Jules Verne
Le Superbe Orénoque
(Chapitre X-XII)
Illustrations de George Roux
Collection Hetzel
J. Hetzel et Cie
© Andrzej Zydorczak
À l’embouchure du Meta
près avoir rallié la rive gauche du fleuve, les trois pirogues purent se dégager du raudal de Cariben, sans qu’il fût nécessaire de débarquer leur matériel. Vers six heures du soir, elles vinrent s’amarrer l’une après l’autre au fond du petit port.
Autrefois, les passagers eussent trouvé en cet endroit une bourgade, habitée par une population active, douée d’un certain mouvement commercial, et qui ne demandait qu’à prospérer. A présent, la ruine était arrivée, pour les causes que l’on sait, et Cariben ne comptait plus que cinq cases d’Indiens, – une de moins qu’à l’époque où M. Chaffanjon y débarquait avec le général Oublion.
Au surplus, demander l’hospitalité aux quelques Yaruros qui les habitaient n’eût offert aucun avantage. Ce n’est pas en cette localité déchue que les falcas auraient eu chance de se ravitailler. D’ailleurs, elles l’avaient amplement fait à la Urbana, et pourraient gagner Atures, sans avoir besoin de renouveler les approvisionnements. Les chasseurs, entre-temps, ne les laisseraient point à court de gibier.
Le lendemain, 31 août, les amarres furent larguées un peu avant le lever du soleil. La navigation serait encore favorisée si la brise continuait à souffler du nord. La direction à suivre, en effet, était sensiblement vers le sud, qui est celle de l’Orénoque depuis la Urbana jusqu’à San-Fernando, Cariben étant à peu près à mi-route entre ces deux points.
Le vent venait bien du nord, mais par risées, et il ne fallait pas compter sur les voiles, qui, gonflées deux ou trois minutes, pendaient ensuite inertes le long des mâts. Il y eut lieu de recourir aux palancas et aux garapatos, car, à cette hauteur, le courant, renforcé par les apports du Meta, quelques kilomètres en amont, était assez rude à refouler.
En cette partie de son cours, l’Orénoque n’était pas désert. Un certain nombre d’embarcations indigènes le remontaient et le descendaient. Aucune ne manifesta l’intention d’accoster l’une ou l’autre des pirogues.
Ces curiares servaient aux Quivas, qui fréquentent plus volontiers le fleuve aux approches de son important tributaire. Or, il n’y avait pas lieu à s’étonner, ni à regretter de ne point entrer en communication avec eux. En effet, ces Indiens jouissent d’une réputation détestable – qu’ils méritent.
Vers onze heures, le vent ayant refusé, Valdez et les deux patrons firent amener les voiles. Il y eut alors nécessité de naviguer à la palanca, en profitant des remous le long de la rive, où le courant se faisait moins sentir.
Les pirogues ne gagnèrent donc que peu vers l’amont pendant cette journée, maussade et pluvieuse d’ailleurs, et, à cinq heures de l’après-midi, elles vinrent mouiller à l’embouchure du Meta, derrière une pointe de sa rive droite, où elles se trouvèrent en dehors du courant.
Le ciel s’était rasséréné aux approches de la nuit. Il ne pleuvait plus. Un grand calme régnait dans l’atmosphère. Par une trouée des nuages, à l’horizon du couchant, le soleil envoya ses derniers rayons sur les eaux du Meta, qui semblèrent se mêler à celles de l’Orénoque en un ruissellement lumineux.
Les falcas se disposèrent bord à bord, la Gallinetta entre les deux autres. C’était comme si les voyageurs eussent occupé les trois chambres d’une maison unique, – et même trois chambres dont les portes restaient ouvertes.
En ces conditions, après tant d’heures désagréables que la rafale avait obligé à passer sous les roufs, pourquoi ne pas respirer ensemble le bon air du soir, pourquoi ne pas prendre ensemble le repas, pourquoi ne pas s’entretenir comme des amis réunis à la même table?… Si «ours» qu’il fût, le sergent Martial aurait été mal venu à se plaindre de cette vie en commun.
Les quatre Français et les trois Venezueliens fraternisèrent donc. Chacun prit sa part de la conversation, qui fut d’abord engagée par Jacques Helloch sur un terrain où des adversaires allaient se trouver aux mains, – le terrain géographique.
En effet, et malicieusement peut-être, il dit:
«Monsieur Miguel, nous voici mouillés à l’embouchure du Meta…
–Effectivement, monsieur Helloch.
–C’est un des affluents de l’Orénoque?…
–Oui, et l’un des plus importants, puisqu’il lui verse quatre mille cinq cents mètres cubes d’eau par seconde.
–Ne vient-il pas des hautes cordillères de la République colombienne?…
–Comme vous dites, répliqua alors M. Felipe, qui ne voyait pas trop à quoi tendaient ces demandes de Jacques Helloch.
–Est-ce qu’il ne reçoit pas sur son parcours un grand nombre de tributaires?…
–Un grand nombre, répondit M. Miguel, et dont les plus considérables sont l’Upia et l’Humadea à la jonction desquels il prend son nom, puis le Casanare qui a donné le sien à toute une immense aire de llanos.
–Mon cher Jean, dit alors Jacques Helloch, – si vous me permettez de vous appeler ainsi…»
Le jeune garçon rougit légèrement, et le sergent Martial se leva comme s’il eût été projeté par un ressort.
«Qu’avez-vous, sergent…? demanda M. Miguel.
–Rien!» répondit le vieux soldat en se rasseyant.
Jacques Helloch reprit donc:
«Mon cher Jean, je pense que nous ne retrouverons jamais une occasion pareille de causer du Meta, puisqu’il coule maintenant sous nos yeux…
–Et tu peux ajouter, fit observer Germain Paterne en se retournant vers M. Miguel et ses deux collègues, que nous n’aurons jamais de meilleurs professeurs pour nous instruire.
– Vous êtes fort polis, messieurs, répondit M. Varinas, mais nous ne connaissons pas le Meta autant que vous pourriez le croire… Ah! s’il s’agissait du Guaviare…
–Ou de l’Atabapo! riposta M. Felipe.
–Nous allons y arriver, messieurs, reprit Jacques Helloch. Néanmoins, comme je pense que M. Miguel est très ferré sur l’hydrographie du Meta, je poursuivrai mes questions en lui demandant si cet affluent de l’Orénoque n’atteint pas parfois une grande largeur…
–En effet… et sa largeur peut même atteindre à deux mille mètres, répondit M. Miguel.
–Et sa profondeur…
–Actuellement, depuis que le chenal est balisé, les navires tirant six pieds le remontent jusqu’au confluent de l’Upia, pendant la saison des pluies, et jusqu’au tiers de ce parcours pendant la sécheresse.
–Il s’ensuit donc, conclut Jacques Helloch, que le Meta est une voie de communication toute naturelle entre l’Atlantique et la Colombie…
–Ce n’est pas contestable, répondit M. Miguel, et quelques géographes ont pu justement affirmer que le Meta était le plus court chemin de Bogota à Paris.
–Eh bien, alors, messieurs, pourquoi, au lieu d’être un simple tributaire de l’Orénoque, le Meta ne serait-il pas l’Orénoque lui-même, et pourquoi MM. Felipe et Varinas n’abandonneraient-ils pas à son profit les prétentions insuffisamment justifiées du Guaviare et de l’Atabapo?…»
Ah! c’est à cela qu’il en voulait venir, ce Français!… On imagine aisément qu’il n’avait pu achever sa phrase sans que les deux champions de l’Atabapo et du Guaviare eussent protesté par gestes à défaut de paroles.
Et aussitôt, une discussion de s’engager, et les arguments de pleuvoir comme des hallebardes sur l’audacieux qui venait de soulever une question relative au cours de l’Orénoque. Non pas qu’il s’y intéressât autrement, car il lui semblait bien que la vérité était du côté de M. Miguel et de la plupart des géographes, mais il lui plaisait de voir les rivaux aux prises. Et, en réalité, ses arguments valaient ceux de MM. Varinas et Felipe, si même ils ne valaient mieux, car, sous le rapport de l’importance hydrographique, le Meta distance très certainement l’Atabapo et le Guaviare. D’ailleurs, les deux savants ne voulurent céder ni l’un ni l’autre, et la discussion se fût sans doute prolongée bien avant dans la nuit, si Jean de Kermor ne l’eût détournée en posant une question bien autrement sérieuse à M. Miguel.
D’après son guide, les rives du Meta étaient fréquentées par des Indiens redoutables. Aussi lui demanda-t-il ce qu’il pouvait leur apprendre à ce sujet.
«Cela nous intéresse évidemment davantage«, répondit M. Miguel, qui ne fut pas fâché d’opérer une diversion.
En effet, ses deux collègues s’étaient «emballés», suivant leur habitude, et que serait-ce donc, lorsqu’ils se trouveraient au confluent des trois fleuves?…
«Il s’agit des Quivas, reprit-il, une tribu dont la férocité n’est que trop connue des voyageurs qui naviguent jusqu’à San-Fernando. On parle même d’une bande de ces Indiens qui aurait franchi le fleuve et gagné les territoires de l’est, où elle se livre au pillage et au massacre.
–Est-ce que le chef de cette bande n’est pas mort?… fit observer Jacques Helloch, qui n’était pas sans avoir entendu parler de ce ramassis de malfaiteurs.
–Il est mort, en effet, répondit M. Miguel, mort il y a deux ans environ.
–Et quel homme était-ce?…
–Un nègre nommé Sarrapia, que la bande avait mis à sa tête et qu’elle a remplacé par un forçat en fuite…
–Les Quivas, demanda Jean, ceux qui sont restés sur les rives de l’Orénoque…
–Ils ne sont pas moins redoutables, affirma M. Miguel. La plupart des canots que nous avons rencontrés depuis Cariben leur appartiennent, et il sera prudent de nous tenir sur nos gardes, tant que nous n’aurons pas dépassé ces territoires, où ces pillards, capables de tous les crimes, sont encore très nombreux.»
