Jules Verne
LE PAYS DES FOURRURES
(Chapitre VI-X)
illustré par Férat & de Beaurepaire
Bibliothèque D’Éducation et de Récréation
J. Hetzel et Cie
© Andrzej Zydorczak
Dix jours de tempête.
endant les quatre jours du 17 au 20 août, le temps fut constamment beau, et la température assez élevée. Les brumes de l’horizon ne se changèrent point en nuages. Il était rare même que l’atmosphère se maintînt dans un tel état de pureté sous une zone si élevée en latitude. On le conçoit, ces conditions climatériques ne pouvaient satisfaire le lieutenant Hobson.
Mais, le 21 août, le baromètre annonça un changement prochain dans l’état atmosphérique. La colonne de mercure baissa subitement de quelques millièmes. Cependant, elle remonta le lendemain, puis redescendit, et ce fut le 23 seulement que son abaissement se fit d’une manière continue.
Le 24 août, en effet, les vapeurs, accumulées peu à peu au lieu de se dissiper, s’élevèrent dans l’atmosphère. Le soleil, au moment de sa culmination, fut entièrement voilé, et le lieutenant Hobson ne put faire son point. Le lendemain, le vent s’établit au nord-ouest, il souffla en grande brise, et, pendant certaines accalmies, la pluie tomba avec abondance. Cependant, la température ne se modifia pas d’une façon très sensible et le thermomètre se tint à 54° Fahrenheit (12° centig. au-dessus de zéro).
Très heureusement, à cette époque, les travaux projetés étaient exécutés, et Mac Nap venait d’achever la carcasse de l’embarcation, qui était bordée et membrée. On pouvait même, sans inconvénient, suspendre la chasse aux animaux comestibles, les réserves étant suffisantes. D’ailleurs, le temps devint bientôt si mauvais, le vent si violent, la pluie si pénétrante, les brouillards souvent si intenses, que l’on dut renoncer à quitter l’enceinte du fort.
«Que pensez-vous de ce changement de temps, monsieur Hobson? demanda Mrs. Paulina Barnett, dans la matinée du 27 août, en voyant la fureur de la tourmente s’accroître d’heure en heure. Ne peut-il nous être favorable?
– Je ne saurais l’affirmer, madame, répondit le lieutenant Hobson, mais je vous ferai observer que tout vaut mieux pour nous que ce temps magnifique, pendant lequel le soleil échauffe continuellement les eaux de la mer. En outre, je vois que le vent s’est fixé au nord-ouest, et comme il est très violent, notre île, par sa masse même, ne peut échapper à son influence. Je ne serais donc pas étonné qu’elle se rapprochât du continent américain.
– Malheureusement, dit le sergent Long, nous ne pourrons pas relever chaque jour notre situation. Au milieu de cette atmosphère embrumée, il n’y a plus ni soleil, ni lune, ni étoiles! Allez donc prendre hauteur dans ces conditions!
– Bon, sergent Long, répondit Mrs. Paulina Barnett, si la terre nous apparaît, nous saurons bien la reconnaître, je vous le garantis. Quelle qu’elle soit, d’ailleurs, elle sera bienvenue. Remarquez que ce sera nécessairement une portion quelconque de l’Amérique russe et probablement la Géorgie occidentale.
– Cela est présumable, en effet, ajouta Jasper Hobson, car, malheureusement pour nous, il n’y a, dans toute cette portion de la mer Arctique, ni un îlot, ni une île, ni même une roche à laquelle nous puissions nous raccrocher!
– Eh! dit Mrs. Paulina Barnett, pourquoi notre véhicule ne nous transporterait-il pas tout droit à la côte d’Asie? Ne peut-il, sous l’influence des courants, passer à l’ouvert du détroit de Behring et aller se souder au pays des Tchouktchis?
– Non, madame, non, répondit le lieutenant Hobson, notre glaçon rencontrerait bientôt le courant du Kamtchatka et il serait rapidement reporté dans le nord-est, ce qui serait fort regrettable. Non. Il est plus probable que, sous la poussée du vent de nord-ouest, nous nous rapprocherons des rivages de l’Amérique russe!
– Il faudra veiller, monsieur Hobson, dit la voyageuse, et autant que possible reconnaître notre direction.
– Nous veillerons, madame, répondit Jasper Hobson, bien que ces épaisses brumes limitent singulièrement nos regards. Au surplus, si nous sommes jetés à la côte, le choc sera violent et nous le ressentirons nécessairement. Espérons qu’à ce moment l’île ne se brisera pas en morceaux! C’est là un danger! Mais enfin, s’il se produit, nous aviserons. Jusque-là, rien à faire.»
Il va sans dire que cette conversation ne se tenait pas dans la salle commune, où la plupart des soldats et les femmes étaient installés pendant les heures de travail. Mrs. Paulina Barnett causait de ces choses dans sa propre chambre, dont la fenêtre s’ouvrait sur la partie antérieure de l’enceinte. C’est à peine si l’insuffisante lumière du jour pénétrait à travers les opaques vitres. On entendait, au-dehors, la bourrasque passer comme une avalanche. Heureusement, le cap Bathurst défendait la maison contre les rafales du nord-est. Cependant, le sable et la terre, enlevés au sommet du promontoire, tombaient sur la toiture et y crépitaient comme grêle. Mac Nap fut de nouveau fort inquiet pour ses cheminées et principalement pour celle de la cuisine, qui devait fonctionner toujours. Aux mugissements du vent se mêlait le bruit terrible que faisait la mer démontée, en se brisant sur le littoral. La tempête tournait à l’ouragan.
Malgré les violences de la rafale, Jasper Hobson, dans la journée du 28 août, voulut absolument monter au cap Bathurst, afin d’observer, en même temps que l’horizon, l’état de la mer et du ciel. Il s’enveloppa donc de manière à ne donner dans ses vêtements aucune prise à l’air violemment chassé, puis il s’aventura au-dehors.
Le lieutenant Hobson arriva sans grande peine, après avoir traversé la cour intérieure, au pied du cap. Le sable et la terre l’aveuglaient, mais du moins, abrité par l’épaisse falaise, il n’eut pas à lutter directement contre le vent.
Le plus difficile, pour Jasper Hobson, fut alors de s’élever sur les flancs du massif, qui étaient taillés presque à pic de ce côté. Il y parvint, cependant, en s’accrochant aux touffes d’herbes, et il arriva ainsi au sommet du cap. En cet endroit, la force de l’ouragan était telle, qu’il n’aurait pu se tenir ni debout, ni assis. Il dut donc s’étendre sur le ventre, au revers même du talus, et se cramponner aux arbrisseaux, ne laissant ainsi que la partie supérieure de sa tête exposée aux rafales.
Jasper Hobson regarda à travers les embruns qui passaient au-dessus de lui comme des nappes liquides. L’aspect de l’Océan et du ciel était vraiment terrible. Tous deux se confondaient dans les brumailles à un demi-mille du cap. Au-dessus de sa tête, Jasper Hobson voyait des nuages bas et échevelés courir avec une effrayante vitesse, tandis que de longues bandes de vapeurs s’immobilisaient vers le zénith. Par instants, il se faisait un grand calme dans l’air, et l’on n’entendait plus que les bruits déchirants du ressac et le choc des lames courroucées. Puis, la tempête atmosphérique reprenait avec une fureur sans égale, et le lieutenant Hobson sentait le promontoire trembler sur sa base. En de certains moments, la pluie était si violemment injectée, que ses raies, presque horizontales, formaient autant de milliers de jets d’eau que le vent cinglait comme une mitraille.
C’était bien là un ouragan, dont la source était placée dans la plus mauvaise partie du ciel. Ce vent de nord-est pouvait durer longtemps et longtemps bouleverser l’atmosphère. Mais Jasper Hobson ne s’en plaignait pas. Lui qui, en toute autre circonstance, eût déploré les désastreux effets d’une telle tempête, l’applaudissait alors! Si l’île résistait – et on pouvait l’espérer –, elle serait inévitablement rejetée dans le sud-ouest sous la poussée de ce vent supérieur aux courants de la mer, et là, dans le sud-ouest, était le continent, là le salut! Oui, pour lui, pour ses compagnons, pour tous, il fallait que la tempête durât jusqu’au moment où elle les aurait jetés à la côte, quelle qu’elle fut. Ce qui eût été la perte d’un navire était le salut de l’île errante.
Pendant un quart d’heure, Jasper Hobson demeura ainsi courbé sous le fouet de l’ouragan, trempé par les douches d’eau de mer et d’eau de pluie, se cramponnant au sol avec l’énergie d’un homme qui se noie, cherchant à surprendre enfin les chances que pouvait lui donner cette tempête. Puis il redescendit, se laissa glisser sur les flancs du cap, traversa la cour au milieu des tourbillons de sable et rentra dans la maison.
Le premier soin de Jasper Hobson fut d’annoncer à ses compagnons que l’ouragan ne semblait pas avoir encore atteint son maximum d’intensité et qu’on devait s’attendre à ce qu’il se prolongeât pendant plusieurs jours. Mais le lieutenant annonça cela d’un ton singulier, comme s’il eût apporté quelque bonne nouvelle, et les habitants de la factorerie ne purent s’empêcher de le regarder avec un certain sentiment de surprise. Leur chef avait vraiment l’air de faire bon accueil à cette lutte des éléments.
Pendant la journée du 30, Jasper Hobson, bravant encore une fois les rafales, retourna, sinon au sommet du cap Bathurst, du moins à la lisière du littoral. Là, sur ce rivage accore, à la limite des longues lames qui le frappaient de biais, il aperçut quelques longues herbes inconnues à la flore de l’île.
Ces herbes étaient encore fraîches! C’étaient de longs filaments de varechs qui, on n’en pouvait douter, avaient été récemment arrachés au continent américain! Ce continent n’était donc plus éloigné! Le vent de nord-est avait donc repoussé l’île en dehors du courant qui l’emportait jusqu’alors! Ah! Christophe Colomb ne se sentit pas plus de joie au coeur, quand il rencontra ces herbes errantes qui lui annonçaient la proximité de la terre!
Jasper Hobson revint au fort. Il fit part de sa découverte à Mrs. Paulina Barnett et au sergent Long. En ce moment, il eut presque envie de tout avouer à ses compagnons, tant il se croyait assuré de leur salut. Mais un dernier pressentiment le retint. Il se tut.
Cependant, durant ces interminables journées de séquestration, les habitants du fort ne demeuraient point inactifs. Ils occupaient leur temps aux travaux de l’intérieur. Quelquefois aussi, ils pratiquaient des rigoles dans la cour afin de faire écouler les eaux qui s’amassaient entre la maison et les magasins. Mac Nap, un clou d’une main, un marteau de l’autre, avait toujours quelque rajustement à opérer dans un coin quelconque. On travaillait ainsi pendant toute la journée, sans trop se préoccuper des violences de la tempête. Mais, la nuit venue, il semblait que la violence de l’ouragan redoublât! Il était impossible de dormir. Les rafales s’abattaient sur la maison comme autant de coups de massue. Il s’établissait parfois une sorte de remous atmosphérique entre le promontoire et le fort. C’était comme une trombe, une tornade partielle qui enlaçait la maison. Les ais craquaient alors, les poutres menaçaient de se disjoindre, et l’on pouvait craindre que toute la construction ne s’en allât par morceaux. De là, pour le charpentier, des transes continuelles, et pour ses hommes l’obligation de demeurer constamment sur le qui-vive.
Quant à Jasper Hobson, ce n’était pas la solidité de la maison qui le préoccupait, mais bien celle de ce sol sur lequel il l’avait bâtie. La tempête devenait décidément si violente, la mer se faisait si monstrueuse, qu’on pouvait justement redouter une dislocation de l’icefield. Il semblait impossible que l’énorme glaçon, diminué sur son épaisseur, rongé à sa base, soumis aux incessantes dénivellations de l’Océan, pût résister longtemps. Sans doute les habitants qu’il portait ne ressentaient pas les agitations de la houle, tant sa masse était considérable, mais il ne les en subissait pas moins. La question se réduisait donc à ceci: l’île durerait-elle jusqu’au moment où elle serait jetée à la côte? Ne se mettrait-elle pas en pièces avant d’avoir heurté la terre ferme?
Quant à avoir résisté jusqu’alors, cela n’était pas douteux. Et c’est ce que Jasper Hobson expliqua catégoriquement à Mrs. Paulina Barnett. En effet, si la dislocation se fût déjà produite, si l’icefield eût été divisé en glaçons plus petits, si l’île se fût rompue en îlots nombreux, les habitants du fort Espérance s’en seraient aussitôt aperçus, car celui des morceaux de l’île qui les eût encore portés ne serait pas resté indifférent à l’état de la mer; il aurait subi l’action de la houle; des mouvements de tangage et de roulis l’auraient secoué avec ceux qui flottaient à sa surface, comme des passagers à bord d’un navire battu par la mer. Or, cela n’était pas. Dans ses observations quotidiennes, le lieutenant Hobson n’avait jamais surpris ni un mouvement, ni même un tremblement, un frémissement quelconque de l’île, qui paraissait aussi ferme, aussi immobile que si son isthme l’eût encore rattachée au continent américain.
