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Jules Verne

 

LE PAYS DES FOURRURES

 

(Chapitre I-V)

 

 

illustré par Férat & de Beaurepaire

Bibliothèque D’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

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© Andrzej Zydorczak

 

Première partie

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Chapitre I

Une soirée au fort Reliance

 

e soir-là – 17 mars 1859, – le capitaine Craventy donnait une fête au fort Reliance.

Que ce mot de fête n’éveille pas dans l’esprit l’idée d’un gala grandiose, d’un bal de cour, d’un «raout» carillonné ou d’un festival à grand orchestre. La réception du capitaine Craventy était plus simple, et, pourtant, le capitaine n’avait rien épargné pour lui donner tout l’éclat possible.

En effet, sous la direction du caporal Joliffe, le grand salon du rez-de-chaussée s’était transformé. On voyait bien encore les murailles de bois, faites de troncs à peine équarris, disposés horizontalement; mais quatre pavillons britanniques, placés aux quatre angles, et des panoplies, empruntées à l’arsenal du fort, en dissimulaient la nudité. Si les longues poutres du plafond, rugueuses, noirâtres, s’allongeaient sur les contreforts grossièrement ajustés, en revanche, deux lampes, munies de leur réflecteur en fer-blanc, se balançaient comme deux lustres au bout de leur chaîne et projetaient une suffisante lumière à travers l’atmosphère embrumée de la salle. Les fenêtres étaient étroites; quelques-unes ressemblaient à des meurtrières; leurs carreaux, blindés par un épais givre, défiaient toutes les curiosités du regard; mais deux ou trois pans de cotonnades rouges, disposées avec goût, sollicitaient l’admiration des invités. Quant au plancher, il se composait de lourds madriers juxtaposés, que le caporal Joliffe avait soigneusement balayés pour la circonstance. Ni fauteuils, ni divans, ni chaises, ni autres accessoires des ameublements modernes ne gênaient la circulation. Des bancs de bois, à demi engagés dans l’épaisse paroi, des cubes massifs, débités à coups de hache, deux tables à gros pieds, formaient tout le mobilier du salon; mais la muraille d’entrefend, à travers laquelle une étroite porte à un seul battant donnait accès dans la chambre voisine, était ornée d’une façon pittoresque et riche à la fois. Aux poutres, et dans un ordre admirable, pendaient d’opulentes fourrures, dont pareil assortiment ne se fût pas rencontré aux plus enviables étalages de Regent-Street ou de la Perspective-Niewski. On eût dit que toute la faune des contrées arctiques s’était fait représenter dans cette décoration par un échantillon de ses plus belles peaux. Le regard hésitait entre les fourrures de loups, d’ours gris, d’ours polaires, de loutres, de wolvérènes, de visons, de castors, de rats musqués, d’hermines, de renards argentés. Au-dessus de cette exposition se déroulait une devise dont les lettres avaient été artistement découpées dans un morceau de carton peint, – la devise de la célèbre Compagnie de la baie d’Hudson:

PROPELLE CUTEM

«Véritablement, caporal Joliffe, dit le capitaine Craventy à son subordonné, vous vous êtes surpassé!

– Je le crois, mon capitaine, je le crois, répondit le caporal. Mais rendons justice à chacun. Une part de vos éloges revient à mistress Joliffe, qui m’a aidé en tout ceci.

– C’est une femme adroite, caporal.

– Elle n’a pas sa pareille, mon capitaine.»

Au centre du salon se dressait un poêle énorme, moitié brique, moitié faïence, dont le gros tuyau de tôle, traversant le plafond, allait épancher au dehors des torrents de fumée noire. Ce poêle tirait, ronflait, rougissait sous l’influence des pelletées de charbon que le chauffeur, – un soldat spécialement chargé de ce service, – y engouffrait sans cesse. Quelquefois, un remous de vent encapuchonnait la cheminée extérieure. Une âcre fumée, se rabattant à travers le foyer, envahissait alors le salon. Des langues de flammes léchaient les parois de brique; un nuage opaque voilait la lumière de la lampe, et encrassait les poutres du plafond, mais ce léger inconvénient touchait peu les invités du fort Reliance. Le poêle les chauffait, et ce n’était pas acheter trop cher sa chaleur, car il faisait terriblement froid au dehors, et au froid se joignait un coup de vent de nord, qui en redoublait l’intensité.

En effet, on entendait la tempête mugir autour de la maison. La neige qui tombait, presque solidifiée déjà, crépitait sur le givre des vitres. Des sifflements aigus, passant entre les jointures des portes et des fenêtres, s’élevaient parfois jusqu’à la limite des sons perceptibles. Puis, un grand silence se faisait. La nature semblait reprendre haleine, et de nouveau, la rafale se déchaînait avec une épouvantable force. On sentait la maison trembler sur ses pilotis, les ais craquer, les poutres gémir. Un étranger, moins habitué que les hôtes du fort à ces convulsions de l’atmosphère, se serait demandé si la tourmente n’allait pas emporter cet assemblage de planches et de madriers. Mais les invités du capitaine Craventy se préoccupaient peu de la rafale, et, même au dehors, ils ne s’en seraient pas plus effrayés que ces pètrels-satanicles qui se jouent au milieu des tempêtes.

Cependant, parmi ces invités, il faut faire quelques observations. La réunion comprenait une centaine d’individus des deux sexes. Deux seulement – deux femmes – n’appartenaient pas au personnel accoutumé du fort Reliance. Ce personnel se composait du capitaine Craventy, du lieutenant Jasper Hobson, du sergent Long, du caporal Joliffe et d’une soixantaine de soldats ou employés de la Compagnie. Quelques-uns étaient mariés, entre autres le caporal Joliffe, heureux époux d’une Canadienne vive et alerte, puis un certain Mac Nap, Écossais marié à une Écossaise, et John Raë, qui avait pris femme dernièrement parmi les Indiennes de la contrée. Tout ce monde, sans distinction de rang, officiers, employés ou soldats, était traité, ce soir-là, par le capitaine Craventy.

Il convient d’ajouter ici que le personnel de la Compagnie n’avait pas fourni seul son contingent à la fête. Les forts du voisinage, – et dans ces contrées lointaines on voisine à cent milles de distance, – avaient accepté l’invitation du capitaine Craventy. Bon nombre d’employés ou de facteurs étaient venus du fort Providence ou du fort Résolution, appartenant à la circonscription du lac de l’Esclave, et même du fort Chipewan et du fort Liard situés plus au sud. C’était un divertissement rare, une distraction inattendue, que devaient rechercher avec empressement ces reclus, ces exilés, à demi perdus dans la solitude des régions hyperboréennes.

Enfin, quelques chefs indiens n’avaient point décliné l’invitation qui leur fut faite. Ces indigènes, en rapports constants avec les factoreries, fournissaient en grande partie et par voie d’échange les fourrures dont la Compagnie faisait le trafic. C’étaient généralement des Indiens Chippeways, hommes vigoureux, admirablement constitués, vêtus de casaques de peaux et de manteaux de fourrures du plus grand effet. Leur face, moitié rouge, moitié noire, présentait ce masque spécial que la «couleur locale» impose en Europe aux diables des féeries. Sur leur tête se dressaient des bouquets de plumes d’aigle déployés comme l’éventail d’une senora et qui tremblaient à chaque mouvement de leur chevelure noire. Ces chefs, au nombre d’une douzaine, n’avaient point amené leurs femmes, malheureuses «squaws» qui ne s’élèvent guère au-dessus de la condition d’esclaves.

Tel était le personnel de cette soirée, auquel le capitaine faisait les honneurs du fort Reliance. On ne dansait pas, faute d’orchestre; mais le buffet remplaçait avantageusement les gagistes des bals européens. Sur la table s’élevait un pudding pyramidal que Mrs. Joliffe avait confectionné de sa main; c’était un énorme cône tronqué, composé de farine, de graisse de rennes et de boeuf musqué, auquel manquaient peut-être les oeufs, le lait, le citron recommandés par les traités de cuisine, mais qui rachetait ce défaut par ses proportions gigantesques. Mrs. Joliffe ne cessait de le débiter en tranches, et cependant l’énorme masse résistait toujours. Sur la table figuraient aussi des piles de sandwiches, dans lesquelles le biscuit de mer remplaçait les fines tartines de pain anglais; entre deux tranches de biscuit qui, malgré leur dureté, ne résistaient pas aux dents des Chippeways. Mrs. Joliffe avait ingénieusement glissé de minces lanières de «corn-beef,» sorte de boeuf salé, qui tenait la place du jambon d’York et de la galantine truffée des buffets de l’ancien continent. Quant aux rafraîchissements, le whisky et le gin, ils circulaient dans de petits verres d’étain, sans parler d’un punch gigantesque qui devait clore cette fête, dont les Indiens parleront longtemps dans leurs wigwams.

Aussi, que de compliments les époux Joliffe reçurent pendant cette soirée! Mais aussi, quelle activité, quelle bonne grâce! Comme ils se multipliaient! Avec quelle amabilité ils présidaient à la distribution des rafraîchissements! Non! ils n’attendaient pas, ils prévenaient les désirs de chacun. On n’avait pas le temps de demander, de souhaiter même! Aux sandwiches succédaient les tranches de l’inépuisable pudding! Au pudding, les verres de gin ou de whisky!

«Non, merci, mistress Joliffe.

– Vous êtes trop bon, caporal, je vous demanderai la permission de respirer.

– Mistress Joliffe, je vous assure que j’étouffe!

– Caporal Joliffe, vous faites de moi ce que vous voulez.

– Non, cette fois, madame, non! c’est impossible!»