Cette assertion n’était que trop justifiée par des attaques dont quelques marchands de San-Fernando avaient été récemment les victimes. Le président du Venezuela et le Congrès, disait-on, songeaient à organiser une expédition qui aurait pour objet de détruire ces bandes de l’Alto-Orinoco. Après avoir été chassés de la Colombie, les Quivas seraient chassés du Venezuela, et, – à moins qu’ils ne fussent anéantis jusqu’au dernier, – ce serait le Brésil qui deviendrait le théâtre de leurs déprédations. En attendant cette expédition, les Quivas faisaient courir aux voyageurs de très sérieux dangers, surtout depuis qu’ils avaient pour chef un évadé du pénitencier de Cayenne. Donc, les passagers des trois pirogues devraient exercer une minutieuse et incessante surveillance au cours de cette navigation.
«Il est vrai, nous sommes en nombre, en comptant nos mariniers qui nous sont dévoués, déclara Jacques Helloch, et les armes ne nous manquent point ni les munitions… Mon cher Jean, vous pourrez, cette nuit, dormir tranquille à l’abri de votre rouf… Nous veillerons sur vous…
–C’est mon affaire, il me semble! fit sèchement observer le sergent Martial.
–Cela nous regarde tous, mon brave sergent, répondit Jacques Helloch, l’essentiel est que votre neveu ne soit point privé de sommeil à son âge…
–Je vous remercie, monsieur Helloch, répondit le jeune garçon en souriant, mais mieux vaut que chacun de nous soit de garde à tour de rôle.
–A chacun sa faction!» ajouta le sergent Martial.
Mais à part lui, il se promit bien, si Jean dormait au moment où son heure serait arrivée, de ne point interrompre son sommeil et de veiller seul sur le campement.
Cette détermination prise, la garde de huit à onze heures fut confiée aux deux Français. M. Miguel et ses collègues les relèveraient de onze heures à deux heures du matin. Ce serait ensuite à Jean de Kermor et au sergent Martial de les remplacer jusqu’à la pointe du jour.
Les passagers de la Gallinetta et de la Maripare allèrent donc s’étendre sur leurs esteras, tandis que, d’autre part, les équipages, après les fatigues de cette rude manœuvre du halage, prenaient un repos bien gagné.
Jacques Helloch et Germain Paterne vinrent se poster à l’arrière de la pirogue. De là, leur surveillance pourrait s’étendre en amont et en aval du fleuve et même sur l’embouchure du Meta. Du côté de la rive, il n’y avait rien à craindre, car elle s’accoudait à une sorte de marécage impraticable.
Les deux amis, assis l’un près de l’autre, causaient de choses et d’autres. L’un fumait un de ces cigares dont il était largement approvisionné, car le tabac est d’échange courant avec les riverains de l’Orénoque. L’autre tirait de grosses bouffées de sa pipe de bruyère à laquelle il était aussi fidèle que pouvait l’être le sergent Martial à la sienne.
Les étoiles resplendissaient au firmament, pur de toute humidité, dégagé de toute vapeur. La brise, presque entièrement tombée, ne se manifestait plus qu’en légers souffles intermittents. La Croix du Sud étincelait à quelques degrés au-dessus de l’horizon méridional. Grâce à ce calme des éléments, le moindre bruit, l’eau fendue par une embarcation, troublée par une pagaie, se fût entendue de loin, et il suffirait d’observer les berges avec quelque attention pour prévenir n’importe quelle approche suspecte.
C’est à cette surveillance que s’employaient les deux jeunes gens, en s’abandonnant à une intime causerie.
Il est certain que Jean de Kermor inspirait une très vive sympathie à Jacques Helloch. Celui-ci ne voyait pas sans appréhension un garçon de cet âge lancé dans un voyage gros de périls. Tout en admirant le mobile si généreux, si respectable qui le faisait agir, il s’effrayait des dangers auxquels l’exposait son projet de s’aventurer… jusqu’où… il ne le savait…
A ce propos maintes fois déjà, il s’était entretenu de la famille du colonel de Kermor avec Germain Paterne, et celui-ci interrogeait sa mémoire au sujet de cette famille dont il avait certainement entendu parler, il y avait quelque quinze ans.
«Vois-tu, Germain, lui dit ce soir-là Jacques Helloch, je ne puis me faire à l’idée que cet enfant, – car ce n’est qu’un enfant, – s’en aille ainsi à travers ces régions du haut Orénoque!… Et sous la conduite de qui? … De ce vieux brave, un excellent cœur, j’en conviens, mais qui ne me paraît pas être le guide qu’il faut à son neveu, si les circonstances deviennent graves…
–Est-ce bien son oncle?… interrompit Germain Paterne. Cela me paraît au moins douteux!…
–Que le sergent Martial soit ou non l’oncle de Jean de Kermor, reprit Jacques Helloch, peu importerait, à la condition que ce soldat fût encore un homme dans la force de l’âge, ayant l’habitude de ces périlleuses expéditions!… Aussi je me demande toujours comment il a pu consentir…
–Consentir… tu dis bien, Jacques, insista Germain Paterne en secouant les cendres de sa pipe. Oui, consentir, car c’est à n’en pas douter, notre jeune garçon qui a eu l’idée de ce voyage… C’est lui qui a entraîné son oncle… Non… décidément, ce grognard n’est pas son oncle, car il me semble bien me rappeler que le colonel de Kermor n’avait plus de famille, lorsqu’il a quitté Nantes…
–Pour aller où?…
–C’est ce qu’on n’a jamais pu savoir.
–Cependant, ce que son fils nous a dit avoir appris par la dernière lettre écrite de San-Fernando… En vérité, si c’est sur d’aussi vagues renseignements qu’ils sont partis…
–Il espèrent en obtenir de plus complets à San-Fernando, Jacques, où il est certain que le colonel de Kermor a séjourné, il y a treize ou quatorze ans…
–En effet, Germain, et c’est bien ce qui m’inquiète! Que ce jeune garçon recueille de nouvelles informations à San-Fernando, qui sait s’il ne voudra pas aller plus loin… très loin… soit en Colombie, à travers ces territoires de l’Atabapo ou du Guaviare, soit aux sources de l’Orénoque!… Or, cette tentative le conduirait à une perte presque certaine…»
A cet instant, Germain Paterne, interrompant son compagnon, dit à mi-voix:
«N’entends-tu rien, Jacques…?»
Celui-ci se releva, rampa vers l’avant de la pirogue, prêta l’oreille, parcourut du regard la surface du fleuve depuis la rive opposée jusqu’à l’embouchure du Meta.
«Je ne vois rien, dit-il à Germain Paterne qui l’avait suivi, et pourtant… Oui… ajouta-t-il, après avoir écouté plus attentivement, il se fait comme un bruit sur les eaux…
–Ne serait-il pas prudent de réveiller nos équipages?…
–Attends… Ce bruit n’est pas celui d’un canot qui s’approche… Peut-être est-ce les eaux du Meta et de l’Orénoque qui s’entrechoquent à leur confluent…
– Tiens… tiens… là!» dit Germain Paterne.
Et il indiquait de gros points noirs, lesquels se mouvaient à une centaine de pieds en aval des falcas.
Jacques Helloch vint prendre sa carabine, déposée près du rouf, et se pencha au-dessus du bord.
«Ce n’est pas une embarcation, dit-il, et cependant, je crois voir…»
Il venait d’épauler son arme, lorsque Germain Paterne l’arrêta d’un geste.
«Ne tire pas… ne tire pas!… répéta-t-il. Il ne s’agit point de Quivas en quête de pillage!… Ce sont d’honnêtes amphibies qui viennent respirer à la surface du fleuve…
–Des amphibies?…
–Oui… trois ou quatre de ces lamantins et de ces toninos, hôtes habituels de l’Orénoque…»
Germain Paterne n’avait point fait erreur. Ce n’étaient que des couples de ces vaches marines, – les lamantins, – et de ces toninos, – les cochons de mer, – qui se rencontrent fréquemment dans les fleuves et les rivières du Venezuela.
Ces inoffensifs amphibies s’approchaient lentement des pirogues; mais, saisis de peur, sans doute, ils disparurent presque aussitôt.
Les deux jeunes gens regagnèrent leur place à l’arrière, et la conversation, un moment interrompue, recommença en ces termes, après que Germain Paterne eut de nouveau bourré et allumé sa pipe. «Tu disais, tout à l’heure, demanda Jacques Helloch, que, si tes souvenirs ne te trompaient pas, le colonel de Kermor n’avait plus de famille…
–Je crois pouvoir l’affirmer, Jacques!… Et… tiens… un détail me revient… Il y eut un procès qui lui fut fait par un parent de sa femme, procès que le colonel gagna en appel à Rennes, après l’avoir perdu en première instance à Nantes… Oui… oui… tout cela se représente à ma mémoire… Quatre ou cinq ans plus tard, Mme le Kermor, qui était une créole de la Martinique, avait péri dans un naufrage, lorsqu’elle revenait des colonies en France… péri avec sa fille unique… Ce fut là un coup terrible pour le colonel… A la suite d’une longue maladie, frappé dans ce qu’il avait de plus cher, sa femme et son enfant, sans famille, comme je te disais, Jacques, il donna sa démission… A quelque temps de là, le bruit se répandit qu’il avait quitté la France. Or, semble-t-il, on n’a jamais su en quel pays il s’était expatrié, autrement que par cette dernière lettre, adressée de San-Fernando à l’un de ses amis… Oui… c’est bien cela, et je m’étonne que ma mémoire ait pu me faire défaut à ce sujet. Si nous interrogions là-dessus le sergent Martial et le jeune de Kermor, je suis certain qu’ils confirmeraient mon dire…
–Ne leur demandons rien, répondit Jacques Helloch. Ce sont là des affaires privées, et il y aurait indiscrétion de notre part à vouloir nous y mêler.