Mais la rupture qui n’était pas arrivée pouvait évidemment se produire d’un instant à l’autre!
Une extrême préoccupation de Jasper Hobson, c’était de savoir si l’île Victoria, rejetée hors du courant et poussée par le vent du nord-est, s’était rapprochée de la côte, et, en effet, tout espoir était dans cette chance. Mais, on le conçoit, sans soleil, sans lune, sans étoiles, les instruments devenaient inutiles, et la position actuelle de l’île ne pouvait être relevée. Si donc on s’approchait de la terre, on ne le saurait que lorsque la terre serait en vue, et encore le lieutenant Hobson n’en aurait-il connaissance en temps utile – à moins de ressentir un choc – que s’il se transportait sur la portion sud de ce dangereux territoire. En effet, l’orientation de l’île Victoria n’avait pas changé d’une façon appréciable. Le cap Bathurst pointait encore vers le nord, comme au temps où il formait une pointe avancée de la terre américaine. Il était donc évident que l’île, si elle accostait, atterrirait par sa partie méridionale, comprise entre le cap Michel et l’angle qui s’appuyait autrefois à la baie des Morses. En un mot, c’est par l’ancien isthme que la jonction s’opérerait. Il devenait donc essentiel et opportun de reconnaître ce qui se passait de ce côté.
Le lieutenant Hobson résolut donc de se rendre au cap Michel, quelque effroyable que fût la tempête. Mais il résolut aussi d’entreprendre cette reconnaissance en cachant à ses compagnons le véritable motif de son exploration. Seul, le sergent Long devait l’accompagner, pendant que l’ouragan faisait rage.
Ce jour-là, 31 août, vers les quatre heures du soir, afin d’être prêt à toute éventualité, Jasper Hobson fit demander le sergent, qui vint le trouver dans sa chambre.
«Sergent Long, lui dit-il, il est nécessaire que nous soyons fixés sans retard sur la position de l’île Victoria, ou, tout au moins, que nous sachions si ce coup de vent, comme je l’espère, l’a rapprochée du continent américain.
– Cela me paraît nécessaire en effet, répondit le sergent, et le plus tôt sera le mieux.
– De là, reprit Jasper Hobson, obligation pour nous d’aller dans le sud de l’île.
– Je suis prêt, mon lieutenant.
– Je sais, sergent Long, que vous êtes toujours prêt à remplir un devoir. Mais vous n’irez pas seul. Il est bon que nous soyons deux, pour le cas où, quelque terre étant en vue, il serait urgent de prévenir nos compagnons. Et puis il faut que je voie moi-même… Nous irons ensemble.
– Quand vous le voudrez, mon lieutenant, et à l’instant même si vous le jugez convenable.
– Nous partirons ce soir, à neuf heures, lorsque tous nos hommes seront endormis…
– En effet, la plupart voudraient nous accompagner, répondit le sergent Long, et il ne faut pas qu’ils sachent quel motif nous entraîne loin de la factorerie.
– Non, il ne faut pas qu’ils le sachent, répondit Jasper Hobson, et jusqu’au bout, si je le puis, je leur épargnerai les inquiétudes de cette terrible situation.
– Cela est convenu, mon lieutenant.
– Vous aurez un briquet, de l’amadou, afin que nous puissions faire un signal, si cela est nécessaire, dans le cas, par exemple, où une terre se montrerait dans le sud.
– Oui.
– Notre exploration sera rude, sergent.
– Elle sera rude, en effet, mais n’importe. – À propos, mon lieutenant, et notre voyageuse?
– Je compte ne pas la prévenir, répondit Jasper Hobson, car elle voudrait nous accompagner.
– Et cela est impossible! dit le sergent. Une femme ne pourrait lutter contre cette rafale! Voyez combien la tempête redouble en ce moment!»
En effet, la maison tremblait alors sous l’ouragan à faire craindre qu’elle ne fût arrachée de ses pilotis.
«Non! dit Jasper Hobson, cette vaillante femme ne peut pas, ne doit pas nous accompagner. Mais, toute réflexion faite, mieux vaut la prévenir de notre projet. Il faut qu’elle soit instruite, afin que si quelque malheur nous arrivait en route…
– Oui, mon lieutenant, oui! répondit le sergent Long. Il ne faut rien lui cacher, – et au cas où nous ne reviendrions pas…
– Ainsi, à neuf heures, sergent.
– À neuf heures!»
Le sergent Long, après avoir salué militairement, se retira.
Quelques instants plus tard, Jasper Hobson, s’entretenant avec Mrs. Paulina Barnett, lui faisait connaître son projet d’exploration. Comme il s’y attendait, la courageuse femme insista pour l’accompagner, voulant braver avec lui la fureur de la tempête. Le lieutenant ne chercha point à l’en dissuader en lui parlant des dangers d’une expédition entreprise dans des conditions semblables, mais il se contenta de dire qu’en son absence, la présence de Mrs. Paulina Barnett était indispensable au fort, et qu’il dépendait d’elle, en restant, de lui laisser quelque tranquillité d’esprit. Si un malheur arrivait, il serait au moins assuré que sa vaillante compagne était là pour le remplacer auprès de ses compagnons.
Mrs. Paulina Barnett comprit et n’insista plus. Toutefois, elle supplia Jasper Hobson de ne pas s’aventurer au-delà de toute raison, lui rappelant qu’il était le chef de la factorerie, que sa vie ne lui appartenait pas, qu’elle était nécessaire au salut de tous. Le lieutenant promit d’être aussi prudent que la situation le comportait, mais il fallait que cette observation de la portion méridionale de l’île fût faite sans retard, et il la ferait. Le lendemain, Mrs. Paulina Barnett se bornerait à dire à ses compagnons que le lieutenant et le sergent étaient partis dans l’intention d’opérer une dernière reconnaissance avant l’arrivée de l’hiver.
Un feu et un cri
e lieutenant et le sergent Long passèrent la soirée dans la grande salle du fort Espérance jusqu’à l’heure du coucher. Tous étaient rassemblés dans cette salle, à l’exception de l’astronome, qui restait, pour ainsi dire, continuellement et hermétiquement calfeutré dans sa cabine. Les hommes s’occupaient diversement, les uns nettoyant leurs armes, les autres réparant ou affûtant leurs outils. Mrs. Mac Nap, Raë et Joliffe travaillaient à l’aiguille avec la bonne Madge, pendant que Mrs. Paulina Barnett faisait la lecture à haute voix. Cette lecture était fréquemment interrompue, non seulement par le choc de la rafale, qui frappait comme un bélier les murailles de la maison, mais aussi par les cris du bébé. Le caporal Joliffe, chargé de l’amuser, avait fort à faire. Ses genoux, changés en chevaux fougueux, n’y pouvaient suffire et étaient déjà fourbus. Il fallut que le caporal se décidât à déposer son infatigable cavalier sur la grande table, et, là, l’enfant se roula à sa guise jusqu’au moment où le sommeil vint calmer son agitation.
À huit heures, suivant la coutume, la prière fut dite en commun, les lampes furent éteintes, et bientôt chacun eut regagné sa couche habituelle.
Dès que tous furent endormis, le lieutenant Hobson et le sergent Long traversèrent sans bruit la grande salle déserte, et gagnèrent le couloir. Là, ils trouvèrent Mrs. Paulina Barnett, qui voulait leur serrer une dernière fois la main.
«À demain, dit-elle au lieutenant.
– À demain, madame, répondit Jasper Hobson… oui… à demain… sans faute…
– Mais si vous tardez?…
– Il faudra nous attendre patiemment, répondit le lieutenant, car après avoir examiné l’horizon du sud par cette nuit noire, au milieu de laquelle un feu pourrait apparaître – dans le cas par exemple où nous nous serions approchés des côtes de la Nouvelle-Géorgie –, j’ai ensuite intérêt à reconnaître notre position pendant le jour. Peut-être cette exploration durera-t-elle vingt-quatre heures. Mais si nous pouvons arriver au cap Michel avant minuit, nous serons de retour au fort demain soir. Ainsi, patientez, madame, et croyez que nous ne nous exposerons pas sans raison.
– Mais, demanda la voyageuse, si vous n’êtes pas revenus demain, après-demain, dans deux jours?…
– C’est que nous ne devrons plus revenir!» répondit simplement Jasper Hobson.
La porte s’ouvrit alors. Mrs. Paulina Barnett la referma sur le lieutenant Hobson et son compagnon. Puis, inquiète, pensive, elle regagna sa chambre, où l’attendait Madge.
Jasper Hobson et le sergent Long traversèrent la cour intérieure, au milieu d’un tourbillon qui faillit les renverser, mais ils se soutinrent l’un l’autre, et, appuyés sur leurs bâtons ferrés, ils franchirent la poterne et s’avancèrent entre les collines et la rive orientale du lagon.
Une vague lueur crépusculaire était répandue sur le territoire. La lune, nouvelle depuis la veille, ne devait pas paraître au-dessus de l’horizon, et laissait à la nuit toute sa sombre horreur, mais l’obscurité n’allait durer que quelques heures au plus. En ce moment même, on y voyait encore suffisamment à se conduire.
Quel vent et quelle pluie! Le lieutenant Hobson et son compagnon étaient chaussés de bottes imperméables et couverts de capotes cirées, bien serrées à la taille, dont le capuchon leur enveloppait entièrement la tête. Ainsi protégés, ils marchèrent rapidement, car le vent, les prenant de dos, les poussa avec une extrême violence, et, par certains redoublements de la rafale, on peut dire qu’ils allaient plus vite qu’ils ne le voulaient. Quant à se parler, ils n’essayèrent même pas, car, assourdis par les fracas de la tempête, époumonés par l’ouragan, ils n’auraient pu s’entendre.
L’intention de Jasper Hobson n’était point de suivre le littoral, dont les irrégularités eussent inutilement allongé sa route, tout en l’exposant aux coups directs de l’ouragan, qu’aucun obstacle, par conséquent, n’arrêtait à la limite de la mer. Il comptait, autant que possible, couper en ligne droite depuis le cap Bathurst jusqu’au cap Michel, et il s’était, dans cette prévision, muni d’une boussole de poche qui lui permettrait de relever sa direction. De cette façon, il n’aurait pas plus de dix à onze milles à franchir pour atteindre son but, et il pensait arriver au terme de son voyage à peu près à l’heure où le crépuscule s’effacerait pour deux heures à peine, et laisserait à la nuit toute son obscurité.
Jasper Hobson et son sergent, courbés sous l’effort du vent, le dos arrondi, la tête dans les épaules, s’arc-boutant sur leurs bâtons, avançaient donc assez rapidement. Tant qu’ils prolongèrent la rive est du lac, ils ne reçurent point la rafale de plein fouet et n’eurent pas trop à souffrir. Les modestes collines et les arbres dont elles étaient couronnées les garantissaient en partie. Le vent sifflait avec une violence sans égale à travers cette ramure, au risque de déraciner ou de briser quelque tronc mal assuré, mais il se «cassait» en passant. La pluie même n’arrivait que divisée en une impalpable poussière. Aussi, pendant l’espace de quatre milles environ, les deux explorateurs furent-ils moins rudement éprouvés qu’ils ne le craignaient.
Arrivés à l’extrémité méridionale de la futaie, là où venait mourir la base des collines, là où le sol plat, sans une extumescence quelconque, sans un rideau d’arbres, était balayé par le vent de la mer, ils s’arrêtèrent un instant. Ils avaient encore six milles à franchir avant d’atteindre le cap Michel.
«Cela va être un peu dur! cria le lieutenant Hobson à l’oreille du sergent Long.
– Oui, répondit le sergent, le vent et la pluie vont nous cingler de concert.
– Je crains même que, de temps en temps, il ne s’y joigne un peu de grêle! ajouta Jasper Hobson.
– Ce sera toujours moins meurtrier que de la mitraille! répliqua philosophiquement le sergent Long. Or, mon lieutenant, ça vous est arrivé, à vous comme à moi, de passer à travers la mitraille. Passons donc, et en avant!
– En avant, mon brave soldat!»
Il était dix heures alors. Les dernières lueurs crépusculaires commençaient à s’évanouir; elles s’effaçaient comme si elles eussent été noyées dans la brume ou éteintes par le vent et la pluie. Cependant, une certaine lumière, très diffuse, se sentait encore. Le lieutenant battit le briquet, consulta sa boussole, en promenant un morceau d’amadou à sa surface, puis, hermétiquement serré dans sa capote, son capuchon ne laissant passage qu’à ses rayons visuels, il s’élança, suivi du sergent, sur cet espace, largement découvert, qu’aucun obstacle ne protégeait plus.
Au premier moment, tous deux furent violemment jetés à terre, mais, se relevant aussitôt, se cramponnant l’un à l’autre, et courbés comme de vieux bonshommes, ils prirent un pas accéléré, moitié trot, moitié amble.
Cette tempête était magnifique dans son horreur! De grands lambeaux de brumes tout déloquetés, de véritables haillons tissus d’air et d’eau, balayaient le sol. Le sable et la terre volaient comme une mitraille, et au sel qui s’attachait à leurs lèvres, le lieutenant Hobson et son compagnon reconnurent que l’eau de la mer, distante de deux à trois milles au moins, arrivait jusqu’à eux en nappes pulvérisées.
