Jules Verne
p'tit bonhomme
(Chapitre VII-IX)
85illustrations par L. Benett
12 grandes gravures en chromotypographie et une carte en couleur
Bibliothèque d’Éducation et de Récréation
J. Hetzel et Cie
© Andrzej Zydorczak
Sept mois à Cork.
tait-ce à Cork, dans cette capitale de la province du Munster, que P’tit-Bonhomme commencerait sa fortune? Placée au troisième rang en Irlande, cette ville est commerçante, elle est industrielle, elle est littéraire aussi. Or, lettres, industrie, commerce, en quoi ces trois champs ouverts à l’activité humaine pourraient-ils servir aux débuts d’un garçon de onze ans? N’était-il arrivé là que pour grossir le nombre de ces misérables qui fourmillent au milieu des cités maritimes du Royaume-Uni?
P’tit-Bonhomme avait voulu venir à Cork, il était à Cork, dans des conditions, il est vrai, peu favorables à la réalisation de ses projets d’avenir. Autrefois, lorsqu’il rôdait sur les plages de Galway, lorsque Pat Mac Carthy lui déroulait le récit de ses voyages, sa jeune imagination s’enflammait pour les choses du commerce. Acheter des cargaisons dans les autres pays, les revendre dans le sien… quel rêve! Mais il avait réfléchi depuis son départ de Trelingar-castle. Pour que l’enfant de la maison de charité de Donegal pût devenir le commandant d’un bon et solide navire, naviguant d’un continent à l’autre, il était nécessaire qu’il s’engageât, comme mousse, à bord de clippers ou des steamers, puis, avec le temps, qu’il fût novice, matelot, maître, lieutenant, capitaine au long cours! Et maintenant, ayant Bob et Birk à sa charge, pouvait-il songer à un embarquement?… S’il les abandonnait tous les deux, que deviendraient-ils?… Puisque, – avec l’aide de Birk, s’entend, – il avait sauvé la vie au pauvre Bob, c’était son devoir de la lui assurer.
Le lendemain, P’tit-Bonhomme fit prix avec l’aubergiste pour la location d’un galetas n’ayant qu’un unique matelas d’herbe sèche. Grand pas en avant. Si notre héros n’était pas encore dans ses meubles, il allait être en garni. Prix du galetas: deux pence, qui devraient être payés chaque matin. Quant aux repas, Bob, Birk et lui les prendraient où cela se trouverait, – la cuisine du hasard, le restaurant de rencontre. Tous trois sortirent, au moment où le soleil commençait à dissiper les brumes de l’horizon.
«Et les bateaux?… dit Bob.
– Quels bateaux?…
– Ceux que tu m’as promis…
– Attends que nous soyons sur le bord de la rivière.»
Et ils s’en allèrent à la recherche des bateaux le long d’un faubourg assez étendu, assez misérable aussi. Chez un boulanger, on acheta une forte miche. En ce qui concerne Birk, inutile de s’en inquiéter; il avait déjà rencontré son affaire en fouillant les tas de la rue.
Aux quais de la Lee, dont un double bras enserre Cork, on voyait quelques barques, mais point de bateaux, – de ces bateaux capables de traverser le canal Saint-Georges ou la mer d’Irlande, puis l’océan Atlantique.
En effet, le véritable port est en aval, – plus spécialement à Queenstown, l’ancienne Cowes, située sur la baie de Cork, – et de rapides ferry-boats permettent de descendre l’estuaire de la Lee jusqu’à la mer.
P’tit-Bonhomme, tenant Bob par la main, entra dans la ville proprement dite.
Bâtie sur la principale île de la rivière, elle se rattache à ses côtes au moyen de plusieurs ponts. D’autres îles, en dessus et en dessous, ont été transformées en promenades et en jardins – des promenades très ombreuses, des jardins très verdoyants. Divers monuments se dressent ça et là, une cathédrale sans style, dont la tour est fort ancienne, Sainte-Marie, Saint-Patrick. Les églises ne manquent point aux villes d’Irlande, non plus que les asiles, les hospices et les work-houses. Au pays d’Erin, il y a toujours nombre de fidèles, nombre de pauvres aussi. Pour ce qui est de jamais rentrer dans une de ces maisons de charité, rien qu’à cette pensée, P’tit-Bonhomme se sentait pris de dégoût et d’épouvanté. Comme il eût préféré le Queen’s collège, qui est une magnifique construction. Mais, avant d’y être reçu, il faut savoir autre chose que lire, écrire et compter.
Il y avait un certain mouvement dans les rues de la ville, – ce mouvement des gens qui travaillent de bonne heure, les magasins qui s’ouvrent, les portes des maisons d’où sortent les servantes, le balai à la main ou le panier au bras, les charrettes qui circulent, les revendeurs qui promènent leurs étalages ambulants, les marchés où s’entassent les approvisionnements pour une population de cent mille âmes, y compris celle de Queenstown. En passant par le quartier négociant et industriel, on voyait des fabriques de cuir, de papiers, de draps, des distilleries, des brasseries, etc. Rien encore de très maritime.
Après une agréable promenade, P’tit-Bonhomme et Bob vinrent se reposer sur un banc de pierre, à l’angle d’un édifice d’aspect imposant. En cet endroit, on sentait l’odeur du commerce, les viandes salées, les excitantes épices, les denrées coloniales, et aussi, le beurre, dont Cork est le plus actif marché, non seulement du Royaume-Uni, mais de toute l’Europe. P’tit-Bonhomme respirait à pleins poumons ce mélange de molécules sui generis.
L’édifice s’élevait au point de jonction des bras de la Lee, qui n’en forment plus qu’un seul en se déroulant vers la baie. C’était la douane, avec son agitation incessante, son va-et-vient de toutes les heures. A partir de ce confluent, plus de pont sur la rivière, un lit dégagé de toute entrave, la liberté de communication entre Queenstown et Cork.
Alors, de même qu’il avait déjà demandé «les bateaux?», Bob de s’écrier:
«Et la mer?…»
Oui… la mer que son grand frère lui avait promise…
«La mer… c’est plus loin, Bob!… Nous finirons par y arriver, je pense.»
Et, de fait, il n’y avait qu’à prendre passage sur l’un de ces ferry-boats, qui font le service de l’estuaire. Cela épargnerait du temps et de la fatigue. Quant au prix de deux places, ce n’était pas cher. Quelques pence seulement. On pouvait se permettre cela le premier jour, et, d’ailleurs, Birk n’aurait rien à payer.
Quelle joie ressentit P’tit-Bonhomme à dévaller le cours de la Lee sur ce bateau filant à toute vitesse. Il revint alors par la pensée à la noble famille des Piborne visitant l’île de Valentia, à la mer déserte de là-bas. Ici, spectacle très différent. On croisait de nombreuses embarcations de tout tonnage. Sur les rives se succédaient des magasins spacieux, des établissements de bains, des chantiers de construction, que regardaient les deux enfants placés à l’avant du ferry-boat.
Ils arrivèrent enfin à Queenstown, un beau port, long de huit à neuf milles du nord au sud, et large d’une demi-douzaine de l’est à l’ouest.
«Est-ce que c’est la mer?… demanda Bob.
– Non… un morceau à peine, répondit P’tit-Bonhomme.
– C’est bien plus grand?…
– Oui!… On ne voit pas où ça finit.»
Mais, le ferry-boat n’allant pas au delà de Queenstown, Bob ne vit pas ce qu’il tenait tant à voir.
Par exemple, il y avait, par centaines, des navires de toutes sortes, ceux de long cours et ceux de cabotage. Cela s’explique, puisque Queenstown est à la fois un port de relâche et un port d’approvisionnement. Les grands transatlantiques des lignes anglaises ou américaines, partis des États-Unis, y déposent leurs dépêches, qui gagnent ainsi une demi-journée. De là, des steamers se dirigent vers Londres, Liverpool, Cardiff, Newcastle, Glasgow, Milford, et autres ports du Royaume-Uni, – bref, un mouvement maritime, qui se chiffre par plus de douze cent mille tonnes.
Bob demandait des bateaux!… Eh bien! il n’aurait jamais imaginé qu’il pût en exister tant que cela, – P’tit-Bonhomme non plus, – les uns amarrés ou mouillés, les autres entrant ou sortant, les uns arrivant des pays d’outremer, les autres en partance pour les régions lointaines, ceux-ci avec le phare élégant de leur voilure gonflée à la brise, ceux-là troublant de leurs puissantes hélices les eaux de la baie de Cork.
Et, tandis que Bob contemplait de ses yeux écarquillés toute cette animation de la baie, P’tit-Bonhomme songeait, lui, à l’agitation commerciale qui se développait à ses regards, aux riches cargaisons arrimées dans les cales de navires, balles de coton, balles de laine, tonneaux de vin, pipes de trois-six, sacs de sucre, boucauts de café, et il se disait que cela se vendait… que cela s’achetait… que c’étaient les affaires…
Cependant à quoi leur eût servi de s’attarder sur les quais de Queenstown, où tant de misère se mêle, hélas! à tant de richesses. Ça et là, il y avait un grand nombre de ces «mudlarks», petits pauvres et vieilles femmes, occupés à fouiller les vases découvertes à marée basse, et au coin des bornes, des malheureux disputant aux chiens quelques détritus…
Tous deux reprirent le ferry-boat et revinrent à Cork. La promenade avait été amusante, sans doute, mais elle avait coûté gros. Le lendemain, il faudrait aviser aux moyens de gagner plus qu’on ne dépenserait, sinon les précieuses guinées se fondraient comme un morceau de glace dans la main qui le serre. En attendant, le mieux était de dormir sur le grabat de l’auberge, et c’est ce qui eut lieu.
