Jules Verne
Mathias Sandorf
(Chapitre IV-VI)
111 dessins par Benett et une carte
Bibliothèque d’Éducation et de Récréation
J. Hetzel et Cie, 1885
© Andrzej Zydorczak
Le billet chiffré.
eux jours après, Sarcany était installé dans la maison de Ladislas Zathmar. Ilavait été présenté par Silas Toronthal, et, sur sa présentation, accepté par le comte Sandorf. Ainsi donc, complicité bien établie du banquier et de son agent dans les machinations ourdies par eux. But: la découverte d’un secret qui pouvait coûter la vie aux chefs de la conspiration. Résultat: comme prix de leur délation, une fortune tombant, pour une part, dans la poche d’un aventurier, prêt à tout pour la remplir, et pour l’autre, dans la caisse d’un banquier, arrivé au point de ne pouvoir faire honneur à ses engagements.
Il va sans dire qu’un traité, intervenu entre Silas Toronthal et Sarcany, faisait deux portions égales des bénéfices prévus. En outre, Sarcany devait avoir à sa disposition tout l’argent nécessaire pour vivre convenablement à Trieste avec son compagnon Zirone, et pour subvenir aux dépenses que nécessiteraient ses pas et démarches. En échange et comme garantie, il avait dû remettre au banquier le fac-similé du billet, qui contenait, – il n’en doutait pas, – le secret de la conspiration.
Peut-être serait-on tenté d’accuser d’imprudence Mathias Sandorf. En de telles circonstances, introduire un étranger dans cette maison où s’agitaient des intérêts si graves, à la veille d’un complot dont le signal allait être envoyé d’un instant à l’autre, cela pourra paraître acte de rare imprudence. Mais ce n’était pas sans nécessité que le comte avait agi de la sorte.
Et d’abord, il avait un intérêt pressant à ce que ses affaires personnelles fussent mises en ordre, au moment où il allait se lancer en cette périlleuse aventure dans laquelle il risquait sa vie ou tout au moins l’exil, s’il était obligé de fuir en cas d’insuccès. D’autre part, l’introduction d’un étranger dans la maison du comte Zathmar lui paraissait être de nature à détourner les soupçons. Il avait cru voir depuis quelques jours, – et l’on sait qu’il ne se trompait pas, – certains espions rôder dans l’avenue de l’Acquedotto, espions qui n’étaient autres que Sarcany et Zirone. La police de Trieste avait-elle donc l’œil ouvert sur ses amis et lui, sur leurs agissements? Le comte Sandorf pouvait le croire, il devait le craindre. Si le lieu de réunion des conspirateurs, jusqu’alors obstinément fermé à tous, semblait être suspect, quel meilleur moyen de dérouter les soupçons que de l’ouvrir, d’y admettre un commis qui ne s’y occuperait que de comptabilité? Quant à la présence de ce commis, pourrait-elle être un danger pour Ladislas Zathmar et ses hôtes? Non, en aucun cas. Il n’y avait plus échange de correspondances chiffrées entre Trieste et autres villes du royaume hongrois. Tous les papiers relatifs au mouvement projeté étaient détruits. Il ne restait aucune trace écrite de la conspiration. Les mesures étaient prises, non plus à prendre. Le comte Sandorf n’avait qu’un signal à faire, lorsque le moment en serait venu. Donc, l’introduction d’un employé dans cette maison, au cas où le gouvernement aurait eu l’éveil, était plutôt de nature à écarter tout soupçon.
Oui, sans doute, le raisonnement était juste, la précaution était bonne, si cet employé n’eût pas été Sarcany, si son répondant n’eût pas été Silas Toronthal!
D’ailleurs, Sarcany, passé maître en duplicité, devait bénéficier des qualités extérieures qu’il possédait, une figure ouverte, une physionomie franche, l’aspect honnête et simple de toute sa personne. Le comte Sandorf et ses deux amis ne pouvaient que s’y laisser prendre, et ils y furent pris. Le jeune comptable se montra zélé, obligeant, serviable. et très entendu en ces matières de chiffres qu’il s’agissait d’apurer. Rien, d’ailleurs, n’aurait pu lui faire soupçonner, s’il ne l’eût su, qu’il était en présence des chefs d’une conspiration, prête à soulever la race hongroise contre la race allemande. Mathias Sandorf, Étienne Bathory, Ladislas Zathmar, pendant leurs réunions, ne semblaient s’occuper que de questions d’art ou de sciences. Plus de correspondance secrète, plus d’allées et venues mystérieuses autour de la maison. Mais Sarcany savait à quoi s’en tenir. L’occasion qu’il cherchait ne pouvait manquer de se produire, et il l’attendait.
En entrant dans la maison de Ladislas Zathmar, Sarcany n’avait eu qu’un but: s’emparer de la grille, qui servait à déchiffrer les cryptogrammes. Or, maintenant qu’il n’arrivait plus aucune dépêche chiffrée à Trieste. il se demanda, si, par prudence, cette grille n’aurait pas été détruite. Cela ne laissa pas de l’inquiéter, car tout l’échafaudage de sa machination reposait sur ceci: lire le billet apporté par le pigeon voyageur, et dont il avait pris la copie.
Donc, tout en travaillant à mettre en état les comptes de Mathias Sandorf, il regardait, il observait, il épiait. L’accès du bureau où se réunissaient Ladislas Zathmar et ses compagnons ne lui était point interdit. Souvent même, il y travaillait seul. Et alors ses yeux et ses doigts s’occupaient à toute autre besogne qu’à faire des calculs ou aligner des chiffres. Il furetait dans les papiers, il ouvrait les tiroirs à l’aide d’un jeu de crochets, que Zirone, très habile ace métier, avait fabriqués lui-même. Toutefois, il prenait bien garde d’être vu de Borik, auquel il ne semblait pas inspirer la moindre sympathie.
Pendant les cinq premiers jours, les recherches de Sarcany furent infructueuses. Il arrivait chaque matin avec l’espoir de réussir; chaque soir, il rentrait à son hôtel, sans être arrivé à rien. C’était à faire craindre qu’il n’échouât dans sa criminelle entreprise. En effet, la conspiration, s’il s’agissait d’une conspiration, – et il ne lui était pas permis d’en douter, – pouvait éclater d’un jour à l’autre, c’est-à-dire avant qu’il ne l’eût découverte, et, par conséquent, dénoncée.
«Mais plutôt que de perdre le bénéfice d’une dénonciation, même sans preuves à l’appui, lui disait Zirone, mieux vaudrait prévenir la police et remettre la copie du billet.
– Oui! répondit Sarcany, et je le ferai, s’il le faut!»
Il va sans dire qu’il tenait Silas Toronthal au courant de toutes ses recherches. Et ce n’était pas sans peine qu’il parvenait à calmer les impatiences du banquier.
Le hasard devait lui venir en aide. Une première fois, il l’avait servi en faisant tomber entre ses mains le billet chiffré: une seconde fois, il allait le servir en le mettant à même de le comprendre.
On était au dernier jour du mois de mai, vers quatre heures du soir. Sarcany, suivant son habitude, allait à cinq heures quitter la maison du comte Zathmar. Il était d’autant plus désappointé d’être aussi peu avancé qu’au premier jour, que le travail dont le comte Sandorf l’avait chargé tirait à sa fin. Cette besogne achevée, il serait évidemment congédié avec remerciements et profits, mais il n’y aurait plus aucune raison pour qu’il continuât à venir dans cette demeure.