–Soit, Jacques, mais, tu le vois, j’avais raison de prétendre que le sergent Martial ne pouvait être l’oncle de Jean de Kermor, puisque le colonel de Kermor, après la perte de sa femme et de sa fille, n’avait plus aucun proche parent…»
Jacques Helloch, les bras croisés, la tête inclinée, réfléchissait à ce que venait de lui apprendre son compagnon. Celui-ci commettait-il donc quelque méprise?… Non!… Il habitait Rennes, lorsque le procès du colonel de Kermor était venu en appel, et les faits rapportés ci-dessus avaient été mentionnés au cours du procès…
C’est alors que lui vint à l’esprit cette réflexion si naturelle, que chacun eût faite, d’ailleurs.
Si le sergent Martial n’est pas le parent, dit-il, Jean ne peut pas davantage être le fils du colonel de Kermor, puisque le colonel n’a jamais eu qu’une fille, et que cette enfant a péri, toute petite encore, dans ce naufrage qui avait coûté la vie à sa mère…
«C’est évident, déclara Germain Paterne. Il est impossible que ce jeune garçon soit le fils du colonel…
–Et pourtant… il dit l’être», ajouta Jacques Helloch.
Il y avait certainement là quelque chose de très obscur, de très mystérieux même. Était-il admissible que ce jeune garçon fût victime d’une erreur, – une erreur qui l’aurait engagé en une si périlleuse aventure…? Non, assurément. Le sergent Martial et son prétendu neveu devaient, au sujet du colonel de Kermor et des liens qui l’unissaient à Jean, s’appuyer sur une certitude en contradiction avec les renseignements de Germain Paterne. Au total, l’intérêt que Jacques Helloch portait au jeune garçon ne put que s’accroître par tout ce que la situation offrait d’inexplicable.
Les deux amis continuèrent à discuter jusqu’au moment où, – vers onze heures, – MM. Miguel et Felipe, laissant dormir le farouche champion du Guaviare, vinrent les relever de leur garde.
«Vous n’avez rien vu de suspect?… demanda M. Miguel, debout à l’arrière de la Maripare.
–Absolument rien, monsieur Miguel, répondit Jacques Helloch. Les rives et le fleuve sont tranquilles…
–Et il est probable, ajouta Germain Paterne, que votre faction ne sera pas plus troublée que la nôtre.
–Alors, bonne nuit, messieurs», répondit M. Felipe en leur serrant la main d’un bord à l’autre.
Très probablement, si M. Miguel et son collègue employèrent à causer les quelques heures confiées à leur surveillance, cette conversation n’eut aucun rapport avec celle de Jacques Helloch et de Germain Paterne. Sans doute, M. Felipe dut profiter de l’absence de M. Varinas pour accabler celui-ci de toutes les foudres de son argumentation, et il est probable que M. Miguel l’écouta avec sa bienveillance ordinaire.
Bref, il n’était survenu rien d’anormal, lorsque, vers deux heures du matin, ils réintégrèrent le rouf de la Maripare, au moment où le sergent Martial venait les remplacer.
Le sergent Martial s’installa sur l’arrière de la pirogue, sa carabine à son côté, et se prit à réfléchir. Jamais il n’avait eu l’âme si pleine d’inquiétudes, – non pour lui, grand Dieu! mais pour ce cher enfant qui dormait sous le toit de la pirogue. Il revoyait dans sa pensée tous les détails de cette campagne entreprise par Jean, à la volonté duquel il avait dû céder, le départ d’Europe, la traversée de l’Atlantique, les divers incidents survenus depuis que tous deux avaient quitté Ciudad-Bolivar… Où allaient-ils ainsi… et jusqu’où les entraînerait cette campagne de recherches?… Quels renseignements seraient fournis à San-Fernando?… En quelle bourgade lointaine du territoire le colonel de Kermor était-il allé enfouir les dernières années d’une existence si heureuse au début, si vite brisée par la plus épouvantable des catastrophes?… Et, pour le retrouver, à quels dangers serait exposé le seul être qui lui restait au monde?…
Et puis, les choses n’avaient pas marché comme le désirait le sergent Martial… Il aurait voulu que ce voyage s’accomplît sans que nul étranger se fût rencontré sur la route… Et voilà, d’abord, que la Maripare et la Gallinetta avaient navigué de conserve… Ses passagers s’étaient trouvés en relation avec son prétendu neveu, et pouvait-il en être autrement entre gens qui voyagent dans les mêmes conditions?… En second lieu, – et c’était peut-être plus grave à son avis, et pour des raisons connues de lui seul, – la malchance venait de mettre ces deux Français sur son passage… Et comment aurait-il pu empêcher que des relations plus étroites s’établissent entre compatriotes, l’intérêt excité par le but que poursuivait Jean, les offres de services presque impossibles à refuser… Et, pour comble, c’étaient des Bretons de cette même Bretagne… En vérité, le hasard est singulièrement indiscret, et se mêle trop volontiers de choses qui ne le regardent point!…
En cet instant, dans la direction de l’est, le calme fut troublé par un léger bruit, une sorte de cadence, qui s’accentuait peu à peu.
Absorbé dans ses pensées, le sergent Martial ne l’entendit pas, ce bruit, assez faible d’ailleurs. Il ne distingua pas davantage quatre petites embarcations que le courant du Meta amenait le long de la rive droite. Elles étaient mues à la pagaie, ce qui leur permettait de s’approcher des falcas, en refoulant le courant d’aval.
Montées par une vingtaine de Quivas, ces curiares n’étaient plus qu’à deux cents mètres des pirogues, et si les passagers étaient surpris pendant leur sommeil, ils seraient égorgés sans avoir eu le temps de se défendre, puisque le sergent Martial, distrait de sa surveillance, ne voyait rien… n’entendait rien…
Soudain, alors que les falcas et les curiares n’étaient plus séparées que par une soixantaine de pieds, la détonation d’une arme à feu éclata.
Presque aussitôt, des cris retentirent à bord de l’embarcation la plus voisine.
C’était Jacques Helloch qui venait de tirer ce coup de feu auquel succéda un second coup dû à la carabine de Germain Paterne.
Les deux jeunes gens, – il était alors cinq heures du matin, et l’aube pointait à peine, – venaient de se réveiller, lorsque ce bruit de pagaie était arrivé jusqu’à leur oreille. Après s’être glissés à l’arrière de la Moriche, ils avaient reconnu l’imminence de l’attaque et déchargé leurs armes sur les curiares.
L’alarme donnée, passagers et mariniers, tous furent sur pied au même moment.
MM. Miguel, Varinas et Felipe, le fusil à la main, se précipitèrent hors du rouf de la Maripare.
Jean surgit près du sergent Martial, lequel, à son tour, venait de tirer dans la direction des embarcations, s’écriant d’un ton de désespoir:
«Malheur… malheur!… M’être laissé surprendre!»
Les Quivas ripostaient alors, et une vingtaine de flèches passèrent au-dessus des pirogues. Quelques-unes s’implantèrent dans le toit des roufs, mais n’atteignirent personne à bord.
M. Miguel et ses compagnons répondirent par une seconde décharge, et les balles, mieux dirigées que les flèches, jetèrent le désordre chez les Quivas.
«Rentrez dans le rouf, Jean, rentrez dans le rouf!…» cria alors Jacques Helloch, trouvant inutile que le jeune garçon s’exposât pendant cette attaque.
Une nouvelle volée de flèches arriva en cet instant, et l’une d’elles blessa le sergent Martial à l’épaule.
«Bien fait!… bien fait!… s’écria-t-il. Moi… un soldat… pendant sa faction!… Je n’ai que ce que je mérite!»
Troisième décharge des carabines et des revolvers sur les curiares, qui dérivaient alors par le travers des pirogues.
Les Quivas, n’ayant pu surprendre les passagers et les équipages, n’avaient plus qu’à s’enfuir. Plusieurs d’entre eux étaient mortellement atteints, et quelques autres avaient reçu de graves blessures.
Le coup manqué, les curiares disparurent en aval de l’Orénoque.
Relâche au village d’Atures
e jour-là, – 1er septembre, – dès six heures du matin, les falcas quittèrent ces dangereux parages. Passagers et mariniers venaient d’échapper au massacre, aux lieux mêmes où tant d’autres furent les victimes de ces cruelles tribus.
Et, décidément, pensa M. Miguel, puisque le Congrès a voté la destruction de cette maudite engeance de Quivas, il ne serait pas trop tôt de se mettre à l’œuvre!
«Je n’ai que ce que je mérite!» s’était écrié le sergent Martial, en arrachant la flèche qui lui avait déchiré l’épaule.
Et les remords qu’il éprouvait d’avoir regardé plutôt dans le passé que dans le présent pendant sa faction étaient autrement cuisants que les souffrances de sa blessure. Toutefois cette faute ne valait pas la mort d’un homme, – même celle d’un soldat qui s’était laissé surprendre à son poste, et – on l’espérait, – cette blessure ne serait pas mortelle.
Dès que les embarcations des Quivas furent hors de vue, le sergent Martial, étendu sur la litière du rouf, reçut les premiers soins de Jean. Mais il ne suffit pas d’être le neveu de son oncle et d’y déployer tant de zèle, pour tirer celui-ci d’affaire. Encore doit-on posséder quelques connaissances en médecine, et le jeune garçon ne les possédait pas.
Il est donc heureux que Germain Paterne, en sa qualité de naturaliste-botaniste, eût fait ses études en médecine et qu’une boîte de pharmacie fût à bord de la Moriche…
Aussi Germain Paterne voulut-il donner au sergent Martial les soins que nécessitait son état, et on ne s’étonnera pas que Jacques Helloch montrât un extrême empressement à lui venir en aide.
Il résulta de ce concours de circontances que la Gallinetta allait compter deux passagers supplémentaires, durant les premières heures de navigation, – et ils ne purent voir sans en être touchés quelle affection Jean de Kermor témoignait au vieux soldat.
Après avoir examiné la blessure, Germain Paterne reconnut que la pointe de la flèche s’était enfoncée au défaut de l’épaule de trois centimètres, sans atteindre aucun muscle, aucun nerf, la chair seulement. En somme, il n’y avait pas à craindre que cette blessure pût avoir des conséquences graves, si la flèche n’était pas empoisonnée.