Telles étaient les réponses que s’attirait presque invariablement l’heureux couple. Mais le caporal et sa femme insistaient tellement que les plus récalcitrants finissaient par céder. Et l’on mangeait sans cesse, et l’on buvait toujours! Et le ton des conversations montait! Les soldats, les employés s’animaient. Ici l’on parlait chasse, plus loin trafic. Que de projets formés pour la saison prochaine! La faune entière des régions arctiques ne suffirait pas à satisfaire ces chasseurs entreprenants. Déjà les ours, les renards, les boeufs musqués, tombaient sous leurs balles! Les castors, les rats, les hermines, les martres, les visons se prenaient par milliers dans leurs trappes! Les fourrures précieuses s’entassaient dans les magasins de la Compagnie, qui, cette année-là, réalisait des bénéfices hors de toute prévision. Et, tandis que les liqueurs, abondamment distribuées, enflammaient ces imaginations européennes, les Indiens, graves et silencieux, trop fiers pour admirer, trop circonspects pour promettre, laissaient dire ces langues babillardes, tout en absorbant, à haute dose, l’eau de feu du capitaine Craventy.

Le capitaine, lui, heureux de ce brouhaha, satisfait du plaisir que prenaient ces pauvres gens, relégués pour ainsi dire au delà du monde habitable, se promenait joyeusement au milieu de ses invités, répondant à toutes les questions qui lui étaient posées, lorsqu’elles se rapportaient à la fête:

«Demandez à Joliffe! demandez à Joliffe!»

Et l’on demandait à Joliffe, qui avait toujours une parole gracieuse au service de chacun.

Parmi les personnes attachées à la garde et au service du fort Reliance, quelques-unes doivent être plus spécialement signalées, car ce sont elles qui vont devenir le jouet de circonstances terribles, qu’aucune perspicacité humaine ne pouvait prévoir. Il convient donc, entre autres, de citer le lieutenant Jasper Hobson, le sergent Long, les époux Joliffe et deux étrangères auxquelles le capitaine faisait les honneurs de la soirée.

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C’était un homme de quarante ans que le lieutenant Jasper Hobson. Petit, maigre, s’il ne possédait pas une grande force musculaire, en revanche, son énergie morale le mettait au-dessus de toutes les épreuves et de tous les événements. C’était «un enfant de la Compagnie». Son père, le major Hobson, un Irlandais de Dublin, mort depuis quelques années, avait longtemps occupé avec Mrs. Hobson le fort Assiniboine. Là était né Jasper Hobson. Là, au pied même des Montagnes Rocheuses, son enfance et sa jeunesse s’écoulèrent librement. Instruit sévèrement par le major Hobson, il devint «un homme» par le sang-froid et le courage, quand l’âge n’en faisait encore qu’un adolescent. Jasper Hobson n’était point un chasseur, mais un soldat, un officier intelligent et brave. Pendant les luttes que la Compagnie eut à soutenir dans l’Orégon contre les compagnies rivales de l’Union, il se distingua par son zèle et son audace, et conquit rapidement son grade de lieutenant. En conséquence de son mérite bien reconnu, il venait d’être désigné pour commander une expédition dans le Nord. Cette expédition avait pour but d’explorer les parties septentrionales du lac du Grand-Ours et d’établir un fort sur la limite du continent américain. Le départ du lieutenant Jasper Hobson devait s’effectuer dans les premiers jours d’avril.

Si le lieutenant présentait le type accompli de l’officier, le sergent Long, homme de cinquante ans, dont la rude barbe semblait faite en fibres de coco, était, lui, le type du soldat, brave par nature, obéissant par tempérament, ne connaissant que la consigne, ne discutant jamais un ordre, si étrange qu’il fût, ne raisonnant plus, quand il s’agissait du service; véritable machine en uniforme, mais machine parfaite, ne s’usant pas, marchant toujours, sans se fatiguer jamais. Peut-être le sergent Long était-il un peu dur pour ses hommes, comme il l’était pour lui-même. Il ne tolérait pas la moindre infraction à la discipline, consignant impitoyablement à propos du moindre manquement, et n’ayant jamais été consigné. Il faut dire cependant que s’il commandait, c’est que son grade l’y obligeait, mais il n’éprouvait, en somme, aucune satisfaction à donner des ordres. En un mot, c’était un homme né pour obéir, et cette annihilation de lui-même allait à sa nature passive. C’est avec ces gens-là que l’on fait les armées redoutables. Ce ne sont que des bras au service d’une seule tête. N’est-ce pas là l’organisation véritable de la force? Deux types ont été imaginés par la Fable: Briarée aux cents bras, l’Hydre aux cents têtes. Si l’on met ces deux montres aux prises, qui remportera la victoire? Briarée.

On connaît le caporal Joliffe. C’était peut-être la mouche du coche, mais on se plaisait à l’entendre bourdonner. Il eût plutôt fait un majordome qu’un soldat. Il le sentait bien. Aussi s’intitulait-il volontiers «caporal chargé du détail», mais dans ces détails il se serait perdu cent fois, si la petite Mrs. Joliffe ne l’eût guidé d’une main sûre. Il s’ensuit que le caporal obéissait à sa femme, sans vouloir en convenir, se disant, sans doute, comme Sancho le philosophe: «Ce n’est pas grand-chose qu’un conseil de femme, mais il faut être fou pour n’y point prêter attention!»

L’élément étranger, dans le personnel de la soirée, était, on l’a dit, représenté par deux femmes, âgées de quarante ans environ. L’une de ces femmes méritait justement d’être placée au premier rang des voyageuses célèbres. Rivale des Pfeiffer, des Tinné, des Hommaire de Hell, son nom, Paulina Barnett, fut plus d’une fois cité avec honneur aux séances de la Société royale de géographie. Paulina Barnett, en remontant le cours du Bramapoutre jusqu’aux montagnes du Tibet, et en traversant un coin ignoré de la Nouvelle-Hollande, de la baie des Cygnes au golfe de Carpentarie, avait déployé les qualités d’une grande voyageuse. C’était une femme de haute taille, veuve depuis quinze ans que la passion des voyages entraînait incessamment à travers des pays inconnus. Sa tête, encadrée dans de longs bandeaux, déjà blanchis par place, dénotait une réelle énergie. Ses yeux, un peu myopes, se dérobaient derrière un lorgnon à monture d’argent, qui prenait son point d’appui sur un nez long, droit, dont les narines mobiles «semblaient aspirer l’espace». Sa démarche, il faut l’avouer, était peut-être un peu masculine, et toute sa personne respirait moins la grâce que la force morale. C’était une Anglaise du comté d’York, pourvue d’une certaine fortune, dont le plus clair se dépensait en expéditions aventureuses. Et si, en ce moment, elle se trouvait au fort Reliance, c’est que quelque exploration nouvelle l’avait conduite en ce poste lointain. Après s’être lancée à travers les régions équinoxiales, sans doute elle voulait pénétrer jusqu’aux dernières limites des contrées hyperboréennes. Sa présence au fort était un événement. Le directeur de la Compagnie l’avait recommandée par lettre spéciale au capitaine Craventy. Celui-ci, d’après la teneur de cette lettre, devait faciliter à la célèbre voyageuse le projet qu’elle avait formé de se rendre aux rivages de la mer polaire. Grande entreprise! Il fallait reprendre l’itinéraire des Hearne, des Mackensie, des Raë, des Franklin. Que de fatigues, que d’épreuves, que de dangers dans cette lutte avec les terribles éléments des climats arctiques! Comment une femme osait-elle s’aventurer là où tant d’explorateurs avaient reculé ou péri? Mais l’étrangère, confinée en ce moment au fort Reliance, n’était point une femme: c’était Paulina Barnett, lauréate de la Société royale.

On ajoutera que la célèbre voyageuse avait dans sa compagne Madge une servante, mieux qu’une servante, une amie dévouée, courageuse, qui ne vivait que pour elle, une Écossaise des anciens temps, qu’un Caleb eût pu épouser sans déroger. Madge avait quelques années de plus que sa maîtresse, – cinq ans environ. Elle était grande et vigoureusement charpentée. Madge tutoyait Paulina, et Paulina tutoyait Madge. Paulina regardait Madge comme une soeur aînée; Madge traitait Paulina comme sa fille. En somme, ces deux êtres n’en faisaient qu’un.

Et pour tout dire, c’était en l’honneur de Paulina Barnett que le capitaine Craventy traitait ce soir-là ses employés et les Indiens de la tribu Chippeways. En effet, la voyageuse devait se joindre au détachement du lieutenant Jasper Hobson dans son exploration au Nord. C’était pour Mrs. Paulina Barnett que le grand salon de la factorerie retentissait de joyeux hurrahs.

Et si, pendant cette mémorable soirée, le poêle consomma un quintal de charbon, c’est qu’un froid de vingt-quatre degrés Fahrenheit au-dessous de zéro (32° centig. au-dessous de glace) régnait au dehors, et que le fort Reliance est situé par 61° 47’ de latitude septentrionale, à moins de quatre degrés du cercle polaire.

 

 

Chapitre II

Hudson’s Bay Fur Company

 

onsieur le capitaine?

– Mistress Barnett.

– Que pensez-vous de votre lieutenant, monsieur Jasper Hobson?

– Je pense que c’est un officier qui ira loin.

– Qu’entendez-vous par ces mots: il ira loin? Voulez-vous dire qu’il dépassera le quatre-vingtième parallèle?»

Le capitaine Craventy ne put s’empêcher de sourire à cette question de Mrs. Paulina Barnett. Elle et lui causaient auprès du poêle, pendant que les invités allaient et venaient de la table des victuailles à la table des rafraîchissements.

«Madame, répondit le capitaine, tout ce qu’un homme peut faire, Jasper Hobson le fera. La Compagnie l’a chargé d’explorer le nord de ses possessions et d’établir une factorerie aussi près que possible des limites du continent américain, et il l’établira.

– C’est une grande responsabilité qui incombe au lieutenant Hobson! dit la voyageuse.

– Oui, madame, mais Jasper Hobson n’a jamais reculé devant une tâche à accomplir, si rude qu’elle pût être.

– Je vous crois, capitaine, répondit Mrs. Paulina, et ce lieutenant, nous le verrons à l’oeuvre. Mais quel intérêt pousse donc la Compagnie à construire un fort sur les limites de la mer Arctique?