Or, à ce moment, Ladislas Zathmar et ses deux amis étaient sortis. Il n’y avait plus à la maison que Borik, alors occupé dans une salle du rez-de-chaussée. Sarcany, ayant toute liberté pour agir, résolut de s’introduire dans la chambre du comte Zathmar, – ce qu’il n’avait pu faire jusqu’alors, – et de s’y livrer aux plus minutieuses recherches.
La porte était fermée à clef. Sarcany, avec son crochet, parvint à l’ouvrir et entra.
Entre les deux fenêtres qui donnaient sur la me, se trouvait un bureau-secrétaire, dont l’antique forme eût ravi un amateur de vieux meubles. Le battant rabaissé ne permettait pas d’en voir la disposition intérieure.
C’était la première fois que l’occasion s’offrait à Sarcany de visiter ce meuble, et il n’était pas homme à la perdre. Pour en fouiller les divers tiroirs, il n’avait qu’à forcer le battant. C’est ce qui fut fait, le crochet aidant, sans que la serrure conservât trace de l’opération.
Au quatrième tiroir que visita Sarcany, sous des papiers dont il n’avait que faire, se trouvait une sorte de carte, trouée irrégulièrement. Cette carte attira tout de suite son attention.
«La grille!» se dit-il.
Il ne se trompait pas.
Sa première idée fut de s’en emparer; mais, réflexion faite, il se dit que la disparition de cettegrille pourrait attirer des soupçons, si le comte Zathmar venait à s’en apercevoir.
«Bon! se dit-il, de même que j’ai pris la copie du billet, je vais prendre le décalque de la grille, et Toronthal et moi, nous pourrons lire la dépêche tout à notre aise!»
Cette grille était un simple carré de carton, de six centimètres de longueur par côté, et divisé en trente-six carrés égaux, mesurant chacun un centimètre environ. De ces trente-six carrés, disposés sur six lignes horizontales et verticales, comme ceux d’une table de Pythagore qui aurait été établie sur six chiffres, vingt-sept étaient pleins, et neuf étaient vides, – c’est-à-dire qu’à la place de ces neuf carrés, la carte était découpée et ajourée en neuf endroits.
Ce qu’il importait à Sarcany d’avoir, c’était: 1° la dimension exacte de la grille; 2° la disposition des neuf carrés vides.
La dimension, il la prit au moyen d’un contour au crayon qu’il traça sur une feuille de papier blanc, en ayant bien soin de marquer la place où se trouvait une petite croix faite à l’encre, laquelle semblait indiquer le côté supérieur de la grille.
La disposition, il la releva en pointant les carrés à jour, qui laissaient voir le papier sur lequel il venait de tracer le contour de la carte, soit, – à la première ligne, trois vides occupant les places 2, 4, et 6; à la deuxième ligne, un vide occupant la place 5; à la troisième ligne, un vide occupant la place 3; à la quatrième ligne, deux vides occupant les places 2, et 5; à la cinquième ligne, un vide occupant la place 6; à la sixième ligne, un vide occupant la place 4.
Voici, du reste, cette grille, en grandeur naturelle, dont Sarcany allait bientôt faire un si criminel usage, de complicité avec le banquier Silas Toronthal.1
Quelques minutes suffirent à Sarcany pour prendre le décalque ci-dessus. Au moyen de cette grille, qu’il lui serait facile de reproduire avec un morceau de carton découpé, il ne doutait pas d’arriver à déchiffrer le fac-similé du billet laissé entre les mains de Silas Toronthal. Il remit donc la grille dans le tiroir sous les papiers qui la recouvraient, il quitta la chambre de Ladislas Zathmar, puis la maison, ayant hâte de retourner à son hôtel.
Un quart d’heure après, Zirone le voyait entrer dans leur chambre commune, d’un air si triomphant qu’il ne put s’empêcher de s’écrier à pleine voix:
«Eh! qu’y a-t-il donc, mon camarade? Prends bien garde! Tu es plus habile à dissimuler tes ennuis que tes joies, et l’on se trahit aussi bien en se laissant aller…
– Trêve d’observations, Zirone, répondit Sarcany, et à l’ouvrage, sans perdre un instant!
– Avant souper?…
– Avant.»
Cela dit, Sarcany prit un morceau de carton de mince épaisseur. Il le tailla sur son décalque, de manière à obtenir un rectangle, qui avait exactement les dimensions de la grille, sans oublier de tracer la petite croix sur le côté supérieur. Ensuite, prenant une règle, il le divisa en trente-six carrés, tous d’égale grandeur.
Alors, de ces trente-six carrés, neuf furent marques à la place qu’ils occupaient sur le décalque; puis, après avoir été découpés avec la pointe d’un canif, ils furent ajourés, de manière à laisser paraître dans leur vide les mots, lettres ou signes quelconques du billet sur lequel cette grille serait appliquée.
Zirone, placé en face de Sarcany. le regardait faire, l’œil grand ouvert, émerillonné de convoitise. Ce travail l’intéressait d’autant plus qu’il avait parfaitement compris le système cryptographique employé dans cette correspondance.
«C’est ingénieux disait-il, extrêmement ingénieux, et cela pourra me servir! Quand je pense que dans chacun de ces carrés vides, il peut peut-être tenir un million…
– Et plus!» répondit Sarcany.
Le travail terminé, Sarcany se leva, après avoir serré le carton découpé dans son portefeuille.
«Demain à la première heure, je serai chez Toronthal, dit-il.
– Gare à sa caisse!
– S’il a le billet, moi, j’ai la grille!
– Et cette fois, il faudra bien qu’il se rende!
– Il se rendra!
– Alors on peut souper?
– On le peut.
– Soupons!»
Et, Zirone, toujours en appétit, fit honneur à l’excellent repas qu’il s’était commandé selon son habitude.
Le lendemain, 1er juin, dès huit heures du matin, Sarcany se présentait à la maison de banque, et Silas Toronthal donnait aussitôt l’ordre de l’introduire dans son cabinet.
«Voilà la grille,» se contenta de dire Sarcany, en remettant le carton qu’il avait découpé la veille.
Le banquier le prit, le tourna, le retourna, en hochant la tête comme s’il n’eût pas partagé la confiance de son associé.
«Essayons toujours, dit Sarcany.
– Essayons.»
Silas Toronthal prit le fac-similé du billet, qui était renfermé dans un des tiroirs de son bureau, et le plaça sur la table.
On s’en souvient, ce billet se composait de dix-huit mots, comprenant six lettres chacun, – mots parfaitement inintelligibles, d’ailleurs. Il était évident, avant tout, que chaque lettre de ces mots devait correspondre aux six carrés, pleins ou vides, qui formaient chaque ligne de la grille. Par conséquent, on pouvait établir, de prime abord, que les six premiers mots du billet, composés de trente-six lettres, avaient été successivement obtenus au moyen des trente-six carrés.
En effet, – et ce fut facile à constater, – la disposition des carrés vides avait été si ingénieusement combinée dans l’agencement de cette grille, qu’en lui faisant faire quatre fois un quart de tour, les carrés vides venaient successivement occuper la place des carrés pleins, sans jamais se doubler en aucun endroit.