Il n’y a pas à reprendre par le détail ce que fut l’existence de P’tit-Bonhomme, doublé de son ami Bob, pendant les six mois qui suivirent son arrivée à Cork. L’hiver, long et rude, eût peut-être été funeste à des enfants inhabitués à souffrir de la faim et du froid. La nécessité fit un homme de ce garçonnet de onze ans. Jadis, chez la Hard, s’il avait vécu de rien, actuellement, s’il vivait de peu – vivere parvo, il parvint à vivre, et Bob avec lui. Plus d’une fois, le soir venu, ils n’eurent à partager qu’un œuf, où, l’un après l’autre trempait sa mouillette. Et, cependant, ils ne demandèrent jamais l’aumône. Bob avait compris qu’il y avait honte à mendier. Ils étaient à l’affût de commissions à faire, de voitures à chercher aux stations, des bagages, un peu lourds parfois, que les voyageurs leur donnaient à porter au sortir de la gare, etc.
P’tit-Bonhomme entendait ménager le plus possible ce qui lui restait de ses gages de Trelingar-castle. Or, dès les premiers jours de son arrivée à Cork, il avait dû en sacrifier une partie. N’avait-il pas fallu acheter des vêtements et des souliers à Bob, et quelle joie celui-ci éprouva à revêtir un «complet» de treize shillings, tout neuf! Il ne pouvait décemment aller en haillons, nu-tête et nu-pieds, lorsque son grand frère était assez proprement vêtu. Cette dépense une fois faite, ou s’ingénierait à ne plus vivre que des quelques pence gagnés quotidiennement. Et l’estomac vide, comme ils enviaient Birk, qui du moins, finissait par découvrir sa nourriture à droite et à gauche.
«J’aurais voulu être chien!… disait Bob.
– Tu n’es pas dégoûté!» répondait P’tit-Bonhomme.
Quant au loyer du galetas de l’auberge, jamais on ne fut en retard. Aussi, le propriétaire, qui s’intéressait à ces deux enfants, les gratifiait-il de loin en loin d’une bonne soupe chaude… Décidément, il leur était bien permis de l’accepter sans rougir.
Si P’tit-Bonhomme tenait tant à conserver les deux livres qui lui restaient en poche après les premiers achats, c’est qu’il attendait toujours l’occasion de les «mettre dans les affaires». C’était la formule dont il se servait. Bob ouvrait de grands yeux, lorsqu’il l’entendait s’exprimer de la sorte. Alors P’tit-Bonhomme lui expliquait que cela consisterait à acheter des choses et à les revendre plus cher qu’on ne les avait achetées.
«Des choses qui se mangent?… demanda Bob.
– Des choses qui se mangent ou des choses qui ne se mangent pas, c’est selon.
– J’aimerais mieux des choses qui se mangent…
– Pourquoi, Bob?
– Parce que, si on ne les vendait pas, du moins on pourrait se nourrir avec!
– Eh! Bob, tu n’entends déjà pas si mal le commerce! L’important est de bien choisir ce qu’on achète, et on finit toujours par vendre avec profit.»
C’est à cela que pensait sans cesse notre héros, et il fit quelques tentatives de nature à l’encourager. Le papier à lettres, les crayons, les allumettes, s’il essaya de ce genre de négoce, presque infructueusement, à cause de la concurrence, il réussit mieux avec la vente des journaux, en se tenant aux abords de la gare. Bob et lui étaient si intéressants, ils avaient l’air si honnête, ils offraient la marchandise avec tant de gentillesse, qu’on ne résistait guère à la tentation de leur acheter les feuilles courantes, des livrets de chemin de fer, des horaires, divers petits livres à bon marché. Un mois après avoir entrepris ce commerce, P’tit-Bonhomme et Bob possédaient chacun un éventaire sur lequel journaux et brochures étaient rangés en ordre, les titres bien apparents, les illustrations bien en vue, et toujours de la monnaie pour rendre aux acheteurs. Il va sans dire que Birk ne quittait jamais son maître. Est-ce donc qu’il se considérait comme leur associé ou, tout au moins, leur commis? De temps à autre, un journal entre les dents, il courait vers les passants, et se présentait en faisant des gambades si insinuantes, si démonstratives! Bientôt même on le vit avec une corbeille, placée sur son dos, dans laquelle les publications étaient soigneusement disposées, et qu’une toile cirée pouvait recouvrir en cas de pluie.
C’était là une idée de P’tit-Bonhomme et point mauvaise en somme. Rien de mieux imaginé pour attirer le chaland que de montrer Birk si sérieux, si pénétré de l’importance de ses fonctions. Mais alors, adieu les courses folles, les jeux avec les chiens du voisinage! Lorsque ceux-ci s’approchaient de l’intelligent animal, quels sourds grondements les accueillaient, quels crocs apparaissaient sous les lèvres relevées du colporteur à quatre pattes! On ne parlait que du chien des petits marchands aux alentours de la gare. On traitait directement avec lui. L’acheteur prenait dans la corbeille le journal à sa convenance et en déposait le prix dans une tire-lire que Birk portait au cou.
Encouragé par le succès, P’tit-Bonhomme songea à étendre «ses affaires». Au débit des journaux et des brochures, il ajouta des boîtes d’allumettes, des paquets de tabac, des cigares à bas prix, etc. Il résulte de là que Birk eut une véritable boutique sur les reins. En de certains jours, il réalisait une recette supérieure à celle de son maître, qui ne s’en montrait pas jaloux, – au contraire, et Birk était récompensé de quelque bon morceau accompagné d’une bonne caresse. Ils faisaient excellent ménage, ces trois êtres, et puissent toutes les familles se sentir aussi unies que l’étaient ce chien et ces deux enfants!
P’tit-Bonhomme n’avait pas tardé à reconnaître chez Bob une intelligence vive et aiguisée. Ce boy de sept ans et demi, d’un esprit moins pratique que son aîné, mais d’humeur plus joyeuse, laissait volontiers déborder sa vivacité naturelle. Comme il ne savait ni lire, ni écrire, ni compter, il va de soi que P’tit-Bonhomme s’était imposé la tâche de lui apprendre d’abord l’alphabet. Ne convenait-il pas qu’il pût déchiffrer les titres des journaux qu’on lui demandait? Il y prit goût et fit de rapides progrès, tant son professeur montrait de patience et lui d’application. Après les grosses lettres des titres, il passa au texte plus fin des colonnes. Puis il se mit à l’écriture et au calcul, qui lui donnèrent un peu plus de mal. Et pourtant, dans quelle mesure il profita! Son imagination aidant, il se voyait employé de librairie, dirigeant le magasin de P’tit-Bonhomme, sur la plus belle rue de Cork, avec un étalage superbe et une magnifique enseigne de «bookseller». Il faut dire qu’il touchait déjà un léger tant pour cent sur la vente, et au fond de sa poche, remuaient quelques pence bien gagnés. Aussi ne refusait-il pas, à l’occasion, de faire l’aumône d’un copper aux petits qui lui tendaient la main. Ne se rappelait-il pas le temps où il courait sur les grandes routes… derrière les voitures?…
Qu’on ne s’étonne pas si P’tit-Bonhomme, grâce à un instinct particulier, avait tenu sa comptabilité quotidienne d’une façon très régulière: tant pour le galetas à l’auberge, tant pour les repas, tant pour le blanchissage, le feu et la lumière. Chaque matin, il inscrivait sur son carnet la somme destinée à l’achat de marchandises, et le soir, il établissait la balance entre les dépenses et les recettes. Il savait acheter, il savait vendre, et c’était tout profit. Si bien qu’à la fin de cette année 1882, il aurait eu une dizaine de livres en caisse, s’il eût possédé une caisse. Il est vrai, un brave homme d’éditeur, chez lequel il se fournissait le plus ordinairement, avait mis la sienne à sa disposition, et c’était là qu’étaient déposés, chaque semaine, les bénéfices hebdomadaires, qui produisaient même un léger intérêt.
Nous ne cacherons pas que, devant ce succès obtenu à force d’économie et d’intelligence, une ambition venait à notre jeune garçon, – l’ambition réfléchie et légitime d’augmenter ses affaires. Peut-être y serait-il parvenu avec le temps, en se fixant à Cork d’une façon définitive. Mais il se disait, non sans raison, qu’une ville plus importante, Dublin, par exemple, la capitale de l’Irlande, offrirait de bien autres ressources. Cork, on le sait, n’est qu’un port de passage, où le commerce est relativement restreint… tandis que Dublin… C’est que c’était si éloigné, Dublin!… Cependant il ne serait pas impossible… Prends garde, P’tit-Bonhomme!… Est-ce que ton esprit pratique aurait tendance à s’illusionner?… Serais-tu capable d’abandonner la proie pour l’ombre, la réalité pour le rêve?… Après tout, il n’est pas défendu à un enfant de rêver…
L’hiver ne fut pas très rigoureux, ni dans les mois qui finirent l’année 1882, ni dans ceux qui inaugurèrent l’année 1883. P’tit-Bonhomme et Bob n’eurent point trop à souffrir de courir les rues du matin au soir. Et pourtant, de stationner sous la neige, au milieu des bourrasques, aux abords des places ou des carrefours, cela ne laisse pas d’être dur. Bah! tous deux étaient, depuis leur bas âge, acclimatés aux intempéries, et, s’ils furent parfois très éprouvés, du moins ne tombèrent-ils jamais malades, tout en ne s’épargnant guère. Chaque jour, quel que fût l’état du ciel, ils quittaient leur gîte dès l’aube, laissant les derniers charbons brûler sur la grille du poêle, et ils couraient acheter pour vendre ensuite, sur le perron de la gare, au moment du départ et de l’arrivée des trains, puis, à travers les divers quartiers où Birk transportait leur étalage. Le dimanche seulement, lorsque chôment les villes, bourgades et villages du Royaume-Uni, ils s’accordaient quelque repos, réparant leurs vêtements, faisant leur ménage, rendant leur galetas aussi propre que possible, – l’un mettant en ordre sa comptabilité, l’autre prenant ses leçons de lecture, d’écriture et de calcul. Ensuite, l’après-midi, accompagnés de Birk, ils allaient aux environs do Cork, ils redescendaient la Lee jusqu’à Queenstown – deux bons petits bourgeois, qui se promènent après toute une semaine de travail!