Pendant de certaines accalmies, bien courtes et bien rares, ils s’arrêtaient et respiraient. Le lieutenant vérifiait alors la direction du mieux qu’il pouvait en estimant la route parcourue, et ils reprenaient leur route.
Mais la tempête s’accroissait encore avec la nuit. Ces deux éléments, l’air et l’eau, semblaient être absolument confondus. Ils formaient dans les basses régions du ciel une de ces redoutables trombes qui renversent les édifices, déracinent les forêts, et que les bâtiments, pour s’en défendre, attaquent à coups de canon. On eût pu croire, en effet, que l’Océan, arraché de son lit, allait passer tout entier par-dessus l’île errante.
Vraiment, Jasper Hobson se demandait avec raison comment l’icefield, qui la supportait, soumis à un tel cataclysme, pouvait résister, comment il ne s’était pas déjà fracturé en cent endroits sous l’action de la houle! Cette houle devait être formidable, et le lieutenant l’entendait rugir au loin. En ce moment, le sergent Long, qui le précédait de quelques pas, s’arrêta soudain; puis, revenant au lieutenant et lui faisant entendre quelques paroles entrecoupées:
«Pas par là! dit-il.
– Pourquoi?
– La mer!…
– Comment! la mer! Nous ne sommSergentes pourtant pas arrivés au rivage du sud-ouest?
– Voyez, mon lieutenant.»
En effet, une large étendue d’eau apparaissait dans l’ombre, et des lames se brisaient avec violence aux pieds du lieutenant.
Jasper Hobson battit une seconde fois le briquet, et, au moyen d’un nouveau morceau d’amadou allumé, il consulta attentivement l’aiguille de sa boussole.
«Non, dit-il, la mer est plus à gauche. Nous n’avons pas encore passé la grande futaie qui nous sépare du cap Michel.
– Mais alors, c’est…
– C’est une fracture de l’île, répondit Jasper Hobson, qui, ainsi que son compagnon, avait dû se coucher sur le sol pour résister à la bourrasque. Ou bien une énorme portion de l’île, détachée, est partie en dérive, ou ce n’est qu’une simple entaille que nous pourrons tourner. En route.»
Jasper Hobson et le sergent Long se relevèrent et s’enfoncèrent sur leur droite, à l’intérieur de l’île, en suivant la lisière liquide qui écumait à leurs pieds. Ils allèrent ainsi pendant dix minutes environ, craignant, non sans raison, d’être coupés de toute communication avec la partie méridionale de l’île. Puis, le bruit du ressac, qui s’ajoutait aux autres bruits de la tempête, s’arrêta.
«Ce n’est qu’une entaille, dit le lieutenant Hobson à l’oreille du sergent. Tournons!»
Et ils reprirent leur première direction vers le sud. Mais alors ces hommes courageux s’exposaient à un danger terrible, et ils le savaient bien tous deux, sans s’être communiqué leur pensée. En effet, cette partie de l’île Victoria, sur laquelle ils s’aventuraient en ce moment, déjà disloquée sur un long espace, pouvait s’en séparer d’un instant à l’autre. Si l’entaille se creusait plus avant sous la dent du ressac, elle les eût immanquablement entraînés à la dérive! Mais ils n’hésitèrent pas, et ils s’élancèrent dans l’ombre, sans même se demander si le chemin ne leur manquerait pas au retour!
Que de pensées inquiétantes assiégeaient alors le lieutenant Hobson! Pouvait-il espérer désormais que l’île résistât jusqu’à l’hiver? N’était-ce pas là le commencement de l’inévitable rupture? Si le vent ne la jetait pas à la côte, n’était-elle pas condamnée à périr avant peu, à s’effondrer, à se dissoudre? Quelle effroyable perspective, et quelle chance restait-il aux infortunés habitants de cet icefield!
Cependant, battus, brisés par les coups de la rafale, ces deux hommes énergiques, que soutenait le sentiment d’un devoir à accomplir, allaient toujours. Ils arrivèrent ainsi à la lisière de cette vaste futaie, qui confinait au cap Michel. Il s’agissait alors de la traverser, afin d’atteindre au plus tôt le littoral. Jasper Hobson et le sergent Long s’engagèrent donc sous la futaie, au milieu de la plus profonde obscurité, au milieu de ce tonnerre que le vent faisait à travers les sapins et les bouleaux. Tout craquait autour d’eux. Les branches brisées les fouettaient au passage. À chaque instant, ils couraient le risque d’être écrasés par la chute d’un arbre, ou ils se heurtaient à des souches rompues qu’ils ne pouvaient apercevoir dans l’ombre. Mais alors, ils n’allaient plus au hasard, et les mugissements de la mer guidaient leurs pas à travers le taillis! Ils entendaient ces énormes retombées des lames qui déferlaient avec un épouvantable bruit, et même, plus d’une fois, ils sentirent le sol, évidemment aminci, trembler à leur choc. Enfin, se tenant par la main pour ne point s’égarer, se soutenant, se relevant quand l’un d’eux buttait contre quelque obstacle, ils arrivèrent à la lisière opposée de la futaie.
Mais là, un tourbillon les arracha l’un à l’autre. Ils furent violemment séparés, et, chacun de son côté, jetés à terre.
«Sergent! sergent! où êtes-vous? cria Jasper Hobson de toute la force de ses poumons.
– Présent, mon lieutenant!» hurla le sergent Long.
Puis, rampant tous deux sur le sol, ils essayèrent de se rejoindre. Mais il semblait qu’une main puissante les clouât sur place. Enfin, après des efforts inouïs, ils parvinrent à se rapprocher, et, pour prévenir toute séparation ultérieure, ils se lièrent l’un l’autre à la ceinture; puis ils rampèrent sur le sable, de manière à gagner une légère extumescence que dominait un maigre bouquet de sapins. Ils y arrivèrent enfin, et là, un peu abrités, ils creusèrent un trou dans lequel ils se blottirent, exténués, rompus, brisés!
Il était onze heures et demie du soir.
Jasper Hobson et son compagnon demeurèrent ainsi pendant plusieurs minutes sans prononcer une parole. Les yeux à demi clos, ils ne pouvaient plus remuer, et une sorte de torpeur, d’irrésistible somnolence, les envahissait, pendant que la bourrasque secouait au-dessus d’eux les sapins qui craquaient comme les os d’un squelette. Toutefois, ils résistèrent au sommeil, et quelques gorgées de brandevin, puisées à la gourde du sergent, les ranimèrent à propos.
«Pourvu que ces arbres tiennent, dit le lieutenant Hobson.
– Et pourvu que notre trou ne s’en aille pas avec eux! ajouta le sergent en s’arc-boutant dans ce sable mobile.
– Enfin, puisque nous voilà ici, dit Jasper Hobson, à quelques pas seulement du cap Michel, puisque nous sommes venus pour regarder, regardons! Voyez-vous, sergent Long, j’ai comme un pressentiment que nous ne sommes pas loin de la terre ferme, mais enfin ce n’est qu’un pressentiment!»
Dans la position qu’ils occupaient, les regards du lieutenant et de son compagnon auraient embrassé les deux tiers de l’horizon du sud, si cet horizon eût été visible. Mais, en ce moment, l’obscurité était absolue, et, à moins qu’un feu n’apparût, ils se voyaient obligés d’attendre le jour pour avoir connaissance d’une côte, dans le cas où l’ouragan les aurait suffisamment rejetés dans le sud.
Or – le lieutenant l’avait dit à Mrs. Paulina Barnett –, les pêcheries ne sont pas rares sur cette partie de l’Amérique septentrionale qui s’appelle la Nouvelle-Géorgie. Cette côte compte aussi de nombreux établissements, dans lesquels les indigènes recueillent des dents de mammouths, car ces parages recèlent en grand nombre des squelettes de ces grands antédiluviens, réduits à l’état fossile. À quelques degrés plus bas, s’élève New-Arkhangel, centre de l’administration qui s’étend sur tout l’archipel des îles Aléoutiennes, et chef-lieu de l’Amérique russe. Mais les masseurs fréquentent plus assidûment les rivages de la mer polaire, depuis surtout que la Compagnie de la baie d’Hudson a pris à bail les territoires de chasse que la Russie exploitait autrefois. Jasper Hobson, sans connaître ce pays, connaissait les habitudes des agents qui le visitaient à cette époque de l’année, et il était fondé à croire qu’il y rencontrerait des compatriotes, des collègues même, ou, à défaut, quelque parti de ces Indiens nomades qui courent le littoral.
Mais Jasper Hobson avait-il raison d’espérer que l’île Victoria eût été repoussée vers la côte?
«Oui, cent fois oui! répéta-t-il au sergent. Voilà sept jours que ce vent du nord-est souffle en ouragan. Je sais bien que l’île, très plate, lui donne peu de prise, mais, cependant, ses collines, ses futaies, tendues et là comme des voiles, doivent céder quelque peu à l’action du vent. En outre, la mer qui nous porte subit aussi cette influence, et il est bien certain que les grandes lames courent vers la côte. Il me paraît donc impossible que nous ne soyons pas sortis du courant qui nous entraînait dans l’ouest, impossible que nous n’ayons pas été rejetés au sud. Nous n’étions, à notre dernier relèvement, qu’à deux cents milles de la terre, et, depuis sept jours…
– Tous vos raisonnements sont justes, mon lieutenant, répondit le sergent Long. D’ailleurs, si nous avons l’aide du vent, nous avons aussi l’aide de Dieu, qui ne voudra pas que tant d’infortunés périssent, et c’est en lui que je mets tout mon espoir!»
Jasper Hobson et le sergent parlaient ainsi en phrases coupées par les bruits de la tempête. Leurs regards cherchaient à percer cette ombre épaisse, que des lambeaux d’un brouillard échevelé par l’ouragan rendaient encore plus opaque. Mais pas un point lumineux n’étincelait dans cette obscurité.
Vers une heure et demie du matin, l’ouragan éprouva une accalmie de quelques minutes. Seule, la mer, effroyablement démontée, n’avait pu modérer ses mugissements. Les lames déferlaient les unes sur les autres avec une violence extrême.
Tout d’un coup, Jasper Hobson, saisissant le bras de son compagnon, s’écria:
«Sergent, entendez-vous?…
– Quoi?
– Le bruit de la mer.
– Oui, mon lieutenant, répondit le sergent Long, en prêtant plus attentivement l’oreille, et, depuis quelques instants, il me semble que ce fracas des vagues…
– N’est plus le même… n’est-ce pas, sergent… écoutez… écoutez… c’est comme le bruit d’un ressac… on dirait que les lames se brisent sur des roches!…»
Jasper Hobson et le sergent Long écoutèrent avec une extrême attention. Ce n’était évidemment plus ce bruit monotone et sourd des vagues qui s’entrechoquent au large, mais ce roulement retentissant des nappes liquides lancées contre un corps dur et que répercute l’écho des roches. Or, il ne se trouvait pas un seul rocher sur le littoral de l’île, qui n’offrait qu’une lisière peu sonore, faite de terre et de sable.
Jasper Hobson et son compagnon ne s’étaient-ils point trompés? Le sergent essaya de se lever afin de mieux entendre, mais il fut aussitôt renversé par la bourrasque, qui venait de reprendre avec une nouvelle violence. L’accalmie avait cessé, et les sifflements de la rafale éteignaient alors les mugissements de la mer, et avec eux cette sonorité particulière qui avait frappé l’oreille du lieutenant.
Que l’on juge de l’anxiété des deux observateurs. Ils s’étaient blottis de nouveau dans leur trou, se demandant s’il ne leur faudrait pas, par prudence, quitter cet abri, car ils sentaient le sable s’ébouler sous eux et le bouquet de sapins craquer jusque dans ses racines. Mais ils ne cessaient de regarder vers le sud. Toute leur vie se concentrait alors dans leur regard, et leurs yeux fouillaient incessamment cette ombre épaisse, que les premières lueurs de l’aube ne tarderaient pas à dissiper.
Soudain, un peu avant deux heures et demie du matin, le sergent Long s’écria:
«J’ai vu!
– Quoi?
– Un feu!
– Un feu?
– Oui!… là… dans cette direction!»
Et du doigt le sergent indiquait le sud-ouest. S’était-il trompé? Non, car Jasper Hobson, regardant aussi, surprit une lueur indécise dans la direction indiquée.
«Oui! s’écria-t-il, oui! sergent! un feu! la terre est là!
– À moins que ce feu ne soit un feu de navire! répondit le sergent Long,
– Un navire à la mer par un pareil temps! s’écria Jasper Hobson, c’est impossible! Non! non! la terre est là, vous dis-je, à quelques milles de nous!
– Eh bien, faisons un signal!
– Oui, sergent, répondons à ce feu du continent par un feu de notre île!»
Ni le lieutenant Hobson ni le sergent n’avaient de torche qu’ils pussent enflammer. Mais au-dessus d’eux se dressaient ces sapins résineux que l’ouragan tordait.