On voit tout de suite qu’il doit en être ainsi. Par exemple, à la première application de la grille sur un papier blanc, si l’on inscrit les chiffres de 1 à 9 dans chaque case vide, puis après un premier quart de tour, les nombres de 10 à 18, puis après un second quart de tour, de 19 à 27, puis après un troisième quart de tour, de 28 à 36, finalement, on trouvera sur le papier les nombres de 1 à 36, occupant les trente-six carrés qui forment les divisions de la grille.
Sarcany fut donc naturellement amené à opérer d’abord sur les six premiers mots du billet, avec quatre applications successives de lagrille. Il comptait ensuite recommencer cette opération sur les six autres mots, et une troisième fois sur les six derniers, – soit, en tout, les dix-huit mots dont se composait le cryptogramme.
Il va sans dire que les raisonnements établis ci-dessus avaient été présentés par Sarcany à Silas Toronthal et que celui-ci n’avait pu qu’en apprécier la parfaite justesse.
La pratique allait-elle confirmer la théorie? C’était là tout l’intérêt de l’expérience.
Voici quels étaient les dix-huit mots du billet qu’il convient de remettre sous les yeux du lecteur:
hinalz |
zaemen |
ruiopn |
arnuro |
trvree |
mtqssl |
odxhnp |
estlev |
eeuart |
aeeeil |
ennios |
noupvg |
spesdr |
erssur |
ouitse |
eedgnc |
toeedt |
artnee |
Tout d’abord il s’agissait de déchiffrer les six premiers mots. Pour y arriver, Sarcany les écrivit sur une feuille blanche, en ayant soin d’écarter les lettres et les lignes, de manière que chaque lettre correspondît à l’un des carrés de la grille.
Cela donna la disposition suivante:
i |
h |
n |
a |
l |
z |
a |
r |
n |
u |
r |
o |
o |
d |
x |
h |
n |
p |
a |
e |
e |
e |
i |
l |
s |
p |
e |
s |
d |
r |
e |
e |
d |
g |
n |
c |
Puis, la grille fut appliquée sur cet ensemble, de manière que le côté marqué d’une petite croix se trouvât placé en haut. Et alors les neuf cases vides laissèrent apparaître les neuf lettres suivantes, pendant que les vingt-sept autres restaient cachées par les pleins du carton.
Sarcany fit alors faire un quart de tour à la grille, de gauche à droite, de façon que le côté supérieur devînt cette fois le côté latéral droit. Dans cette seconde application, ce furent les lettres suivantes, qui apparurent à travers les vides:
Dans la troisième application, les lettres visibles furent celles-ci, dont le relevé fut noté avec soin:
Ce qui ne laissait pas d’étonner singulièrement Silas Toronthal et Sarcany, c’est que les mots, qui se formaient au fur et à mesure, ne présentaient aucun sens. Ils s’attendaient aies lire couramment, puisqu’ils avaient dû être obtenus par les applications successives de la grille, et cependant ces mots n’offraient pas plus de signification que ceux du billet chiffré. Le billet resterait-il donc indéchiffrable?
La quatrième application de la grille donna le résultat suivant:
Même résultat nul, même obscurité.
En effet, les quatre mots qui avaient été obtenus par les quatre applications étaient ceux-ci:
hazrxeirg
nohaledec
nadnepedn
ilruopess
ce qui ne signifiait absolument rien. Sarcany ne put cacher la colère que lui causait un pareil désappointement. Le banquier, lui, se contentait de secouer la tête en disant, non sans quelque ironie:
«Après tout, ce n’est peut-être pas cette grille-là que les conspirateurs ont employée pour leur correspondance!»
Cette observation fit bondir Sarcany.
«Continuons! s’écria-t-il.
– Continuons!» répondit Silas Toronthal.
Sarcany, après être parvenu à maîtriser le tremblement nerveux qui l’agitait, recommença l’expérience sur les six mots formant la seconde colonne du billet. Quatre fois il réappliqua la grille sur ces mots, en lui faisant faire un quart de tour. Il n’obtint que cet assemblage de lettres absolument dénué de sens:
amnetnore
velessuot
etseirted
zerrevnes
Cette fois, Sarcany jeta la grille sur la table en jurant comme un matelot.
Par un singulier contraste, Silas Toronthal avait gardé tout son sang-froid. Il étudiait les mots, ainsi obtenus depuis le début de l’expérience, et demeurait pensif.
«Au diable les grilles et ceux qui s’en servent! s’écria Sarcany en se levant.
– Si vous vous rasseyiez! dit Silas Toronthal.
– Me rasseoir?…
– Et si vous continuiez?»
Sarcany regarda Silas Toronthal. Puis, il se rassit, il reprit la grille, et il l’appliqua sur les six derniers mots du billet, machinalement, n’ayant plus conscience de ce qu’il faisait.
Voici les mots que donnèrent ces quatre dernières applications de la grille:
uonsuoveu
qlangisre
imerpuate
rptsetuot
Pas plus que les autres, ces derniers mots ne présentaient une signification quelconque.
Sarcany, irrité au delà de toute mesure, avait pris la feuille blanche sur laquelle étaient tracés ces mots baroques que la grille venait de faire successivement apparaître, et il allait la déchirer.
Silas Toronthal l’arrêta.
«Du calme, lui dit-il.
– Eh! s’écria Sarcany, qu’avons-nous à faire de cet indéchiffrable logogriphe!
– Écrivez donc tous ces mots les uns à la suite des autres! répondit simplement le banquier.
– Et pourquoi faire?
– Pour voir!»
Sarcany obéit, et il obtint la succession de lettres suivante:
hazrxeirgnohaledecnadnepednilruopessamnetnorevelessuotetseirtedzerrevnesuonsuoveuqlangisreimerpuaterptsetuot.
À peine ces lettres étaient-elles écrites, que Silas Toronthal arrachait le papier des mains de Sarcany, il le lisait, il poussait un cri. C’était lui, maintenant, que le calme avait abandonné, Sarcany en était à se demander si le banquier n’était pas subitement devenu fou.
«Mais lisez donc! s’écria Silas Toronthal en tendant le papier à Sarcany, lisez donc!
– Lire?…
– Eh! ne voyez-vous pas qu’avant de composer ces mots au moyen de la grille, les correspondants du comte Sandorf avaient préalablement écrit à rebours la phrase qu’ils forment!»
Sarcany prit le papier, et voilà ce qu’il lut, en allant de la dernière lettre à la première:
«Tout est prêt. Au premier signal que vous nous enverrez de Trieste, tous se lèveront en masse pour l’indépendance de la Hongrie. Xrzah.»
«Et ces cinq dernières lettres? s’écria-t-il.
– Une signature convenue! répondit Silas Toronthal.
– Enfin, nous les tenons!…
– Mais la police ne les tient pas encore!
– Cela nie regarde!
– Vous agirez dans le plus grand secret?
– C’est mon affaire, répondit Sarcany. Le gouverneur de Trieste sera seul à connaître les noms des deux honnêtes patriotes, qui auront arrêté à son début une conspiration contre le royaume d’Autriche!»
Et, en parlant ainsi, par son ton, par son geste, ce misérable ne laissait que trop voir quel sentiment d’ironie lui dictait de telles paroles.