– Un grand intérêt, madame, répondit le capitaine, et j’ajouterai même un double intérêt. Probablement dans un temps assez rapproché, la Russie cédera ses possessions américaines au gouvernement des États-Unis.1 Cette cession opérée, le trafic de la Compagnie deviendra très difficile avec l’océan Pacifique, à moins que le passage du Nord-Ouest découvert par Mac Clure ne devienne une voie praticable. C’est ce que de nouvelles tentatives démontreront, car l’amirauté va envoyer un bâtiment dont la mission sera de remonter la côte américaine depuis le détroit de Behring jusqu’au golfe du Couronnement, limite orientale en deçà de laquelle doit être établi le nouveau fort. Or, si l’entreprise réussit, ce point deviendra une factorerie importante dans laquelle se concentrera tout le commerce de pelleteries du Nord. Et, tandis que le transport des fourrures exige un temps considérable et des frais énormes pour être effectué à travers les territoires indiens, en quelques jours des steamers pourront aller du nouveau fort à l’océan Pacifique.

– Ce sera là, en effet, répondit Mrs. Paulina Barnett, un résultat considérable, si le passage du Nord-Ouest peut être utilisé. Mais vous aviez parlé d’un double intérêt, je crois?

– L’autre intérêt, madame, reprit le capitaine, le voici, et c’est, pour ainsi dire, une question vitale pour la Compagnie, dont je vous demanderai la permission de vous rappeler l’origine en quelques mots. Vous comprendrez alors pourquoi cette association, si florissante autrefois, est maintenant menacée dans la source même de ses produits.»

En quelques mots, effectivement, le capitaine Craventy fit l’historique de cette Compagnie célèbre.

Dès les temps les plus reculés, l’homme emprunta aux animaux leur peau ou leur fourrure pour s’en vêtir. Le commerce des pelleteries remonte donc à la plus haute antiquité. Le luxe de l’habillement se développa même à ce point que des lois somptuaires furent plusieurs fois édictées afin d’enrayer cette mode qui se portait principalement sur les fourrures. Le vair et le petit-gris durent être prohibés au milieu du XIIe siècle.

En 1553, la Russie fonda plusieurs établissements dans ses steppes septentrionales, et des compagnies anglaises ne tardèrent pas à l’imiter. C’était par l’entremise des Samoyèdes que se faisait alors ce trafic de martres, de zibelines, d’hermines, de castors, etc. Mais, sous le règne d’Élisabeth, l’usage des fourrures luxueuses fut restreint singulièrement, de par la volonté royale, et, pendant quelques années, cette branche de commerce demeura paralysée.

Le 2 mai 1670, un privilège fut accordé à la Compagnie des pelleteries de la baie d’Hudson. Cette société comptait un certain nombre d’actionnaires dans la haute noblesse, le duc d’York, le duc d’Albermale, le comte de Shaftesbury, etc. Son capital n’était alors que de huit mille quatre cent vingt livres. Elle avait pour rivales les associations particulières dont les agents français, établis au Canada, se lançaient dans des excursions aventureuses, mais fort lucratives. Ces intrépides chasseurs, connus sous le nom de «voyageurs canadiens», firent une telle concurrence à la Compagnie naissante, que l’existence de celle-ci fut sérieusement compromise.

Mais la conquête du Canada vint modifier cette situation précaire. Trois ans après la prise de Québec, en 1766, le commerce des pelleteries reprit avec un nouvel entrain. Les facteurs anglais s’étaient familiarisés avec les difficultés de ce genre de trafic: ils connaissaient les moeurs du pays, les habitudes des Indiens, le mode qu’ils employaient dans leurs échanges, et cependant, les bénéfices de la Compagnie étaient nuls encore. De plus, vers 1784, des marchands de Montréal s’étant associés pour l’exploitation des pelleteries, et fondèrent cette puissante «Compagnie du Nord-Ouest», qui centralisa bientôt toutes les opérations de ce genre. En 1798, les expéditions de la nouvelle société se montaient au chiffre énorme de cent vingt mille livres sterling, et la Compagnie de la baie d’Hudson était encore menacée dans son existence.

Il faut dire ici que cette Compagnie du Nord-Ouest ne reculait devant aucun acte immoral, quand son intérêt était en jeu. Exploitant leurs propres employés, spéculant sur la misère des Indiens, les maltraitant, les pillant après les avoir enivrés, bravant la défense du parlement qui prohiba la vente des liqueurs alcooliques sur les territoires indigènes, les agents du Nord-Ouest réalisaient d’énormes bénéfices, malgré la concurrence des sociétés américaines et russes, qui s’étaient fondées, entre autres la «Compagnie américaine des pelleteries», créée en 1809 avec un capital d’un million de dollars, et qui exploitait l’ouest des montagnes Rocheuses.

Mais de toutes ces sociétés, la Compagnie de la baie d’Hudson était la plus menacée, quand, en 1821, à la suite de traités longuement débattus, elle absorba son ancienne rivale, la Compagnie du Nord-Ouest, et prit la dénomination générale de: Hudson’s bay fur Company.

Aujourd’hui, cette importante association n’a plus d’autre rivale que «la Compagnie américaine des pelleteries de Saint-Louis.» Elle possède des établissements nombreux dispersés sur un domaine qui compte trois millions sept cent mille milles carrés. Ses principales factoreries sont situées sur la baie James, à l’embouchure de la rivière de Severn, dans la partie sud et vers les frontières du haut Canada, sur les lacs Athapeskow, Winnipeg, Supérieur, Methye, Buffalo, près des rivières Colombia, Mackenzie, Saskatchewan, Assinipoil, etc. Le fort York, qui commande le cours du fleuve Nelson, tributaire de la baie d’Hudson, forme le quartier général de la Compagnie, et c’est là qu’est établi son principal dépôt de fourrures. De plus, en 1842, elle a pris à bail, moyennant une rétribution annuelle de deux cent mille francs, les établissements russes de l’Amérique du Nord. Elle exploite ainsi, et pour son propre compte, les terrains immenses compris entre le Mississipi et l’océan Pacifique. Elle a lancé dans toutes les directions des voyageurs intrépides, Hearn vers la mer polaire, à la découverte de la Coppermine en 1770; Franklin, de 1819 à 1822, sur cinq mille cinq cent cinquante milles du littoral américain; Mackenzie, qui, après avoir découvert le fleuve auquel il a donné son nom, atteignit les bords du Pacifique par 52° 24’ de latitude nord. En 1833-34, elle expédiait en Europe les quantités suivantes de peaux et fourrures, quantités qui donneront un état exact de son trafic:

Castors                                     1,074

Parchemins et jeunes castors    92,288

Rats musqués                        694,092

Blaireaux                                   1,069

Ours                                         7,451

Hermines                                     491

Pêcheurs                                    5,296

Renards                                     9,937

Lynx                                        14,255

Martres                                    64,490

Putois                                       25,100

Loutres                                    22,303

Ratons                                          713

Cygnes                                      7,918

Loups                                        8,484

Wolwérènes                              1,571

Une telle production devait donc assurer à la Compagnie de la baie d’Hudson des bénéfices très considérables; mais, malheureusement pour elle, ces chiffres ne se maintinrent pas, et depuis vingt ans environ, ils étaient en proportion décroissante.

À quoi tenait cette décadence, c’est ce que le capitaine Craventy expliquait en ce moment à Mrs. Paulina Barnett.

«Jusqu’en 1837, madame, dit-il, on peut affirmer que la situation de la Compagnie a été florissante. En cette année-là, l’exportation des peaux s’était encore élevée au chiffre de deux millions trois cent cinquante-huit mille. Mais depuis, il a toujours été en diminuant, et maintenant ce chiffre s’est abaissé de moitié au moins.

– Mais à quelle cause attribuez-vous cet abaissement notable dans l’exportation des fourrures? demanda Mrs. Paulina Barnett.

– Au dépeuplement que l’activité, et j’ajoute, l’incurie des chasseurs, ont provoqué sur les territoires de chasse. On a traqué et tué sans relâche. Ces massacres se sont faits sans discernement. Les petits, les femelles pleines n’ont même pas été épargnés. De là, une rareté inévitable dans le nombre des animaux à fourrures. La loutre a presque complètement disparu et ne se retrouve guère que près des îles du Pacifique nord. Les castors se sont réfugiés par petits détachements sur les rives des plus lointaines rivières. De même pour tant d’autres animaux précieux qui ont dû fuir devant l’invasion des chasseurs. Les trappes, qui regorgeaient autrefois, sont vides à présent. Le prix des peaux augmente, et cela précisément à une époque où les fourrures sont très recherchées. Aussi, les chasseurs se dégoûtent, et il ne reste plus que les audacieux et les infatigables qui s’avancent maintenant jusqu’aux limites du continent américain.

– Je comprends maintenant, répondit Mrs. Paulina Barnett, l’intérêt que la Compagnie attache à la création d’une factorerie sur les rives de l’océan Arctique, puisque les animaux se sont réfugiés au delà du Cercle polaire.

– Oui, madame, répondit le capitaine. D’ailleurs, il fallait bien que la Compagnie se décidât à reporter plus au nord le centre de ses opérations, car, il y a deux ans, une décision du parlement britannique a singulièrement réduit ses domaines.

– Et qui a pu motiver cette réduction? demanda la voyageuse.