«Votre briquet, sergent», dit Jasper Hobson.
Le sergent Long battit son briquet et enflamma l’amadou; puis, rampant sur le sable, il s’éleva jusqu’au pied du bouquet d’arbres. Le lieutenant le rejoignit. Le bois mort ne manquait pas. Ils l’entassèrent à la racine même des pins, ils l’allumèrent, et, le vent aidant, la flamme se communiqua au bouquet tout entier.
«Ah! s’écria Jasper Hobson, puisque nous avons vu, on doit nous voir aussi!»
Les sapins brûlaient avec un éclat livide et projetaient une flamme fuligineuse, comme eût fait une énorme torche. La résine crépitait dans ces vieux troncs, qui furent rapidement consumés. Bientôt les derniers pétillements se firent entendre et tout s’éteignit.
Jasper Hobson et le sergent Long regardaient si quelque nouveau feu répondrait au leur…
Mais rien. Pendant dix minutes environ, ils observèrent, espérant retrouver ce point lumineux qui avait brillé un instant, et ils désespéraient de revoir un signal quelconque, – quand, soudain, un cri se fit entendre, un cri distinct, un appel désespéré qui venait de la mer!
Jasper Hobson et le sergent Long, dans une effroyable anxiété, se laissèrent glisser jusqu’au rivage…
Le cri ne se renouvela plus.
Cependant, depuis quelques minutes, l’aube se faisait peu à peu. Il semblait même que la violence de la tempête diminuât avec la réapparition du soleil. Bientôt la clarté fut assez forte pour permettre au regard de parcourir l’horizon…
Il n’y avait pas une terre en vue, et le ciel et la mer se confondaient toujours sur une même ligne d’horizon!
Une excursion de Mrs. Paulina Barnett
endant toute la matinée, Jasper Hobson et le sergent Long errèrent sur cette partie du littoral. Le temps s’était considérablement modifié. La pluie avait presque entièrement cessé, mais le vent, avec une brusquerie extraordinaire, venait de sauter au sud-est, sans que sa violence eût diminué. Circonstance extrêmement fâcheuse! Ce fut un surcroît d’inquiétude pour le lieutenant Hobson, qui dut renoncer, dès lors, à tout espoir d’atteindre la terre ferme.
En effet, ce coup de vent de sud-est ne pouvait plus qu’éloigner l’île errante du continent américain, et la rejeter dans les courants si dangereux qui portaient au nord de l’océan Arctique.
Mais pouvait-on affirmer que l’île fût jamais rapprochée de la côte pendant cette nuit terrible? N’était-ce qu’un pressentiment du lieutenant Hobson, et qui ne s’était pas réalisé? L’atmosphère était assez nette alors, la portée du regard pouvait s’étendre sur un rayon de plusieurs milles, et, cependant, il n’y avait pas même l’apparence d’une terre. Ne devait-on pas en revenir à l’hypothèse du sergent, et supposer qu’un bâtiment avait passé la nuit en vue de l’île, qu’un feu de bord avait apparu un instant, qu’un cri avait été jeté par quelque marin en détresse? Et ce bâtiment, ne devait-il pas avoir sombré dans la tourmente?
En tout cas, quelle que fût la cause, on ne voyait pas une épave en mer, pas un débris sur le rivage. L’Océan, contrarié maintenant par ce vent de terre, se soulevait en lames énormes auxquelles un navire eût difficilement résisté!
«Eh bien, mon lieutenant, dit le sergent Long, il faut bien en prendre son parti!
– Il le faut, sergent, répondit Jasper Hobson, en passant la main sur son front, il faut rester sur notre île, il faut attendre l’hiver! Lui seul peut nous sauver!»
Il était midi alors. Jasper Hobson, voulant arriver avant le soir au fort Espérance, reprit aussitôt le chemin du cap Bathurst. Son compagnon et lui furent encore aidés au retour par le vent qui les prenait encore de dos. Ils étaient très inquiets, et se demandaient, non sans raison, si l’île n’avait pas achevé de se séparer en deux parties pendant cette lutte des éléments. L’entaille observée la veille ne s’était-elle pas prolongée sur toute sa largeur? N’étaient-ils pas maintenant séparés de leurs amis? Tout cela, ils pouvaient le craindre.
Ils arrivèrent bientôt à la futaie, qu’ils avaient traversée la veille. Des arbres, en grand nombre, gisaient sur le sol, les uns brisés par le tronc, les autres déracinés, arrachés de cette terre végétale dont la mince couche ne leur donnait pas un point d’appui suffisant. Les feuilles envolées ne laissaient plus apercevoir que de grimaçantes silhouettes, qui cliquetaient bruyamment au vent du sud-est.
Deux milles après avoir dépassé ce taillis dévasté, le lieutenant Hobson et le sergent Long arrivèrent au bord de cette entaille dont ils n’avaient pu reconnaître les dimensions dans l’obscurité. Ils l’examinèrent avec soin. C’était une fracture large de cinquante pieds environ, coupant le littoral à mi-chemin à peu près du cap Michel et de l’ancien port Barnett, et formant une sorte d’estuaire qui s’étendait à plus d’un mille et demi dans l’intérieur. Qu’une nouvelle tempête provoquât l’agitation de la mer, et l’entaille s’ouvrirait de plus en plus!
Le lieutenant Hobson, s’étant rapproché du littoral, vit, en ce moment, un énorme glaçon qui se détacha de l’île et s’en alla à la dérive.
«Oui! murmura le sergent Long, c’est là le danger!»
Tous deux revinrent alors d’un pas rapide dans l’ouest, afin de tourner l’énorme entaille, et, à partir de ce point, ils se dirigèrent directement vers le fort Espérance.
Ils n’observèrent aucun autre changement sur leur route. À quatre heures, ils franchissaient la poterne de l’enceinte et trouvaient tous leurs compagnons vaquant à leurs occupations habituelles.
Jasper Hobson dit à ses hommes qu’il avait voulu une dernière fois, avant l’hiver, chercher quelque trace du convoi promis par la capitaine Craventy, mais que ses recherches avaient été vaines.
«Allons, mon lieutenant, dit Marbre, je crois qu’il faut renoncer définitivement, pour cette année du moins, à voir nos camarades du fort Reliance?
– Je le crois aussi, Marbre», répondit simplement Jasper Hobson, et il rentra dans la salle commune.
Mrs. Paulina Barnett et Madge furent mises au courant des deux faits qui avaient marqué l’exploration du lieutenant: l’apparition du feu, l’audition du cri. Jasper Hobson affirma que ni son sergent ni lui n’avaient pu être le jouet d’une illusion. Le feu avait été réellement vu, le cri réellement entendu. Puis, après mûres réflexions, tous furent d’accord sur ce point: qu’un navire en détresse avait passé pendant la nuit en vue de l’île, mais que l’île ne s’était point approchée du continent américain.
Cependant, avec le vent du sud-est, le ciel se nettoyait rapidement et l’atmosphère se dégageait des vapeurs qui l’obscurcissaient. Jasper Hobson put espérer, non sans raison, que le lendemain il serait à même de faire son point.
En effet, la nuit fut plus froide, et une neige fine tomba, qui couvrit tout le territoire de l’île. Le matin, en se levant, Jasper Hobson put saluer ce premier symptôme de l’hiver.
On était au 2 septembre. Le ciel se dégagea peu à peu des vapeurs qui l’embrumaient. Le soleil parut. Le lieutenant l’attendait. À midi, il fit une bonne observation de latitude, et, vers deux heures, un calcul d’angle horaire qui lui donna sa longitude.
Le résultat de ses observations fut:
Latitude: 70° 57’;
Longitude: 170° 30’.
Ainsi donc, malgré la violence de l’ouragan, l’île errante s’était à peu près maintenue sur le même parallèle. Seulement, le courant l’avait encore reportée dans l’ouest. En ce moment, elle se trouvait par le travers du détroit de Behring, mais à quatre cents milles, au moins, dans le nord du cap Oriental et du cap du Prince-de-Galles, qui marquent la partie la plus resserrée du détroit.
Cette nouvelle situation était plus grave. L’île se rapprochait chaque jour de ce dangereux courant du Kamtchatka qui, s’il la saisissait dans ses eaux rapides, pouvait l’entraîner loin vers le nord! Évidemment, avant peu, son destin serait décidé. Où elle s’immobiliserait entre les deux courants contraires, en attendant que la mer se solidifiât autour d’elle, ou elle irait se perdre dans les solitudes des régions hyperboréennes!
Jasper Hobson, très péniblement affecté, mais voulant cacher ses inquiétudes, rentra seul dans sa chambre et ne parut plus de la journée. Ses cartes sous les yeux, il employa tout ce qu’il possédait d’invention, d’ingéniosité pratique, à imaginer quelque solution.
La température, pendant cette journée, s’abaissa de quelques degrés encore, et les brumes qui s’étaient levées le soir, au-dessus de l’horizon du sud-est, retombèrent en neige pendant la nuit suivante. Le lendemain, la couche blanche s’étendait sur une hauteur de deux pouces. L’hiver approchait enfin.
Ce jour-là, 3 septembre, Mrs. Paulina Barnett résolut de visiter sur une distance de quelques milles cette portion du littoral qui s’étendait entre le cap Bathurst et le cap Esquimau. Elle voulait reconnaître les changements que la tempête avait pu produire pendant les jours précédents. Très certainement, si elle eût proposé au lieutenant Hobson de l’accompagner dans cette exploration, celui-ci l’eût fait sans hésiter. Mais ne voulant pas l’arracher à ses préoccupations, elle se décida à partir sans lui, en emmenant Madge avec elle. Il n’y avait, d’ailleurs, aucun danger à craindre. Les seuls animaux réellement redoutables, les ours, semblaient avoir tous abandonné l’île à l’époque du tremblement de terre. Deux femmes pouvaient donc, sans imprudence, se hasarder aux environs du cap pour une excursion qui ne devait durer que quelques heures.
Madge accepta sans faire aucune réflexion la proposition de Mrs. Paulina Barnett, et toutes deux, sans avoir prévenu personne, dès huit heures du matin, armées du simple couteau à neige, la gourde et le bissac au côté, elles se dirigèrent vers l’ouest, après avoir descendu les rampes du cap Bathurst.
Déjà le soleil se traînait languissamment au-dessus de l’horizon, car il ne s’élevait dans sa culmination que de quelques degrés à peine. Mais ses obliques rayons étaient clairs, pénétrants, et ils fondaient encore la légère couche de neige en de certains endroits directement exposés à leur action dissolvante.
Des oiseaux nombreux, ptarmigans, guillemots, puffins, des oies sauvages, des canards de toutes espèces, voletaient par bandes et animaient le littoral. L’air était rempli du cri de ces volatiles, qui couraient incessamment du lagon à la mer, suivant que les eaux douces ou les eaux salées les attiraient.
Mrs. Paulina Barnett put observer alors combien les animaux à fourrures, martres, hermines, rats musqués, renards, étaient nombreux aux environs du fort Espérance. La factorerie eût pu sans peine remplir ses magasins. Mais à quoi bon, maintenant! Ces animaux inoffensifs, comprenant qu’on ne les chasserait pas, allaient, venaient sans crainte jusqu’au pied même de la palissade et se familiarisaient de plus en plus. Sans doute, leur instinct leur avait appris qu’ils étaient prisonniers dans cette île, prisonniers comme ses habitants, et un sort commun les rapprochait. Mais chose assez singulière et que Mrs. Paulina Barnett avait parfaitement remarquée, c’est que Marbre et Sabine, ces deux enragés chasseurs, obéissaient sans aucune contrainte aux ordres du lieutenant qui leur avait prescrit d’épargner absolument les animaux à fourrures, et ils ne semblaient pas éprouver le moindre désir de saluer d’un coup de fusil ce précieux gibier. Renards et autres n’avaient pas encore, il est vrai, leur robe hivernale, ce qui en diminuait notablement la valeur, mais ce motif ne suffisait pas à expliquer l’extraordinaire indifférence des deux chasseurs à leur endroit.
Cependant, tout en marchant d’un bon pas, Mrs. Paulina Barnett et Madge, causant de leur étrange situation, observaient attentivement la lisière de sable qui formait le rivage. Les dégâts que la mer y avait causés récemment étaient très visibles. Des éboulis nouvellement faits laissaient voir çà et là des cassures neuves, parfaitement reconnaissables. La grève, rongée en certaines places, s’était même abaissée dans une inquiétante proportion, et, maintenant, les longues lames s’étendaient là où le rivage accore leur opposait autrefois une insurmontable barrière. Il était évident que quelques portions de l’île s’étaient enfoncées et ne faisaient plus qu’affleurer le niveau moyen de l’Océan.
«Ma bonne Madge, dit Mrs. Paulina Barnett, en montrant à sa compagne de vastes étendues au sol sur lesquelles les vagues couraient en déferlant, notre situation a empiré pendant cette funeste tempête! Il est certain que le niveau général de l’île s’abaisse peu à peu. Notre salut n’est plus, désormais, qu’une question de temps! L’hiver arrivera-t-il assez vite? Tout est là!