«Alors je n’aurai plus à m’occuper de rien? demanda froidement le banquier.
– De rien, répondit Sarcany, si ce n’est de toucher votre part de bénéfice dans l’affaire!
– Quand?
– Quand seront tombées trois têtes, qui nous vaudront plus d’un million chacune.»
Silas Toronthal et Sarcany se séparèrent. S’ils voulaient bénéficier du secret que le hasard leur avait livré, en dénonçant les conspirateurs avant que la conspiration n’eût éclaté, ils devaient faire diligence.
Cependant, Sarcany, comme à l’ordinaire, était retourné dans la maison de Ladislas Zathmar. Il y avait repris son travail de comptabilité, qui touchait à sa fin. Le comte Sandorf lui dit même, tout en le remerciant du zèle qu’il avait montré, que, dans une huitaine de jours, il n’aurait plus besoin de ses services.
Dans la pensée de Sarcany, cela signifiait évidemment que, vers cette époque, le signal, attendu de Trieste, serait envoyé dans les principales villes de la Hongrie.
Sarcany continua donc à observer avec le plus grand soin, mais sans jamais donner prise au soupçon, tout ce qui se passait dans la maison du comte Zathmar. Et même il avait paru si intelligent, il semblait tellement acquis aux idées libérales, il avait si peu caché l’invincible répulsion qu’il disait éprouver pour la race allemande, enfin il avait si bien joué son jeu, sans en avoir l’air, que le comte Sandorf comptait se l’attacher plus tard, lorsque le soulèvement aurait fait de la Hongrie un pays libre. Il n’était pas jusqu’à Borik, qui ne fût revenu des préventions que lui avait d’abord inspirées ce jeune homme.
Sarcany touchait donc à son but.
C’était à la date du 8 juin que le comte Sandorf, d’accord avec ses deux amis, avait décidé qu’il enverrait le signal du soulèvement, et ce jour était arrivé.
Mais alors l’œuvre de délation était accomplie.
Ce soir-là, vers huit heures, la police de Trieste envahit subitement la maison de Ladislas Zathmar. Toute résistance eût été impossible. Aussi, le comte Sandorf, le comte Zathmar, le professeur Bathory, Sarcany lui-même, qui ne protesta pas, d’ailleurs, et Borik, furent-ils arrêtés, sans que personne eût connaissance de leur arrestation.
Avant, pendant et après le jugement.
’Istrie, que les traités de 1815 ont fait entrer dans le royaume austrohongrois, est une presqu’île triangulaire, dont l’isthme forme la base sur la plus grande largeur du triangle. Cette péninsule s’étend depuis le golfe de Trieste jusqu’au golfe de Quarnero, le long desquels se creusent des ports assez nombreux. Entre autres, presque à sa pointe sud, s’ouvre celui de Pola, dont le gouvernement s’occupait alors de faire un arsenal maritime de premier ordre.
Cette province de l’Istrie, plus particulièrement sur ses rivages occidentaux, est encore restée bien italienne, bien vénitienne même, autant par ses usages que par sa langue. Que l’élément slave y lutte encore contre l’élément italien, soit; mais, ce qui est certain, c’est que l’influence allemande a quelque peine à se maintenir entre les deux.
Plusieurs villes importantes du littoral ou de l’intérieur donnent la vie à cette contrée que baignent les eaux de l’Adriatique septentrionale. Telles sont Capo d’Istria et Pirano, dont la population saunière travaille presque exclusivement dans les grandes salines, à l’embouchure du Risano et de la Corna-Lunga; Parenzo, chef-lieu de la diète de l’Istrie et résidence de l’évêque; Rovigno, riche du produit de ses oliviers; Pola, dont les touristes vont visiter les superbes monuments d’origine romaine, et qui est destinée à devenir le port de guerre le plus important de toute l’Adriatique.
Mais aucune de ces villes n’a le droit d’être appelée capitale de l’Istrie. C’est Pisino, située presque au centre du triangle, qui porte ce titre, et c’est là que, sans le savoir, allaient être conduits les prisonniers, après leur secrète arrestation.
À la porte de la maison de Ladislas Zathmar, attendait une chaise de poste. Tous quatre y montèrent aussitôt, et deux gendarmes autrichiens, – de ceux qui assurent très convenablement la sécurité des voyageurs à travers les campagnes de l’Istrie, – y prirent place auprès d’eux. Il leur serait donc interdit, pendant ce voyage, d’échanger la moindre parole qui eût pu les compromettre ou même leur faciliter une commune entente, avant leur comparution devant les juges.
Une escorte de douze gendarmes à cheval, commandée par un lieutenant, s’échelonna en avant, en arrière et aux portières de la chaise de poste qui, dix minutes après, avait quitté la ville. Quant à Borik, mené directement à la prison de Trieste, il avait été mis au secret.
Où dirigeait-on les prisonniers? Dans quelle forteresse le gouvernement autrichien allait-il les enfermer, puisque le château de Trieste ne lui suffisait pas? C’est ce que le comte Sandorf et ses amis auraient eu grand intérêt à savoir, mais ils s’y essayèrent en vain.
La nuit était sombre. À peine si les lanternes de la chaise de poste éclairaient la route jusqu’au premier rang des cavaliers de l’escorte. On marchait rapidement. Mathias Sandorf, Étienne Bathory, Ladislas Zathmar, se tenaient immobiles et muets dans leur coin. Sarcany ne cherchait même point à rompre le silence, ni pour protester contre son arrestation, ni pour demander pourquoi cette arrestation avait été faite.
Après être sortie de Trieste, la chaise de poste fit un crochet qui la ramena obliquement vers la côte. Le comte Sandorf, au milieu du bruit produit parle pas des chevaux et le cliquetis des sabres, put alors entendre le murmure lointain du ressac contre les roches du littoral. Pendant un instant, quelques lumières brillèrent dans la nuit et s’éteignirent presque aussitôt. C’était le petit bourg de Muggia, que la chaise de poste venait de dépasser, mais sans y faire halle. Puis, le comte Sandorf crut remarquer que la route les ramenait dans la campagne.
À onze heures du soir, la voiture s’arrêta pour relayer. Il n’y avait là qu’une ferme, où les chevaux attendaient, prêts à être attelés. Ce n’était point un relais de poste. On avait voulu éviter d’aller chercher celui de Capo d’Istria.
L’escorte se remit en route. La voiture suivait un chemin tracé entre des clos de vignes, dont les sarments s’entrelaçaient en festons aux branches des mûriers, et toujours en plaine, ce qui permettait de courir rapidement. L’obscurité était alors d’autant plus profonde, que de gros nuages, poussés par un assez violent sirocco du sud-est, emplissaient tout l’espace. Bien que les vitres des portières eussent été baissées, de temps en temps, pour donner un peu d’air à l’intérieur, – car les nuits de juin sont chaudes, en Istrie, – il était impossible de rien distinguer, même dans un très court rayon. Quelque attention que le comte Sandorf, Ladislas Zathmar et Étienne Bathory apportassent à noter les moindres incidents de la route, tels que l’orientation du vent, le temps écoulé depuis le départ, ils ne parvenaient pas à reconnaître dans quelle direction roulait la chaise de poste. On voulait, sans doute, que l’instruction de cette affaire se fît dans le plus grand secret et en un lieu qui resterait ignoré du public.