Or, il arrive trop souvent que les Indiens de l’Orénoque trempent leurs flèches dans la liqueur connue sous le nom de curare. Cette liqueur est composée du suc du mavacare, liane de la famille des strychnées, et de quelques gouttes de venin de serpent. Ce produit noirâtre, brillant comme de la réglisse, est très employé par les indigènes. Il paraît même que jadis les Indiens Otomaques, cités dans les récits de Humboldt, enduisaient l’ongle de leur index de cette substance, et communiquaient le poison rien que par un serrement de main.
Or, si le sergent Martial avait été touché par une flèche trempée dans le curare, on le reconnaîtrait bientôt. Le blessé ne tarderait pas à être privé de la voix, puis du mouvement des membres, de la face et du thorax, tout en gardant son intelligence entière jusqu’à la mort qu’on ne pourrait conjurer.
Il convenait donc d’observer si ces symptômes se produiraient pendant les premières heures.
Après le pansement, le sergent Martial ne put faire autrement que de remercier Germain Paterne, quoiqu’il enrageât à la pensée que des relations plus intimes allaient s’établir entre les deux pirogues. Puis il tomba dans une sorte d’assoupissement léthargique, qui ne laissa pas d’inquiéter ses compagnons.
Le jeune garçon s’adressant à Germain Paterne:
«Êtes-vous ou n’êtes-vous pas rassuré sur son état… monsieur?… demanda-t-il.
–Je ne puis me prononcer encore… répondit Germain Paterne. Il n’y a là, en réalité, qu’une légère blessure… et elle se fermera d’elle-même… si la flèche n’était pas empoisonnée… Attendons et nous serons avant peu fixés à cet égard…
–Mon cher Jean, ajouta Jacques Helloch, ayez bon espoir… Le sergent Martial guérira et guérira vite… Il me semble que s’il s’agissait de curare la plaie aurait déjà un autre aspect…
–C’est mon avis, Jacques, déclara Germain Paterne. Au prochain pansement, nous saurons à quoi nous en tenir… et votre oncle… je veux dire le sergent Martial…
–Dieu me le conserve! murmura le jeune garçon, dont une larme mouillait les yeux.
–Oui… mon cher Jean… répéta Jacques Helloch, Dieu le conservera… Vos soins… les nôtres guériront le vieux soldat!… Je vous le répète, ayez confiance!»
Et il serra la main de Jean de Kermor, qui tremblait dans la sienne.
Heureusement, le sergent Martial dormait.
MM. Miguel, Felipe et Varinas, – alors que les trois falcas marchaient en ligne sous l’action d’une forte brise du nord-est, – eurent aussitôt des nouvelles du blessé, et voulaient croire qu’il en réchapperait.
En effet, les Quivas emploient souvent le curare pour empoisonner leurs flèches et aussi les traits de leurs sarbacanes; mais que ce soit une habitude constante, non point. La préparation de ce poison ne peut même se faire que par des «spécialistes», s’il est permis d’employer cette qualification quand il s’agit de sauvages, et il n’est pas toujours facile de recourir à l’industrie de ces praticiens de la savane. Donc, toutes les probabilités étaient pour que l’affaire n’eût aucun dénouement fâcheux.
Au surplus, si, contre toute attente, l’état du sergent Martial exigeait quelques jours de repos, et dans des conditions meilleures que celles où il se trouvait à bord de la Gallinetta, il serait facile de relâcher au village d’Atures, une soixantaine de kilomètres en amont des bouches du Meta.
C’était là, en effet, que les voyageurs devraient attendre pendant une semaine au moins que leurs pirogues, dont ils se seraient séparés, eussent franchi les nombreux rapides compris en cette partie de l’Orénoque. Or, puisque le vent était favorable, il y avait lieu de prévoir que le village d’Atures apparaîtrait dans la journée du lendemain.
Les voiles furent étarquées, de manière à imprimer le maximum de vitesse, et, si la brise se maintenait, les falcas auraient fait le soir plus de la moitié du chemin.
Pendant la matinée, Jacques Helloch et Germain Paterne vinrent trois ou quatre fois observer le sergent Martial.
La respiration du blessé était bonne, son sommeil profond et tranquille.
L’après-midi, vers une heure, lorsqu’il se réveilla, le sergent Martial vit à son côté le jeune garçon, et il le salua d’un bon sourire. Mais, en apercevant les deux Français près de lui, il ne put dissimuler une certaine grimace.
«Est-ce que vous souffrez davantage?… lui demanda Germain Paterne.
–Moi… monsieur… répliqua le sergent Martial, comme s’il eût été froissé d’une pareille demande, pas le moins du monde!… Une simple égratignure… un bobo!… Est-ce que vous vous imaginez que j’ai une peau de femmelette!… Il n’y paraîtra plus demain, et, si cela vous plaît, je ne serais pas gêné de vous porter sur mon épaule!… D’ailleurs, je compte bien me lever…
–Non… vous resterez couché, sergent, déclara Jacques Helloch…. C’est ordonné par le médecin…
–Mon oncle, ajouta le jeune garçon, tu voudras bien obéir à l’ordre… et sous peu tu n’auras plus qu’à remercier ces messieurs de leurs soins…
–C’est bon… c’est bon!…» murmura le sergent Martial, grognant comme un dogue agacé par un roquet.
Germain Paterne fit alors un nouveau pansement, et constata que la plaie ne s’était point envenimée. A coup sûr, si la flèche eût été empoisonnée, l’effet du poison aurait déjà commencé à se manifester. Physiquement sinon moralement, le blessé, en ce moment, eût été frappé de paralysie partielle.
«Allons… sergent… cela va mieux… affirma Germain Paterne.
–Et, dans quelques jours, cela ira tout à fait bien!» ajouta Jacques Helloch.
Puis, lorsqu’ils eurent regagné leur pirogue, qui naviguait bord à bord avec la Gallinetta:
«Il ne manquait plus que cela!… grommela le sergent Martial. Les voilà ici à demeure… ces deux Français…
–Que veux-tu, mon oncle… répondit Jean en le calmant. Il ne fallait pas te faire blesser…
–Non, pardieu, il ne le fallait pas, et tout ça… c’est ma faute… à moi… un conscrit de huit jours… un propre à rien… qui ne sais seulement plus monter la garde!…»
A l’heure où le crépuscule obscurcissait les rives du fleuve, les pirogues atteignirent la barrière de Vivoral, où elles devaient s’abriter pendant la nuit. Déjà se faisaient entendre les rumeurs confuses et lointaines des raudals d’Atures.
Comme on pouvait redouter encore quelque attaque des Quivas, les plus sévères précautions furent prises. Le patron Valdez ne laissa pas ses hommes s’endormir sans avoir désigné ceux qui devraient veiller durant les premières heures. Mêmes mesures ordonnées à bord des deux autres falcas par Martos et Parchal. En outre, les armes, carabines, revolvers, furent mises en état, leurs charges renouvelées.
Aucune alerte ne troubla cette relâche, et le sergent Martial put dormir tout d’une traite. Au pansement du matin, Germain Paterne constata que la blessure était en voie de guérison. Encore quelques jours, elle serait cicatrisée. Les conséquences du terrible curare n’étaient plus à craindre.
Le temps restait pur, la brise fraîche et favorable. Au loin se profilaient ces montagnes des deux rives entre lesquelles se resserrent les raudals d’Atures.
En cet endroit, l’île Vivoral divise le fleuve en deux branches dont les eaux forment de furieux rapides. D’ordinaire, à l’époque où l’étiage est en décroissance, les roches du lit découvrent, et il est impossible de passer sans procéder au transport des bagages jusqu’à l’extrémité de l’île.
Cette opération, longue et fatigante, ne fut pas nécessaire cette fois, et, en se halant le long des berges au moyen de l’espilla, les pirogues purent doubler la pointe d’amont. Plusieurs heures furent ainsi gagnées, et la navigation régulière reprit, lorsque le soleil débordait l’horizon de quelques degrés au-dessus des cerros du Cataniapo de la rive droite.
Pendant la matinée, on put suivre assez aisément la berge, au pied des cerros, et, vers midi, les falcas s’arrêtaient au petit village de Puerto-Real. Un beau nom pour un port fluvial, où sont disséminées quelques paillotes à peine habitées.
C’est de là que s’effectue d’habitude le portage du matériel des embarcations, lequel est conduit par terre au village d’Atures, situé à cinq kilomètres au-dessus. Aussi les Guahibos recherchent-ils avec empressement cette occasion de gagner quelques piastres.
Lorsqu’on a traité avec eux, ils prennent les bagages à dos, et les passagers les suivent, laissant aux mariniers la dure tâche de traîner leurs pirogues à travers les rapides.
Ce raudal est une sorte de couloir, creusé entre les montagnes escarpées de la rive, d’une longueur de dix kilomètres. Les eaux, irritées par le resserrement du défilé où leur pente les engage, deviennent torrentueuses. D’ailleurs, la nature ne leur a pas assuré un libre passage. Le lit du fleuve, «en escalier», dit de Humboldt, est barré de corniches qui transforment le rapide en cataractes. Partout des écueils émergeant en bouquets de verdure, des rochers qui affectent la forme sphérique et semblent ne se maintenir sur leur base que par une dérogation aux lois de l’équilibre. La dénivellation du fleuve entre l’amont et l’aval est de neuf mètres. Et c’est à travers ces sas ménagés d’un barrage à l’autre, entre ces blocs semés çà et là, à la surface de ces hauts-fonds prompts à se déplacer, qu’il faut haler les bateaux. Véritable traînage sur ces seuils granitiques, et, pour peu que les circonstances climatériques ne s’y prêtent pas, cette manœuvre exige beaucoup de temps et d’efforts.
On le comprend, il est de première nécessité que l’on procède au déchargement des embarcations. Aucune ne pourrait franchir ces raudals, sans risquer d’y perdre sa cargaison. Il est déjà assez surprenant qu’elles puissent le faire à vide, et la plupart seraient englouties ou démolies, n’était la merveilleuse habileté des mariniers, qui les dirigent au milieu de ces tourbillons.