– Une raison économique de haute importance, madame, et qui a dû vivement frapper les hommes d’État de la Grande-Bretagne. En effet, la mission de la Compagnie n’était pas civilisatrice. Au contraire. Dans son propre intérêt, elle devait maintenir à l’état de terrains vagues son immense domaine. Toute tentative de défrichement qui eût éloigné les animaux à fourrures était impitoyablement arrêtée par elle. Son monopole même est donc ennemi de tout esprit d’entreprise agricole. De plus, les questions étrangères à son industrie sont impitoyablement repoussées par le conseil d’administration. C’est ce régime absolu, et, par certains côtés, antimoral, qui a provoqué les mesures prises par le parlement, et, en 1857, une commission, nommée par le secrétaire d’État des colonies, décida qu’il fallait annexer au Canada toutes les terres susceptibles de défrichement, telles que les territoires de la rivière Rouge, les districts du Saskatchewan, et ne laisser que la partie du domaine à laquelle la civilisation ne réservait aucun avenir. L’année suivante, la Compagnie perdait le versant ouest des montagnes Rocheuses, qui releva directement du Colonial-Office, et fut ainsi soustrait à la juridiction des agents de la baie d’Hudson. Et voilà pourquoi, madame, avant de renoncer à son trafic des fourrures, la Compagnie va tenter l’exploitation de ces contrées du Nord, qui sont à peine connues, et chercher les moyens de les rattacher par le passage du Nord-Ouest avec l’océan Pacifique.»

Mrs. Pauline Barnett était maintenant édifiée sur les projets ultérieurs de la célèbre Compagnie. Elle allait assister de sa personne à l’établissement d’un nouveau fort sur la limite de la mer polaire. Le capitaine Craventy l’avait mise au courant de la situation, mais peut-être, – car il aimait à parler, – fût-il entré dans de nouveaux détails, si un incident ne lui eût coupé la parole.

En effet, le caporal Joliffe venait d’annoncer à haute voix que, Mrs Joliffe aidant, il allait procéder à la confection du punch. Cette nouvelle fut accueillie comme elle méritait de l’être. Quelques hurrahs éclatèrent. Le bol, – c’était plutôt un bassin, – le bol était rempli de la précieuse liqueur. Il ne contenait pas moins de dix pintes de brandevin. Au fond s’entassaient les morceaux de sucre, dosés par la main de Mrs. Joliffe. À la surface surnageaient les tranches de citron déjà racornies par la vieillesse. Il n’y avait plus qu’à enflammer ce lac alcoolique, et le caporal, la mèche allumée, attendait l’ordre de son capitaine, comme s’il se fût agi de mettre le feu à une mine.

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«Allez, Joliffe!» dit alors le capitaine Craventy.

La flamme fut communiquée à la liqueur, et le punch flamba en un instant, aux applaudissements de tous les invités.

Dix minutes après, les verres remplis circulaient à travers la foule, et trouvaient toujours preneurs, comme des rentes dans un mouvement de hausse.

«Hurrah! hurrah! hurrah! pour mistress Paulina Barnett! Hurrah pour le capitaine!»

Au moment où ces joyeux hurrahs retentissaient, des cris se firent entendre au dehors. Les invités se turent aussitôt.

«Sergent Long, dit le capitaine, voyez donc ce qui se passe!»

Et sur l’ordre de son chef, le sergent, laissant son verre inachevé, quitta le salon.

 

 

Chapitre III

Un savant dégelé

 

e sergent Long, arrivé dans l’étroit couloir sur lequel s’ouvrait la porte extérieure du fort, entendit les cris redoubler. On heurtait violemment à la poterne qui donnait accès dans la cour, protégée par de hautes murailles de bois. Le sergent poussa la porte. Un pied de neige couvrait le sol. Le sergent, s’enfonçant jusqu’aux genoux dans cette masse blanche, aveuglé par la rafale, piqué jusqu’au sang par ce froid terrible, traversa la cour en biais et se dirigea vers la poterne.

«Qui diable peut venir par un temps pareil!» se disait le sergent Long, en ôtant méthodiquement, on pourrait dire «disciplinairement», les lourds barreaux de la porte. Il n’y a que des Esquimaux qui osent se risquer par un tel froid!

– Mais ouvrez donc, ouvrez donc! criait-on du dehors.

– On ouvre,» répondit le sergent Long, qui semblait véritablement ouvrir «en douze temps».

Enfin les battants de la porte se rabattirent intérieurement, et le sergent fut à demi renversé dans la neige par un traîneau attelé de six chiens qui passa comme un éclair. Un peu plus, le digne Long était écrasé, mais se relevant, sans même proférer un murmure, il ferma la poterne et revint vers la maison principale, au pas ordinaire, c’est-à-dire en faisant soixante-quinze enjambées à la minute.

Déjà le capitaine Craventy, le lieutenant Jasper Hobson, le caporal Joliffe étaient là, bravant la température excessive et regardant le traîneau, blanc de neige, qui venait de s’arrêter devant eux.

Un homme, doublé et encapuchonné de fourrures, en était aussitôt descendu.

«Le fort Reliance? demanda cet homme.

– Vous y êtes, répondit le capitaine.

– Le capitaine Craventy?

– C’est moi. Qui êtes-vous?

– Un courrier de la Compagnie.

– Êtes-vous seul?

– Non! j’amène un voyageur!

– Un voyageur! Et que vient-il faire?

– Il vient voir la lune.»

À cette réponse, le capitaine Craventy se demanda s’il avait affaire à un fou, et, dans de telles circonstances, on pouvait le penser. Mais il n’eut pas le temps de formuler son opinion. Le courrier avait retiré du traîneau une masse inerte, une sorte de sac couvert de neige, et il se disposait à l’introduire dans la maison, quand le capitaine lui demanda:

«Quel est ce sac?

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– C’est mon voyageur! répondit le courrier.

– Quel est ce voyageur?

– L’astronome Thomas Black.

– Mais il est gelé!

– Eh bien, on le dégèlera.»

Thomas Black, transporté par le sergent, le caporal et le courrier, fit son entrée dans la maison du fort. On le déposa dans une chambre du premier étage, dont la température était fort supportable, grâce à la présence d’un poêle porté au rouge. On l’étendit sur un lit, et le capitaine lui prit la main.

Cette main était littéralement gelée. On développa les couvertures et les manteaux fourrés qui couvraient Thomas Black, ficelé comme un paquet, et sous cette enveloppe on découvrit un homme âgé de cinquante ans environ, gros, court, les cheveux grisonnants, la barbe inculte, les yeux clos, la bouche pincée comme si ses lèvres eussent été collées par une gomme. Cet homme ne respirait plus ou si peu, que son souffle eût à peine terni une glace. Joliffe le déshabillait, le tournait, le retournait avec prestesse, tout en disant:

«Allons donc! allons donc! monsieur! Est-ce que vous n’allez pas revenir à vous?»

Ce personnage, arrivé dans ces circonstances, semblait n’être plus qu’un cadavre. Pour rappeler en lui la chaleur disparue, le caporal Joliffe n’entrevoyait qu’un moyen héroïque, et ce moyen, c’était de plonger le patient dans le punch brûlant.

Très heureusement sans doute pour Thomas Black, le lieutenant Jasper Hobson eut une autre idée.

«De la neige! demanda-t-il. Sergent Long, plusieurs poignées de neige!»

Cette substance ne manquait pas dans la cour du fort Reliance. Pendant que le sergent allait chercher la neige demandée, Joliffe déshabilla l’astronome. Le corps du malheureux était couvert de plaques blanchâtres qui indiquaient une violente pénétration du froid dans les chairs. Il y avait urgence extrême à rappeler le sang aux parties attaquées. C’était le résultat que Jasper Hobson espérait obtenir au moyen de vigoureuses frictions de neige. On sait que c’est le remède généralement employé dans les contrées polaires pour rétablir la circulation qu’un froid terrible a arrêtée, comme il arrête le courant des rivières.

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Le sergent Long étant revenu, Joliffe et lui frictionnèrent le nouveau venu comme il ne l’avait jamais été probablement. Ce n’était point une linition douce, une fomentation onctueuse, mais un massage vigoureux, pratiqué à bras raccourcis, et qui rappelait plutôt les éraillures de l’étrille que les caresses de la main.

Et pendant cette opération, le loquace caporal interpellait toujours le voyageur, qui ne pouvait l’entendre:

«Allons donc! monsieur, allons donc! Quelle idée vous a donc pris de vous laisser refroidir ainsi? Voyons! n’y mettez pas tant d’obstination!»

Il est probable que Thomas Black s’obstinait, car une demi-heure se passa sans qu’il consentît à donner signe de vie. On désespérait même de le ranimer, et les masseurs allaient suspendre leur fatigant exercice, quand le pauvre homme fit entendre quelques soupirs.

«Il vit! il revient!» s’écria Jasper Hobson.

Après avoir réchauffé par les frictions l’extérieur du corps, il ne fallait point oublier l’intérieur. Aussi le caporal Joliffe se hâta-t-il d’apporter quelques verres de punch. Le voyageur se sentit véritablement soulagé; les couleurs revinrent à ses joues, le regard à ses yeux, la parole à ses lèvres, et le capitaine put espérer enfin que Thomas Black allait lui apprendre pourquoi il arrivait en ce lieu et dans un état si déplorable.

Thomas Black, bien enveloppé de couvertures, se souleva à demi, s’appuya sur son coude, et d’une voix encore affaiblie:

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«Le fort Reliance? demanda-t-il.

– Vous y êtes, répondit le capitaine.

– Le capitaine Craventy?

– C’est moi, et j’ajouterai, monsieur, soyez le bienvenu. Mais pourrai-je vous demander pourquoi vous venez au fort Reliance?

– Pour voir la lune!» répondit le courrier, qui tenait sans doute à cette réponse, car il la faisait pour la seconde fois.

D’ailleurs, elle parut satisfaire Thomas Black, qui fit un signe de tête affirmatif. Puis, reprenant:

«Le lieutenant Hobson? demanda-t-il.

– Me voici, répondit le lieutenant.

– Vous n’êtes pas encore parti?

– Pas encore, monsieur.

– Eh bien, monsieur, reprit Thomas Black, il ne me reste plus qu’à vous remercier et à dormir jusqu’à demain matin!»

Le capitaine et ses compagnons se retirèrent donc, laissant ce personnage singulier reposer tranquillement. Une demi-heure après, la fête s’achevait, et les invités regagnaient leurs demeures respectives, soit dans les chambres du fort, soit dans les quelques habitations qui s’élevaient en dehors de l’enceinte.