Vers deux heures du matin, on relaya une seconde fois. Ainsi qu’au premier relais, la halte ne dura pas plus de cinq minutes.
Le comte Sandorf crut apercevoir dans l’ombre quelques maisons, groupées à l’extrémité d’une route, et qui devaient former la limite d’un faubourg.
C’était Buje, chef-lieu d’un district, situé à une vingtaine de milles dans le sud de Muggia.
Dès que les chevaux eurent été attelés, le lieutenant de gendarmerie se contenta de dire quelques mots à voix basse au postillon, et la chaise de poste repartit au galop.
Vers trois heures et demie, le jour devait commencer à paraître. Une heure plus tard, les prisonniers, par la position du soleil levant, auraient pu se rendre compte de la direction suivie jusqu’alors, de manière à déterminer au moins si elle était nord ou sud. Mais, à ce moment, les gendarmes baissèrent les mantelets des portières, et l’intérieur de la voiture fut plonge dans la plus complète obscurité.
Ni le comte Sandorf, ni ses deux amis ne firent la plus petite observation. Il n’y eût pas été répondu, cela n’était que trop certain. Mieux valait se résigner et attendre.
Une heure ou deux heures après, – il eût été difficile d’estimer le temps écoulé, – la chaise de poste s’arrêta une dernière fois et relaya rapidement au bourg de Visinada.
À partir de ce moment, tout ce qui put être observé, ce fut que la route devenait très dure. Les cris du postillon, le claquement du fouet, ne cessaient de stimuler les chevaux, dont le fer frappait le sol rude et pierreux de cette région montagneuse. Quelques collines, sur lesquelles s’étageaient de petits bois grisâtres, avaient rétréci les bornes de l’horizon. Deux ou trois fois les prisonniers purent entendre les sons d’une flûte. C’étaient de jeunes pâtres, qui jouaient leurs airs bizarres on gardant des troupeaux de chèvres noires; mais il n’y avait là qu’une indication trop insuffisante de la contrée parcourue, et il fallait se résoudre à n’en rien voir.
Il devait être neuf heures du matin, lorsque la chaise de poste reprit une allure toute différente. On ne pouvait s’y tromper, elle descendait alors rapidement, après avoir atteint le maximum d’altitude de la route. Sa vitesse était très grande, et, plusieurs fois, il fallut saboter les roues pour se maintenir, non sans danger.
En effet, après s’être élevée dans une région très accidentée, dominée par le mont Majeur, la route s’abaisse obliquement en se rapprochant de Pisino. Bien que cette ville soit encore à une cote très élevée au-dessus du niveau de la mer, elle semble enfouie au fond d’une vallée, si on s’en rapporte aux hauteurs environnantes. Bien avant de l’atteindre, on peut déjà apercevoir le campanile, qui surmonte le groupement de ses maisons, pittoresquement disposées en étages.
Pisino est le chef-lieu d’un district, comprenant vingt-cinq mille habitants environ. Située presque au centre de ce triangle péninsulaire, les Morlaques, les Slaves de tribus diverses, les Tsiganes mêmes, affluent dans cette ville, surtout à l’époque des foires, pendant lesquelles il se fait un commerce assez important.
Cité ancienne, la capitale de l’Istrie a conservé son caractère féodal. Cela apparaît surtout dans son château-fort, qui domine quelques établissements militaires plus modernes, où sont installés les services administratifs du gouvernement autrichien.
Ce fut dans la cour de ce château que la chaise de poste s’arrêta, le 9 juin, vers dix heures du matin, après un voyage de quinze heures. Le comte Sandorf, ses deux compagnons et Sarcany durent alors descendre de voiture. Quelques instants après, ils étaient incarcérés séparément dans des cellules voûtées, auxquelles ils n’arrivèrent qu’après avoir gravi une cinquantaine de marches.
C’était la mise au secret dans toute sa rigueur.
Bien qu’ils n’eussent entre eux aucune communication et ne pussent échanger leurs pensées, Mathias Sandorf, Ladislas Zathmar et Étienne Bathory n’avaient plus alors qu’une soûle préoccupation. Comment le secret de la conspiration avait-il été découvert? Était-ce le hasard qui avait mis la police sur la trace du complot? Cependant, rien n’avait pu transpirer au dehors. Aucune correspondance ne s’échangeait plus entre Trieste et les principales villes de la Hongrie et de la Transylvanie. Était-ce donc une trahison? Mais qui aurait été le traître? Jamais une confidence n’avait été faite à personne. Jamais un papier n’avait pu tomber entre les mains d’un espion. Tous les documents étaient anéantis. On aurait fouillé jusque dans les coins les plus secrets la maison de l’Acquedotto, qu’on n’y eût pas trouvé une note suspecte! Et c’était même ce qui était arrivé. Les agents de la police n’avaient rien découvert, – si ce n’est la grille, que le comte Zathmar n’avait pas détruite, car il était possible qu’il eût encore besoin de s’en servir. Et, par malheur, cette grille allait devenir une pièce à conviction, dont il serait impossible d’expliquer l’emploi, autrement que pour les besoins d’une correspondance chiffrée.
En somme, – ce que les prisonniers ignoraient encore, – tout reposait sur la copie de ce billet que Sarcany, de connivence avec Silas Toronthal, avait livrée au gouverneur de Trieste, après en avoir rétabli le sens en texte clair. Mais cela devait malheureusement suffire pour établir une accusation de complot contre la sûreté de l’État. Donc, il n’en fallait pas plus pour amener le comte Sandorf et ses amis devant une juridiction spéciale, un tribunal militaire, qui allait procéder militairement.
Il y avait eu un traître, cependant, et il n’était pas loin. En se laissant arrêter, sans mot dire, en se laissant juger, en se laissant condamner même quitte à être gracié plus tard, ce traître devrait écarter tous les soupçons. C’était là le jeu de Sarcany, et il devait le jouer avec l’aplomb qu’il apportait en toutes choses.
D’ailleurs, le comte Sandorf, trompé par ce fourbe, – et qui ne l’eût été, à sa place? – était décidé à tout faire pour le mettre hors de cause. Il ne lui serait pas difficile, pensait-il, de démontrer que Sarcany n’avait jamais pris part au complot, qu’il n’était qu’un simple comptable, introduit récemment dans la maison de Ladislas Zathmar, et uniquement chargé des affaires personnelles du comte, qui ne se rattachaient aucunement à la conspiration. Au besoin, il invoquerait le témoignage du banquier Silas Toronthal pour innocenter son jeune commis. Il ne doutait donc pas que Sarcany ne fût absous, aussi bien sur le chef principal que sur le chef de complicité, au cas où l’on viendrait à bout d’établir une accusation, – ce qui ne lui paraissait pas encore démontré.
En somme, le Gouvernement autrichien ne devait rien savoir de la conspiration en dehors des conspirateurs de Trieste. Leurs partisans, en Hongrie et en Transylvanie, lui étaient absolument inconnus. Il n’existait aucune trace de leur complicité Mathias Sandorf, Étienne Bathory, Ladislas Zathmar, ne pouvaient donc avoir aucune inquiétude à ce sujet. Quant à eux, ils étaient décidés à tout nier, à moins qu’une preuve matérielle du complot ne leur fût opposée. Dans ce cas, ils sauraient faire le sacrifice de leur vie. D’autres reprendraient un jour le mouvement avorté. La cause de l’indépendance retrouverait plus tard de nouveaux chefs. Eux, s’ils, étaient convaincus, avoueraient quelles avaient été leurs espérances. Ils montreraient le but vers lequel ils marchaient, but qui serait atteint un jour ou l’autre. Ils ne prendraient même pas la peine de se défendre, et cette partie, perdue par eux, ils la payeraient noblement.