Les trois pirogues furent donc déchargées. On traita avec les Guahibos pour le transport des colis jusqu’au village d’Atures. Le salaire qu’ils demandent leur est ordinairement payé en étoffes, bibelots de pacotille, cigares, eau-de-vie. Il est vrai, qu’ils ne refusent point les piastres, et le portage des trois falcas se régla à un prix dont ils parurent satisfaits.
Il va sans dire que les passagers ne confient pas leurs bagages à ces Indiens, en leur donnant rendez-vous au village d’Atures. Les Guahibos ne méritent pas une si absolue confiance, – loin de là, – et il est sage de ne point mettre leur probité à l’épreuve. Aussi font-ils, d’habitude, escorte aux voyageurs, et c’est ce qui eut lieu en cette occasion.
La distance de Puerto-Real au village d’Atures n’étant que de cinq kilomètres, elle eût donc pu être aisément franchie en quelques heures, même avec l’impedimentum du matériel, qui était assez encombrant, les ustensiles, les couvertures, les valises, les vêtements, les armes, les munitions, les instruments d’observation de Jacques Helloch, les herbiers, boîtes et appareils photographiques de Germain Paterne. Mais là n’était pas la difficulté. Le sergent Martial pourrait-il faire le trajet à pied?… Sa blessure n’obligerait-elle pas à le transporter sur une civière jusqu’au village?…
Non! l’ancien sous-officier n’était pas une femmelette, comme il ne cessait de le répéter, et un pansement à l’épaule n’empêche pas de mettre un pied devant l’autre. Sa blessure ne le faisait aucunement souffrir, et à Jacques Helloch qui lui offrait son bras, il répondit:
«Merci, monsieur… Je marcherai d’un bon pas et n’ai besoin de personne.»
Un regard du jeune garçon à Jacques Helloch signifia que mieux valait ne pas contrarier le sergent Martial, même en lui faisant des offres obligeantes.
La petite troupe prit donc congé des mariniers chargés de remorquer les falcas à travers les remous de ce rapide. Les patrons Valdez, Martos et Parchal promirent de ne pas perdre une heure, et l’on pouvait se fier à leur zèle.
Les passagers quittèrent Puerto-Real vers onze heures et demie du matin.
Il n’était pas nécessaire d’aller d’«un bon pas», ainsi que le sergent Martial se disait prêt à le faire. Comme Jacques Helloch et ses compagnons avaient eu la précaution de déjeuner, ils pouvaient atteindre le village d’Atures sans hâter leur marche, et y arriver avant l’heure du dîner.
La route, ou plutôt le sentier, longeait la rive droite du fleuve. Cela dispenserait de le traverser, puisque le village est situé sur cette rive. A gauche se dressait le talus très à pic des cerros, dont la chaîne se continue jusqu’en amont des raudals. Parfois, le passage suffisait à peine pour une seule personne, et la petite troupe marchait en file.
Les Guahibos tenaient la tête, à quelques pas. Après eux venaient M. Miguel et ses deux collègues. Suivaient Jacques Helloch, Jean de Kermor et le sergent Martial. Germain Paterne formait l’arrière-garde.
Lorsque la largeur de la berge le permettait, on marchait par trois ou par deux. Le jeune garçon, le sergent Martial, Jacques Helloch se trouvaient alors sur la même ligne.
Décidément, Jacques Helloch et Jean étaient devenus une paire d’amis, et à moins d’être un vieil entêté, toujours geignant, comment voir cela d’un mauvais œil?…
Entre-temps, Germain Paterne, sa précieuse boîte au dos, s’arrêtait, lorsque quelque plante sollicitait sa curiosité. Ses compagnons, qui le devançaient, lui adressaient des rappels énergiques, auxquels il ne se hâtait pas d’obéir.
Chasser dans ces conditions, inutile d’y songer, si l’occasion ne se présentait pas de remonter sur une centaine de pieds les étroites gorges des cerros.
C’est même ce qui arriva, à l’extrême satisfaction de M. Miguel, mais au grand dommage d’un singe aluate, – le premier qu’il eût la bonne chance d’abattre.
«Mes compliments, monsieur Miguel, mes compliments! cria Jacques Helloch, lorsque l’un des Guahibos, qui s’était détaché, rapporta la bête en question.
–Je les accepte, monsieur Helloch, et je vous promets que la peau de cet animal figurera à notre retour au musée d’Histoire naturelle, avec cette inscription: „Tué de la main de M. Miguel, membre de la Société de Géographie de Ciudad-Bolivar”
–Et ce sera justice, ajouta M. Felipe.
–Pauvre bête! fit Jean, en considérant l’aluate étendu sur le sol, le cœur traversé d’une balle.
–Pauvre… mais excellente à manger… dit-on… répliqua Germain Paterne.
–En effet, monsieur, affirma M. Varinas, et vous pourrez tous en juger ce soir, lorsque nous serons à Atures. Ce singe formera la principale pièce de notre prochain dîner…
–Ne sera-ce pas presque de l’anthropophagie?… fit observer en plaisantant Jacques Helloch.
–Oh! monsieur Helloch!… répondit Jean. Entre un singe et un homme…
–Bah! la différence n’est pas déjà si grande, mon cher Jean!… N’est-il pas vrai, sergent?…
–En effet… tous les deux s’entendent en grimaces!» répondit le sergent Martial, et il le prouvait bien en ce moment.
Quant au gibier de plume, il ne manquait pas, des canards, des ramiers, d’autres oiseaux aquatiques en grand nombre, et surtout de ces pavas qui sont des poules à large envergure. Toutefois, s’il eût été facile de démonter ces volatiles, il eût été difficile d’en prendre possession, car ils seraient tombés dans les tourbillons du rapide.
Il est vraiment curieux, cet Orénoque, lorsque ses eaux furieuses se précipitent à travers ce raudal d’Atures, qui est le plus long et le plus impraticable peut-être de son cours. Que l’on se figure les assourdissantes rumeurs des cataractes, les vapeurs pulvérisées qui les couronnent, le charriage des troncs, arrachés aux rives par la violence du torrent et choqués contre les rocs émergés, les portions de berge qui se détachent par instants et menacent l’étroit sentier tracé à leur surface. C’est à se demander comment des pirogues peuvent le franchir sans y laisser les bordages de leurs flancs ou de leurs fonds. Et, en vérité, les passagers de la Gallinetta, de la Moriche et de la Maripare ne seraient rassurés qu’à l’heure où ils verraient apparaître leurs embarcations au port d’Atures.
La petite troupe, dont la marche n’avait été interrompue ni par un incident, ni par un accident, fit halte au village, un peu après deux heures de l’après-midi.
A cette époque, Atures était tel encore que l’avait trouvé l’explorateur français cinq ans auparavant, tel qu’il restera sans doute, si l’on s’en tient aux pronostics d’Élisée Reclus, relativement à ces villages du moyen Orénoque. Tant que les voyageurs des trois pirogues ne seraient pas arrivés à San-Fernando, ils ne rencontreraient aucune bourgade de quelque importance. Et, au-delà, c’est le désert ou à peu prés, même sur les vastes bassins du Rio Negro et de l’Amazone.
Sept ou huit cases, c’était tout Atures, une trentaine d’Indiens, toute sa population. Là, encore, les indigènes s’occupent à l’élevage des bestiaux, mais on chercherait vainement, en amont du fleuve, des llaneros qui se livrent à ce travail. On n’y voit plus que des passages de bêtes à cornes, lorsque l’époque est venue de «transhumer» les troupeaux d’un territoire à un autre.
M. Miguel et ses deux compagnons, le sergent Martial et Jean, Jacques Helloch et Germain Paterne durent donc s’accommoder des moins délabrées de ces paillotes, où chaque groupe put tant bien que mal s’installer.
Au total, si ce village n’offrait aucun confort, s’il y avait lieu de regretter les roufs des pirogues, il jouissait d’un avantage des plus appréciables. Pas un seul moustique! Pourquoi ces insupportables insectes le fuyaient-ils?… on l’ignorait, et Germain Paterne ne put s’expliquer à ce sujet. Ce qui est certain, c’est que, la nuit venue, le sergent Martial fut dispensé d’abriter son neveu sous le toldo habituel.
Toutefois, à défaut de moustiques, il y a, en quantité, de ces niguas ou chiques dont les Indiens ont particulièrement à souffrir sur ces rives du fleuve.
En effet, ces indigènes marchent pieds nus, or, la piqûre de ces chiques est extrêmement douloureuse. En s’introduisant sous la peau, elles produisent la tuméfaction des parties atteintes. On ne peut les extraire qu’au moyen d’une pointe, et l’opération ne se pratique pas sans difficulté ni douleur.
Inutile de dire qu’au dîner du soir, – qui fut pris en commun sous un bouquet d’arbres, – l’aluate tué par M. Miguel et cuit à petit feu, figura comme plat de résistance…
«Eh bien, s’écria M. Felipe, n’est-ce pas un rôti de premier choix?…
–Excellent, ce quadrumane, affirma M. Miguel, et il mériterait la place d’honneur sur une table européenne!
–C’est mon avis, répondit Jacques Helloch, et nous devrions en expédier quelques douzaines aux restaurants parisiens…
–Et pourquoi ces bêtes-là ne vaudraient-elles pas le veau, le bœuf ou le mouton, observa Germain Paterne, puisqu’elles ne se nourrissent que de végétaux d’un parfum exquis?…
–Seulement, répondit M. Varinas, le difficile est de les approcher d’assez près pour les tirer avec avantage.
–Nous en savons quelque chose, répliqua M. Miguel, puisque, je le répète, celui-ci est le premier…
–Auquel il faudra joindre un deuxième, monsieur Miguel, dit Jacques Helloch. Puisque nous devons passer quelques jours dans ce village, faisons la chasse aux singes. – Vous serez des nôtres, n’est-il pas vrai, mon cher Jean?
