanjon.

– S’il s’appelait le rio Tortuga, c’est qu’il méritait ce nom, sans doute… Cependant jusqu’ici, je ne vois pas…

– Un peu de patience, oncle Martial, et bien que le moment de la ponte soit passé, tu verras ces tortues en de telles quantités… à ne pas le croire…

– Mais, si elles ne pondent plus, nous ne pourrons pas nous régaler de leurs œufs, qui sont excellents, m’a-t-on dit…

– Excellents, et la chair de l’animal n’est pas moins succulente. Aussi je compte bien que notre patron Valdez saura en attraper pour notre pot-au-feu…

– Une soupe à la tortue!… s’écria le sergent.

– Oui, et cette fois, elle ne sera pas faite comme en France, avec de la tête de veau…

– Ce ne serait pas la peine d’être venu si loin, répliqua le sergent Martial, et de ne manger qu’une simple blanquette!»

Le jeune garçon ne se trompait pas, en disant que les pirogues approchaient de ces plages où la présence des chéloniens attire les Indiens des territoires environnants. Si ces indigènes n’y apparaissent plus qu’aux époques de pêche, ils les occupaient en grand nombre autrefois. Ces Taparitos, ces Panares, ces Yaruros, ces Guamos, ces Mapoyos, se faisaient une guerre acharnée afin de s’en assurer la possession. Là et avant eux, sans doute, habitaient les Otomacos, actuellement dispersés sur les contrées de l’ouest. D’après les récits de Humboldt, ces Indiens, qui prétendaient descendre d’aïeux de pierre, étaient d’intrépides joueurs de paume, plus habiles encore que ces Basques, de race européenne, introduits au Venezuela. On les citait également parmi ces populations géophages, qui, à l’époque de l’année où manque le poisson, se nourrissaient de boulettes de glaise, de l’argile pure, à peine torréfiée. C’est, du reste, une habitude qui n’a pas entièrement disparu. Ce vice, – on ne saurait l’appeler autrement, – a été contracté dès l’enfance et devient impérieux. Les géophages dévorent la terre comme les Chinois fument l’opium, poussés à cet acte par un besoin irrésistible. M. Chaffanjon a rencontré quelques-uns de ces misérables, qui en étaient arrivés à lécher l’argile de leurs paillotes.

Pendant l’après-midi, la navigation des falcas éprouva mille difficultés, et il en coûta d’extrêmes fatigues à leurs équipages. Le courant se propageait avec une extrême rapidité en cette partie du lit, notablement rétréci par l’empiétement des bancs de sable.

Sous un ciel orageux, au milieu d’une atmosphère saturée de fluide électrique, les roulements de la foudre arrivaient du sud. Un gros orage montait contre le vent. La brise ne tarda pas à exhaler ses derniers souffles, et c’est à peine si quelques bouffées intermittentes se firent sentir.

Dans ces conditions, la prudence commandait de chercher un abri, car on ne sait jamais comment finissent ces orages de l’Orénoque, et s’ils n’amèneront pas de violentes perturbations atmosphériques. Les bateliers ont donc hâte de se réfugier au fond de quelque crique, dont les hautes berges les garantissent contre les rafales.

Par malheur, cette portion du fleuve ne présentait aucune relâche convenable. Les llanos s’étendaient de chaque côté à perte de vue, d’immenses prairies dénuées d’arbres, dont l’ouragan balayerait la surface sans rencontrer aucun obstacle.

M. Miguel, amené à interroger le patron Martos sur ce qu’il allait faire, lui demanda s’il ne serait pas obligé de mouiller dans le lit du fleuve jusqu’au lendemain.

«Ce serait dangereux, répondit Martos. Notre ancre ne tiendrait pas en cet endroit… Nous serions jetés sur les sables, roulés, mis en pièces…

– Quel parti prendre alors?…

– Essayons d’atteindre le plus prochain village en amont, ou, si c’est impossible, nous redescendrons à l’île Casimirito près de laquelle nous avons passé la nuit.

– Et quel est ce village?…

– Buena Vista sur la rive gauche.»

Cette manœuvre était, en effet, tellement indiquée que, sans s’être concerté avec le patron de la Maripare, Valdez prenait déjà direction vers ce village.

Les voiles dégonflées pendaient le long des mâts. Les mariniers les affalèrent au fond de l’embarcation afin qu’elles ne pussent donner prise au vent. Peut-être, après tout, l’orage n’éclaterait-il pas avant une ou deux heures. Les nuages, d’une teinte livide, semblaient être immobilisés contre l’horizon du sud.

«Mauvais temps, dit le sergent Martial en interrogeant le patron de la Gallinetta.

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– Mauvais temps, répondit Valdez, mais tâchons de gagner sur lui.»

Les deux pirogues se trouvaient alors, par le travers l’une de l’autre, à une cinquantaine de pieds, pas davantage. Les longues perches en fourche furent alors utilisées comme des gaffes, en prenant appui au pied des bancs. Ce fut, en somme, beaucoup de travail pour peu de résultat, car on étalait à peine le courant. D’ailleurs, nulle possibilité de procéder d’une façon différente. L’essentiel, c’était de rallier la rive gauche du fleuve, le long de laquelle on pourrait se haler au moyen de l’espilla.

Une grande heure fut employée à cette opération. Que de fois dut-on craindre, si les falcas ne se décidaient pas à mouiller, de les voir entraînées en aval, et peut-être jetées sur quelque récif! Enfin, grâce à l’adresse des patrons, à la vigueur des mariniers, auxquels MM. Miguel, Felipe et Varinas d’une part, le sergent Martial et Jean de l’autre, vinrent en aide, les deux embarcations accostèrent la rive gauche, sans avoir très sensiblement perdu en obliquant à travers le lit du fleuve.

Il fallut alors faire usage de l’espilla, et, du moins, si l’on dépensait de la force, on était certain de n’être point ramené en aval.

Sur la proposition de Valdez, les pirogues furent amarrées l’une à l’arrière de l’autre, et les deux équipages se réunirent pour le halage le long de la rive. Lorsque la berge le permettait, ils débarquaient et remorquaient les embarcations que la pagaie du timonier maintenait en bonne route. Lorsque la berge devenait impraticable à des piétons, on portait l’espilla à une quarantaine de mètres en avant, on la tournait sur une roche ou sur une souche. Puis, les mariniers revenaient à bord de la Maripare, et halaient d’ensemble.

C’est ainsi que les îles Seiba, Cururuparo et Estillero furent laissées sur bâbord, et, un peu après, l’île Posso Redondo, plus rapprochée de la rive droite.

Entre-temps, l’orage montait vers le zénith. Tout l’horizon méridional se zébrait d’éclairs d’une extraordinaire fréquence. Les roulements de la foudre, mêlés d’éclats intenses, ne discontinuaient plus. Par bonheur, vers huit heures du soir, lorsque la tempête se déchaîna en violentes bourrasques de vent et de grêle sur la rive gauche de l’Orénoque, les deux pirogues se trouvaient en sûreté au pied du village de Buena Vista.

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