– L’hiver arrivera, ma fille, répondit Madge avec son inébranlable confiance. Voici déjà deux nuits que la neige tombe. Le froid commence à se faire là-haut, dans le ciel, et j’imagine volontiers que c’est Dieu qui nous l’envoie.
– Tu as raison, Madge, reprit la voyageuse, il faut avoir confiance. Nous autres femmes, qui ne cherchons pas la raison physique des choses, nous devons ne pas désespérer là où des hommes instruits désespéreraient peut-être. C’est une grâce d’état. Malheureusement, notre lieutenant ne peut raisonner comme nous. Il sait le pourquoi des faits, il réfléchit, il calcule, il mesure le temps qui nous reste, et je le vois bien près de perdre tout espoir!
– C’est pourtant un homme énergique, un coeur courageux, répondit Madge.
– Oui, ajouta Mrs. Paulina Barnett, et il nous sauvera, si notre salut est encore dans la main de l’homme!»
À neuf heures, Mrs. Paulina Barnett et Madge avaient franchi une distance de quatre milles. Plusieurs fois, il leur fallut abandonner la ligne du rivage et remonter à l’intérieur de l’île, afin de tourner des portions basses du sol déjà envahies par les lames. En de certains endroits, les dernières traces de la mer, s’étaient portées à une distance d’un demi-mille, et, là, l’épaisseur de l’icefield devait être singulièrement réduite. Il était donc à craindre qu’il ne cédât sur plusieurs points, et que, par suite de cette fracture, il ne formât des anses ou des baies nouvelles sur le littoral.
À mesure qu’elle s’éloignait du fort Espérance, Mrs. Paulina Barnett remarqua que le nombre des animaux à fourrures diminuait singulièrement. Ces pauvres bêtes se sentaient évidemment plus rassurées par la présence de l’homme, dont jusqu’ici elles redoutaient l’approche, et elles se massaient plus volontiers aux environs de la factorerie. Quant aux fauves que leur instinct n’avait point entraînés en temps utile hors de cette île dangereuse, ils devaient être rares. Cependant, Mrs. Paulina Barnett et Madge aperçurent quelques loups errant au loin dans la plaine, sauvages carnassiers que le danger commun ne semblait pas avoir encore apprivoisés. Ces loups, d’ailleurs, ne s’approchèrent pas et disparurent bientôt derrière les collines méridionales du lagon.
«Que deviendront, demanda Madge, ces animaux emprisonnés comme nous dans l’île, et que feront-ils, lorsque toute nourriture leur manquera et que l’hiver les aura affamés?
– Affamés! ma bonne Madge, répondit Mrs. Paulina Barnett. Va, crois-moi, nous n’avons rien à craindre d’eux! La nourriture ne leur fera pas défaut, et toutes ces martres, ces hermines, ces lièvres polaires que nous respectons, seront pour eux une proie assurée. Nous n’avons donc point à redouter leurs agressions! Non! Le danger n’est pas là! Il est dans ce sol fragile qui s’effondrera, qui peut s’effondrer à tout instant sous nos pieds. Tiens, Madge, vois comme en cet endroit la mer s’avance à l’intérieur de l’île! Elle couvre déjà toute une partie de cette plaine, que ses eaux, relativement chaudes encore, rongeront à la fois et en dessus et en dessous! Avant peu, si le froid ne l’arrête, cette mer aura rejoint le lagon, et nous perdrons notre lac, après avoir perdu notre port et notre rivière!
– Mais si cela arrivait, dit Madge, ce serait véritablement un irréparable malheur!
– Et pourquoi cela, Madge? demanda Mrs. Paulina Barnett, en regardant sa compagne.
– Mais parce que nous serions absolument privés d’eau douce! répondit Madge.
– Oh! l’eau douce ne nous manquera pas, ma bonne Madge! La pluie, la neige, la glace, les icebergs de l’Océan, le sol même de l’île qui nous emporte, tout cela, c’est de l’eau douce! Non! je te le répète! non! Le danger n’est pas là!»
Vers dix heures, Mrs. Paulina Barnett et Madge se trouvaient à la hauteur du cap Esquimau, mais à deux milles au moins à l’intérieur de l’île, car il avait été impossible de suivre le littoral, profondément rongé par la mer. Les deux femmes, un peu fatiguées d’une promenade allongée par tant de détours, résolurent de se reposer pendant quelques instants avant de reprendre la route du fort Espérance. En cet endroit s’élevait un petit taillis de bouleaux et d’arbousiers qui couronnait une colline peu élevée. Un monticule, garni d’une mousse jaunâtre, et que son exposition directe aux rayons du soleil avait dégagé de neige, leur offrait un endroit propice pour une halte.
Mrs. Paulina Barnett et Madge s’assirent l’une à côté de l’autre, au pied d’un bouquet d’arbres, le bissac fut ouvert, et elles partagèrent en soeurs leur frugal repas.
Une demi-heure plus tard, Mrs. Paulina Barnett, avant de reprendre vers l’est le chemin de la factorerie, proposa à sa compagne de remonter jusqu’au littoral afin de reconnaître l’état actuel du cap Esquimau. Elle désirait savoir si cette pointe avancée avait résisté ou non aux assauts de la tempête. Madge se déclara prête à accompagner sa fille partout où il lui plairait d’aller, lui rappelant toutefois qu’une distance de huit à neuf milles les séparait alors du cap Bathurst, et qu’il ne fallait pas inquiéter le lieutenant Hobson par une trop longue absence.
Cependant, Mrs. Paulina Barnett, mue par quelque pressentiment sans doute, persista dans son idée, et elle fit bien, comme on le verra par la suite. Ce détour, au surplus, ne devait guère accroître que d’une demi-heure la durée totale de l’exploration.
Mrs. Paulina Barnett et Madge se levèrent donc et se dirigèrent vers le cap Esquimau.
Mais les deux femmes n’avaient pas fait un quart de mille, que la voyageuse, s’arrêtant soudain, montrait à Madge des traces régulières, très nettement imprimées sur la neige. Or, ces empreintes avaient été faites récemment et ne dataient pas de plus de neuf à dix heures, sans quoi la dernière tombée de neige qui s’était opérée dans la nuit les eût évidemment recouvertes.
«Quel est l’animal qui a passé là? demanda Madge.
– Ce n’est point un animal, répondit Mrs. Paulina Barnett en se baissant afin de mieux observer les empreintes. Un animal quelconque, marchant sur ses quatre pattes, laisse des traces différentes de celles-ci. Vois, Madge, ces empreintes sont identiques, et il est aisé de voir qu’elles ont été faites par un pied humain!
– Mais qui pourrait être venu ici? répondit Madge. Pas un soldat, pas une femme n’a quitté le fort, et puisque nous sommes dans une île… Tu dois te tromper, ma fille. Au surplus, suivons ces traces et voyons où elles nous conduiront.»
Mrs. Paulina Barnett et Madge reprirent leur marche, observant attentivement les empreintes.
Cinquante pas plus loin, elles s’arrêtèrent encore.
«Tiens… vois, Madge, dit la voyageuse, en retenant sa compagne, et dis si je me suis trompée!»
Auprès des traces de pas et sur un endroit où la neige avait été assez récemment foulée par un corps pesant, on voyait très visiblement l’empreinte d’une main.
«Une main de femme ou d’enfant! s’écria Madge.
– Oui! répondit Mrs. Paulina Barnett, un enfant ou une femme, épuisé, souffrant, à bout de force, est tombé… Puis, ce pauvre être s’est relevé, a repris sa marche… Vois! les traces continuent… plus loin il y a encore eu des chutes!…
– Mais qui? qui? demanda Madge.
– Que sais-je? répondit Mrs. Paulina Barnett. Peut-être quelque infortuné emprisonné comme nous depuis trois ou quatre mois sur cette île? Peut-être aussi quelque naufragé jeté sur le rivage pendant cette tempête… Rappelle-toi ce feu, ce cri, dont nous ont parlé le sergent Long et le lieutenant Hobson!… Viens, viens. Madge, nous avons peut-être quelque malheureux à sauver!…»
Et Mrs. Paulina Barnett, entraînant sa compagne, suivit en courant cette voie douloureuse imprimée sur la neige, et sur laquelle elle trouva bientôt quelques gouttes de sang.
«Quelque malheureux à sauver!» avait dit la compatissante et courageuse femme! Avait-elle donc oublié que sur cette île, à demi rongée par les eaux, destinée à s’abîmer tôt ou tard dans l’Océan, il n’y avait de salut ni pour autrui, ni pour elle?
Les empreintes laissées sur le sol se dirigeaient vers le cap Esquimau. Mrs. Paulina Barnett et Madge les suivaient attentivement mais bientôt les taches de sang se multiplièrent et les traces de pas disparurent. Il n’y avait plus qu’un sentier irrégulier tracé sur la neige. À partir de ce point, le malheureux être n’avait plus eu la force de se porter. Il s’était avancé en rampant, se traînant, se poussant des mains et des jambes. Des morceaux de vêtements déchirés se voyaient çà et là. C’étaient des fragments de peau de phoque et de fourrure.
«Allons! allons!» répétait Paulina Barnett, dont le coeur battait à se rompre.
Madge la suivait. Le cap Esquimau n’était plus qu’à cinq cents pas. On le voyait qui se dessinait un peu au-dessus de la mer sur le fond du ciel. Il était désert.
Évidemment, les traces suivies par les deux femmes se dirigeaient droit sur le cap. Mrs. Paulina Barnett et Madge, toujours courant, les remontèrent jusqu’au bout. Rien encore, rien. Mais ces empreintes, au pied même du cap, à la base du monticule qui le formait, tournaient sur la droite et traçaient un sentier vers la mer.
Mrs. Paulina Barnett s’élança vers la droite, mais au moment où elle débouchait sur le rivage, Madge, qui la suivait et portait un regard inquiet autour d’elle, la retint de la main.
«Arrête! lui dit-elle.
– Non, Madge, non! s’écria Mrs. Paulina Barnett, qu’une sorte d’instinct entraînait malgré elle.
– Arrête, ma fille, et regarde!» répondit Madge, en retenant plus énergiquement sa compagne.
À cinquante pas du cap Esquimau, sur la lisière même du rivage, une masse blanche, énorme, s’agitait en poussant des grognements formidables.
C’était un ours polaire, d’une taille gigantesque. Les deux femmes, immobiles, le considérèrent avec effroi. Le gigantesque animal tournait autour d’une sorte de paquet de fourrure étendu sur la neige; puis il le souleva, il le laissa retomber, il le flaira. On eût pris ce paquet pour le corps inanimé d’un morse.
Mrs. Paulina Barnett et Madge ne savaient que penser, ne savaient si elles devaient marcher en avant, quand, dans un mouvement imprimé à ce corps, une espèce de capuchon se rabattit de sa tête, et de longs cheveux bruns se déroulèrent.
«Une femme! s’écria Mrs. Paulina Barnett, qui voulut s’élancer vers cette infortunée, voulant à tout prix reconnaître si elle était vivante ou morte!
– Arrête! dit encore Madge, en la retenant. Arrête! Il ne lui fera pas de mal!»
L’ours, en effet, regardait attentivement ce corps, se contentant de le retourner, et ne songeant aucunement à le déchirer de ses formidables griffes. Puis il s’en éloignait et s’en rapprochait de nouveau. Il paraissait hésiter sur ce qu’il devait faire. Il n’avait point aperçu les deux femmes qui l’observaient avec une anxiété terrible!
Soudain, un craquement se produisit. Le sol éprouva comme une sorte de tremblement. On eût pu croire que le cap Esquimau s’abîmait tout entier dans la mer…
C’était un énorme morceau de l’île, qui se détachait du rivage, un vaste glaçon dont le centre de gravité s’était déplacé par un changement de pesanteur spécifique, et qui s’en allait à la dérive, entraînant l’ours et le corps de la femme!
Mrs. Paulina Barnett jeta un cri et voulut s’élancer vers ce glaçon, avant qu’il n’eût été entraîné au large.
«Arrête, arrête encore, ma fille!» répéta froidement Madge, qui la serrait d’une main convulsive.
Au bruit produit par la rupture du glaçon, l’ours avait reculé soudain; poussant alors un grognement formidable, il abandonna le corps et se précipita vers le côté du rivage dont il était déjà séparé par une quarantaine de pieds; comme une bête effarée, il fit en courant le tour de l’îlot, laboura le sol de ses griffes, fit voler autour de lui la neige et le sable, et revint près du corps inanimé.
Puis, à l’extrême stupéfaction des deux femmes, l’animal, saisissant ce corps par ses vêtements, le souleva de sa gueule, gagna le bord du glaçon qui faisait face au rivage de l’île, et se précipita à la mer.
En quelques brasses, l’ours, robuste nageur comme le sont tous ses congénères des régions arctiques, eut atteint le rivage de l’île. Un vigoureux effort lui permit de prendre pied sur le sol, et, là, il déposa le corps qu’il avait emporté.
En ce moment, Mrs. Paulina Barnett ne put se contenir, et sans songer au danger de se trouver face à face avec le redoutable carnassier, elle échappa à la main de Madge et s’élança vers le rivage.