–Je ne me crois pas digne de vous accompagner, répondit le jeune garçon en remerciant d’un geste. D’ailleurs, mon oncle ne me permettrait pas… sans lui, du moins…
–Certes, non, je ne le permettrais pas! déclara le sergent Martial, très heureux que son neveu l’eût mis à même de répondre par un refus à la proposition de son compatriote.
– Et pourquoi?… reprit Jacques Helloch. Cette chasse n’offre aucun danger…
– Il est toujours dangereux de s’aventurer à travers ces forêts qui ne sont pas uniquement fréquentées par des singes, je suppose, répondit le sergent Martial.
–En effet… on peut y rencontrer des ours… quelquefois… répliqua M. Felipe.
–Oh! des ours débonnaires, répondit Germain Paterne, quelques-uns de ces fourmiliers qui n’attaquent jamais l’homme, et qui vivent de poissons et de miel !
–Et les tigres… et les lions… et les ocelots… est-ce aussi du miel qu’ils mangent?… riposta le sergent Martial, résolu à ne point en démordre.
–Ces fauves sont rares, affirma M. Miguel, et ils ne rôdent guère autour des villages, tandis que les singes viennent volontiers gambader dans le voisinage des habitations.
–En tout cas, dit alors M. Varinas, il y a un moyen très simple qu’on emploie dans les bourgades de l’Orénoque pour s’emparer des singes, sans les poursuivre, et même sans quitter sa case…
– Et lequel?… demanda Jean.
– On dépose à la lisière d’un bois quelques calebasses, on les fixe solidement au sol, on les perce d’un trou par lequel le singe peut introduire sa main lorsqu’elle est ouverte, mais d’où il ne peut la retirer quand elle est fermée. Un fruit, un de ceux qu’ils préfèrent, est placé à l’intérieur de ces calebasses. Le singe le voit, il le sent, son désir le pousse, il introduit sa main par le trou, il saisit sa proie, et, comme d’une part il ne veut pas lâcher le fruit, et, comme de l’autre, il ne peut pas retirer sa main, le voilà prisonnier…
–Comment, s’écria le sergent Martial, cet animal n’a pas l’idée d’abandonner…
–Non… il n’a pas cette idée, répondit M. Varinas.
–Et l’on viendra prétendre que les singes sont remplis d’intelligence et de malice…
–Sans doute, mais leur gourmandise l’emporte sur leur intelligence, dit M. Felipe.
–Les fichues bêtes!»
Assurément, les quadrumanes qui se laissent prendre à ce piège méritent la qualification susdite. Et pourtant, le moyen indiqué par M. Varinas est souvent employé avec succès dans les forêts de l’Orénoque.
Cependant il convenait d’occuper les quelques jours de cette halte au village d’Atures, en attendant l’arrivée des pirogues. Le jeune garçon put même raconter que, six ans avant, son compatriote y était resté onze jours, – laps de temps qui avait été nécessaire à sa falca pour franchir le raudal d’Atures. Cette fois, les eaux étant hautes, peut-être faudrait-il moins de temps aux pirogues parties le matin même de Puerto-Real.
Dans tous les cas, durant leur séjour, Jean de Kermor et le sergent Martial n’accompagnèrent point les trois Venezueliens et les deux Français qui allèrent battre la plaine aux environs du village. Les chasseurs ne rencontrèrent aucun fauve, ou du moins ceux qu’ils aperçurent ne cherchèrent pas à les attaquer. Un tapir seulement fut blessé par une balle de Jacques Helloch, et put s’éloigner sans en attendre une seconde, qui l’aurait sans doute étendu sur le sol.
En revanche, les chasseurs eurent l’occasion de tuer ce qu’ils voulaient de pécaris, de cerfs, de cabiais, pour le renouvellement de leurs provisions. Ce qui ne fut pas consommé, on le fit sécher ou boucaner, suivant la mode indienne, de manière à se réserver une quantité de viande suffisante au reste du voyage.
Entre-temps, MM. Miguel, Varinas et Felipe, Jacques Helloch et Germain Paterne poussèrent leurs excursions jusqu’aux célèbres grottes situées sur le territoire d’Atures, à Punta Cerro, puis à l’île Cucuritale, où se retrouvent les traces du passage de l’infortuné docteur Crevaux, enfin au cerro de Los Muertos, où ces grottes servent de cimetière aux Indiens Piaroas. M. Miguel et ses compagnons descendirent même pendant une douzaine de kilomètres vers le sud-est, afin de visiter le cerro Pintado. C’est un bloc de porphyre, haut de deux cent cinquante mètres, que les indigènes sont parvenus à décorer, vers son milieu, d’inscriptions gigantesques, de dessins représentant un scolopendre, un homme, un oiseau, un serpent long de plus de trois cents pieds.
Peut-être Germain Paterne eût-il préféré recueillir quelque plante rare à la base de la Montagne-Peinte, – il vaudrait mieux l’appeler la Montagne-Gravée, – mais, à son vif regret, ses recherches furent infructueuses.
Il va sans dire que les excursionnistes revenaient de ces longues promenades passablement fatigués. La chaleur était excessive, et les fréquents orages, qui éclataient avec violence, n’arrivaient pas à la modérer.
Ainsi s’écoula le temps au village d’Atures. Les deux repas quotidiens réunissaient tous les convives à la même table. On se narrait les événements de la journée. Jean prenait un vif plaisir au récit des chasses de Jacques Helloch, toujours soucieux de détourner le jeune garçon des tristes préoccupations de l’avenir. Et quels vœux il formait pour que Jean obtînt à San-Fernando d’exactes informations relativement au colonel de Kermor, et qu’il ne fût pas obligé de se risquer en de lointaines aventures!
Puis, le soir venu, le jeune garçon lisait à haute voix diverses pages de son guide favori, et plus spécialement celles qui concernaient Atures et ses environs. M. Miguel et ses collègues étaient frappés de l’exactitude, de la précision des renseignements de l’explorateur français en ce qui concernait le cours de l’Orénoque, les mœurs des différentes tribus indiennes, les particularités de leurs territoires, les coutumes des llaneros, avec lesquels il s’était trouvé en rapport.
Et, au vrai, si Jean de Kermor était obligé de prolonger sa campagne jusqu’aux sources du fleuve, il ne pourrait que tirer grand profit des informations si sûres de son compatriote.
Enfin, le 9 septembre, vers midi, Germain Paterne, qui avait été herboriser sur la rive, en avant du village, reparut en appelant ses compagnons.
Aucune excursion n’ayant été projetée ce jour-là, ils étaient tous réunis dans la principale paillote du village, attendant l’heure du déjeuner.
Aux cris qui se faisaient entendre, Jacques Helloch s’élança d’un bond au-dehors.
Les autres le suivirent, pouvant craindre que Germain Paterne ne demandât du secours, soit qu’il fût aux prises avec quelque fauve, soit qu’il eût rencontré une bande de Quivas dans le voisinage d’Atures.
Germain Paterne revenait seul, sa boîte au dos, faisant de grands gestes.
«Eh! qu’y a-t-il?… lui cria Jacques Helloch.
–Nos pirogues, mes amis!
– Nos pirogues?… répondit M. Miguel.
– Déjà?… s’écria M. Felipe.
–Elles ne sont pas à un demi-kilomètre.»
Tous de courir alors, en redescendant la rive gauche du fleuve, et, à un tournant, ils aperçurent les falcas que leurs équipages remorquaient à l’espilla le long de la berge.
Bientôt les passagers purent se faire entendre des patrons, lesquels, debout à l’arrière, maintenaient les embarcations contre les embardées du halage.
«Vous… Valdez?… demanda le sergent Martial.
–Moi-même, sergent, et, vous le voyez, mes camarades me suivent…
–Pas d’avaries?… interrogea M. Miguel.
–Pas d’avaries, répondit Valdez, mais nous avons eu du mal tout de même!
–Enfin, vous voilà arrivés… dit Jacques Helloch au patron de la Moriche.
–Oui… et en sept jours… ce qui est rare, lorsqu’il s’agit de franchir le raudal d’Atures.»
Et Parchal disait vrai, mais ces Banivas sont d’excellents mariniers, il est juste de le reconnaître. Il n’y avait qu’à les louer de leur habileté et de leur zèle, et ces braves gens se montrèrent d’autant plus sensibles aux éloges des passagers, que ces éloges furent accompagnés de quelques piastres supplémentaires, – à titre de bonne main.
Quelques observations de Germain Paterne
e départ des trois pirogues s’effectua le lendemain aux premières heures du soleil levant. La veille, l’après-midi, on avait procédé au rembarquement du matériel, et comme aucune avarie n’était survenue pendant le passage du raudal, le voyage n’eut à subir aucun retard de ce chef.
Il est vrai, peut-être les passagers allaient-ils être moins favorisés entre Atures et la bourgade de San-Fernando. Le vent, qui marquait une tendance à calmir, ne suffirait pas à pousser les falcas contre le courant de l’Orénoque. Tout au plus pourraient-elles l’étaler. Cependant, comme la brise soufflait encore de la partie du nord, ne variant guère que de l’est à l’ouest, les voiles furent hissées, en attendant qu’il y eût lieu de recourir à l’espilla ou aux palancas.
Inutile de mentionner que chaque groupe avait repris sa place dans sa pirogue, – le sergent Martial et Jean de Kermor à bord de la Gallinetta, MM. Miguel, Varinas et Felipe à bord de la Maripare, Jacques Helloch et Germain Paterne à bord de la Moriche.
Autant que possible, on naviguait en ligne, et le plus souvent – le sergent Martial l’observait non sans grogner en sourdine, – la Moriche marchait de conserve avec la Gallinetta, ce qui permettait aux passagers de causer, et ils ne s’en faisaient pas faute.
Pendant la matinée, les falcas ne gagnèrent que cinq kilomètres vers l’amont. Il fut d’abord indispensable d’évoluer au milieu de ce dédale d’îlots et de récifs dont le fleuve est embarrassé jusqu’au-dessus d’Atures. Impossible même de conserver aux voiles une orientation constante. Entre ces passes rétrécies, les eaux descendaient avec rapidité, et les palancas durent être maniées avec une grande vigueur.