Un jour, ils se permirent de faire en bateau le tour de la baie, et Bob, pour la première fois, put embrasser du regard la mer sans limites.
«Et plus loin, demanda-t-il, en continuant toujours d’aller sur l’eau… toujours… qu’est-ce que l’on trouverait?…
– Un grand pays, Bob.
– Plus grand que le nôtre?…
– Des milliers de fois, Bob, et il faut, à ces gros navires que tu vois, au moins huit jours de traversée!
– Et il y a des journaux dans ce pays-là?…
– Des journaux, Bob?… Oh! par centaines… des journaux qui se vendent jusqu’à six pence…
– Tu es sûr?…
– Très sûr… même qu’il faudrait des mois et des mois pour les lire tout entiers!»
Et Bob regardait avec admiration cet étonnant P’tit-Bonhomme, qui était capable d’affirmer une chose pareille. Quant aux gros bâtiments, à ces steamers qui relâchaient habituellement à Queenstown, son plus vif désir eût été de s’élancer sur le pont, de grimper dans la mâture, tandis que P’tit-Bonhomme aurait préféré, sûrement, visiter la cale et la cargaison…
Mais, jusqu’alors, ni l’un ni l’autre n’avait osé embarquer sans l’autorisation du capitaine – un personnage dont ils se faisaient une idée!… Quant à la demander, cela dépassait leur courage et de beaucoup! Songez donc, «le maître après Dieu», comme l’avait entendu dire P’tit-Bonhomme, qui l’avait répété à Bob.
Aussi, ce désir des deux enfants était-il encore à réaliser. Espérons qu’ils pourront le satisfaire un jour, – ainsi que tant d’autres qui s’éveillaient en eux!
Premier chauffeur.
insi s’acheva l’année 1882, qui fut marquée à l’actif et au passif de P’tit-Bonhomme par tant d’alternatives de bonne et de mauvaise fortune, la dispersion de la famille Mac Carthy, dont il n’entendait plus parler, les trois mois passés à Trelingar-castle, la rencontre de Bob, l’installation à Cork, la prospérité de ses affaires.
Pendant les premiers mois de l’année nouvelle, si le commerce ne se ralentit pas, il semblait qu’il eût atteint son maximum. Comprenant que cela n’avait aucune chance de s’accroître, P’tit-Bonhomme était-il toujours hanté de l’idée d’entreprendre quelque opération plus fructueuse – pas à Cork, – non, dans une ville importante de l’Irlande… Et sa pensée se dirigeait vers Dublin… Pourquoi une occasion ne se présenterait-elle pas?…
Janvier, février, mars s’écoulèrent. Les deux enfants vivaient en économisant penny sur penny. Par bonheur, leur petit pécule s’augmenta, grâce à une certaine vente, qui procura en peu de temps un joli bénéfice. Il s’agissait d’une brochure politique, relative à l’élection de M. Parnell, et dont P’tit-Bonhomme obtint le privilège exclusif dans les rues de Cork et de Queenstown. Voulait-on acheter cette brochure, il fallait s’adresser à lui, à lui seul, et Birk en eut des charges sur le dos. Ce fut un véritable succès, et, quand on arrêta les comptes au commencement d’avril, il y avait en caisse trente livres, dix-huit shillings et six pence. Jamais les boys ne s’étaient vus si riches.
Alors s’établirent de longs débats sur la question de louer une étroite boutique, dans le voisinage de la gare. Ce serait si beau d’être chez soi! Ce diable de Bob, qui ne doutait de rien, y pensait… Voyez-vous ce magasin, son étalage de journaux et d’articles de librairie, avec un patron de onze ans et un employé de huit, – des patentés chez lesquels le collecteur serait venu toucher des taxes! Oui! c’était tentant, et ces deux enfants, si dignes d’intérêt, auraient certainement trouvé quelque crédit… La clientèle ne leur aurait pas fait défaut. Aussi P’tit-Bonhomme réfléchissait-il aux aléas divers, pesant le pour et le contre… Et puis, son idée était toujours de se transporter à Dublin, où l’attirait on ne sait quel pressentiment de sa destinée… Enfin, il hésitait, il résistait aux instances de Bob, lorsqu’une circonstance se présenta, qui allait décider de son avenir.
On était au dimanche 8 avril. P’tit-Bonhomme et Bob avaient formé le projet de passer la journée à Queenstown. Le principal attrait de cette partie de plaisir devait être de déjeuner et de dîner dans un modeste cabaret de matelots.
«On mangera du poisson?… demanda Bob.
– Oui, répondit P’tit-Bonhomme, et même du homard, ou, à défaut, du crabe, si tu veux…
– Oh! oui… je veux!»
Les enfants mirent leurs plus beaux habits bien nettoyés, ils chaussèrent leurs souliers bien cirés, et les voilà partis à la pointe du jour, avec Birk dûment brossé.
Il faisait un superbe temps, un rayonnement de soleil printanier, une légère brise assez chaude. La descente de la Lee à bord d’un ferry-boat fut un enchantement. Il y avait des musiciens à bord, des virtuoses de la rue, dont la musique excita l’admiration de Bob. La journée s’annonçait d’une agréable façon, et ce serait délicieux, si elle finissait de même.
A peine débarqué sur le quai de Queenstown, P’tit-Bonhomme avisa une auberge, à l’enseigne de Old Seeman, toute disposée, semblait-il, à les recevoir.
A la porte, dans un baquet, une demi-douzaine de crustacés remuaient leurs pinces et leurs pattes, en attendant l’heure du bouillon final, si quelque consommateur voulait y mettre le prix. D’une table, placée près de la fenêtre, on ne perdrait pas de vue les navires amarrés aux estacades du port.
P’tit-Bonhomme et Bob allaient donc entrer dans ce lieu de délices, lorsque leur attention fut attirée par un grand bâtiment, arrivé de la veille, en relâche à Queenstown, et qui procédait à sa toilette dominicale.
C’était le Vulcan, un steamer de huit à neuf cents tonneaux, venant d’Amérique, et devant repartir le lendemain pour Dublin. C’est, du moins, ce qu’un vieux matelot, coiffé d’un surouet jaunâtre, répondit aux questions qui lui furent posées.
Or, tous deux examinaient ce navire, mouillé à une demi-encablure, lorsqu’un grand garçon, la figure encharbonnée, les mains noires, s’approcha de P’tit-Bonhomme, le regarda, ouvrit une large bouche, ferma les yeux, puis s’écria:
«Toi… toi!… c’est toi?»
P’tit-Bonhomme demeura interloqué, et Bob ne le fut pas moins. Cet individu qui le tutoyait!… Et un nègre, qui plus est!… Pas de doute, il y avait erreur.
Mais voici que le prétendu nègre, tournant et retournant la tête, devint encore plus démonstratif.
«C’est moi… Tu ne me reconnais pas?… C’est moi… La ragged-school… Grip!…
– Grip!» répéta P’tit-Bonhomme.
C’était Grip, et ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre, échangeant leurs baisers avec une telle effusion que P’tit-Bonhomme en sortit noir comme un charbonnier.
Quelle joie de se revoir! L’ancien surveillant de la ragged-school était maintenant un gaillard de vingt ans, dégourdi, vigoureux, solidement campé, ne rappelant en rien le souffre-douleur des déguenillés de Galway, si ce n’est qu’il avait conservé sa bonne physionomie d’autrefois.
«Grip… Grip… c’est toi… c’est toi!… ne cessait de redire P’tit-Bonhomme.
– Oui… moi… et qui n’t’ai jamais oublié, mon boy!
– Et tu es matelot?…
– Non… chauffeur à bord du Vulcan!»
Cette qualification de chauffeur fit sur Bob une impression considérable.
«Qu’est-ce que vous faites chauffer, monsieur? demanda-t-il. La soupe?…
– Non, p’tiôt, répondit Grip, la chaudière qui fait marcher not’ machine, qui fait marcher not’ bateau!»
Et, là-dessus, P’tit-Bonhomme présenta Bob à son ancien protecteur de la ragged-school.
«Une sorte de frère, dit-il, que j’ai rencontré sur la grande route… et qui te connaît bien, car je lui ai souvent raconté notre histoire!… Ah! mon bon Grip, que tu dois avoir de choses à me dire… depuis près de six ans que nous sommes séparés!
– Et toi?… répliqua le chauffeur.
– Eh bien! viens… viens déjeuner avec nous… dans ce cabaret où nous allions entrer…
– Ah! non! dit Grip. Ça s’ra vous qui d’jeunerez avec moi! Mais auparavant, v’nez à bord…
– A bord du Vulcan?…
– Oui.»
Abord… tous les deux?… Bob et P’tit-Bonhomme ne pouvaient en croire Grip. C’est comme si on leur eût proposé de les mener au paradis!…
«Et notre chien?…
– Que chien?
– Birk.
– C’te bête, qui tourn’ autour d’moi?… C’est vot’chien?…
– Notre ami… Grip… un ami… dans ton genre!»
Croyez que Grip fut flatté de la comparaison, et que Birk reçut de sa part une amicale caresse!
«Mais le capitaine?… dit Bob, qui manifestait une hésitation bien naturelle.
– L’capitaine est à terre, et le s’cond-maître vous r’cevra comme des milords!»
Pour cela, Bob n’en doutait pas… En compagnie de Grip… Un premier chauffeur… c’est quelqu’un!