Ce n’était pas sans raison que le comte Sandorf et ses deux amis pensaient que l’action de la police avait été fort restreinte en cette affaire. À Bude, à Pesth, à Klausenbourg, dans toutes les villes où le mouvement devait se produire au signal venu de Trieste, les agents avaient cherché des traces du complot, vainement. Voila pourquoi le Gouvernement avait procédé avec tant de secret à l’arrestation des trois chefs de Trieste. S’il les avait emprisonnés dans la forteresse de Pisino, s’il voulait que rien ne s’ébruitât de cette affaire, avant qu’elle n’eût son dénouement, c’était avec l’espoir que quelque circonstance ferait connaître les auteurs du billet chiffre, adressé a la capitale de l’Istrie, mais venu on ne sait d’où.
Cette espérance fut trompée. Le signal attendu n’avait pas été donné, il ne devait pas l’être. Le mouvement était enrayé, momentanément du moins. Le Gouvernement dut donc se borner à faire juger le comte Sandorf et ses complices sous la prévention de haute trahison envers l’État.
Cependant, ces investigations avaient demandé quelques jours. Aussi, ce fut vers le 20 juin seulement que l’affaire commença à s’instruire par l’interrogatoire des accusés. Ils ne furent même pas confrontés entre eux et ne devaient se revoir que devant leurs juges.
C’était à un conseil de guerre que le Gouvernement avait dévolu le mandat de juger les chefs de la conspiration de Trieste. On sait combien est sommaire l’instruction des affaires qui sont soumises à cette juridiction exceptionnelle, combien sont rapides la conduite de ses débats et l’exécution de ses jugements.
C’est ce qui se produisit en cette circonstance.
Le 25 juin, le conseil de guerre s’assembla dans une des salles basses de la forteresse de Pisino, et, ce jour même, les accusés comparurent devant le tribunal militaire.
Les débats n’allaient être ni longs ni mouvementés, aucun incident ne devant se produire.
Le conseil de guerre entra en séance à neuf heures du matin. Le comte Sandorf, le comte Zathmar, le professeur Étienne Bathory, d’une part, et de l’autre, Sarcany, se revirent pour la première fois depuis leur incarcération. La poignée de main que Mathias Sandorf et ses deux amis se donnèrent sur le banc des accusés, ce fut comme un nouveau témoignage, un nouvel accord des sentiments qui les unissaient. Un geste de Ladislas Zathmar et d’Étienne Bathory fit comprendre au comte Sandorf que tous deux s’en remettaient à lui du soin de parler devant le conseil. Ni lui ni les autres n’avaient voulu accepter l’office d’un défenseur. Ce que le comte Sandorf avait fait jusqu’ici était bien fait. Ce qu’il lui conviendrait de dire à leurs juges serait bien dit.
L’audience était publique, en ce sens que les portes de la salle du conseil furent ouvertes. Cependant, peu de personnes y assistaient, car l’affaire n’avait point transpiré au dehors. Au plus, une vingtaine de spectateurs, appartenant au personnel du château.
L’identité des accuses fut d’abord constatée. Puis, aussitôt après, le comte Sandorf demanda au président du conseil en quel lieu ses compagnons et lui avaient été amenés pour y être jugés; mais il ne fut point répondu à cette question.
L’identité de Sarcany ayant été également établie, il ne dit rien encore qui fût de nature à séparer sa cause de celle de ses compagnons.
Alors, le fac-similé du billet, livré traîtreusement à la police, fut communiqué aux accusés.
Lorsque le rapporteur leur fit demander s’ils reconnaissaient avoir reçu l’original du billet, dont copie leur était représentée, ils répondirent que c’était à l’accusation de faire la preuve à cet égard.
Sur cette réponse, on leur présenta la grille, qui avait été trouvée dans la chambre de Ladislas Zathmar.
Le comte Sandorf et ses deux compagnons ne purent nier que cette grille eût été en leur possession. Ils ne l’essayèrent même pas. En effet, devant cette preuve matérielle, il n’y avait rien à répondre. Puisque l’application de cette grille permettait de lire le billet cryptographié, c’est que ce billet avait été incontestablement reçu par les accusés.
Ceux-ci apprirent alors comment le secret de la conspiration avait été découvert, et sur quelle base reposait l’accusation.
À partir de ce moment, les demandes et les réponses furent très nettement, faites de part et d’autre.
Le comte Sandorf ne pouvait plus nier. Il parla donc au nom de ses deux amis. Un mouvement, qui devait amener la séparation de la Hongrie et de l’Autriche, puis la reconstitution autonomique du royaume des anciens Magyars, avait été préparé par eux. Sans leur arrestation, il eût éclaté récemment, et la Hongrie aurait reconquis son indépendance. Mathias Sandorf, se donnant pour le chef de la conspiration, ne voulut laisser à ses coaccusés qu’un rôle secondaire. Mais ceux-ci protestèrent contre les paroles du comte, et revendiquèrent avec l’honneur d’avoir été ses complices l’honneur de partager son sort.
Le débat ne pouvait plus être long. D’ailleurs, lorsque le président du conseil interrogea les accusés sur leurs relations au dehors, ils refusèrent de répondre. Pas un nom ne fut prononcé, pas un ne devait l’être.
«Vous avez nos trois têtes, répondit simplement le comte Sandorf, et elles doivent vous suffire.»
Trois têtes seulement, car le comte Sandorf s’attacha alors à disculper Sarcany, un jeune comptable, employé dans la maison de Ladislas Zathmar, sur la recommandation du banquier Silas Toronthal.
Sarcany ne put que confirmer les dires du comte Sandorf. Il ne savait rien de la conspiration. Il avait été le premier surpris d’apprendre que dans cette paisible demeure de l’Acquedotto se tramait un complot contre la sûreté de l’État. S’il n’avait pas protesté au moment de son arrestation, c’est qu’il ne savait même pas de quoi il s’agissait.
Ni le comte Sandorf ni lui n’eurent de difficulté à établir cette situation, et il est probable que le Conseil de guerre avait son opinion faite à cet égard. Aussi, sur l’avis du rapporteur, l’accusation relevée contre Sarcany fut-elle presque aussitôt abandonnée.
Vers deux heures de l’après-midi, les débats de cette affaire étaient terminés, et, séance tenante, le jugement fut rendu.
Le comte Mathias Sandorf, le comte Ladislas Zathmar, le professeur Étienne Bathory, convaincus de haute trahison envers l’État, étaient condamnés à la peine de mort.
Les condamnés devaient être passés par les armes dans la cour même de la forteresse.
L’exécution se ferait dans les quarante-huit heures.
Sarcany était renvoyé des fins de l’accusation; mais il devait être réintégré à la prison jusqu’à la levée de l’écrou, qui ne serait faite qu’après l’exécution du jugement.
Le même jugement prononçait aussi la confiscation des biens des trois condamnés.