Lorsque la flottille se trouva par le travers du cerro de Los Muertos, le lit de l’Orénoque devint plus libre. Après s’être rapprochées de la rive droite où le courant est moins fort, les falcas purent s’aider de la brise dans une certaine mesure.
En arrière de la rive opposée se dressait le cerro Pintado que M. Miguel et ses compagnons avaient visité et dont on put alors observer le bizarre massif, qui domine les vastes plaines fréquentées des Indiens Guahibos.
En même temps que le soleil déclinait sur l’horizon, le vent diminua graduellement en halant le nord-est, et il refusa même vers les cinq heures du soir.
Les pirogues naviguaient alors à la hauteur du raudal de Garcita. Sur le conseil du patron Valdez, les passagers se préparèrent à stationner en cet endroit, qui leur offrait un abri convenable pour la durée de la nuit.
Le parcours pendant cette journée n’avait été que d’une quinzaine de kilomètres, et l’on se remit en route le lendemain dès l’aube naissante.
Le passage du raudal de Garcita n’offrit aucune difficulté. Il est praticable toute l’année et ne nécessite aucun transbordement. En ce mois, d’ailleurs, l’Orénoque, coulant à pleine eau, gardait une profondeur suffisante pour des embarcations à fond plat. Cependant il commençait à baisser, puisqu’on était déjà à la mi-septembre, et la saison sèche ne tarderait pas à réduire son étiage.
Il est vrai, les pluies étaient encore abondantes et fréquentes. Elles n’avaient point épargné les voyageurs depuis leur départ, et ils devaient subir des averses torrentielles jusqu’à leur arrivée à San-Fernando. Ce jour-là, d’interminables rafales obligèrent à se confiner sous les roufs. En somme, la brise tendait plutôt à fraîchir – ce dont il n’y avait pas à se plaindre.
Le soir, dans un coude du fleuve arrondi vers l’est, entre la rive droite et une île, l’île Rabo Pelado, les pirogues relâchèrent à un endroit assez abrité.
De six heures à sept heures, les chasseurs battirent la lisière de cette île, toute hérissée de taillis et presque impénétrable. Ils purent abattre une demi-douzaine de gabiotas, palmipèdes de petite espèce, gros comme des pigeons, et qui furent servis au repas du soir.
En outre, au retour, Jacques Helloch tua d’une balle un de ces jeunes caïmans que les Indiens appellent babas, et dont ils déclarent la chair excellente.
Il est vrai, cette préparation culinaire, ce sancocho, comme on le nomme dans le pays, fut dédaigné des convives. On l’abandonna aux mariniers qui s’en régalèrent.
Seul, Germain Paterne voulut y goûter, parce qu’un naturaliste n’a pas la permission d’être difficile et doit se sacrifier dans l’intérêt de la science.
«Eh bien?… lui demanda Jacques Helloch.
–Eh bien, répondit Germain Paterne, ce n’est pas bon à la première bouchée… mais à la seconde…
–C’est…
–Détestable!»
Le sancocho était jugé et condamné sans appel.
Le lendemain, départ de l’île Rabo Pelado et reprise de la navigation vers le sud-ouest, – direction qu’affecte l’Orénoque jusqu’au raudal des Guahibos. Jour de pluie continue. Brise intermittente venant du nord-est. Voiles des pirogues, tantôt inertes, pendant le long du mât, tantôt gonflées et arrondies comme une enveloppe d’aérostat.
Le soir, Valdez vint s’amarrer en aval de l’île de Guayabo, n’ayant parcouru que douze kilomètres, car l’action du vent avait été souvent inférieure à celle du courant.
Le lendemain, après une journée fatigante, les trois pirogues purent atteindre le raudal des Guahibos et relâchèrent à l’embouchure du bras de Carestia, qui contourne par la rive droite une longue île à l’endroit où elle divise le cours de l’Orénoque.
La nuit se passa tranquillement après le souper, qui fut renforcé d’une couple de hoccos, volatiles aquatiques, démontés sur les berges de l’île.
Là, le lit du fleuve est sinueux, large, mais encombré d’îlots et d’îles. De plus, il est coupé par un barrage d’où les eaux retombent en cascades retentissantes. Le site est d’une sauvagerie superbe, l’un des plus beaux peut-être qui se rencontrent sur le moyen Orénoque.
Les voyageurs eurent le temps de l’admirer, car il leur fallut quelques heures pour remonter le raudal des Guahibos. Les pirogues le franchirent sans qu’il y eût nécessité de procéder à leur déchargement, et bien qu’il présente d’habitude plus de difficultés que celui de Garcita.
Vers trois heures de l’après-midi, en suivant le bras de la rive gauche, on arriva au village de Carestia, où devait s’opérer le débarquement, afin de faciliter aux pirogues le passage du raudal de Maipures.
Il y eut donc lieu de recommencer la manœuvre qui s’était faite à Puerto-Real. Des Indiens se chargèrent de transporter à dos les bagages et accompagnèrent les passagers jusqu’à Maipures, où ils s’arrêtèrent avant cinq heures du soir.
Du reste, la distance entre Carestia et Maipures n’est que de six kilomètres, et le sentier, le long de la berge, se prêtait aisément à la marche.
C’était là que l’on devait attendre la Gallinetta, la Maripare et la Moriche, auxquelles il ne faudrait pas moins de trois à quatre jours pour rejoindre.
En effet, si le raudal de Maipures mesure une longueur moindre que celui d’Atures, peut-être offre-t-il de plus sérieux obstacles. Dans tous les cas, la dénivellation des eaux s’y accuse davantage, – douze mètres environ à répartir entre six kilomètres. Mais on pouvait compter sur le zèle et l’habileté des équipages. Tout ce qu’il serait humainement possible de faire pour gagner du temps, ils le feraient.
Au surplus, on n’avait pas mis cinq jours à parcourir les soixante kilomètres qui séparent les deux principaux raudals de cette partie de l’Orénoque.
Les Indiens Maipures, qui ont donné leur nom à ce village, formaient une ancienne tribu, alors réduite à quelques familles, dont le métissage a profondément modifié le type. Le village, situé au pied d’âpres falaises granitiques d’un grand caractère, ne se compose plus que d’une dizaine de cases.
C’est là que la petite troupe eut à s’installer pour quelques jours, et dans des conditions à peu près identiques à celles du village d’Atures.
C’était la dernière fois, d’ailleurs, qu’ils seraient forcés d’abandonner les pirogues avant de relâcher à San-Fernando. Jusqu’à cette bourgade, le fleuve n’est plus coupé par ces rapides, qui nécessitent, d’une part, le débarquement des passagers et des bagages, et de l’autre, le traînage des embarcations sur les seuils rocheux que balayent des eaux torrentueuses. Donc, le mieux était de patienter, sans récriminer contre cet état de choses, et l’on prit ce nouveau retard en patience, quoi que pût dire le sergent Martial, qui brûlait d’avoir atteint San-Fernando.
À Maipures, il n’y eut pas lieu de tuer le temps en excursions, ainsi qu’on avait pu le faire dans les plaines du cerro Pintado. On se contenta de chasser et d’herboriser. Le jeune garçon, accompagné du sergent Martial, prit un très vif intérêt aux promenades scientifiques de Germain Paterne, tandis que les chasseurs pourvoyaient aux besoins journaliers.
C’était utile, nécessaire même, car les approvisionnements faits à la Urbana et dans les chasses précédentes seraient épuisés, s’il se produisait quelque retard, et il n’y aurait plus possibilité de se ravitailler avant le terme du voyage.
Or, de Maipures à San-Fernando, étant donné le cours irrégulier de l’Orénoque, il faut compter environ de cent trente à cent quarante kilomètres.
Enfin, le 18, dans l’après-midi, les trois falcas arrivèrent à ce village, après avoir suivi la rive gauche du fleuve, sur laquelle il est bâti. Par sa situation, il n’est pas venezuelien, et il appartient à la Colombie. Seulement, le chemin de halage de cette rive doit, paraît-il, rester neutralisé jusqu’en 1911, et ne deviendra colombien qu’à partir de cette date.
On voit que Valdez et ses compagnons avait fait diligence, puisque, en cinq jours, ils avaient pu remonter le raudal. Sans attendre au lendemain, les pirogues furent rechargées, et, le 19 au matin, elles reprirent leur navigation.
Durant cette journée pluvieuse, la flottille dut encore circuler entre une infinité d’îlots et de roches qui hérissent le lit du fleuve. Comme le vent soufflait de l’ouest, il ne favorisait plus la marche des falcas, et même eût-il soufflé du nord qu’elles n’auraient pu en profiter, tant elles étaient obligées à de fréquents changements de direction à travers les passes.
Au-delà de l’embouchure du Sipapo, se rencontre un petit raudal, celui de Sijuaumi, dont le passage n’exigea que quelques heures sans débarquement.
Cependant, grâce à ces diverses causes de retard, les pirogues ne purent s’avancer au-delà de l’embouchure du rio Vichada, où elles se disposèrent pour la nuit.
Les deux rives du fleuve, en cet endroit, présentent un contraste frappant. À l’est, le territoire est bossué de tumescences, de bancos réguliers, de collines basses, qui se raccordent avec les montagnes, dont les lointains profils recevaient alors les derniers rayons du soleil à l’instant de son coucher. Vers l’ouest, au contraire, se développaient de spacieuses plaines, arrosées par ces eaux noires du Vichada, venues des llanos colombiens, et qui fournissent un si considérable apport au lit de l’Orénoque.
Peut-être Jacques Helloch s’attendait-il à ce qu’il s’élevât une discussion entre MM. Felipe et Varinas relativement au Vichada, car il aurait pu être considéré comme principale branche, avec autant de raison que le Guaviare ou l’Atabapo. Il n’en fut rien. Les deux adversaires n’étaient plus éloignés de l’endroit où confluaient leurs cours d’eau favoris. Ils auraient alors le temps de se disputer sur les lieux mêmes et en connaissance de cause.