«Et, d’ailleurs, reprit Grip, il faut que j’fasse un bout d’toilette que je m’lave de la tête aux pieds, maint’nant qu’mon service est terminé.
– Ainsi, Grip, tu vas être libre toute la journée?…
– Tout’ la journée.
– Quelle excellente idée, Bob, nous avons eue de venir à Queenstown!
– Je te crois, dit Bob.
– Et pis, ajouta Grip, faut qu’tu t’débarbouilles aussi, car je t’ai tout noirci, P’tit-Bonhomme! Tu t’appelles toujours comm’ça?…
– Oui, Grip.
– J’l’aim’ mieux.
– Grip… je voudrais t’embrasser encore une fois.
– Ne t’gêne pas, mon boy, puisque on vas’tremper l’nez dans une baille!
– Et moi?… dit Bob.
– Toi d’même!»
C’est ce qui eut lieu, et c’est ce qui rendit Bob non moins nègre que Grip.
Bah! on en serait quitte pour se savonner la figure et les mains à bord du Vulcan, dans le poste où couchait le chauffeur. A bord… le poste… Bob ne pouvait y croire!
Un instant après, les trois amis – sans oublier Birk – embarquaient dans le you-you que Grip conduisait à la godille, – à l’extrême joie de Bob de se sentir balancé de cette façon – et, en moins de deux minutes, ils avaient accosté le Vulcan.
Le maître d’équipage adressa un signe de la main à Grip, – un signe de franche amitié, et le chauffeur fit descendre ses invités par le capot de la chaufferie, laissant Birk courir sur le pont.
Là, une cuvette, disposée au pied du cadre de Grip, fut remplie d’une belle eau claire, – et leur permit de recouvrer leur couleur naturelle. Puis, tandis qu’il s’habillait, Grip raconta son histoire.
Lors de l’incendie de la ragged-school, assez grièvement blessé, il était entré à l’hôpital, où il resta six semaines environ. Il n’en sortit qu’en parfait état de santé, toutefois sans aucune ressource. La ville s’occupait alors de réinstaller l’école des déguenillés, car on ne pouvait laisser ces misérables à la merci des rues. Mais, au souvenir des quelques années passées dans cet abominable milieu, Grip ne se sentait aucun désir de le réintégrer. Vivre entre M. O’Bodkins et la vieille Kriss, surveiller de mauvais garnements tels que Carker et ses camarades, cela n’avait rien d’enviable. Et d’ailleurs, P’tit-Bonhomme n’était plus là. Grip savait qu’il avait été emmené par une belle dame. Où?… Il l’ignorait, et, lorsqu’il fut hors de l’hôpital, les recherches faites à ce sujet demeurèrent sans résultat.
Voilà donc que Grip abandonne Galway. Il court les campagnes du district. Entre temps, il trouve un peu de travail dans les fermes à l’époque de la moisson. Pas de position fixe, et c’est ce qui l’inquiète. Il va devant lui de bourgade en bourgade, pouvant à peine se suffire, moins malheureux cependant qu’il avait été du temps de la ragged-school.
Un an plus tard, Grip était arrivé à Dublin. Il eut alors l’idée de naviguer. Être marin, ce métier lui semblait plus sûr, plus «nourrissant» que n’importe quel autre. Mais, à dix-huit ans, il est trop tard pour être mousse et même pour être novice. Eh bien! puisqu’il n’était plus d’âge à embarquer comme matelot, puisqu’il ne connaissait rien de cet état, il embarquerait comme soutier, et c’est ce qu’il avait fait abord du Vulcan. Loger au fond des soutes, au milieu d’une atmosphère de poussière noire, respirer un air étouffant, cen’est peut-être pas l’idéal du bien-être ici-bas. Bon! Grip était courageux, laborieux, résolu, et c’était la vie assurée. Sobre, zélé, il s’accoutuma vite à la discipline du bord. Jamais il n’encourut aucun reproche. Il conquit l’estime du capitaine et de ses officiers, qui s’intéressèrent à ce pauvre diable sans famille.
Le Vulcan naviguait de Dublin à New-York ou autres ports du littoral est de l’Amérique. Pendant deux ans, Grip traversa nombre de fois l’Océan, étant chargé de l’arrimage des soutes et du service du combustible. Puis l’ambition lui vint. Il demanda à être employé comme chauffeur sous les ordres des mécaniciens. On le prit à l’essai, et il ne tarda pas à satisfaire ses chefs. Aussi, son apprentissage terminé, lui confia-t-on la place de premier chauffeur, et c’est en cette qualité que P’tit-Bonhomme venait de retrouver son ancien compagnon de la ragged-school sur les quais de Queenstown.
Il va sans dire que le brave garçon, de parfaite conduite, éprouvant peu de goût pour les coureurs de bordées et les forcenés noceurs dont il y a tant dans la marine marchande, avait toujours voulu mettre de côté sur ce qu’il gagnait. Il possédait donc quelques économies qu’il voyait mensuellement grossir, – une soixantaine de livres, dont il n’avait jamais voulu opérer le placement. Tirer intérêt de son argent, est-ce que cela lui serait venu à l’idée, et n’était-ce pas déjà d’une invraisemblance rare que Grip eût de l’argent à placer?
Telle fut l’histoire que Grip raconta gaiement, – histoire à laquelle P’tit-Bonhomme répliqua en racontant la sienne. Eh! elle était autrement mouvementée, et Grip ne put en croire ses oreilles, lorsqu’il entendit parler des succès dramatiques de miss Anna Waston, de cette existence honnête et heureuse des fermiers de Kerwan, des malheurs qui avaient frappé la famille, maintenant dispersée, et dont on n’avait plus de nouvelles, puis, de l’opulence de Trelingar-castle et des prouesses du comte Ashton, enfin de la façon dont tout cela avait fini.
Bob dut aussi donner quelques renseignements biographiques sur lui-même. La biographie de Bob!… Mon Dieu, que c’était simple: il n’en avait pas. Sa vie ne commençait véritablement que du jour où il avait été recueilli sur la grande route, ou plutôt repêché dans le courant de la Dripsey, alors qu’il avait voulu mourir…
Quant à Birk, son histoire était celle de son jeune maître. Aussi s’abstint-il de la raconter, – à quoi il n’aurait pas manqué, sans doute, si on l’en eût prié.
«Et, à présent, il n’est qu’temps d’aller déjeuner! dit le premier chauffeur du Vulcan.
– Pas avant d’avoir visité le navire! répondit vivement P’tit-Bonhomme.
– Et grimpé au haut des mâts! ajouta Bob.
– Comme ça vous plaira, mes boys!» répliqua Grip.
On débuta par descendre dans la cale à travers les panneaux du pont. Quel plaisir éprouva notre négociant en herbe à voir ce superbe arrimage: des balles de coton, des boucauts de sucre, des sacs de café, des caisses de toutes sortes renfermant les produits exotiques du Nouveau-Continent. Il flairait à plein nez cette pénétrante odeur de commerce. Et dire que toutes ces marchandises avaient été achetées au loin pour le compte des armateurs du Vulcan, qui allaient les revendre sur les marchés du Royaume-Uni… Ah! si jamais P’tit-Bonhomme…
Grip interrompit ce rêve, invitant son boy à remonter sur le pont afin de le conduire aux cabines du capitaine et des officiers, disposées sous la dunette, tandis que Bob, grimpant aux enfléchures des haubans, s’achevalait sur les barres du mât de misaine. Non! de sa vie il n’avait été si heureux, si joyeux, si souple, si singe, et peut-être y avait-il en lui l’étoffe d’un mousse?…
A onze heures, Grip, P’tit-Bonhomme et Bob étaient assis devant une table dans le cabaret de l’Old Seeman, Birk, sur son derrière, la bouche à la hauteur de la nappe, et, si tous avaient appétit, nous le laissons à imaginer.
Mais aussi quel repas dont Grip avait voulu prendre la dépense à son compte, des œufs au beurre noir, du jambon froid, doublé d’une tremblottante gelée couleur d’or, du fromage de Chester, le tout arrosé d’une excellente aie écumeuse! Et il y eut du homard, – non le vulgaire crabe, le tourteau du pauvre, – du vrai homard d’un blanc rosé dans sa carapace rougie à l’eau bouillante, du homard des riches, et que Bob déclara supérieur à tout ce qu’on peut inventer de meilleur pour «se mettre dans le ventre!»
Il va de soi que manger n’empêchait point de causer. On parlait la bouche pleine, et, si cela ne se pratique pas chez les gens comme il faut, nos jeunes convives donneront pour excuse qu’ils n’avaient point de temps à perdre.
Et alors, que de souvenirs échangés entre Grip et P’tit-Bonhomme, tandis qu’ils subissaient cette existence dégradante de la ragged-school… Et l’affaire de la pauvre mouette… et le cadeau du fameux gilet de laine… et les abominations de Carker!…
«Que qu’il est dev’nu, c’gueux? demanda Grip.
– Je ne sais, et ne tiens guère à le savoir, répondit P’tit-Bonhomme. Ce qui pourrait m’arriver de plus malheureux, ce serait de le rencontrer.
– Sois tranquille, tu n’ie rencontreras point! affirma Grip. Mais, puisque tu vends des tas d’journaux, mon boy, je t’conseille d’les lire què’quefois!
– C’est ce que je fais.
– Eh bien… tu liras un d’ces jours que ce ch’napan d’Carker est mort d’un’fïèvre de chanvre!
– Pendu?… Oh! Grip…
– Oui… pendu! Et ça… il n’l’aura pas volé!»
Puis, les détails de l’incendie de l’école revenaient à la mémoire. C’était Grip qui avait sauvé l’enfant au péril de sa vie, et c’était la première fois que celui-ci avait l’occasion de l’en remercier, et il l’en remerciait en lui serrant les mains.