Ordre fut donné de ramener en leur prison le comte Sandorf, Ladislas Zathmar et Étienne Bathory.
Sarcany fut reconduit dans la cellule qu’il occupait au fond d’un couloir elliptique du deuxième étage du donjon. Quant au comte Sandorf et à ses deux amis, pendant les dernières heures qui leur restaient à vivre, ils allaient être incarcérés dans une assez vaste cellule, située au même étage, précisément à l’extrémité du grand axe de celle ellipse que décrivait le couloir. Celle fois le secret était levé. Les condamnés seraient réunis jusqu’au moment de mourir.
Ce fut une consolation, ce fut même une joie pour eux; lorsqu’ils eurent été laissés seuls, lorsqu’il leur fut permis de s’abandonner à une émotion qu’ils pouvaient laisser enfin déborder. S’ils avaient su se contenir devant leurs juges, la réaction se fit alors, et là, sans témoins, ils s’ouvrirent leurs bras et s’y pressèrent.
«Mes amis, dit le comte Sandorf, c’est moi qui aurai causé votre mort! Mais je n’ai point à vous en demander pardon! Il s’agissait de l’indépendance de la Hongrie! Notre cause était juste! C’était un devoir de la défendre! Ce sera un honneur de mourir pour elle!
– Mathias, répondit Étienne Bathory, nous te remercions, au contraire, de nous avoir associés à cette oeuvre patriotique, qui aura été l’œuvre de toute ta vie…
– Comme nous serons associés dans la mort!» ajouta froidement le comte Zathmar.
Puis, pendant un moment de silence, tous trois regardèrent cette sombre cellule, dans laquelle devaient se passer leurs dernières heures. Une étroite fenêtre, percée dans la l’épaisse muraille du donjon, à quatre ou cinq pieds de hauteur, l’éclairait à peine. Elle était meublée de trois lits de fer, de quelques chaises, d’une table et de tablettes fixées aux parois, sur lesquelles se trouvaient divers ustensiles.
Pendant que Ladislas Zathmar et Étienne Bathory se laissaient absorber par leurs réflexions, le comte Sandorf allait et venait dans la cellule.
Ladislas Zathmar, seul au monde, sans aucun lien de famille, n’avait pas à regarder autour de lui. Il n’avait plus que son vieux serviteur Borik pour le pleurer.
Il n’en était pas ainsi d’Étienne Bathory. Sa mort ne frappait pas que lui seul. Il avait une femme et un fils que ce coup allait atteindre. Ces êtres si chers pouvaient en mourir! Et, s’ils lui survivaient, quelle existence les attendait! Quel avenir pour cette femme, sans fortune, avec un enfants à peine âgé de huit ans! D’ailleurs, Étienne Bathory eût-il eu quelque bien, qu’en serait-il resté, après un jugement qui prononçait contre les condamnés la confiscation en même temps que la mort?
Quant au comte Sandorf, c’était tout son passé qui lui revenait! C’était sa femme, toujours présente en lui! C’était sa petit fille, une enfant de deux ans, abandonnée aux soins de l’intendant qui aurait la charge de l’élever! C’étaient ses amis qu’il avait entraînais à leur perte! Il se demandait s’il avait bien agi, s’il n’avait pas été plus loin que ne commandait le devoir envers son pays, puisque le châtiment allait au delà de lui-même, puisqu’il frappait des innocents!
«Non!… non!… je n’ai fait que mon devoir! répétait il. La partie avant tout, au-dessus de tout!»
Vers cinq heures du soir, un gardien entra dans la cellule, déposa sur la table le dîner des condamnés, puis sortit, sans avoir prononcé une seule parole. Mathias Sandorf, cependant, aurait voulu savoir en quel lieu il se trouvait, quelle était la forteresse où on l’avait renfermé. Mais, à cette question, le président du conseil de guerre n’avait pas cru devoir répondre, et, très certainement, le gardien, en vertu d’une consigne très sévère, n’y eût pas répondu davantage.
Les condamnés touchèrent à peine au dîner qui leur avait été servi. Ils passèrent le reste de la journée à causer de choses diverses, de l’espoir que le mouvement avorté serait repris un jour. Puis, à plusieurs reprises, ils revinrent sur les incidents de cette affaire.
«Nous savons, maintenant, dit Ladislas Zathmar, pourquoi nous avons été arrêtés et comment la police a tout appris par ce billet dont elle a eu connaissance…
– Oui, sans doute, Ladislas, répondit le comte Sandorf, mais ce billet, un des derniers que nous ayons reçus, en quelles mains est-il tombé d’abord, et par qui copie a-t-elle pu en être prise?
– Et, étant prise, ajouta Étienne Bathory, comment, sans la grille, est-on parvenu à la déchiffrer?
– Il faudrait donc que cette grille nous eût été volée, ne fut-ce qu’un instant… dit le comte Sandorf.
– Volée!.. Et par qui? répondit Ladislas Zathmar. Le jour de notre arrestation, elle était encore dans le tiroir du bureau de ma chambre, puisque c’est là que les agents l’ont saisie!»
C’était, en effet, inexplicable. Que le billet eût été trouvé au cou du pigeon qui le portait, qu’il eût été copié avant d’être renvoyé à son destinataire, que la maison où demeurait ce destinataire eût été découverte, tout cela pouvait et devait s’admettre, en somme. Mais que la phrase cryptographiée eût été reconstruite sans l’instrument qui avait servi à la former, c’était incompréhensible.
«Et pourtant, reprit le comte Sandorf, ce billet a été lu, nous en avons la certitude, et il n’a pu l’être qu’au moyen de la grille! C’est ce billet qui a mis la police sur les traces du complot, et c’est sur lui seul qu’a reposé toute l’accusation!
– Peu importe, après tout! répondit Étienne Bathory.
– Il importe, au contraire, s’écria le comte Sandorf. Peut-être avons-nous été trahis! Et s’il y a eu un traître… ne pas savoir…»
Le comte Sandorf s’arrêta. Le nom de Sarcany venait de s’offrir à son esprit; mais il repoussa cette pensée, loin, bien loin, sans même vouloir la communiquer à ses compagnons.
Mathias Sandorf et ses deux amis continuèrent à parler ainsi de tout ce qu’il y avait d’inexplicable en cette affaire, et ils en causèrent jusque fort avant dans la nuit.
Le lendemain, ils furent réveillés d’un assez profond sommeil par l’arrivée du gardien. C’était le matin de leur avant-dernier jour. L’exécution était fixée à vingt-quatre heures de là.
Étienne Bathory demanda au gardien s’il lui serait permis de recevoir sa famille.
Le gardien répondit qu’il n’avait point d’ordre à ce sujet. Il n’était pas probable, d’ailleurs, que le gouvernement consentît à donner aux condamnés cette dernière consolation, puisqu’il avait conduit secrètement cette affaire jusqu’au jour du jugement, puisque le nom delà forteresse, qui servait de prison aux condamnés, n’avait pas même été prononcé.
«Pouvons-nous écrire, au moins, et nos lettres arriveront-elles à destination? demanda le comte Sandorf.
– Je vais mettre du papier, des plumes et de l’encre à votre disposition, répondit le gardien, et je vous promets de déposer vos lettres entre les mains du gouverneur.