La journée suivante les en rapprocha d’une vingtaine de kilomètres. La navigation devint plus aisée sur cette partie du fleuve dégagée de récifs. Les patrons purent durant quelques heures se servir des voiles, et rallier, dans ces conditions moins fatigantes, le village de Mataweni, situé sur la rive gauche, près du rio de ce nom.
On ne vit là qu’une douzaine de huttes, appartenant aux Guahibos, qui occupent les territoires riverains de l’Orénoque, et plus particulièrement ceux de la rive gauche. Si les voyageurs avaient eu le temps de remonter le Vichada, ils auraient trouvé un certain nombre de villages habités par ces Indiens, doux de caractère, laborieux, intelligents, qui font le commerce du manioc avec les marchands de San-Fernando.
Et même, en cas que Jacques Helloch et Germain Paterne eussent été seuls, peut-être auraient-ils relâché à l’embouchure de ce tributaire, comme ils l’avaient fait à la Urbana, quelques semaines avant. Il est vrai, leur excursion à travers la sierra Matapey avait failli mal finir. Néanmoins, Germain Paterne crut devoir formuler sa proposition en ces termes, lorsque la Moriche eut été amarrée à la berge de Mataweni, bord à bord avec la Gallinetta.
«Mon cher Jacques, dit-il, nous avons été chargés par le ministre de l’Instruction publique d’une mission scientifique sur l’Orénoque, si je ne me trompe…
–Où veux-tu en venir?… demanda Jacques Helloch, assez surpris de cette observation.
–À ceci, Jacques… Est-ce que cette mission concerne uniquement l’Orénoque?…
–L’Orénoque et ses affluents…
– Eh bien, pour dire les choses comme elles sont, il me semble que nous négligeons quelque peu les affluents du superbe fleuve depuis que nous avons quitté la Urbana…
–Tu crois?…
–Juges-en, cher ami. Avons-nous remonté le Suapure, le Pararuma et le Parguaza de la rive droite?…
–Je ne le pense pas.
–Avons-nous engagé notre pirogue entre les rives du Meta de la rive gauche, ce Meta qui est l’un des plus importants tributaires du grand fleuve venezuelien?…
–Non, et nous avons dépassé l’embouchure du Meta sans y pénétrer.
–Et le rio Sipopo?…
–Nous avons négligé le rio Sipopo.
– Et le rio Vichada?…
–Nous avons aussi manqué à tous nos devoirs envers le rio Vichada.
–C’est ainsi que tu plaisantes, Jacques?…
–C’est ainsi, mon bon Germain, car, enfin, tu devrais te dire que ce que nous n’avons pas fait à l’aller, il sera toujours temps de le faire au retour. Ils ne disparaîtront pas, tes affluents, j’imagine, ils ne s’assèchent même pas dans la saison chaude, et nous les retrouverons à leur place habituelle, lorsque nous redescendrons le superbe fleuve…
–Jacques… Jacques… quand nous aurons l’honneur d’être reçus par le ministre de l’Instruction publique…
–Eh bien, naturaliste que tu es, nous lui dirons, à ce haut fonctionnaire: si nous avions été seuls, monsieur le ministre, nous aurions sans doute procédé à ces excursions en remontant l’Orénoque, mais nous étions en compagnie… en bonne compagnie… et il nous a paru qu’il valait mieux naviguer de conserve jusqu’à San-Fernando…
–Où nous séjournerons quelque temps, je suppose… demanda Germain Paterne.
–Le temps de trancher cette question du Guaviare et de l’Atabapo, répondit Jacques Helloch, non point qu’elle ne me paraisse résolue au profit de M. Miguel. Après tout, ce sera une occasion excellente d’étudier ces deux affluents dans la société de MM. Felipe et Varinas. Tu peux être certain que notre mission y gagnera, et que le ministre de l’Instruction publique nous enguirlandera de ses félicitations les plus officielles!»
Il convient de dire que Jean de Kermor, alors seul à bord de la Gallinetta, avait entendu cette conversation des deux amis. Ce n’était point indiscrétion de sa part, et, en somme, le sujet qu’ils traitaient n’avait rien de bien intime.
Il était indéniable, quoique le sergent Martial eût tout fait pour y mettre obstacle, que, depuis leur rencontre, Jacques Helloch n’avait négligé aucune occasion de témoigner la plus vive sympathie à Jean de Kermor. Que celui-ci s’en fût aperçu, nul doute, et, à cette sympathie, comment répondait-il?… S’abandonnait-il, comme on eût pu l’attendre d’un jeune garçon de son âge envers ce compatriote si serviable qui lui portait tant d’intérêt, qui faisait des vœux si ardents pour la réussite de ses projets, qui se mettait à sa disposition dans la mesure du possible?…
Non, et cela pouvait même sembler assez bizarre. Quelque touché que pût être Jean, quelque reconnaissant qu’il dût se montrer envers Jacques Helloch, il gardait une extrême réserve vis-à-vis de lui, – non point parce que le sergent Martial l’aurait grondé, s’il en eût été autrement, mais par suite de son caractère discret, toujours empreint d’une certaine timidité.
Et, lorsque le moment de se séparer serait venu, lorsque Jean quitterait San-Fernando s’il lui fallait continuer ses recherches, lorsque Jacques Helloch reprendrait la route du retour, oui! Jean serait très affecté de cette séparation… Peut-être même se dirait-il que si Jacques Helloch lui eût servi de guide, il aurait plus sûrement atteint son but…
Et ne fut-il pas très ému, quand, à la fin de cette conversation, à laquelle il prêtait une complaisante oreille, il entendit Jacques Helloch dire à son camarade:
«Et puis, Germain, il y a ce jeune garçon que le hasard a mis sur notre route, et auquel je m’intéresse… Est-ce qu’il ne t’inspire pas une profonde sympathie?…
–Profonde, Jacques!
– Car plus j’y réfléchis, Germain, s’il a raison d’obéir au sentiment filial qui lui a fait entreprendre ce voyage, plus je crains qu’il se trouve bientôt aux prises avec de telles difficultés et de tels dangers qu’il ne puisse les vaincre! S’il recueille de nouveaux renseignements à San-Fernando, ne va-t-il pas se lancer à travers ces régions du haut Orénoque… ou même du rio Negro?… Oui!… s’il se dit: mon père est la!… il voudra aller!… C’est une âme forte dans le corps d’un enfant!… Il suffit de l’observer, il suffit de l’entendre, et le sentiment du devoir est poussé chez lui jusqu’à l’héroïsme!… N’est-ce pas ton avis, Germain?…
–Jacques, je partage tes idées sur le jeune de Kermor, et c’est avec raison que tu t’effraies…
–Et qui a-t-il pour le conseiller, pour le défendre?… reprit Jacques Helloch. Un vieux soldat, qui assurément se ferait tuer pour lui… Mais est-ce le compagnon qu’il lui faudrait?… Non, Germain, et veux-tu que je te dise toute ma pensée?… Eh bien, mieux vaudrait que ce pauvre enfant ne trouvât à San-Fernando aucun renseignement relatif à son père…»
Si Jacques Helloch avait pu observer Jean au moment où il parlait ainsi, il l’aurait vu se redressant, relevant la tête, ses yeux animés… puis retombant, accablé, à la pensée qu’il n’atteindrait peut-être pas son but… qu’il était condamné à revenir, sans avoir réussi…
Toutefois, après cet instant de défaillance, l’espoir le reprit, lorsqu’il entendit Jacques Helloch ajouter:
«Non! non!… ce serait trop cruel pour ce pauvre Jean, et je veux encore croire que ses recherches aboutiront!… C’est à San-Fernando que le colonel de Kermor était de passage, il y a treize ans… Aucun doute à cet égard… Là… Jean apprendra ce qu’est devenu son père… Ah! j’aurais voulu pouvoir l’accompagner…
–Je te comprends, Jacques… Il lui aurait fallu pour guide un homme comme toi, et non ce vieux briscard… qui n’est pas plus son oncle que je ne suis sa tante!… Mais que veux-tu?… Notre itinéraire ne peut être le sien, et, sans parler des affluents que nous devons explorer au retour…
–Est-ce qu’il n’y en a pas au-delà de San-Fernando?… fit observer Jacques Helloch.
–Si vraiment… Je t’en citerai d’admirables même… le Cunucunuma, le Cassiquiare, le Mavaca… et, à ce compte-là, notre expédition nous conduirait jusqu’aux sources de l’Orénoque…
–Et pourquoi pas, Germain?… L’exploration serait plus complète, voilà tout… et ce n’est pas le ministre de l’Instruction publique qui pourrait se plaindre!…
–Le ministre… le ministre, Jacques! Tu le tournes et le retournes à toutes sauces, ce grand maître de l’Université!… Et puis, si ce n’est plus du côté de l’Orénoque que Jean de Kermor va continuer ses recherches… s’il va s’aventurer à travers des llanos de la Colombie… si même il descend vers le bassin du Rio Negro et de l’Amazone…»
Jacques Helloch ne répondit pas, car il ne pouvait répondre. À la rigueur, il le comprenait bien, poursuivre son voyage même jusqu’aux sources de l’Orénoque, ce serait toujours rester dans l’esprit de sa mission… tandis que quitter le bassin du fleuve, et aussi le Venezuela pour suivre le jeune garçon à travers les territoires de la Colombie ou du Brésil…
Dans la pirogue voisine, agenouillé au fond du rouf, Jean avait tout entendu… Il savait quelle sympathie il inspirait à ses compagnons… Et il savait aussi que ni Jacques Helloch ni Germain Paterne ne croyaient à cette parenté qui l’unissait au sergent Martial… Sur quoi se fondaient-ils pour cela, et que penserait son vieil ami, s’il venait à l’apprendre?…
Et, sans se demander ce que lui réservait l’avenir, si le courage, le dévouement de Jacques Helloch lui viendraient jamais en aide, il remerciait Dieu d’avoir mis sur sa route ce brave et généreux compatriote.