«C’est que j’ai toujours pensé à toi depuis que nous avons été séparés! dit-il.
– T’as eu raison, mon boy!
– Il n’y a que moi qui n’ai pas pensé à Grip ! s’écria Bob avec l’accent d’un profond regret.
– Puisque tu reconnaissais que d’nom, pauv’ Bob! répondit Grip. Maint’nant tu m’connais…
– Oui, et je parlerai toujours de toi, quand nous causerons, nous deux Birk!»
Birk répondit par un aboiement confirmatif, – ce qui lui valut une épaisse sandwiche au lard, dont il ne fit qu’une bouchée. En dépit de ce que lui affirmait Bob, il ne semblait point avoir de goût pour le homard.
Grip fut alors interrogé sur ses voyages en Amérique. Il parla des grandes villes des États-Unis, de leur industrie, de leur commerce, et P’tit-Bonhomme l’écoutait si avidement qu’il en oubliait d’avaler.
«Et puis, fit observer Grip, il y a aussi d’ces grandes villes en Angleterre, et si tu t’rends jamais à Londres, à Liverpool, à Glasgow…
– Oui… Grip, je sais… J’ai lu dans les journaux… des villes de négoce… Mais c’est loin…
– Non… pas loin.
– Pas loin pour les marins qui y vont en bateau, tandis que pour les autres…
– Eh bien… et Dublin?… s’écria Grip. C’n’est qu’à trois cents milles d’ici… Les trains vous y débarquent en une journée… et pas d’mer à traverser…
– Oui… Dublin!» murmura P’tit-Bonhomme.
Et cela répondait si directement à son plus ardent désir, qu’il demeura pensif.
«Vois-tu, reprit Grip, c’est un’ belle ville, où l’on fait des mille d’affaires… Les navires s’contentent pas d’y r’lâcher comme à Cork… ils prennent des chargements… ils r’viennent avec des cargaisons…»
P’tit-Bonhomme écoutait toujours, et sa pensée l’entraînait… l’entraînait…
«Tu d’vrais v’nir t’installer à Dublin, dit Grip. J’suis sûr que tu frais les choses mieux qu’ici… et s’il t’fallait un peu d’argent…
– Nous avons des économies, Bob et moi, répondit P’tit-Bonhomme.
– Je crois bien, appuya Bob, qui tira un shilling et six pence de sa poche.
– Moi aussi, j’en ai, dit Grip, et je n’sais où les fourrer!
– Pourquoi ne les places-tu pas… dans une banque… quelque part?…
– Ai pas confiance…
– Mais alors tu perds ce que cela pourrait te rapporter en intérêts, Grip…
– Ça vaut mieux que d’perdre c’qu’on a!… Par exemple, si j’n’ai pas confiance dans les autres, j’aurais confiance en toi, mon boy, et si tu v’nais à Dublin, qui est l’port d’attache du Vulcan, on s’verrait souvent!… Que bonheur, et j’te le répète, si, pour entreprendre un commerce, il t’fallait un peu d’argent, j’te donnerais volontiers tout c’que j’ai…»
L’excellent garçon était prêt à le faire. Il était si heureux, si heureux d’avoir retrouvé son P’tit-Bonhomme… Est-ce qu’il ne semblait pas qu’ils fussent liés l’un à l’autre par un lien que nul incident ne saurait jamais rompre?
«Viens donc à Dublin, répéta Grip. Veux-tu que j’te dise c’que j’pense?…
– Dis, mon Grip.
– Eh bien… j’ai toujours eu c’t’idée… comme ça… que tu frais fortune…
– Moi aussi… j’ai toujours eu cette idée-là!»répondit simplement P’tit-Bonhomme, dont les yeux brillaient d’un éclat vraiment extraordinaire.
«Oui… continua Grip, j’te vois riche… un jour… très riche… Mais c’n’est pas à Cork que tu gagneras beaucoup d’argent!… Réfléchis à c’que j’te dis là, car il n’faut pas agir sans avoir réfléchi…
– Comme de juste, Grip.
– Et maintenant qu’il n’y a plus rien à manger… soupira Bob en se levant.
– Tu veux dire, mousse, répliqua Grip, maint’nant qu’tu n’as plus faim…
– Oui… peut-être… je ne sais pas… C’est la première fois que cela m’arrive…
– Allons nous promener,» proposa P’tit-Bonhomme.
Et ce fut ainsi que s’acheva cette après-midi, et que de projets formèrent les trois amis, tandis qu’ils parcouraient les quais et les rues de Queenstown, escortés de Birk!
Puis, lorsqu’on fut au moment de se séparer, et que Grip eut reconduit les deux enfants à l’appontement du ferry-boat:
«Nous nous r’verrons, dit-il… On n’peut pas s’être r’trouvés po n’pas se r’voir…
– Oui… Grip… à Cork… la première fois que le Vulcan y relâchera…
– Pourquoi pas à Dublin, où il reste des s’maines què’quefois? oui… à Dublin, si tu t’décides…
– Adieu, Grip!
– Au r’voir, mon boy!»
Ils s’embrassèrent de bon cœur, non sans une profonde émotion dont ni l’un ni l’autre ne cherchait à se défendre.
Bob et Birk eurent leur part des adieux, et, lorsque le ferry-boat eut démarré, Grip le suivit longtemps des yeux, tandis qu’il remontait en haletant le cours de la rivière.
Une idée commerciale de Bob.
un mois de là, sur la route qui descend vers le sud-est de Cork dans la direction de Youghal, en traversant les territoires orientaux du comté, un garçon de onze ans, un garçonnet de huit, poussaient par l’arrière une légère charrette que traînait un chien attelé entre ses brancards.
Les deux enfants étaient P’tit-Bonhomme et Bob. Le chien était Birk.
Les incitations de Grip avaient porté leur fruit. Avant d’avoir rencontré le premier chauffeur du Vulcan à Queenstown, P’tit-Bonhomme rêvait de quitter Cork pour aller tenter fortune à Dublin. Après la rencontre, il se décida à faire de son rêve une réalité. Et ne vous imaginez point qu’il n’eût réfléchi aux conséquences de cette grave détermination: c’était abandonner le certain pour l’incertain, pourquoi se le dissimuler? Mais, à Cork, sa situation ne pouvait guère s’accroître. A Dublin, au contraire, un plus vaste champ s’ouvrait à son activité. Bob, appelé à donner son avis, se déclara prêt à partir au premier jour, et un avis de Bob méritait d’être pris en considération.
Il suit de là que notre héros alla retirer ses économies de chez l’éditeur, lequel ne laissa pas de lui faire quelques observations sur ses futurs projets. Il n’obtint rien de cet enfant, si supérieur à son âge, et qui n’avait pas l’habitude de se payer de chimères, – disposition d’esprit trop commune aux Paddys de tous les temps. Non! P’tit-Bonhomme était fermement résolu à suivre les chemins qui montent: c’est le seul moyen d’arriver haut, et son précoce instinct lui disait que de quitter Cork pour Dublin, c’était s’élever sur la route de l’avenir.
Et, maintenant, quelle voie prendrait P’tit-Bonhomme, et quel moyen de transport?
La voie la plus courte, c’est celle que suit le railway jusqu’à Limerick, et de Limerick à travers la province de Leinster jusqu’à Dublin. Le moyen de transport le plus rapide, c’est de prendre le train à Cork et d’en descendre, dès qu’il s’arrête dans la capitale de l’Irlande. Mais ce mode de locomotion avait l’inconvénient de ne pouvoir s’effectuer qu’en dépensant une guinée par personne, et P’tit-Bonhomme tenait à ses guinées. Quand on a des jambes, et de bonnes jambes, pourquoi se faire brouetter en wagon? De la question de temps, il n’y avait point à s’inquiéter. On arriverait quand on arriverait. On était dans la belle saison, et les chemins du comté ne sont point mauvais de mai à septembre. Et quel avantage, quelle entrée de jeu, si, au lieu de coûter gros, le voyage rapportait, au contraire!
Telle avait été la préoccupation de notre jeune négociant, – gagner de l’argent au lieu d’en perdre en frais de route, continuer, de village à village, de bourgade à bourgade, le trafic qui lui avait réussi à Cork, vendre des journaux, des brochures, des articles de librairie et de papeterie, en un mot, faire le commerce en se dirigeant vers Dublin.
Et, pour exercer ce commerce, que fallait-il? Rien qu’une charrette, dans laquelle serait déposée la pacotille du marchand forain, et qu’une toile cirée permettrait d’abriter contre la poussière ou la pluie. Cette charrette, attelée de Birk, qui ne refuserait pas de tirer en avant, les deux enfants la pousseraient par derrière. On parcourrait la voie du littoral, parce qu’elle dessert des villes d’une certaine importance, Waterford, Wexford, Wicklow, et aussi diverses stations balnéaires très suivies à cette époque de l’année. Sans doute, il y aurait près de deux cents milles à enlever dans ces conditions. Eh bien! dût-on y employer deux mois, trois mois, peu importait, si la boutique ambulante réalisait des gains en marchant au but!
Voilà pourquoi, à cette date du 18 avril, un mois après avoir rencontré Grip à Queenstown, P’tit-Bonhomme, Bob et Birk, l’un traînant, les autres poussant, cheminaient sur la route de Cork à Youghal, où ils arrivèrent dans la matinée, sans être trop fatigués de leur étape.
Ils n’avaient point à se plaindre, et, en tous les cas, ce n’est pas Birk qui eût songé à grommeler. D’ailleurs, on ne le surmenait pas, et, en montant les côtes, les enfants se donnaient autant de mal que lui. Très légère, cette charrette à deux roues, – une véritable occasion dont P’tit-Bonhomme avait profité chez un marchand de Cork. Quant à la pacotille, elle consistait en journaux achetés aux gares, brochures politiques – quelques-unes assez lourdes d’idées et de style, cependant, – papier à lettres, crayons, plumes et autres ustensiles de bureau, paquets de tabac, dont la provision serait renouvelée chez les meilleurs débitants à l’enseigne du montagnard écossais peinturluré, enfin divers autres articles et bibelots. Tout cela ne pesait guère, et tout cela se vendait couramment, avec un joli bénéfice.