L’ours, la voyant, se redressa sur ses pattes de derrière et vint droit à elle. Toutefois, à dix pas, il s’arrêta, il secoua son énorme tête; puis, comme s’il eût perdu sa férocité naturelle sous l’influence de cette terreur qui semblait avoir métamorphosé toute la faune de l’île, il se retourna, poussa un grognement sourd, et s’en alla tranquillement vers l’intérieur, sans même regarder derrière lui.
Mrs. Paulina Barnett avait aussitôt couru vers ce corps étendu sur la neige.
Un cri s’échappa de sa poitrine.
«Madge! Madge!» s’écria-t-elle.
Madge s’approcha et considéra ce corps inanimé.
C’était le corps de la jeune Esquimaude Kalumah!
Aventures de Kalumah
alumah sur l’île flottante à deux cents milles du continent américain! C’était à peine croyable!
Mais avant tout, l’infortunée respirait-elle encore? Pourrait-on la rappeler à la vie? Mrs. Paulina Barnett avait défait les vêtements de la jeune Esquimaude, dont le corps ne lui parut pas entièrement refroidi. Elle lui écouta le coeur. Le coeur battait faiblement, mais il battait. Le sang perdu par la pauvre fille ne provenait que d’une blessure faite à sa main, mais peu grave. Madge comprima cette blessure avec son mouchoir, et arrêta ainsi l’hémorragie.
En même temps, Mrs. Paulina Barnett, agenouillée près de Kalumah, et l’appuyant sur elle, avait relevé la tête de la jeune indigène, et, à travers ses lèvres desserrées, elle parvint à introduire quelques gouttes de brandevin; puis elle lui baigna le front et les tempes avec un peu d’eau froide.
Quelques minutes s’écoulèrent. Ni Mrs. Paulina Barnett, ni Madge n’osaient prononcer une parole. Elles attendaient toutes deux dans une anxiété extrême, car le peu de vie qui restait à l’Esquimaude pouvait à chaque instant s’évanouir!
Mais un léger soupir s’échappa de la poitrine de Kalumah. Ses mains s’agitèrent faiblement, et avant même que ses yeux se fussent ouverts et qu’elle eût pu reconnaître celle qui lui donnait ses soins, elle murmura ces mots:
«Madame Paulina! Madame Paulina!»
La voyageuse demeura stupéfaite, à entendre son nom ainsi prononcé dans ces circonstances. Kalumah était-elle donc venue volontairement sur l’île errante, et savait-elle qu’elle y rencontrerait l’Européenne dont elle n’avait point oublié les bontés? Mais comment aurait-elle pu le savoir, et comment, à cette distance de toute terre, avait-elle pu atteindre l’île Victoria? Comment enfin aurait-elle deviné que ce glaçon emportait loin du continent Mrs. Paulina Barnett et tous ses compagnons du fort Espérance? C’étaient là des choses véritablement inexplicables.
«Elle vit! elle vivra! dit Madge, qui, sous sa main, sentait la chaleur et le mouvement revenir à ce pauvre corps meurtri.
– La malheureuse enfant! murmurait Mrs. Paulina Barnett, le coeur ému, et mon nom, mon nom! au moment de mourir, elle l’avait encore sur ses lèvres!»
Mais alors les yeux de Kalumah s’entrouvrirent. Son regard, encore effaré, vague, indécis, apparut entre ses paupières. Soudain, il s’anima, car il s’était reposé sur la voyageuse. Un instant, rien qu’un instant, Kalumah avait vu Mrs. Paulina Barnett, mais cet instant avait suffi. La jeune Indigène avait reconnu sa bonne dame, et son nom s’échappa encore une fois de ses lèvres, tandis que sa main, qui s’était peu à peu soulevée, retombait dans la main de Mrs. Paulina Barnett!
Les soins des deux femmes ne tardèrent pas à ranimer entièrement la jeune Esquimaude, dont l’extrême épuisement provenait non seulement de la fatigue, mais aussi de la faim. Ainsi que Mrs. Paulina Barnett l’allait apprendre, Kalumah n’avait rien mangé depuis quarante-huit heures. Quelques morceaux de venaison froide et un peu de brandevin lui rendirent ses forces, et, une heure après, Kalumah se sentait capable de prendre avec ses deux amies le chemin du fort.
Mais, pendant cette heure, assise sur le sable entre Madge et Mrs. Paulina Barnett, Kalumah avait pu leur prodiguer ses remerciements et les témoignages de son affection. Puis elle avait raconté son histoire. Non! la jeune Esquimaude n’avait point oublié les Européens du fort Espérance, et l’image de Mrs. Paulina Barnett était toujours restée présente à son souvenir. Non! ce n’était point le hasard, ainsi qu’on va le voir, qui l’avait jetée à demi morte sur le rivage de l’île Victoria!
En peu de mots, voici ce que Kalumah apprit à Mrs. Paulina Barnett.
On se souvient de la promesse qu’avait faite la jeune Esquimaude, à sa première visite, de retourner l’année suivante, pendant la belle saison, vers ses amis du fort Espérance. La longue nuit polaire se passa, et, le mois de mai venu, Kalumah se mit en devoir d’accomplir sa promesse. Elle quitta donc les établissements de la Nouvelle-Georgie, dans lesquels elle avait hiverné, et, en compagnie d’un de ses beaux-frères, elle se dirigea vers la presqu’île Victoria.
Six semaines plus tard, vers la mi-juin, elle arrivait sur les territoires de la Nouvelle-Bretagne, qui avoisinaient le cap Bathurst. Elle reconnut parfaitement les montagnes volcaniques dont les hauteurs couvraient la baie Liverpool, et, vingt milles plus loin, elle arriva à cette baie des Morses dans laquelle elle et les siens avaient si souvent fait la chasse aux amphibies.
Mais, au-delà de cette baie, au nord, rien! La côte, par une ligne droite, se rabaissait vers le sud-est. Plus de cap Esquimau, plus de cap Bathurst!
Kalumah comprit ce qui s’était passé! Ou tout ce territoire, devenu depuis l’île Victoria, s’était abîmé dans les flots, ou il s’en allait errant par les mers!
Kalumah pleura en ne retrouvant plus ceux qu’elle venait chercher si loin.
Mais l’Esquimau, son beau-frère, n’avait point paru autrement surpris de cette catastrophe. Une sorte de légende, une tradition répandue parmi les tribus nomades de l’Amérique septentrionale, disait que ce territoire du cap Bathurst s’était rattaché au continent depuis des milliers de siècles, mais qu’il n’en faisait pas partie, et qu’un jour il s’en détacherait par un effort de la nature. De là cette surprise que les Esquimaux avaient manifestée en voyant la factorerie fondée par le lieutenant Hobson au pied même du cap Bathurst. Mais, avec cette déplorable réserve particulière à leur race, peut-être aussi poussés par ce sentiment qu’éprouve tout indigène pour l’étranger qui fait prise de possession en son pays, les Esquimaux ne dirent rien au lieutenant Hobson, dont l’établissement était alors achevé. Kalumah ignorait cette tradition, qui, d’ailleurs, ne reposant sur aucun document sérieux, n’était sans doute qu’une de ces nombreuses légendes de la cosmogonie hyperboréenne, et c’est pourquoi les hôtes du fort Espérance ne furent pas prévenus du danger qu’ils couraient à s’établir sur ce territoire.
Et certainement, Jasper Hobson, averti par les Esquimaux et suspectant déjà ce sol, qui présentait des particularités si étranges, aurait cherché plus loin un terrain nouveau – inébranlable, cette fois –, pour y jeter les fondements de sa factorerie.
Lorsque Kalumah eut constaté la disparition de ce territoire du cap Bathurst, elle continua son exploration jusqu’au-delà de la baie Washburn, mais sans rencontrer aucune trace de ceux qu’elle cherchait, et alors, désespérée, elle n’eut plus qu’à revenir dans l’ouest aux pêcheries de l’Amérique russe.
Son beau-frère et elle quittèrent donc la baie des Morses dans les derniers jours du mois de juin. Ils reprirent la route du littoral, et, à la fin de juillet, après cet inutile voyage, ils retrouvaient les établissements de la Nouvelle-Georgie.
Kalumah n’espérait plus jamais revoir ni Mrs. Paulina Barnett, ni ses compagnons du fort Espérance. Elle les croyait engloutis dans les abîmes de la mer Arctique.
À ce point de son récit, la jeune Esquimaude tourna ses yeux humides vers Mrs. Paulina Barnett et lui serra plus affectueusement la main. Puis, murmurant une prière, elle remercia son Dieu de l’avoir sauvée par la main même de son amie!
Kalumah, revenue à sa demeure, au milieu de sa famille, avait repris son existence accoutumée. Elle travaillait avec les siens à la pêcherie du cap des Glaces, qui est située à peu près sur le 70ème parallèle, à plus de six cents milles du cap Bathurst.
Pendant toute la première partie du mois d’août, aucun incident ne se produisit. Vers la fin du mois se déclara cette violente tempête dont s’inquiéta si vivement Jasper Hobson, et qui, paraît-il, étendit ses ravages sur toute la mer polaire et même jusqu’au-delà du détroit de Behring. Au cap des Glaces, elle fut effroyable aussi et se déchaîna avec la même violence que sur l’île Victoria. À cette époque, l’île errante ne se trouvait pas à plus de deux cents milles de la côte, ainsi que l’avait déterminé par ses relèvements le lieutenant Jasper Hobson.
En écoutant parler Kalumah, Mrs. Paulina Barnett, fort au courant de la situation, on le sait, faisait rapidement dans son esprit des rapprochements qui allaient enfin lui donner la clef de ces singuliers événements et surtout lui expliquer l’arrivée dans l’île de la jeune indigène.
Pendant ces premiers jours de la tempête, les Esquimaux du cap des Glaces furent confinés dans leurs huttes. Ils ne pouvaient sortir et encore moins pêcher. Cependant, dans la nuit du 31 août au 1er septembre, mue par une sorte de pressentiment, Kalumah voulut s’aventurer sur le rivage. Elle alla ainsi, bravant le vent et la pluie qui faisaient rage autour d’elle, observant d’un oeil inquiet la mer irritée qui se levait dans l’ombre comme une chaîne de montagnes.
Soudain, quelque temps après minuit, il lui sembla voir une masse énorme qui dérivait sous la poussée de l’ouragan et parallèlement à la côte. Ses yeux, doués d’une extrême puissance de vision, comme tous ceux de ces indigènes nomades, habitués aux ténèbres des longues nuits de l’hiver arctique, ne pouvaient la tromper. Une chose énorme passait à deux milles du littoral, et cette chose ne pouvait être ni un cétacé, ni un navire, ni même un iceberg à cette époque de l’année.
D’ailleurs, Kalumah ne raisonna même pas. Il se fit dans son esprit comme une révélation. Devant son cerveau surexcité apparut l’image de ses amis. Elle les revit tous, Mrs. Paulina Barnett, Madge, le lieutenant Hobson, le bébé qu’elle avait tant couvert de ses caresses au fort Espérance! Oui! c’étaient eux qui passaient, emportés dans la tempête sur ce glaçon flottant!
Kalumah n’eut pas un instant de doute, pas un moment d’hésitation. Elle se dit qu’il fallait apprendre à ces naufragés, qui ne s’en doutaient peut-être pas, que la terre était proche. Elle courut à sa hutte, elle prit une de ces torches faites d’étoupe et de résine dont les Esquimaux se servent pour leurs pêches de nuit, elle l’enflamma et vint l’agiter sur le rivage au sommet du cap des Glaces.
C’était le feu que Jasper Hobson et le sergent Long, blottis alors au cap Michel, avaient aperçu au milieu des sombres brumes, pendant la nuit du 31 août.
Quelle fut la joie, l’émotion de la jeune Esquimaude, quand elle vit un signal répondre au sien, lorsqu’elle aperçut ce bouquet de sapins, enflammé par le lieutenant Hobson, qui jeta ses fauves lueurs jusqu’au littoral américain, dont il ne se savait pas si près!
Mais tout s’éteignit bientôt. L’accalmie dura à peine quelques minutes, et l’effroyable bourrasque, sautant au sud-est, reprit avec une nouvelle violence.
Kalumah comprit que «sa proie» – c’est ainsi qu’elle l’appelait –, que sa proie allait lui échapper, que l’île flottante n’atterrirait pas! Elle la voyait, cette île, elle la sentait s’éloigner dans la nuit et reprendre le chemin de la haute mer.
Ce fut un moment terrible pour la jeune indigène. Elle se dit qu’il fallait que ses amis fussent prévenus de leur situation, que, pour eux, il serait peut-être encore temps d’agir, que chaque heure perdue les éloignait de ce continent…
Elle n’hésita pas. Son kayak était là, cette frêle embarcation sur laquelle elle avait plus d’une fois bravé les tempêtes de la mer Arctique. Elle poussa son kayak à la mer, laça autour de sa ceinture la veste de peau de phoque qui se rattachait au canot, et, la pagaie à la main, elle s’aventura dans les ténèbres.
À ce moment de son récit, Mrs. Paulina Barnett pressa affectueusement sur son coeur la jeune Kalumah, la courageuse enfant, et Madge pleura en l’écoutant.