Le lendemain, Thomas Black était à peu près rétabli. Sa vigoureuse constitution avait résisté à ce froid excessif. Un autre n’eût pas dégelé, mais lui ne faisait pas comme tout le monde.

Et maintenant, qui était cet astronome? D’où venait-il? Pourquoi ce voyage à travers les territoires de la Compagnie, lorsque l’hiver sévissait encore? Que signifiait la réponse du courrier? Voir la lune! Mais la lune ne luit-elle pas en tous lieux, et faut-il venir la chercher jusque dans les régions hyperboréennes?

Telles furent les questions que se posa le capitaine Craventy. Mais le lendemain, après avoir causé pendant une heure avec son nouvel hôte, il n’avait plus rien à apprendre.

Thomas Black était, en effet, un astronome attaché à l’observatoire de Greenwich, si brillamment dirigé par M. Airy. Esprit intelligent et sagace plutôt que théoricien, Thomas Black, depuis vingt ans qu’il exerçait ses fonctions, avait rendu de grands services aux sciences uranographiques. Dans la vie privée, c’était un homme absolument nul, qui n’existait pas en dehors des questions astronomiques, vivant dans le ciel, non sur la terre, un descendant de ce savant du bonhomme La Fontaine qui se laissa choir dans un puits. Avec lui pas de conversation possible si l’on ne parlait ni d’étoiles ni de constellations. C’était un homme à vivre dans une lunette. Mais quand il observait, quel observateur sans rival au monde! Quelle infatigable patience il déployait! Il était capable de guetter pendant des mois entiers l’apparition d’un phénomène cosmique. Il avait d’ailleurs une spécialité, les bolides et les étoiles filantes, et ses découvertes dans cette branche de la météorologie méritaient d’être citées. Aussi, toutes les fois qu’il s’agissait d’observations minutieuses, de mesures délicates, de déterminations précises, on recourait à Thomas Black, qui possédait «une habileté d’oeil» extrêmement remarquable. Savoir observer n’est pas donné à tout le monde. On ne s’étonnera donc pas que l’astronome de Greenwich eût été choisi pour opérer dans la circonstance suivante qui intéressait au plus haut point la science sélénographique.

On sait que pendant une éclipse totale de soleil, la lune est entourée d’une couronne lumineuse. Mais quelle est l’origine de cette couronne? Est-ce un objet réel? N’est-ce plutôt qu’un effet de diffraction éprouvé par les rayons solaires dans le voisinage de la lune? C’est une question que les études faites jusqu’à ce jour n’ont pu permettre de résoudre.

Dès 1706, les astronomes avaient scientifiquement décrit cette auréole lumineuse. Louville et Halley pendant l’éclipse totale de 1715, Maraldi en 1724, Antonio de Ulloa en 1778, Bouditch et Ferrer en 1806, observèrent minutieusement cette couronne; sans que de leurs théories contradictoires on put rien conclure de définitif. À propos de l’éclipse totale de 1842, les savants de toutes nations, Airy, Arago, Peytal, Laugier, Mauvais, Otto, Struve, Petit, Baily, etc., cherchèrent à obtenir une solution complète touchant l’origine du phénomène; mais quelque sévères qu’eussent été les observations, «le désaccord, dit Arago, que l’on trouve entre les observations faites en divers lieux par des astronomes exercés, dans une seule et même éclipse, a répandu sur la question de telles obscurités, qu’il n’est maintenant possible d’arriver à aucune conclusion certaine sur la cause du phénomène». Depuis cette époque, d’autres éclipses totales de soleil furent étudiées, et les observations n’obtinrent aucun résultat concluant.

Cependant, cette question intéressait au plus haut point les études sélénographiques. Il fallait la résoudre à tout prix. Or, une occasion nouvelle se présentait d’étudier la couronne lumineuse si discutée jusqu’alors. Une nouvelle éclipse totale de soleil, totale pour l’extrémité nord de l’Amérique, l’Espagne, le nord de l’Afrique, etc., devait avoir lieu le 18 juillet 1860. Il fut convenu entre astronomes de divers pays que des observations seraient faites simultanément aux divers points de la zone pour laquelle cette éclipse serait totale. Or, ce fut Thomas Black que l’on désigna pour observer ladite éclipse dans la partie septentrionale de l’Amérique. Il devait donc se trouver à peu près dans les conditions où se trouvèrent les astronomes anglais qui se transportèrent en Suède et en Norvège à l’occasion de l’éclipse de 1851.

On le pense bien, Thomas Black saisit avec empressement l’occasion qui lui était offerte d’étudier l’auréole lumineuse. Il devait également reconnaître autant que possible la nature de ces protubérances rougeâtres qui apparaissent sur divers points du contour du satellite terrestre. Si l’astronome de Greenwich parvenait à trancher la question d’une manière irréfutable, il aurait droit aux éloges de toute l’Europe savante.

Thomas Black se prépara donc à partir. Il obtint de pressantes lettres de recommandation pour les agents principaux de la Compagnie de la baie d’Hudson. Il avait précisément appris qu’une expédition devait se rendre aux limites septentrionales du continent afin d’y créer une factorerie nouvelle. C’était une occasion dont il fallait profiter. Thomas Black partit, traversa l’Atlantique, débarqua à New-York, gagna à travers les lacs l’établissement de la rivière Rouge, puis, de fort en fort, emporté par un traîneau rapide, sous la conduite d’un courrier de la Compagnie, malgré l’hiver, malgré le froid, en dépit de tous les dangers d’un voyage à travers les contrées arctiques, le 17 mars, il arriva au fort Reliance dans les conditions que l’on connaît.

Telles furent les explications données par l’astronome au capitaine Craventy. Celui-ci se mit tout entier à la disposition de Thomas Black.

«Mais, monsieur Black, lui dit-il, pourquoi étiez-vous si pressé d’arriver, puisque cette éclipse de soleil ne doit avoir lieu qu’en 1860, c’est-à-dire l’année prochaine seulement?

– Capitaine, répondit l’astronome, j’avais appris que la Compagnie envoyait une expédition sur le littoral américain au delà du soixante-dixième parallèle, et je ne voulais pas manquer le départ du lieutenant Hobson.

– Monsieur Black, répondit le capitaine, si le lieutenant eût été parti, je me serais fait un devoir de vous accompagner moi-même jusqu’aux limites de la mer polaire.»

Puis, il répéta à l’astronome que celui-ci pouvait absolument compter sur lui, et qu’il était le bienvenu au fort Reliance.

 

 

Chapitre IV

Une factorerie

 

e lac de l’Esclave est l’un des plus vastes qui se rencontre dans la région située au delà du soixante et unième parallèle. Il mesure une longueur de deux cent cinquante milles sur une largeur de cinquante, et il est exactement par 61° 25’ de latitude et 114° de longitude ouest. Toute la contrée environnante s’abaisse en longues déclivités vers un centre commun, large dépression du sol, qui est occupée par le lac.

La position de ce lac, au milieu des territoires de chasse, sur lesquels pullulaient autrefois les animaux à fourrures, attira, dès les premiers temps, l’attention de la Compagnie. De nombreux cours d’eau s’y jetaient ou y prenaient naissance, le Mackenzie, la rivière du Foin, l’Atapeskow, etc. Aussi plusieurs forts importants furent-ils construits sur ses rives, le fort Providence au nord, le fort Résolution au sud. Quand au fort Reliance, il occupe l’extrémité nord-est du lac et ne se trouve pas à plus de trois cents milles de l’entrée de Chesterfield, long et étroit estuaire formé par les eaux mêmes de la baie d’Hudson.

Le lac de l’Esclave est pour ainsi dire semé de petits îlots, hauts de cent à deux cents pieds, dont le granit et le gneiss émergent en maint endroit. Sur sa rive septentrionale se massent des bois épais, confinant à cette portion aride et glacée du continent, qui a reçu, non sans raison, le nom de Terre maudite. En revanche, la région du sud, principalement formée de calcaire, est plate, sans un coteau, sans une extumescence quelconque du sol. Là se dessine la limite que ne franchissent presque jamais les grands ruminants de l’Amérique polaire, ces buffalos ou bisons, dont la chair forme presque exclusivement la nourriture des chasseurs canadiens et indigènes.

Les arbres de la rive septentrionale se groupent en forêts magnifiques. Qu’on ne s’étonne pas de rencontrer une végétation si belle sous une zone si reculée. En réalité, le lac de l’Esclave n’est guère plus élevé en latitude que les parties de la Norvège ou de la Suède, occupées par Stockholm ou Christiania. Seulement, il faut remarquer que les lignes isothermes, sur lesquelles la chaleur se distribue à dose égale, ne suivent nullement les parallèles terrestres, et qu’à pareille latitude, l’Amérique est incomparablement plus froide que l’Europe. En avril, les rues de New-York sont encore blanches de neige, et cependant, New-York occupe à peu près le même parallèle que les Açores. C’est que la nature d’un continent, sa situation par rapport aux océans, la conformation même du sol, influent notablement sur ses conditions climatériques.

Le fort Reliance, pendant la saison d’été, était donc entouré de masses de verdure, dont le regard se réjouissait après les rigueurs d’un long hiver. Le bois ne manquait pas à ces forêts presque uniquement composées de peupliers, de pins et de bouleaux. Les îlots du lac produisaient des saules magnifiques. Le gibier abondait dans les taillis, et il ne les abandonnait même pas pendant la mauvaise saison. Plus au sud, les chasseurs du fort poursuivaient avec succès les bisons, les élans et certains porcs-épics du Canada, dont la chair est excellente. Quant aux eaux du lac de l’Esclave, elles étaient très poissonneuses. Les truites y atteignaient des dimensions extraordinaires, et leur poids dépassait souvent soixante livres. Les brochets, les lottes voraces, une sorte d’ombre, appelé «poisson bleu» par les Anglais, des légions innombrables de tittamegs, «le corregou blanc» des naturalistes, foisonnaient dans le lac. La question d’alimentation pour les habitants du fort Reliance se résolvait donc facilement, la nature pourvoyait à leurs besoins, et à la condition d’être vêtus, pendant l’hiver, comme le sont les renards, les martres, les ours et autres animaux à fourrures, ils pouvaient braver la rigueur de ces climats.