Que voulez-vous? Les gens de village s’intéressaient à ces deux enfants, l’un sérieux comme un négociant de vieille roche, l’autre d’une physionomie si souriante qu’on aurait eu honte de le marchander!
La charrette arriva à Youghal, une bourgade de six mille habitants, doublée d’un port de cabotage, au fond de l’estuaire de la Black-water. Voilà un pays où la sainte pomme de terre est en honneur! Et Paddy pourrait-il jamais oublier que c’est aux environs de Youghal que sir Walter Raleigh fit le premier essai de ces tubercules, actuellement le véritable pain de l’Irlande?
P’tit-Bonhomme passa le reste de la journée à Youghal. Il ne consentit à prendre du repos qu’après avoir entièrement réassorti son étalage, lequel serait vite épuisé sur la route de Dungarvan. Un dîner substantiel à la table d’une auberge, un lit pour Bob et pour lui, une niche mise à la disposition du chien, ils trouvèrent cela à bon compte. On se dirigea le lendemain vers le hameau le plus rapproché, en s’arrêtant aux fermes, et il s’en comptait de deux à trois par mille. C’est même à ces fermes que stationnait le plus souvent la charrette, lorsque le soir approchait, car mieux valait ne pas se risquer nuitamment sur les routes. Oui! c’était préférable, malgré que Birk fût chien à défendre son maître et son étalage à deux roues.
Et, lorsque P’tit-Bonhomme se rappelait ce qu’il avait autrefois souffert sur les chemins du Connaught, quel changement depuis cette époque! Et quelle différence entre cette charrette et celle du brutal Thornpipe, cette boîte obscure où il étouffait à demi! Ces choses ne se ressemblaient pas plus que Birk ne ressemblait au chien hargneux du montreur de marionnettes. Notre héros ne faisait pas valser la famille royale et la cour d’Angleterre en tournant la mécanique… Il ne vivait point du produit de l’aumône, mais des bénéfices quotidiennement réalisés. Et puis, quelle confiance en l’avenir, et quel espoir il avait de réussir à Dublin autant et même mieux qu’il avait réussi à Cork!
Au sortir de Youghal, il y eut un pont à traverser, afin de rejoindre la route de Dungarvan.
«Voilà un pont! s’écria Bob. Je n’en ai jamais vu de cette longueur!
– Moi, non plus,» répondit P’tit-Bonhomme.
En effet, un pont de deux cent soixante-dix toises, jeté sur la baie de la Blackwater, et faute duquel on s’allongerait d’une bonne journée de marche!
La charrette roula donc sur le tablier de bois, balayé par une fraîche brise de l’ouest.
«C’est comme si on était sur un bateau! fît remarquer ce fin observateur de Bob.
– Oui… Bob… un bateau avec vent arrière… sens-tu comme le vent nous pousse!»
Le pont traversé sans dommage, il n’y eut plus qu’à s’engager dans le comté de Waterford, qui confine au comté de Kilkenny, dans la province de Leinster.
P’tit-Bonhomme et Bob ne se fatiguèrent pas outre mesure. Ils allaient sans se presser. Pourquoi se seraient-ils hâtés? L’essentiel, c’était de vendre et de vendre fructueusement les articles achetés à Youghal, avant d’avoir atteint Dungarvan où l’on se réassortirait de nouveau. Il va de soi qu’en deux ou trois jours, la charrette aurait pu se transporter de Youghal à Dungarvan. Vingt-cinq à trente milles, en tenant compte des crochets, ce n’eût été qu’une promenade de quelques jours. Mais, s’il n’existait que de rares villages à l’approche des côtes, on y rencontrait de nombreuses fermes, et cette circonstance offrait des chances de débit qu’il convenait de ne point négliger. Le railway ne dessert pas cette ceinture littorale, et les paysans s’y approvisionnent difficilement des choses usuelles. Aussi, P’tit-Bonhomme était-il décidé à faire son métier de forain en conscience.
Cela réussit. La boutique reçut partout bon accueil. Chaque soir, après s’être installés pour la nuit, Bob comptait les shillings, les pence récoltés depuis le matin, et P’tit-Bonhomme les inscrivait sur son «livre de caisse», à la colonne des recettes, en regard de la colonne des dépenses, où figuraient celles qui leur étaient personnelles, nourriture, coucher, etc. Rien ne plaisait à Bob comme d’aligner cette monnaie, rien ne plaisait à P’tit-Bonhomme comme d’additionner son avoir, rien ne plaisait à Birk comme d’être couché près d’eux, pendant qu’ils réglaient leurs affaires en attendant l’heure de se livrer au sommeil!
Ce fut le 3 mai que la charrette atteignit la bourgade de Dungarvan. Elle était vide – pas la bourgade, la charrette, – et le réassortiment dut être refait en entier. Cela fut facile, car, avec ses six mille cinq cents âmes, Dungarvan ne laisse pas d’avoir une certaine importance. C’est un port de cabotage, ouvert sur la baie de ce nom, dont les rives sont reliées par une chaussée longue de cent cinquante toises. Même avantage qu’à Youghal; on peut traverser la baie sans être obligé de la contourner.
P’tit-Bonhomme demeura deux jours à Dungarvan. Il eut une excellente idée, – celle d’acheter à des caboteurs quelques articles de lainage à très bas prix, lesquels, à son avis, seraient d’un débit courant dans la campagne. Ce n’était ni lourd ni encombrant, et Birk ne souffrirait pas de la surcharge.
Ainsi se continua ce profitable voyage. Que la chance ne l’abandonne pas, et P’tit-Bonhomme sera devenu un capitaliste, lorsqu’il arrivera dans la capitale. D’ailleurs, si la tournée foraine s’accomplissait sans incidents dignes d’être relatés, elle était exempte d’accidents – ce dont il fallait se féliciter. Temps assez propice toujours. Nulle aventure de grande route. Qui eût voulu maltraiter ces enfants? Et puis, on ne rencontre guère de mauvaises gens le long de ces côtes du Sud-Irlande. Cette population n’a point de ces instincts qui poussent à des actes coupables. En outre, elle n’est pas si pauvre qu’en maints comtés, – tels ceux du Connaught ou de l’Ulster. La mer lui est lucrative. La pêche, le cabotage y nourrissent largement le pêcheur ou le matelot, et le cultivateur se ressent de leur voisinage.
C’est dans ces conditions favorables que la charrette dépassa Trenmore, à dix-sept milles de Dungarvan, et atteignit, deux semaines plus tard, Waterford, à dix-sept milles de Tramore, sur la limite même du Munster. P’tit-Bonhomme allait enfin quitter cette province où il avait éprouvé tant de vicissitudes, son existence à Limerick, à la ferme de Kerwan, au château de Trelingar, son voyage aux lacs de Killarney, son début commercial à Cork. D’ailleurs, les tristes jours, il les avait oubliés déjà. Il ne se souvenait que des trois années au milieu de la famille des Mac Carthy, et, celles-là, il les regrettait comme on regrette les joies du foyer domestique!
«Bob, dit-il, est-ce que je ne t’ai pas promis que l’on se reposerait à Waterford?
– Je le crois, répliqua Bob, mais je ne suis pas fatigué, et si tu veux continuer?…
– Non… Restons quelques jours ici…
– A rien faire, alors?…
– Il y a toujours à faire, Bob.»
Et, en effet, n’est-ce rien que de visiter une agréable ville de vingt-cinq mille habitants, située sur la rivière de Suir, que franchit un beau pont de trente-neuf arches? Ajoutons que Waterford est un port très fréquenté, – ce qui intéressait toujours notre jeune négociant, – le port le plus considérable du Munster oriental, qui possède un service régulier de navigation pour Liverpool, Bristol et Dublin.
Tous deux, ayant fait choix d’une auberge convenable, où fut remisée leur charrette, se rendirent sur les quais, et ils s’y promenèrent quelques heures. Ces navires qui arrivaient, ces navires qui partaient, comment aurait-on pu s’ennuyer un instant?
«Hein! dit Bob, si Grip allait nous tomber tout d’un coup?…
– Non, Bob, répondit P’tit-Bonhomme. Le Vulcan ne relâche pas à Waterford, et j’ai calculé qu’il doit être loin maintenant… du côté de l’Amérique…
– Là-bas… là bas? fit Bob, en étendant le bras vers l’horizon circonscrit par le ciel et l’eau.
– Oui… à peu près… et j’ai lieu de croire qu’il sera de retour, lorsque nous serons à Dublin.
– Quel plaisir de retrouver Grip! s’écria Bob. Est-ce qu’il sera encore tout noir?…
– C’est probable.
– Oh! ça n’empêche pas de l’aimer!…
– Tu as raison, Bob, car il m’a bien aimé, lui, quand j’étais si malheureux…
– Oui… comme tu as fait pour moi!» répondit l’enfant, dont les yeux brillaient de reconnaissance.