Kalumah, lancée sur ces flots irrités, se trouva alors plutôt aidée que contrariée par la saute du vent qui portait au large. Elle se dirigea vers la masse qu’elle apercevait encore confusément dans l’ombre. Les lames couvraient en grand son kayak, mais elles ne pouvaient rien contre l’insubmersible embarcation, qui flottait comme une paille à la crête des lames. Plusieurs fois elle chavira, mais un coup de pagaie la retourna toujours.
Enfin, après une heure d’efforts, Kalumah distingua plus distinctement l’île errante. Elle ne doutait plus d’arriver à son but, car elle en était à moins d’un quart de mille!
C’est alors qu’elle jeta dans la nuit ce cri que Jasper Hobson et le sergent Long entendirent tous deux!
Mais alors, Kalumah se sentit, malgré elle, emportée dans l’ouest par un irrésistible courant, auquel elle offrait plus de prise que l’île Victoria! En vain voulut-elle lutter avec sa pagaie! Sa légère embarcation filait comme une flèche. Elle poussa de nouveaux cris qui ne furent point entendus, car elle était déjà loin, et quand l’aube vint jeter quelque clarté dans l’espace, les terres de la Nouvelle-Georgie qu’elle avait quittées et l’île errante qu’elle poursuivait ne formaient plus que deux masses confuses à l’horizon.
Désespéra-t-elle alors, la jeune indigène? Non. Revenir au continent américain était désormais impossible. Elle avait vent debout, un vent terrible, ce même vent qui, repoussant l’île, allait en trente-six heures la reporter de deux cents milles au large, aidé d’ailleurs par le courant du littoral.
Kalumah n’avait qu’une ressource: gagner l’île en se maintenant dans le même courant qu’elle et dans ces mêmes eaux qui l’entraînaient irrésistiblement!
Mais, hélas! les forces trahirent le courage de la pauvre enfant. La faim la tortura bientôt. L’épuisement, la fatigue rendirent sa pagaie inerte entre ses mains.
Pendant plusieurs heures, elle lutta, et il lui sembla qu’elle se rapprochait de l’île, d’où l’on ne pouvait l’apercevoir, car elle n’était qu’un point sur cette immense mer. Elle lutta, même lorsque ses bras rompus, ses mains ensanglantées lui refusèrent tout service! Elle lutta jusqu’au bout et perdit enfin connaissance, tandis que son frêle kayak, abandonné, devenait le jouet du vent et des flots!
Que se passa-t-il alors? Elle ne put le dire, ayant perdu connaissance. Combien de temps erra-t-elle ainsi, à l’aventure, comme une épave? Elle ne le savait, et ne revint au sentiment que lorsque son kayak, brusquement choqué, s’ouvrit sous elle.
Kalumah fut plongée dans l’eau froide dont la fraîcheur la ranima, et quelques instants plus tard, une lame la jetait mourante sur une grève de sable.
Cela s’était fait dans la nuit précédente, à peu près au moment où l’aube apparaissait, c’est-à-dire de deux à trois heures du matin.
Depuis le moment où Kalumah s’était précipitée dans son embarcation jusqu’au moment où cette embarcation fut submergée, il s’était donc écoulé plus de soixante-dix heures!
Cependant, la jeune indigène, sauvée des flots, ne savait sur quelle côte l’ouragan l’avait portée. L’avait-il ramenée au continent? L’avait-il dirigée, au contraire, sur cette île qu’elle poursuivait avec tant d’audace? Elle l’espérait. Oui! elle l’espérait! D’ailleurs, le vent et le courant avaient dû l’entraîner au large et non la repousser à la côte!
Cette pensée la ranima. Elle se releva et, toute brisée, se mit à suivre le rivage.
Sans s’en douter, la jeune indigène avait été providentiellement jetée sur cette portion de l’île Victoria qui formait autrefois l’angle supérieur de la baie des Morses. Mais, dans ces conditions, elle ne pouvait reconnaître ce littoral, corrodé par les eaux, après les changements qui s’y étaient produits depuis la rupture de l’isthme.
Kalumah marcha, puis, n’en pouvant plus, s’arrêta, et reprit avec un nouveau courage. La route s’allongeait devant ses pas. À chaque mille, il lui fallait tourner les parties du rivage déjà envahies par la mer. C’est ainsi que, se traînant, tombant, se relevant, elle arriva non loin du petit taillis qui, le matin même, avait servi de lieu de halte à Mrs. Paulina Barnett et à Madge. On sait que les deux femmes, se dirigeant vers le cap Esquimau, avaient rencontré non loin de ce taillis la trace de ses pas empreints sur la neige. Puis, à quelque distance, la pauvre Kalumah était tombée une dernière fois!
À partir de ce point, épuisée par la fatigue et la faim, elle ne s’avança plus qu’en rampant.
Mais un immense espoir était entré dans le coeur de la jeune indigène. À quelques pas du littoral, elle avait enfin reconnu ce cap Esquimau au pied duquel avaient campé les siens et elle l’année précédente. Elle savait qu’elle n’était plus qu’à huit milles de la factorerie, qu’il ne lui faudrait plus que suivre ce chemin qu’elle avait si souvent parcouru, quand elle allait visiter ses amis du fort Espérance.
Oui! cette pensée la soutint. Mais, enfin, arrivée au rivage, n’ayant plus aucune force, elle tomba sur la neige et perdit encore une fois connaissance. Sans Mrs. Paulina Barnett, elle était perdue!
«Mais, dit-elle, ma chère dame, je savais bien que vous viendriez à mon secours et que mon Dieu me sauverait par vos mains!»
On sait le reste! On sait quel providentiel instinct entraîna ce jour même Mrs. Paulina Barnett et Madge à explorer cette partie du littoral, et quel dernier pressentiment les porta à visiter le cap Esquimau, après leur halte au taillis et avant leur retour à la factorerie. On sait aussi – ce que Mrs. Paulina Barnett apprit à la jeune indigène – comment eut lieu cette rupture du glaçon et ce que fit l’ours en cette circonstance.
Et même, Mrs. Paulina Barnett ajouta en souriant:
«Ce n’est pas moi qui t’ai sauvée, mon enfant, c’est cet honnête animal! Sans lui, tu étais perdue, et si jamais il revient vers nous, on le respectera comme ton sauveur!»
Pendant ce récit, Kalumah, bien restaurée et bien caressée, avait repris ses forces. Mrs. Paulina Barnett lui proposa de retourner au fort immédiatement, afin de ne pas prolonger son absence. La jeune Esquimaude se leva aussitôt, prête à partir.
Mrs. Paulina Barnett avait en effet hâte d’informer Jasper Hobson des incidents de cette matinée, et de lui apprendre ce qui s’était passé pendant la nuit de la tempête, lorsque l’île errante s’était rapprochée du littoral américain.
Mais avant tout, la voyageuse recommanda à Kalumah de garder un secret absolu sur ces événements, aussi bien que sur la situation de l’île. Elle serait censée être venue tout naturellement par le littoral, afin d’accomplir la promesse qu’elle avait faite de visiter ses amis pendant la belle saison. Son arrivée même serait de nature à confirmer les habitants de la factorerie dans la pensée qu’aucun changement ne s’était produit au territoire du cap Bathurst, pour le cas où quelques-uns auraient eu des soupçons à cet égard.
Il était trois heures environ, quand Mrs. Paulina Barnett, la jeune indigène appuyée à son bras, et la fidèle Madge reprirent la route de l’est, et, avant cinq heures du soir, toutes trois arrivaient à la poterne du fort Espérance.
Le courant du Kamtchatka
n peut facilement imaginer l’accueil qui fut fait à la jeune Kalumah par les habitants du fort. Pour eux, c’était comme si le lien rompu avec le reste du monde se renouait, Mrs. Mac Nap, Mrs. Raë et Mrs. Joliffe lui prodiguèrent leurs caresses. Kalumah, ayant tout d’abord aperçu le petit enfant, courut à lui et le couvrit de ses baisers.
La jeune Esquimaude fut vraiment touchée des hospitalières façons de ses amis d’Europe. Ce fut à qui lui ferait fête. On fut enchanté de savoir qu’elle passerait tout l’hiver à la factorerie, car l’année, trop avancée déjà, ne lui permettait pas de retourner aux établissements de la Nouvelle-Georgie.
Mais si les habitants du fort Espérance se montrèrent très agréablement surpris par l’arrivée de la jeune indigène, que dut penser Jasper Hobson, quand il vit apparaître Kalumah au bras de Mrs. Paulina Barnett? Il ne put en croire ses yeux. Une pensée subite, qui ne dura que le temps d’un éclair, traversa son esprit, – la pensée que l’île Victoria, sans qu’on s’en fût aperçu, et en dépit des relèvements quotidiens, avait atterri sur un point du continent.
Mrs. Paulina Barnett lut dans les yeux du lieutenant Hobson cette invraisemblable hypothèse, et elle secoua négativement la tête.
Jasper Hobson comprit que la situation n’avait aucunement changé, et il attendit que Mrs. Paulina Barnett lui donnât l’explication de la présence de Kalumah.
Quelques instants plus tard, Jasper Hobson et la voyageuse se promenaient au pied du cap Bathurst, et le lieutenant écoutait avidement le récit des aventures de Kalumah.
Ainsi donc, toutes les suppositions de Jasper Hobson s’étaient réalisées! Pendant la tempête, cet ouragan, qui chassait du nord-est, avait rejeté l’île errante hors du courant! Dans cette horrible nuit du 30 au 31 août, l’icefield s’était rapproché à moins d’un mille du continent américain! Ce n’était point le feu d’un navire, ce n’était point le cri d’un naufragé qui frappèrent à la fois les yeux et les oreilles de Jasper Hobson! La terre était là, tout près, et, si le vent eût soufflé une heure de plus dans cette direction, l’île Victoria eût heurté le littoral de l’Amérique russe!
Et, à ce moment, une saute de vent, fatale, funeste, avait repoussé l’île au large de la côte! L’irrésistible courant l’avait reprise dans ses eaux, et, depuis lors, avec une vitesse excessive que rien ne pouvait enrayer, poussée par ces violentes brises du sud-est, elle avait dérivé jusqu’à ce point dangereux, situé entre deux attractions contraires, qui toutes deux pouvaient amener sa perte et celle des infortunés qu’elle entraînait avec elle!
Pour la centième fois, le lieutenant et Mrs. Paulina Barnett s’entretinrent de ces choses. Puis, Jasper Hobson demanda si des modifications importantes du territoire s’étaient produites entre le cap Bathurst et la baie des Morses.
Mrs. Paulina Barnett répondit qu’en certaines parties le niveau du littoral semblait s’être abaissé et que les lames couraient là où naguère le sol était au-dessus de leur atteinte. Elle raconta aussi l’incident du cap Esquimau, et fit connaître la rupture importante qui s’était produite en cette portion du rivage.
Rien n’était moins rassurant. Il était évident que l’icefield, base de l’île, se dissolvait peu à peu, que les eaux relativement plus chaudes en rongeaient la surface inférieure. Ce qui s’était passé au cap Esquimau pouvait à chaque instant se produire au cap Bathurst. Les maisons de la factorerie pouvaient à chaque heure de la nuit ou du jour s’engouffrer dans un abîme, et le seul remède à cette situation, c’était l’hiver, cet hiver avec toutes ses rigueurs, cet hiver qui tardait tant à venir!
Le lendemain, 4 septembre, une observation faite par le lieutenant Hobson démontra que la position de l’île Victoria ne s’était pas sensiblement modifiée depuis la veille. Elle demeurait immobile entre les deux courants contraires, et, en somme, c’était maintenant la circonstance la plus heureuse qui pût se présenter.
«Que le froid nous saisisse ainsi, que la banquise nous arrête, dit Jasper Hobson, que la mer se solidifie autour de nous, et je regarderai notre salut comme assuré. Nous ne sommes pas à deux cents milles de la côte en ce moment, et, en s’aventurant sur les icefields durcis, il sera possible d’atteindre soit l’Amérique russe, soit les rivages de l’Asie. Mais l’hiver, l’hiver à tout prix et en toute hâte!»
Cependant, et d’après les ordres du lieutenant, les derniers préparatifs de l’hivernage s’achevaient. On s’occupait de pourvoir à la nourriture des animaux domestiques pour tout le temps que durerait la longue nuit polaire. Les chiens étaient en bonne santé et s’engraissaient à ne rien faire, mais on ne pouvait trop en prendre soin, car les pauvres bêtes auraient terriblement à travailler, lorsqu’on abandonnerait le fort Espérance pour gagner le continent à travers le champ de glace. Il importait donc de les maintenir dans un parfait état de vigueur. Aussi la viande saignante, et principalement la chair de ces rennes qui se laissaient tuer aux environs de la factorerie, ne leur fut-elle point ménagée.
Quant aux rennes domestiques, ils prospéraient. Leur étable était convenablement installée, et une récolte considérable de mousses avait été emménagée à leur intention dans les magasins du fort. Les femelles fournissaient un lait abondant à Mrs. Joliffe, qui l’employait journellement dans ses préparations culinaires.