Le fort proprement dit se composait d’une maison de bois, comprenant un étage et un rez-de-chaussée, qui servait d’habitation au commandant et à ses officiers. Autour de cette maison se disposaient régulièrement les demeures des soldats, les magasins de la Compagnie et les comptoirs dans lesquels s’opéraient les échanges. Une petite chapelle, à laquelle il ne manquait qu’un ministre, et une poudrière complétaient l’ensemble des constructions du fort. Le tout était entouré d’une enceinte palissadée, haute de vingt pieds, vaste parallélogramme que défendaient quatre petits bastions à toit aigu, posés aux quatre angles. Le fort se trouvait donc à l’abri d’un coup de main. Précaution jadis nécessaire, à une époque où les Indiens, au lieu d’être les pourvoyeurs de la Compagnie, luttaient pour l’indépendance de leur territoire; précaution prise également contre les agents et les soldats des associations rivales, qui se disputaient autrefois la possession et l’exploitation de ce riche pays des fourrures.

La Compagnie de la baie d’Hudson comptait alors sur tout son domaine, un personnel d’environ mille hommes. Elle exerçait sur ses employés et ses soldats une autorité absolue qui allait jusqu’au droit de vie et de mort. Les chefs des factoreries pouvaient, à leur gré, régler les salaires, fixer la valeur des objets d’approvisionnement et des pelleteries. Grâce à ce système dépourvu de tout contrôle, il n’était pas rare qu’ils réalisassent des bénéfices s’élevant à plus de trois cents pour cent.

On verra d’ailleurs, par le tableau suivant, emprunté au Voyage du capitaine Robert Lade, dans quelles conditions s’opéraient autrefois les échanges avec les Indiens, qui sont devenus maintenant les véritables et les meilleurs chasseurs de la Compagnie. La peau de castor était à cette époque l’unité qui servait de base aux achats et aux ventes.

Les Indiens payaient:

Pour un fusil:                            10 peaux de castor

Une demi-livre de poudre:          1 peau de castor

Quatre livres de plomb:              1 peau de castor

Une hache:                                1 peau de castor

Six couteaux:                             1 peau de castor

Une livre de verroterie:              1 peau de castor

Un habit galonné:                       6 peaux de castor

Un habit sans galons:                 5 peaux de castor

Habits de femme galonnés:         6 peaux de castor

Une livre de tabac:                     1 peau de castor

Une boîte à poudre:                   1 peau de castor

Un peigne et un miroir:               2 peaux de castor

Mais, depuis quelques années, la peau de castor est devenue si rare, que l’unité monétaire a dû être changée. C’est maintenant la robe de bison qui sert de base aux marchés. Quand un Indien se présente au fort, les agents lui remettent autant de fiches de bois qu’il apporte de peaux, et, sur les lieux mêmes, il échange ces fiches contre des produits manufacturés. Avec ce système, la Compagnie, qui, d’ailleurs, fixe arbitrairement la valeur des objets qu’elle achète et des objets qu’elle vend, ne peut manquer de réaliser et réalise en effet des bénéfices considérables.

Tels étaient les usages établis dans les diverses factoreries, et par conséquent au fort Reliance. Mrs. Paulina Barnett put les étudier pendant son séjour, qui se prolongea jusqu’au 16 avril. La voyageuse et le lieutenant Hobson s’entretenaient souvent ensemble, formant des projets superbes, et bien décidés à ne reculer devant aucun obstacle. Quant à Thomas Black, il ne causait que lorsqu’on lui parlait de sa mission spéciale. Cette question de la couronne lumineuse et des protubérances rougeâtres de la lune le passionnait. On sentait qu’il avait mis toute sa vie dans la solution de ce problème, et Thomas Black finit même par intéresser très vivement Mrs. Paulina à cette observation scientifique. Ah! qu’il leur tardait à tous les deux d’avoir franchi le cercle polaire, et que cette date du 18 juillet 1860 semblait donc éloignée, surtout pour l’impatient astronome de Greenwich!

Les préparatifs de départ n’avaient pu commencer qu’à la mi-mars, et un mois se passa avant qu’ils fussent achevés. C’était, en effet, une longue besogne que d’organiser une telle expédition à travers les régions polaires! Il fallait tout emporter, vivres, vêtements, ustensiles, outils, armes, munitions.

La troupe, commandée par le lieutenant Jasper Hobson, devait se composer d’un officier, de deux sous-officiers et de dix soldats, dont trois mariés qui emmenaient leurs femmes avec eux. Voici la liste de ces hommes que le capitaine Craventy avait choisis parmi les plus énergiques et les plus résolus:

1° Le lieutenant Jasper Hobson,

2° Le sergent Long,

3° Le caporal Joliffe,

4° Petersen, soldat,

5° Belcher, soldat,

6° Raë, soldat,

7° Marbre, soldat,

8° Garry, soldat,

9° Pond, soldat,

10° Mac Nap, soldat,

11° Sabine, soldat,

12° Hope, soldat,

13° Kellet, soldat,

De plus:

Mrs. Rae,

Mrs. Joliffe,

Mrs. Mac Nap,

Étrangers au fort:

Mrs. Paulina Barnett,

Madge,

Thomas Black.

En tout dix-neuf personnes, qu’il s’agissait de transporter pendant plusieurs centaines de milles, à travers un territoire désert et peu connu.

Mais en prévision de ce projet, les agents de la Compagnie avaient réuni au fort Reliance tout le matériel nécessaire à l’expédition. Une douzaine de traîneaux, pourvus de leur attelage de chiens, étaient préparés. Ces véhicules, fort primitifs, consistaient en un assemblage solide de planches légères que liaient entre elles des bandes transversales. Un appendice, formé d’une pièce de bois cintrée et relevée comme l’extrémité d’un patin, permettait au traîneau de fendre la neige sans s’y engager profondément. Six chiens, attelés deux par deux, servaient de moteurs à chaque traîneau, moteurs intelligents et rapides qui, sous la longue lanière du guide, peuvent franchir jusqu’à quinze milles à l’heure.

La garde-robe des voyageurs se composait de vêtements en peau de renne, doublés intérieurement d’épaisses fourrures. Tous portaient des tissus de laine, destinés à les garantir contre les brusques changements de température, qui sont fréquents sous cette latitude. Chacun, officier ou soldat, femme ou homme, était chaussé de ces bottes en cuir de phoque, cousues de nerfs, que les indigènes fabriquent avec une habileté sans pareille. Ces chaussures sont absolument imperméables et se prêtent à la marche par la souplesse de leurs articulations. À leurs semelles pouvaient s’adapter des raquettes en bois de pin, longues de trois à quatre pieds, sortes d’appareils propres à supporter le poids d’un homme sur la neige la plus friable et qui permettent de se déplacer avec une extrême vitesse, ainsi que font les patineurs sur les surfaces glacées. Des bonnets de fourrure, des ceintures de peau de daim complétaient l’accoutrement.

En fait d’armes, le lieutenant Hobson emportait, avec des munitions en quantité suffisante, les mousquetons réglementaires délivrés par la Compagnie, des pistolets et quelques sabres d’ordonnance; en fait d’outils, des haches, des scies, des herminettes et autres instruments nécessaires au charpentage; en fait d’ustensiles, tout ce que nécessitait l’établissement d’une factorerie dans de telles conditions, entre autres un poêle, un fourneau de fonte, deux pompes à air destinées à la ventilation, un halkett-boat, sorte de canot en caoutchouc que l’on gonfle au moment où on veut en faire usage.

Quant aux approvisionnements, on pouvait compter sur les chasseurs du détachement. Quelques-uns de ces soldats étaient d’habiles traqueurs de gibier, et les rennes ne manquent pas dans les régions polaires. Des tribus entières d’Indiens ou d’Esquimaux, privées de pain ou de tout autre aliment, se nourrissent exclusivement de cette venaison, qui est à la fois abondante et savoureuse. Cependant, comme il fallait compter avec les retards inévitables et les difficultés de toutes sortes, une certaine quantité de vivres dut être emportée. C’était de la viande de bison, d’élan, de daim, ramassée dans de longues battues faites au sud du lac, du «corn-beef», qui pouvait se conserver indéfiniment, des préparations indiennes dans lesquelles la chair, broyée et réduite en poudre impalpable, conserve tous ses éléments nutritifs sous un très petit volume. Ainsi triturée, cette viande n’exige aucune cuisson, et présente sous cette forme une alimentation très nourrissante.

En fait de liqueurs, le lieutenant Hobson emportait plusieurs barils de brandevin et de whisky, bien décidé, d’ailleurs, à économiser autant que possible ces liquides alcooliques, qui sont nuisibles à la santé des hommes sous les froides latitudes. Mais, en revanche, la Compagnie avait mis à sa disposition, avec une petite pharmacie portative, de notables quantités de «lime-juice», de citrons et autres produits naturels, indispensables pour combattre les affections scorbutiques, si terribles dans ces régions, et pour les prévenir au besoin. Tous les hommes, d’ailleurs, avaient été choisis avec soin, ni trop gras, ni trop maigres, et, habitués depuis de longues années aux rigueurs de ces climats, ils devaient supporter plus aisément les fatigues d’une expédition vers l’Océan polaire. De plus, c’étaient des gens de bonne volonté, courageux, intrépides, qui avaient accepté librement. Une double paye leur était attribuée pour tout le temps de leur séjour aux limites du continent américain, s’ils parvenaient à s’établir au-dessus du soixante-dixième parallèle.

Un traîneau spécial, un peu plus confortable, avait été préparé pour Mrs. Paulina Barnett et sa fidèle Madge. La courageuse femme ne voulait pas être traitée autrement que ses compagnons de route, mais elle dut se rendre aux instances du capitaine, qui n’était, d’ailleurs, que l’interprète des sentiments de la Compagnie. Mrs. Paulina dut donc se résigner.