Si P’tit-Bonhomme avait eu plus de hâte d’atteindre Dublin, il lui aurait suffi de prendre passage sur le paquebot affecté au service des voyageurs entre Waterford et la capitale. Ces traversées s’exécutent à très bas prix. Toute la pacotille étant vendue, la charrette eût été mise à bord, les deux jeunes garçons et le chien se seraient embarqués, en payant quelques shillings seulement pour des places à l’avant, et, en une douzaine d’heures, ils eussent été rendus à destination. Et quel plaisir de naviguer sur le canal de Saint-Georges, à la surface de cette admirable mer d’Irlande, presque en vue des côtes qui sont si variées d’aspect, – une vraie traversée sur un vrai paquebot…
Chose tentante, à coup sûr! Mais P’tit-Bonhomme s’était pris à réfléchir comme il n’y manquait jamais. Or, il lui paraissait plus avantageux de n’arriver à Dublin qu’après le retour de Grip. Grip connaissait la ville, il piloterait les deux enfants au milieu de cette vaste cité dont leur imagination faisait quelque chose d’énorme, et où ils ne risqueraient pas de se perdre. Et puis, pourquoi interrompre un voyage si fructueusement commencé? L’esprit de suite, qui caractérisait P’tit-Bonhomme, l’emporta sur le plaisir qu’offrait cette attrayante traversée maritime. Après avoir ramené Bob, non sans quelque peine, à une plus saine appréciation des circonstances, il fut décidé que le voyage continuerait dans les mêmes conditions, en remontant jusqu’à Dublin le littoral du Leinster.
Donc, qu’on ne s’étonne pas si, à trois jours de là, on les retrouve dans le comté de Wexford, la charrette amplement garnie, traînée par le vigoureux Birk avec un infatigable entrain. Un baudet n’aurait pas fait mieux, ni même un cheval. Il est vrai, pour la montée des côtes, Bob s’attelait aux brancards, tandis que P’tit-Bonhomme donnait un fort coup d’épaule par derrière.
Au fond de la baie de Waterford, la route abandonne le littoral si capricieusement festonné d’anses et de criques. La charrette dut perdre de vue cette partie de la mer où se dessine le cap Carnsore, la pointe la plus avancée de la Verte Erin, sur le canal de Saint-Georges.
Il n’y eut pas lieu de le regretter. Loin de desservir un pays sauvage et désert, cette route traversait des villages, des hameaux, reliait des fermes l’une à l’autre, et les divers articles de la boutique roulante s’y débitèrent à de hauts prix. Aussi, P’tit-Bonhomme n’arriva-t-il pas à Wexford avant le 27 mai, bien que la distance en droite ligne depuis Waterford ne soit que d’une trentaine de milles. Mais que de détours, que de crochets à droite, à gauche, auxquels la charrette avait été contrainte!
Wexford est plus qu’une bourgade: c’est une ville de douze à treize mille habitants, située près de la rivière Slaney, presque à son embouchure. On dirait d’une petite cité anglaise qui aurait été transportée au milieu d’un comté d’Irlande. Cela tient à ce que Wexford fut la première place d’armes que les Anglais possédèrent sur ce territoire, et, en devenant cité, cette place d’armes a conservé sa physionomie d’origine. Peut-être P’tit-Bonhomme éprouva-t-il un certain étonnement à voir tant de ruines accumulées, des remparts à demi détruits, des courtines réduites à l’état de brèches. C’est qu’il ignorait l’histoire de cette contrée au temps de Georges III, pendant les cruelles luttes des protestants et des catholiques, les épouvantables massacres qui s’accomplirent de part et d’autre, les incendies et les destructions qui les accompagnaient. Et, peut-être valait-il mieux qu’il l’ignorât, car ce sont là de ces terribles souvenirs qui ensanglantent trop de pages du passé de l’Irlande. Il l’apprendrait toujours assez tôt, s’il en avait un jour le loisir.
En quittant Wexford, la charrette, soigneusement regarnie, dut encore s’éloigner de la côte, qu’elle retrouverait à quinze milles de là, aux approches du port d’Arklow. Il n’y eut pas à s’en plaindre, et cela pour deux raisons.
La première, c’est que la population est plus dense en cette partie du comté, les villages assez voisins, les fermes assez rapprochées, grâce au railway qui, par Arklow et Wicklow, met Wexford en communication avec Dublin.
La seconde, c’est que le pays est charmant. Le chemin s’engage au milieu de forêts épaisses, de puissants groupes de chênes et de hêtres, entre lesquels se dresse le chêne noir, si remarquable en terre gaélique. La campagne y est largement arrosée par la Slaney, l’Ovoca et leurs tributaires, comme elle l’avait été, hélas! de tant de sang à l’époque des dissensions religieuses! Et penser que c’est ce coin du sol irlandais, riche en minerai de soufre et de cuivre, vivifié par les cours d’eau descendus des montagnes voisines, charriant des parcelles d’or, c’est ce coin dont le fanatisme a fait le théâtre de ses abominables excès! On en retrouve les traces à Enniscorthy, à Ferns, en bien d’autres localités, et jusqu’à Arklow, où les soldats du roi Georges, l’an 1798, battirent trente mille rebelles – ainsi appelait-on ceux qui défendaient leur patrie et leur foi!
Une journée de repos, ce fut ce que P’tit-Bonhomme, ayant fait halte au port d’Arklow, crut devoir octroyer à son personnel, – mot qui est justifié si l’on veut bien considérer Birk comme une personne.
Arklow, avec ses cinq mille six cents habitants, forme une station de pêche où règne une grande animation. Le port est séparé de la haute mer par de larges bancs de sable. Au pied des roches, tapissées de goémons verdâtres, on récolte des huîtres en quantité considérable, et elles n’y coûtent pas cher.
«Je suis sûr que tu n’as jamais mangé d’huîtres? demanda P’tit-Bonhomme à ce gourmand de Bob.
– Jamais!
– Veux-tu en goûter?…
– Je veux bien.»
Il voulait toujours bien, Bob. Mais il ne fît qu’essayer, et n’alla pas au delà de la première huître.
«J’aime mieux le homard! dit-il.
– C’est que tu es encore trop jeune, Bob!»
Et Bob répliqua qu’il ne demandait pas mieux que d’atteindre l’âge de raison auquel on peut apprécier ces mollusques à leur juste mérite.
Le 19 juin, dans la matinée, tous deux achevaient leur étape à Wicklow, le chef-lieu du comté de ce nom, qui confine à celui de Dublin.
Quel admirable contrée ils venaient de traverser, l’une des plus curieuses de l’Irlande, presque aussi fréquentée des touristes que la région des lacs de Killarney! Quel ensemble pittoresque et varié, pour le plaisir des yeux! Ça et là des montagnes qui rivalisent avec les plus belles du Donegal ou du Kerry, des lacs naturels, ceux de Bray et de Dan, dont les eaux limpides reflètent les antiquités éparses sur leurs rives; puis, au confluent du cours de l’Ovoca, cette vallée de Glendalough, ses tours enlacées de lierre, ses anciennes chapelles bâties au bord d’un lac bordé de moraines étincelantes, et le vallon enrichi par les sept églises de Saint-Kevin, où affluent les pèlerins de toute l’Érin!
Et la tournée commerciale?… Eh bien! cela allait de mieux en mieux. Toujours même accueil aux jeunes forains. Ah! qu’ils étaient loin des comtés pauvres du nord-ouest, dans cette portion relativement riche de l’Irlande! Elle se ressentait du voisinage de la grande capitale. Et, en effet, à partir d’Arklow, la route côtière dessert nombre de stations de bains de mer, déjà fréquentées par les familles de la gentry dublinoise. Tout ce monde élégant avait de l’argent en poche. Il circulait, en ces stations, plus de guinées qu’il ne circule de shillings dans les bourgades du Sligo ou du Donegal. Le talent consistait à les attirer dans la caisse de notre jeune négociant. Or c’est ce qui s’accomplissait peu à peu, et, pour sûr, P’tit-Bonhomme aurait doublé sa fortune avant d’arriver au terme du voyage.
Et puis, Bob avait eu une idée, oui! une idée… très ingénieuse, une idée qui n’était pas venue à son grand frère, et qui lui était venue à lui… une idée qui devait produire cent pour cent de bénéfices, en l’exploitant dans ce monde d’enfants riches, hôtes habituels des grèves du Wicklow, – une idée géniale enfin.
Bob – il l’avait déjà prouvé en mainte occasion – était habile à dénicher les oiseaux, et les nids abondent aux arbres sur les routes d’Irlande.
Jusqu’alors, Bob n’avait tiré aucun profit de ses talents de grimpeur – un vrai singe! Une ou deux fois seulement, soit en cueillant un nid au sommet d’un hêtre, soit en attrapant des oiseaux au piège, – simple planchette supportée par trois morceaux de bois disposés en forme de 4, – il avait gagné quelque monnaie à vendre ses captifs. Mais, avant de quitter Wicklow, l’idée en question avait poussé dans sa cervelle, et, de là, cette demande d’acheter une cage assez grande pour contenir une trentaine de moineaux, mésanges, chardonnerets, pinsons ou autres de moyenne taille.
«Et pourquoi? répondit P’tit-Bonhomme. Est-ce que tu vas te mettre à élever des oiseaux?…
– Point.
– Qu’en veux-tu faire?…
– Leur donner la volée…
– A quoi bon les mettre en cage, alors?…»
Vous l’avouerez, P’tit-Bonhomme ne pouvait rien comprendre à cette proposition. Il comprit dès que Bob lui eut expliqué la chose.
Oui, Bob se proposait de donner la volée à ses oiseaux… moyennant finances s’entend. Avec sa cage toute gazouillante, il irait parmi ces enfants non moins gazouillants des plages de bains de mer… Et quel est celui d’entre eux qui se refuserait à racheter de quelques pence la liberté des gentils prisonniers de Bob?… C’est si charmant de voir un oiseau s’envoler, quand on a payé sa rançon! Cela est si doux au cœur d’un petit garçon et surtout d’une petite fille!
Bob ne doutait pas du succès de son idée, et, ma foi, P’tit-Bonhomme en saisit le côté très pratique. Rien ne coûtait d’essayer, d’ailleurs. La cage fut donc achetée, et Bob n’avait pas fait un mille au delà de Wicklow, qu’elle était pleine d’oiseaux, impatients de reprendre leur vol.