Le caporal et sa petite femme avaient aussi refait leurs semailles, qui avaient si bien réussi pendant la saison chaude. Le terrain avait été préparé avant les neiges pour les plants d’oseille, de cochléarias et du thé du Labrador. Ces précieux antiscorbutiques ne devaient pas manquer à la colonie.
Quant au bois, il remplissait les hangars jusqu’au faîtage. L’hiver rude et glacial pouvait maintenant venir et la colonne de mercure geler dans la cuvette du thermomètre, sans qu’on fût réduit, comme à l’époque des derniers grands froids, à brûler le mobilier de la maison. Le charpentier Mac Nap et ses hommes avaient pris leurs mesures en conséquence, et les débris provenant du bateau en construction fournirent même un notable surcroît de combustible.
Vers cette époque, on prit déjà quelques animaux qui avaient revêtu leur fourrure hivernale, des martres, des visons, des renards bleus, des hermines. Marbre et Sabine avaient obtenu du lieutenant l’autorisation d’établir quelques trappes aux abords de l’enceinte. Jasper Hobson n’avait pas cru devoir leur refuser cette permission, dans la crainte d’exciter la défiance de ses hommes, car il n’avait aucun prétexte sérieux à faire valoir pour arrêter l’approvisionnement des pelleteries. Il savait pourtant bien que c’était une besogne inutile, et que cette destruction d’animaux précieux et inoffensifs ne profiterait à personne. Toutefois, la chair de ces rongeurs fut employée à nourrir les chiens et on économisa ainsi une grande quantité de viande de rennes.
Tout se préparait donc pour l’hivernage, comme si le fort Espérance eût été établi sur un terrain solide, et les soldats travaillaient avec un zèle qu’ils n’auraient pas eu, s’ils avaient été mis dans le secret de la situation.
Pendant les jours suivants, les observations, faites avec le plus grand soin, n’indiquèrent aucun changement appréciable dans la position de l’île Victoria. Jasper Hobson, la voyant ainsi immobile, se reprenait à espérer. Si les symptômes de l’hiver ne s’étaient encore pas montrés dans la nature inorganique, si la température se maintenait toujours à quarante-neuf degrés Fahrenheit, en moyenne (9° centig. au-dessus de zéro), on avait signalé quelques cygnes qui, s’enfuyant vers le sud, allaient chercher des climats plus doux. D’autres oiseaux, grands volateurs, que les longues traversées au-dessus des mers n’effrayaient pas, abandonnaient peu à peu les rivages de l’île. Ils savaient bien que le continent américain ou le continent asiatique, avec leur température moins âpre, leurs territoires plus hospitaliers, leurs ressources de toutes sortes, n’étaient pas loin, et que leurs ailes étaient assez puissantes pour les y porter. Plusieurs de ces oiseaux furent pris, et, suivant le conseil de Mrs. Paulina Barnett, le lieutenant leur attacha au cou un billet en toile gommée, sur lequel étaient inscrits la position de l’île errante et les noms de ses habitants. Puis on les laissa prendre leur vol, et ce ne fut pas sans envie qu’on les vit se diriger vers le sud.
Il va sans dire que cette opération se fit en secret et n’eut d’autres témoins que Mrs. Paulina Barnett, Madge, Kalumah, Jasper Hobson et le sergent Long.
Quant aux quadrupèdes emprisonnés dans l’île, ils ne pouvaient plus, eux, aller chercher dans les régions méridionales leurs retraites accoutumées de l’hiver. Déjà, à cette époque de l’année, après que les premiers jours de septembre s’étaient écoulés, les rennes, les lièvres polaires, les loups eux-mêmes, auraient dû abandonner les environs du cap Bathurst, et se réfugier du côté du lac du Grand-Ours ou du lac de l’Esclave, bien au-dessous du Cercle polaire. Mais cette fois, la mer leur opposait une infranchissable barrière, et ils devaient attendre qu’elle se fût solidifiée par le froid, afin d’aller retrouver des régions plus habitables. Sans doute, ces animaux, poussés par leur instinct, avaient essayé de reprendre les routes du sud, mais, arrêtés au littoral de l’île, ils étaient, par instinct aussi, revenus aux approches du fort Espérance, près de ces hommes, prisonniers comme eux, près de ces chasseurs, leurs plus redoutables ennemis d’autrefois.
Le 5, le 6, le 7, le 8 et le 9 septembre, après observation, on ne constata aucune modification dans la position de l’île Victoria. Ce vaste remous, situé entre les deux courants, dont elle n’avait point abandonné les eaux, la tenait stationnaire. Encore quinze jours, trois semaines au plus de ce statu quo, et le lieutenant Hobson pourrait se croire sauvé.
Mais la mauvaise chance ne s’était pas encore lassée, et bien d’autres épreuves terribles, surhumaines, on peut le dire, attendaient encore les habitants du fort Espérance!
En effet, le 10 septembre, le point constata un déplacement de l’île Victoria. Ce déplacement, peu rapide jusqu’alors, s’opérait dans le sens du nord.
Jasper Hobson fut atterré! L’île était définitivement prise par le courant du Kamtchatka! Elle dérivait du côté de ces parages inconnus où se forment les banquises! Elle s’en allait vers ces solitudes de la mer polaire, interdites aux investigations de l’homme, vers les régions dont on ne revient pas!
Le lieutenant Hobson ne cacha point ce nouveau danger à ceux qui étaient dans le secret de la situation. Mrs. Paulina Barnett, Madge, Kalumah, aussi bien que le sergent Long, reçurent ce nouveau coup avec courage et résignation.
«Peut-être, dit la voyageuse, l’île s’arrêtera-t-elle encore! Peut-être son mouvement sera-t-il lent! Espérons toujours… et attendons! L’hiver n’est pas loin, et, d’ailleurs, nous allons au-devant de lui. En tout cas, que la volonté de Dieu s’accomplisse!
– Mes amis, demanda le lieutenant Hobson, pensez-vous que je doive prévenir nos compagnons? Vous voyez dans quelle situation nous sommes, et ce qui peut nous arriver! N’est-ce pas assumer une responsabilité trop grande que de leur cacher les périls dont ils sont menacés?
– J’attendrais encore, répondit sans hésiter Mrs. Paulina Barnett. Tant que nous n’avons pas épuisé toutes les chances, il ne faut pas livrer nos compagnons au désespoir.
– C’est aussi mon avis», ajouta simplement le sergent Long.
Jasper Hobson pensait ainsi, et il fut heureux de voir son opinion confirmée dans ce sens.
Le 11 et le 12 septembre, le déplacement vers le nord fut encore plus accusé. L’île Victoria dérivait avec une vitesse de douze à treize milles par jour. C’était donc de douze à treize milles qu’elle s’éloignait de toute terre, en s’élevant dans le nord, c’est-à-dire en suivant la courbure très sensiblement accusée du courant du Kamtchatka sur cette haute latitude. Elle n’allait donc pas tarder à dépasser ce 70ème parallèle qui traversait autrefois la pointe extrême du cap Bathurst, et au-delà duquel aucune terre, continentale ou autre, ne se prolongeait dans cette portion des contrées arctiques.
Jasper Hobson, chaque jour, reportait le point sur sa carte, et il pouvait voir vers quels abîmes infinis courait l’île errante. La seule chance, la moins mauvaise, c’était qu’on allait au-devant de l’hiver, ainsi que l’avait dit Mrs. Paulina Barnett. À dériver ainsi vers le nord, on rencontrerait plus vite, avec le froid, les eaux glacées qui devaient peu à peu accroître et consolider l’icefield. Mais si alors les habitants du fort Espérance pouvaient espérer de ne plus s’effondrer en mer, quel chemin interminable, impraticable peut-être, ils auraient à faire pour revenir de ces profondeurs hyperboréennes? Ah! si l’embarcation, tout imparfaite qu’elle était, eût été prête, le lieutenant Hobson n’eût pas hésité à s’y embarquer avec tout le personnel de la colonie; mais, malgré toute la diligence du charpentier, elle n’était point achevée et ne pouvait l’être avant longtemps, car Mac Nap était forcé d’apporter tous ses soins à la construction de ce bateau auquel devait être confiée la vie de vingt personnes et cela dans des mers très dangereuses.
Au 16 septembre, l’île Victoria se trouvait de soixante-quinze à quatre-vingts milles dans le nord, depuis le point où elle s’était immobilisée pendant quelques jours entre les deux courants du Kamtchatka et de la mer de Behring. Mais alors des symptômes plus fréquents de l’approche de l’hiver se produisirent. La neige tomba souvent, et parfois en flocons pressés. La colonne mercurielle s’abaissa peu à peu. La moyenne de la température, pendant le jour, était encore de 44° Fahrenheit (6 à 7° centigr. au-dessus de zéro), mais pendant la nuit elle tombait à 32° (zéro du thermomètre centigrade). Le soleil traçait une courbe excessivement allongée au-dessus de l’horizon. À midi, il ne s’élevait plus que de quelques degrés, et il disparaissait déjà pendant onze heures sur vingt-quatre.
Enfin, dans la nuit du 16 au 17 septembre, les premiers indices de glace apparurent sur la mer. C’étaient de petits cristaux isolés, semblables à une sorte de neige, qui faisaient tache à la surface de l’eau limpide. On pouvait remarquer, suivant une observation déjà reproduite par le célèbre navigateur Scoresby, que cette neige avait pour effet immédiat de calmer la houle, ainsi que fait l’huile que les marins «filent» pour apaiser momentanément les agitations de la mer. Ces petits glaçons avaient une tendance à se souder, et ils l’eussent fait certainement en eau calme; mais les ondulations des lames les brisaient et les séparaient dès qu’ils formaient une surface un peu considérable.
Jasper Hobson observa avec une extrême attention la première apparition de ces jeunes glaces. Il savait que vingt-quatre heures suffisaient pour que la croûte glacée, accrue par sa partie inférieure, atteignît une épaisseur de deux à trois pouces, épaisseur qui suffisait déjà à supporter le poids d’un homme. Il comptait donc que l’île Victoria serait avant peu arrêtée dans son mouvement vers le nord.
Mais jusqu’alors, le jour défaisait le travail de la nuit, et si la course de l’île était ralentie pendant les ténèbres par quelques pièces plus résistantes qui lui faisaient obstacle, pendant le jour, ces glaces, fondues ou brisées, n’enrayaient plus sa marche, qu’un courant, remarquablement fort, rendait très rapide.
Aussi le déplacement vers les régions septentrionales s’accroissait-il sans que l’on pût rien faire pour l’arrêter.
Au 21 septembre, au moment de l’équinoxe, le jour fut précisément égal à la nuit, et, à partir de cet instant, les heures de nuit s’accrurent successivement aux dépens des heures du jour. L’hiver arrivait visiblement, mais il n’était ni prompt, ni rigoureux. À cette date, l’île Victoria avait déjà dépassé de près d’un degré le 70ème parallèle, et, pour la première fois, elle éprouva un mouvement de rotation sur elle-même que Jasper Hobson évalua environ à un quart de la circonférence.
On conçoit alors quels furent les soucis du lieutenant Hobson. Cette situation, qu’il avait essayé de cacher jusqu’alors, la nature menaçait d’en dévoiler le secret, même aux moins clairvoyants. En effet, par suite de ce mouvement de rotation, les points cardinaux de l’île étaient changés. Le cap Bathurst ne pointait plus vers le nord, mais vers l’est. Le soleil, la lune, les étoiles, ne se levaient plus et ne se couchaient plus sur le même horizon, et il était impossible que des gens observateurs, tels que Mac Nap, Raë, Marbre et d’autres, ne remarquassent pas ce changement qui leur eût tout appris.
Mais, à la grande satisfaction de Jasper Hobson, ces braves soldats ne parurent s’apercevoir de rien. Le déplacement, par rapport aux points cardinaux, n’avait pas été considérable, et l’atmosphère, très souvent embrumée, ne permettait pas de relever exactement le lever et le coucher des astres.
Mais ce mouvement de rotation parut coïncider avec un mouvement de translation plus rapide encore. Depuis ce jour, l’île Victoria dériva avec une vitesse de près d’un mille à l’heure. Elle remontait toujours vers les latitudes élevées, s’éloignant de toute terre. Jasper Hobson ne se laissait pas aller au désespoir, car il n’était pas dans son caractère de désespérer, mais il se sentait perdu, et il appelait l’hiver, c’est-à-dire le froid à tout prix.
Enfin, la température s’abaissa encore. Une neige abondante tomba pendant les journées des 23 et 24 septembre, et, s’ajoutant à la surface des glaçons que le froid cimentait déjà, elle accrut leur épaisseur. L’immense plaine de glace se formait peu à peu. L’île, en marchant, la brisait bien encore, mais sa résistance augmentait d’heure en heure. La mer se prenait tout autour et jusqu’au-delà des limites du regard.
Enfin, l’observation du 27 septembre prouva que l’île Victoria, emprisonnée dans un immense icefield, était immobile depuis la veille! Immobile par 177° 22’ de longitude et 77° 57’ de latitude, – à plus de six cents milles de tout continent!