Quant à l’astronome Thomas Black, le véhicule qui l’avait amené au fort Reliance devait le conduire jusqu’à son but avec son petit bagage de savant. Les instruments de l’astronome, peu nombreux d’ailleurs, – une lunette pour ses observations sélénographiques, un sextant destiné à donner la latitude, un chronomètre pour la fixation des longitudes, quelques cartes, quelques livres, – tout cela s’arrimait sur ce traîneau, et Thomas Black comptait bien que ses chiens ne le laisseraient pas en route.

On pense que la nourriture destinée aux divers attelages n’avait pas été oubliée. C’était un total de soixante-douze chiens, véritable troupeau, qu’il s’agissait de sustenter, chemin faisant, et les chasseurs du détachement devaient spécialement s’occuper de leur nourriture. Ces animaux, intelligents et vigoureux, avaient été achetés aux Indiens Chippeways, qui savent merveilleusement les dresser à ce dur métier.

Toute cette organisation de la petite troupe fut lestement menée. Le lieutenant Jasper Hobson s’y employait avec un zèle au-dessus de tout éloge. Fier de cette mission, passionné pour son oeuvre, il ne voulait rien négliger qui pût en compromettre le succès. Le caporal Joliffe, très affairé toujours, se multipliait sans faire grande besogne; mais la présence de sa femme était et devait être très utile à l’expédition. Mrs. Paulina Barnett l’avait prise en amitié. C’etait une intelligente et vive Canadienne, blonde avec de grands yeux doux.

Il va sans dire que le capitaine Craventy n’oublia rien pour le succès de l’entreprise. Les instructions qu’il avait reçues des agents supérieurs de la Compagnie montraient quelle importance ils attachaient à la réussite de l’expédition et à l’établissement d’une nouvelle factorerie au-delà du soixante-dixième parallèle. On peut donc affirmer que tout ce qu’il était humainement possible de faire pour atteindre ce but fut fait. Mais la nature ne devait-elle pas créer d’insurmontables obstacles devant les pas du courageux lieutenant? C’est ce que personne ne pouvait prévoir!

 

 

Chapitre V

Du fort Reliance au fort Entreprise

 

es premiers beaux jours étaient arrivés. Le fond vert des collines commençait à reparaître sous les couches de neige en partie effacées. Quelques oiseaux, des cygnes, des tétras, des aigles à tête chauve et autres migrateurs venant du sud, passaient à travers les airs attiédis. Les bourgeons se gonflaient aux extrêmes branches des peupliers, des bouleaux et des saules. Les grandes mares, formées çà et là par la fonte des neiges, attiraient ces canards à tête rouge dont les espèces sont si variées dans l’Amérique septentrionale. Les guillemots, les puffins, les eider-ducks, allaient chercher au nord des parages plus froids. Les musaraignes, petites souris microscopiques, grosses comme une noisette, se hasardaient hors de leur trou, et dessinaient sur le sol de capricieuses bigarrures du bout de leur petite queue pointue. C’était une ivresse de respirer, de humer ces rayons solaires que le printemps rendait si vivifiants! La nature se réveillait de son long sommeil, après l’interminable nuit de l’hiver, et souriait en s’éveillant. L’effet de ce renouveau est peut-être plus sensible au milieu des contrées hyperboréennes qu’en tout autre point du globe.

Cependant, le dégel n’était point complet. Le thermomètre Fahrenheit indiquait bien quarante et un degrés au-dessus de zéro (5° centigr. au-dessus de zéro), mais la basse température des nuits maintenait la surface des plaines neigeuses à l’état solide: circonstance favorable, d’ailleurs, au glissage des traîneaux, et dont Jasper Hobson voulait profiter avant le complet dégel.

Les glaces du lac n’étaient pas encore rompues. Les chasseurs du fort, depuis un mois, faisaient d’heureuses excursions en parcourant ces longues plaines unies, que le gibier fréquentait déjà. Mrs. Paulina Barnett ne put qu’admirer l’étonnante habileté avec laquelle ces hommes se servaient de leurs raquettes. Chaussés de ces «souliers à neige», leur vitesse eût égalé celle d’un cheval au galop. Suivant le conseil du capitaine Craventy, la voyageuse s’exerça à marcher au moyen de ces appareils, et en quelque temps, elle devint fort habile à glisser à la surface des neiges.

Depuis quelques jours déjà, les Indiens arrivaient par bandes au fort, afin d’échanger les produits de leur chasse d’hiver contre des objets manufacturés. La saison n’avait pas été heureuse. Les pelleteries n’abondaient pas; les fourrures de martre et de vison atteignaient un chiffre assez élevé, mais les peaux de castor, de loutre, de lynx, d’hermine, de renard, étaient rares. La Compagnie faisait donc sagement en allant exploiter plus au nord des territoires nouveaux qui eussent encore échappé à la rapacité de l’homme.

Le 16 avril, au matin, le lieutenant Jasper Hobson et son détachement étaient prêts à partir. L’itinéraire avait pu être tracé d’avance sur toute cette partie déjà connue de la contrée qui s’étend entre le lac de l’Esclave et le lac du Grand-Ours, situé au delà du Cercle polaire. Jasper Hobson devait atteindre le fort Confidence, établi à l’extrémité septentrionale de ce lac. Une station toute indiquée pour y ravitailler son détachement, c’était le fort Entreprise, bâti à deux cent milles dans le nord-ouest, sur les bords du petit lac Snure. À raison de quinze milles par jour, Jasper Hobson comptait y faire halte dès les premiers jours du mois de mai.

À partir de ce point, le détachement devait gagner par le plus court le littoral américain, et se diriger ensuite vers le cap Bathurst. Il avait été parfaitement convenu que, dans un an, le capitaine Craventy enverrait un convoi de ravitaillement à ce cap Bathurst, et que le lieutenant détacherait quelques hommes à la rencontre de ce convoi pour le diriger vers l’endroit où le nouveau fort serait établi. De cette façon, l’avenir de la factorerie était garanti contre toute chance fâcheuse, et le lieutenant et ses compagnons, ces exilés volontaires, conserveraient encore quelques relations avec leurs semblables.

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Dès le matin du 16 avril, les traîneaux attelés devant la poterne n’attendaient plus que les voyageurs. Le capitaine Craventy, ayant réuni les hommes qui composaient le détachement, leur adressa quelques sympathiques paroles. Par-dessus toutes choses, il leur recommanda une constante union, au milieu de ces périls qu’ils étaient appelés à braver. La soumission à leurs chefs était une indispensable condition pour le succès de cette entreprise, oeuvre d’abnégation et de dévouement. Des hurrahs accueillirent le speech du capitaine. Puis les adieux furent rapidement faits, et chacun se plaça dans le traîneau qui lui avait été désigné d’avance. Jasper Hobson et le sergent Long tenaient la tête. Mrs. Paulina Barnett et Madge les suivaient, Madge maniant avec adresse le long fouet esquimau terminé par une lanière de nerf durci. Thomas Black et l’un des soldats, le canadien Petersen, formaient le troisième rang de la caravane. Les autres traîneaux défilaient ensuite, occupés par les soldats et les femmes. Le caporal Joliffe et Mrs. Joliffe se tenaient à l’arrière-garde. Suivant les ordres de Jasper Hobson, chaque conducteur devait autant que possible conserver sa place réglementaire et maintenir sa distance de manière à ne provoquer aucune confusion. Et, en effet, le choc de ces traîneaux, lancés à toute vitesse, aurait pu amener quelque fâcheux accident.

En quittant le fort Reliance, Jasper Hobson prit directement la route du nord-ouest. Il dut franchir d’abord une large rivière qui réunissait le lac de l’Esclave au lac Wolmsley. Mais ce cours d’eau, profondément gelé encore, ne se distinguait pas de l’immense plaine blanche. Un uniforme tapis de neige couvrait toute la contrée, et les traîneaux, enlevés par leurs rapides attelages, volaient sur cette couche durcie.

Le temps était beau, mais encore très froid. Le soleil, peu élevé au-dessus de l’horizon, décrivait sur le ciel une courbe très allongée. Ses rayons, brillamment réfléchis par les neiges, donnaient plus de lumière que de chaleur. Très heureusement, aucun souffle de vent ne troublait l’atmosphère, et ce calme de l’air rendait le froid plus supportable. Cependant, la bise, grâce à la vitesse des traîneaux, devait tant soit peu couper la figure de ceux des compagnons du lieutenant Hobson qui n’étaient pas faits aux rudesses d’un climat polaire.

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«Cela va bien, disait Jasper Hobson au sergent, immobile près de lui comme s’il se fût tenu au port d’armes, le voyage commence bien. Le ciel est favorable, la température propice, nos attelages filent comme des trains express, et, pour peu que ce beau temps continue, notre traversée s’opérera sans encombre. Qu’en pensez-vous, sergent Long?

– Ce que vous pensez vous-même, lieutenant Jasper, répondit le sergent, qui ne pouvait envisager les choses autrement que son chef.

– Vous êtes bien décidé comme moi, sergent, reprit Jasper Hobson, à pousser aussi loin que possible notre reconnaissance vers le nord?

– Il suffira que vous commandiez, mon lieutenant, et j’obéirai.

– Je le sais, sergent, répondit Jasper Hobson, je sais qu’il suffit de vous donner un ordre pour qu’il soit exécuté. Puissent nos hommes comprendre comme vous l’importance de notre mission et se dévouer corps et âme aux intérêts de la Compagnie! Ah! sergent Long, je suis sûr que si je vous donnais un ordre impossible…

– Il n’y a pas d’ordres impossibles, mon lieutenant.

– Quoi! si je vous ordonnais d’aller au pôle Nord!

– J’irais, mon lieutenant.

– Et d’en revenir! ajouta Jasper Hobson en souriant.

– J’en reviendrais,» répondit simplement le sergent Long.