Cela réussit à souhait dans nombre de ces stations où affluaient les familles en déplacement balnéaire. Là, tandis que P’tit-Bonhomme s’occupait à débiter les articles de son étalage, Bob, sa cage à la main, allait solliciter la pitié des jeunes gentlemen et des jeunes misses pour ses jolis prisonniers. L’envolée se faisait au milieu des battements de mains, la cage se vidait… et les pence de pleuvoir dans la poche du malin garçonnet!
Quelle bonne idée il avait eue, et avec quelle satisfaction il comptait chaque soir sa recette avant de la joindre à la recette courante!
C’est ainsi que l’un etl’autre, en remontant la côte vers Dublin, se trouvèrent à Bray, l’après-midi du 9 juillet.
Bray, que quatorze à quinze milles séparent de Dublin, est couchée au pied d’un promontoire détaché du système des Wicklow-Mounts, dominée par le Lugnaquilla, haut de trois mille pieds. Grâce à cet encadrement magnifique, la bourgade semble plus délicieuse encore que le Brighton de la côte anglaise. C’est du moins l’opinion de Mlle de Bovet, qui fait preuve, en décrivant les beautés de l’Ile-Verte, d’un sens très fin et très artiste. Que l’on se figure une agglomération d’hôtels, de villas toutes blanches, de cottages fantaisistes, où les habitants et les étrangers venus pendant la saison se comptent par cinq et six mille. On peut dire que les maisons bordent la route jusqu’à Dublin sans discontinuité. Bray est rattachée à la capitale par un railway, dont le remblai disparaît parfois sous les embruns de la houle, qui pénètre furieusement à travers cette étroite baie de Killiney que ferme au sud un superbe promontoire. Des ruines, elles s’entassent aux approches de Bray, et quelle ville de l’Ile-Émeraude en est dépourvue? Ici, ce sont les restes d’une vieille abbaye de Saint-Bénédict, puis, un groupe de ces tours appelées «martello», qui servaient à défendre la côte au XVIIIe siècle, sans parler des batteries qui la protègent au XIXe. Il paraît que, si l’on gravit les pentes du cap, une bonne lunette vous permet d’apercevoir les contours des montagnes du pays de Galles, au delà de la mer d’Irlande. Ce dire, P’tit-Bonhomme ne put le vérifier, d’abord, parce qu’il ne possédait pas de lunette, ensuite, parce qu’il dut quitter Bray plus hâtivement qu’il n’y comptait.
Le inonde des enfants est considérable sur ces plages sablonneuses, largement caressées par le ressac, et le long du môle de Bray, «la parade», comme on l’appelle. Là se réunissent ces petits riches, joufflus et rosés, pour lesquels la vie n’a été qu’un enchantement depuis leur naissance, des garçonnets en rupture d’école, des fillettes qui s’ébattent sous les yeux des mères et des gouvernantes. Mais on ne serait pas en Irlande si, même à Bray, la misère traditionnelle n’était représentée par une bande respectable de déguenillés, dont le temps se passe à fouiller les varechs de la plage.
Les trois premiers jours furent très fructueux – au point de vue commercial, – dans cette bourgade. La marchandise de la charrette s’enleva. Du reste, l’étalage avait été composé de manière à plaire aux enfants, offrant surtout de ces jouets très simples, qui donnaient gros bénéfices. Les oiseaux de Bob réussirent au delà de toute probabilité. Dès quatre heures du matin, il s’occupait de tendre ses pièges et remplissait sa cage, que la clientèle enfantine s’empressait à vider dans l’après-midi. Toutefois, il ne fallait pas s’attarder à Bray. Le but, c’était Dublin, et quelle joie si le Vulcan s’y trouvait, mouillé au milieu du port, et Grip à son poste, – Grip dont on n’avait plus de nouvelles depuis deux grands mois?
Donc P’tit-Bonhomme songeait à partir le lendemain, mais il ne pouvait guère prévoir la circonstance inattendue qui allait précipiter son départ.
On était au 13 juillet. Vers huit heures du matin, après avoir relevé ses pièges, Bob revenait vers le port, sa cage pleine d’oiseaux, – ce qui lui assurait une fort jolie recette pour cette dernière journée.
Il n’y avait encore personne ni sur la grève ni sur la parade.
Au moment où il tournait l’accotement du môle, Bob fit la rencontre de trois jeunes garçons de douze à quatorze ans, – des gentlemen de joyeuse humeur, tenue très élégante, chapeaux de marin rejetés sur l’occiput, vareuses de fine laine écarlate à boutons d’or, estampés de l’ancre réglementaire.
Bob eut d’abord la pensée de saisir cette occasion d’écouler sa marchandise volante, qu’il aurait le temps de renouveler avant l’heure du bain. Cependant, les susdits gentlemen, avec leur air gouailleur, leurs manières peu engageantes, lui inspirèrent quelque hésitation. Ce n’étaient pas là de ces enfants, garçons ou fillettes, qui faisaient d’ordinaire bon accueil à ses captifs. Ce trio semblait plutôt disposé à se moquer de lui et de son commerce, et il lui parut plus sage de passer outre.
Ce n’était point l’affaire de ces jeunes garçons, et le plus âgé, – un petit monsieur – dont le regard dénotait beaucoup de méchanceté naturelle, coupa le chemin à Bob et lui demanda d’un ton brusque où il allait.
«Je retourne à la maison, répondit l’enfant avec politesse.
– Et cette cage?…
– Elle est à moi.
– Et ces oiseaux?…
– Je les ai pris au piège ce matin.
– Eh! c’est ce gamin qui court la plage! s’écria l’un des trois gentlemen. Je l’ai déjà vu… Je le reconnais… Pour deux ou trois pence, il met un de ces oiseaux en liberté!…
– Et, cette fois, reprit le plus grand, ce sera pour rien qu’ils auront tous la volée… tous!»
Cela dit, il arracha la cage des mains de Bob, il l’ouvrit, et la gent emplumée de s’enfuir à tire d’ailes.
C’était là un acte très dommageable pour Bob. Aussi le garçonnet poussa-t-il des cris, répétant:
«Mes oiseaux!… mes oiseaux!»
Et les jeunes messieurs de s’abandonner à un rire non moins immodéré qu’imbécile.
Puis, enchantés de leur plaisante et mauvaise action, ils se disposaient à regagner la parade, lorsqu’ils s’entendirent interpeller de la sorte:
«C’est mal ce que vous avez fait là, messieurs!»
Et qui parlait ainsi?… P’tit-Bonhomme, lequel venait d’arriver accompagné de Birk. Il avait vu ce qui s’était passé, et il reprit d’une voix énergique:
«Oui… c’est très mal, ce que vous avez fait là!»
Et alors, ayant dévisagé le plus grand de ces trois jeunes gentlemen il ajouta:
«Après tout, cette méchanceté ne m’étonne pas de la part du comte Ashton!»
C’était, en effet, l’héritier du marquis et de la marquise. La noble famille des Piborne avait quitté Trelingar-castle pour cette station de bains de mer, et elle occupait, depuis la veille, l’une des plus confortables villas de la bourgade.
«Ah! c’est ce coquin de groom! répondit avec l’accent du plus profond mépris le comte Ashton.
– Moi-même.
– Et, si je ne me trompe, voilà ce chien qui a causé la mort de mon pointer?… Il est donc ressuscité?… Je croyais pourtant lui avoir réglé son compte…
– Il n’y paraît pas! répliqua P’tit-Bonhomme, qui ne se démontait pas devant l’aplomb de son ancien maître.
– Eh bien! puisque je te rencontre, méchant boy, je vais te payer ce que je te dois, s’écria le comte Ashton, qui s’avança vivement, la canne levée.
– C’est vous, au contraire, qui allez payer à Bob le prix de ses oiseaux, monsieur Piborne!
– Non… toi d’abord… comme ceci!»
Et, d’un coup de sa canne, le jeune gentleman cingla la poitrine de P’tit-Bonhomme.
Celui-ci, quoiqu’il fût moins âgé que son adversaire, l’égalait en vigueur et le dépassait en courage. Il bondit, il s’élança sur le comte Ashton, il lui arracha sa canne, il le gratifia de deux maîtresses giffles à pleines mains.
Le descendant des Piborne voulut riposter… Il n’était pas de force. En un instant il fut jeté à terre et maintenu sous le genou de P’tit-Bonhomme.
Ses deux camarades voulurent intervenir et le dégager. Mais Birk eut la même idée, car, se redressant, la gueule ouverte, les crocs menaçants, il allait leur faire un mauvais parti si son maître, qui s’était redressé, ne l’avait retenu.
Puis, celui-ci s’adressant à Bob:
«Viens!» dit-il.
Et, sans s’inquiéter du comte Ashton et des deux autres, qui ne se souciaient pas d’entrer en lutte avec Birk, P’tit-Bonhomme et Bob revinrent vers leur auberge.
A la suite d’une scène aussi désagréable pour l’amour-propre du jeune Piborne, le mieux était de quitter Bray au plus vite. Ce serait toujours une fâcheuse affaire, si le battu portait plainte, quoiqu’il eût été l’agresseur. Peut-être, avec une meilleure appréciation de la nature humaine, P’tit-Bonhomme aurait-il dû réfléchir à ceci: c’est que ce sot et vaniteux garçon se garderait bien d’ébruiter une aventure, dont il n’aurait eu qu’à rougir. Mais, n’étant point rassuré à cet égard, il régla sa dépense, il attela Birk à la charrette, vide alors de marchandises, et, avant huit heures du matin, Bob et lui avaient quitté Bray.
Le soir même, très tard, nos jeunes voyageurs arrivèrent à Dublin, après un parcours de deux cent cinquante milles environ, accompli en un laps de trois mois depuis leur départ de Cork.