Pendant ce colloque du lieutenant Hobson et de son sergent, Mrs. Paulina Barnett et Madge, elles aussi, échangeaient quelques paroles, lorsqu’une pente plus accentuée du sol retardait un instant la marche du traîneau. Ces deux vaillantes femmes, bien encapuchonnées dans leur bonnets de loutre et à demi ensevelies sous une épaisse peau d’ours blanc, regardaient cette âpre nature et les pâles silhouettes des hautes glaces qui se profilaient à l’horizon. Le détachement avait déjà laissé derrière lui les collines qui accidentaient la rive septentrionale du lac de l’Esclave, et dont les sommets étaient couronnés de grimaçants squelettes d’arbres. La plaine infinie se déroulait à perte de vue dans une complète uniformité. Quelques oiseaux animaient de leur chant et de leur vol la vaste solitude. Parmi eux on remarquait des troupes de cygnes qui émigraient vers le nord, et dont la blancheur se confondait avec la blancheur des neiges. On ne les distinguait que lorsqu’ils se projetaient sur l’atmosphère grisâtre. Quand ils s’abattaient sur le sol, ils se confondaient avec lui, et l’oeil le plus perçant n’aurait pu les reconnaître.

«Quelle étonnante contrée! disait Mrs. Paulina Barnett. Quelle différence entre ces régions polaires et nos verdoyantes plaines de l’Australie! Te souviens-tu, ma bonne Madge, quand la chaleur nous accablait sur les bords du golfe de Carpentarie, te rappelles-tu ce ciel impitoyable, sans un nuage, sans une vapeur?

– Ma fille, répondait Madge, je n’ai point comme toi le don de me souvenir. Tu conserves tes impressions; moi, j’oublie les miennes.

– Comment, Madge, s’écria Mrs. Paulina Barnett, tu as oublié les chaleurs tropicales de l’Inde et de l’Australie? Il ne t’est pas resté dans l’esprit un souvenir de nos tortures, quand l’eau nous manquait au désert, quand les rayons de ce soleil nous brûlaient jusqu’aux os, quand la nuit même n’apportait aucun répit à nos souffrances!

– Non, Paulina, non, répondait Madge, en s’enveloppant plus étroitement dans ses fourrures, non, je ne me souviens plus! Et comment me rappellerais-je ces souffrances dont tu parles, cette chaleur, ces tortures de la soif, en ce moment surtout où les glaces nous entourent de toutes parts, et quand il me suffit de laisser pendre ma main en dehors de ce traîneau pour ramasser une poignée de neige? Tu me parles de chaleur, lorsque nous gelons sous les peaux d’ours qui nous couvrent! Tu te souviens des rayons brûlants du soleil, quand ce soleil d’avril ne peut même pas fondre les petits glaçons suspendus à nos lèvres! Non, ma fille, ne me soutiens pas que la chaleur existe quelque part, ne me répète pas que je me sois jamais plainte d’avoir trop chaud, je ne te croirais pas!»

Mrs. Paulina Barnett ne put s’empêcher de sourire.

«Mais, ajouta-t-elle, tu as donc bien froid, ma bonne Madge?

– Certainement, ma fille, j’ai froid, mais cette température ne me déplaît pas. Au contraire. Ce climat doit être très sain, et je suis certaine que je me porterai à merveille dans ce bout d’Amérique! C’est vraiment un beau pays!

– Oui, Madge, un pays admirable, et nous n’avons encore rien vu jusqu’ici des merveilles qu’il renferme! Mais laisse notre voyage s’accomplir jusqu’aux limites de la mer polaire, laisse l’hiver venir avec ses glaces gigantesques, sa fourrure de neige, ses tempêtes hyperboréennes, ses aurores boréales, ses constellations splendides, sa longue nuit de six mois, et tu comprendras alors combien l’oeuvre du Créateur est toujours et partout nouvelle!»

Ainsi parlait Mrs. Paulina Barnett, entraînée par sa vive imagination. Dans ces régions perdues, sous un climat implacable, elle ne voulait voir que l’accomplissement des plus beaux phénomènes de la nature. Ses instincts de voyageuse étaient plus forts que sa raison même. De ces contrées polaires elle n’extrayait que l’émouvante poésie dont les sagas ont perpétué la légende, et que les bardes ont chantée dans les temps ossianiques. Mais Madge, plus positive, ne se dissimulait ni les dangers d’une expédition vers les continents arctiques, ni les souffrances d’un hivernage, à moins de trente degrés du pôle arctique.

Et, en effet, de plus robustes avaient déjà succombé aux fatigues, aux privations, aux tortures morales et physiques, sous ces durs climats. Sans doute la mission du lieutenant Jasper Hobson ne devait pas l’entraîner jusqu’aux latitudes les plus élevées du globe. Sans doute il ne s’agissait pas d’atteindre le pôle et de se lancer sur les traces des Parry, des Ross, des Mac Clure, des Kane, des Morton. Mais dès qu’on a franchi le Cercle polaire, les épreuves sont à peu près partout les mêmes et ne s’accroissent pas proportionnellement avec l’élévation des latitudes. Jasper Hobson ne songeait pas à se porter au-dessus du soixante-dixième parallèle! Soit. Mais qu’on n’oublie pas que Franklin et ses infortunés compagnons sont morts, tués par le froid et la faim, quand ils n’avaient pas même dépassé le soixante-huitième degré de latitude septentrionale!

Dans le traîneau occupé par Mr. et Mrs. Joliffe, on causait de toute autre chose. Peut-être le caporal avait-il un peu trop arrosé les adieux du départ, car, par extraordinaire, il tenait tête à sa petite femme. Oui! il lui résistait, ce qui n’arrivait vraiment que dans des circonstances exceptionnelles.

«Non, mistress Joliffe, disait le caporal, non, ne craignez rien! Un traîneau n’est pas plus difficile à conduire qu’un poney-chaise, et le diable m’emporte si je ne suis pas capable de diriger un attelage de chiens!

– Je ne conteste pas ton habileté, répondait Mrs. Joliffe. Je t’engage seulement à modérer tes mouvements. Te voilà déjà en tête de la caravane, et j’entends le lieutenant Hobson qui te crie de reprendre ton rang à l’arrière.

– Laissez-le crier, mistress Joliffe, laissez-le crier!…»

Et le caporal, enveloppant son attelage d’un nouveau coup de fouet, accrut encore la rapidité du traîneau.

«Prends garde, Joliffe! répétait la petite femme. Pas si vite! Nous voici sur une pente!

– Une pente! répondait le caporal. Vous appelez cela une pente, mistress Joliffe? Mais ça monte, au contraire!

– Je te répète que cela descend!

– Je vous soutiens, moi, que ça monte! Voyez, voyez comme les chiens tirent!»

Quoi qu’en eût l’entêté, les chiens ne tiraient en aucune façon. La déclivité du sol était, au contraire, fort prononcée. Le traîneau filait avec une rapidité vertigineuse, et il se trouvait déjà très en avant du détachement. Mr. et Mrs. Joliffe tressautaient à chaque instant. Les heurts, provoqués par les inégalités de la couche neigeuse, se multipliaient. Les deux époux, jetés tantôt à droite, tantôt à gauche, se choquant l’un l’autre, étaient secoués horriblement. Mais le caporal ne voulait rien entendre, ni les recommandations de sa femme, ni les cris du lieutenant Hobson. Celui-ci, comprenant le danger de cette course folle, pressait son propre attelage, afin de rejoindre les imprudents, et toute la caravane le suivait dans cette course rapide.

Mais le caporal allait toujours de plus belle! Cette vitesse de son véhicule l’enivrait! Il gesticulait, il criait, il maniait son long fouet comme eût fait un sportsman accompli.

«Remarquable instrument que ce fouet! s’écriait-il, et que les Esquimaux savent manoeuvrer avec une habileté sans pareille!

– Mais tu n’es pas un Esquimau, s’écriait Mrs. Joliffe, essayant mais en vain d’arrêter le bras de son imprudent conducteur.

– Je me suis laissé dire, reprenait le caporal, je me suis laissé dire que ces Esquimaux savent piquer n’importe quel chien de leur attelage à l’endroit qui leur convient. Ils peuvent même du bout de ce nerf durci leur enlever un petit peu de l’oreille, s’ils le jugent convenable. Je vais essayer…

– N’essaye pas, Joliffe, n’essaye pas! s’écria la petite femme, effrayée au plus haut point.

– Ne craignez rien, mistress Joliffe, ne craignez rien! Je m’y connais! Voilà précisément notre cinquième chien de droite qui fait des siennes! Je vais le corriger!…»

Mais sans doute le caporal n’était pas encore assez «Esquimau», ni assez familiarisé avec le maniement de ce fouet dont la longue lanière dépasse de quatre pieds l’avant-train de l’attelage, car le fouet se développa en sifflant, et, revenant en arrière par un contrecoup mal combiné, il s’enroula autour du cou de maître Joliffe lui-même, dont la calotte fourrée s’envola dans l’air. Nul doute que, sans cet épais bonnet, le caporal ne se fût arraché sa propre oreille.

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En ce moment, les chiens se jetèrent de côté, le traîneau fut culbuté et le couple précipité dans la neige. Très heureusement, la couche était épaisse, et les deux époux n’eurent aucun mal. Mais quelle honte pour le caporal! Et de quelle façon le regarda sa petite femme! Et quels reproches lui fit le lieutenant Hobson!

Le traîneau fut relevé; mais on décida que dorénavant les rênes du véhicule, comme celles du ménage, appartiendrait de droit à Mrs. Joliffe. Le caporal, tout penaud, dut se résigner, et la marche du détachement, un instant interrompue, fut reprise aussitôt.

Pendant les quinze jours qui suivirent, aucun incident ne se produisit. Le temps était toujours propice, la température supportable, et le 1er mai, le détachement arrivait au fort Entreprise.

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1Et, en effet, cette prévision du capitaine Craventy s’est réalisée depuis.