– Nous vous remercions, mon ami, répondit le comte Sandorf, puisque vous faites là tout ce que vous pouvez faire! Quant à reconnaître vos bons soins…
– Vos remerciements me suffisent, messieurs,» répondit le gardien, qui ne cachait point son émotion.
Ce brave homme ne tarera pas à apporter tout ce qu’il fallait pour écrire. Les condamnés passèrent une partie du jour à prendre leurs dernières dispositions. De la part du comte Sandorf, ce fut tout ce que le cœur d’un père pouvait donner de conseils pour cette petite fille qui allait rester orpheline; de la part d’Étienne Bathory, tout ce qu’un époux et un père pouvait témoigner d’amour dans les adieux adressés à une femme et à un fils: de la part de Ladislas Zathmar, tout ce qu’éprouvait un maître pour un vieux serviteur, son dernier ami.
Mais, pendant cette journée, si absorbés qu’ils fussent, que de fois les prisonniers prêtèrent l’oreille! Que de fois, ils cherchèrent à entendre si quelque bruit lointain ne se glissait pas à travers les couloirs du donjon. Que de fois, il leur sembla que la porte de cette cellule allait s’ouvrir, qu’il leur serait permis d’étreindre dans un dernier embrassement une femme, un fils, une fille! C’eût été une consolation. Mais, en vérité, peut-être valait-il mieux qu’une impitoyable consigne, en les privant de ce suprême adieu, leur épargnât cette scène déchirante!
La porte ne s’ouvrit pas. Sans doute, ni Mme Bathory ni son fils, ni l’intendant Lendek, auquel était confiée la petite fille du comte Sandorf, ne savaient où les prisonniers avaient été conduits, après leur arrestation, non plus que Borik, toujours détenu à la prison de Trieste. Sans doute aussi, tous ignoraient encore quel jugement avait frappé les chefs de la conspiration? Aussi, les condamnés ne devaient-ils pas les revoir avant l’exécution de la sentence.
Les premières heures de cette journée s’écoulèrent ainsi. Parfois Mathias Sandorf et ses deux amis causaient ensemble. Parfois, aussi, pendant un long silence, ils s’absorbaient en eux-mêmes. En ces moments-là, toute la vie repasse dans la mémoire avec une intensité d’impression surnaturelle. Ce n’est pas vers le passé que l’on remonte. Tout ce que le souvenir rappelle revêt la forme du présent. Est-ce donc comme une prescience de cette éternité qui va s’ouvrir, de cet incompréhensible et incommensurable état de choses qui s’appelle l’infini?
Cependant, si Étienne Bathory, si Ladislas Zathmar s’abandonnaient sans réserve à leurs souvenirs Mathias Sandorf était invinciblement dominé par une pensée qui s’obstinait en lui. Il ne doutait pas que dans cette mystérieuse affaire il n’y eût eu trahison. Or, pour un homme de son caractère, mourir sans avoir fait justice du traître, quel qu’il fût, sans même savoir qui l’avait trahi, c’était deux fois mourir. Ce billet auquel la police devait la découverte de la conspiration et l’arrestation des conspirateurs, qui l’avait surpris, qui s’était procuré les moyens de le lire, qui l’avait livré, vendu peut-être?… En face de cet insoluble problème, le cerveau surexcité du comte Sandorf était en proie à une sorte de fièvre.
Aussi, tandis que ses aras écrivaient ou demeuraient muets et immobiles, marchait-il, inquiet, agité, longeant les murs de la cellule, comme un fauve enfermé dans sa cage.
Un phénomène singulier, mais parfaitement explicable par les seules lois de l’acoustique, allait lui livrer enfin le secret qu’il devait désespérer de jamais connaître.
Plusieurs fois, déjà, le comte Sandorf s’était arrêté, en passant près de l’angle que le mur de refend faisait avec le mur extérieur du couloir, sur lequel s’ouvraient les diverses cellules à cet étage du donjon. À cet angle, au joint de la porte, il avait cru entendre comme un murmure de voix éloignées, encore peu saisissable. Tout d’abord, il n’y donna pas attention; mais, soudain, un nom qui fut prononcé – le sien – lui fit prêter plus soigneusement l’oreille.
Là se produisait évidemment un phénomène d’acoustique, semblable à ceux qu’on observe à l’intérieur des galeries de dômes ou sous les voûtes de forme ellipsoïdale. La voix, partant de l’un des côtés de l’ellipse, après avoir suivi le contour des murs, se fait entendre à l’autre foyer, sans avoir été perceptible en aucun point intermédiaire. Tel est ce phénomène, qui se produit dans les cryptes du Panthéon de Paris, à l’intérieur de la coupole de Saint-Pierre de Rome; tel, dans la «whispering gallery», la galerie sonore de Saint-Paul de Londres. En ces conditions, le moindre mot, articulé même à voix basse, à l’un des foyers de ces courbes, est distinctement entendu au foyer opposé.
Il n’y avait donc pas à en douter, deux ou plusieurs personnes causaient, soit dans le couloir, soit dans une cellule située à l’extrémité de son diamètre, et le point focal se trouvait tout près de celte porte de la cellule occupée par Mathias Sandorf.
Un geste de celui-ci avait amené ses deux compagnons près de lui. Là, tous trois, l’oreille tendue, ils écoutèrent.
Des lambeaux de phrases arrivaient assez distinctement à leur oreille, phrases interrompues, dès que les causeurs s’éloignaient du foyer, si peu que ce fût, c’est-à-dire de ce point dont la situation déterminait la production du phénomène.
Et voici les mots qu’ils surprirent à divers intervalles:
………………
«Demain, après l’exécution, vous serez libre.
………………
– Et alors des biens du comte Sandorf, part à deux…
………………
– Sans moi, vous n’auriez peut-être pu déchiffrer ce billet…
………………
– Et sans moi, qui l’ai pris au cou du pigeon, vous ne l’auriez jamais eu entre les mains…
………………
– Enfin, personne ne pourra soupçonner que c’est à nous que la police doit de…
………………
– Et, quand même les condamnés auraient maintenant quelque soupçon…
………………
– Ni parents, ni amis, personne n’arrivera plus jusqu’à eux…
………………
À demain, Sarcany…
À demain, Silas Toronthal…»
………………
Puis les voix s’éteignirent, et le bruit d’une porte, qui se refermait, se fit entendre.
«Sarcany!… Silas Toronthal! s’écria le comte Sandorf. Eux!… Ce sont eux!»
Il regardait ses deux amis, tout pâle. Son cœur avait cessé un instant de battre sous l’étreinte d’un spasme. Ses pupilles effroyablement dilatées, son cou raide, sa tête comme retirée entre les épaules, tout indiquait en cette énergique nature une colère effroyable, poussée aux dernières limites.
«Eux!… les misérables!… eux!» répétait-il avec une sorte de rugissement.
Enfin, il se redressa, il regarda autour de lui, il parcourut à grands pas la cellule.
«Fuir!… Fuir!… criait-il. Il faut fuir!»
Et cet homme, qui allait marcher courageusement à la mort, quelques heures plus tard, cet homme, qui n’avait même pas songé à disputer sa vie, cet homme n’eut plus qu’une pensée maintenant: vivre, et vivre pour punir ces deux traîtres, Toronthal et Sarcany!
«Oui! se venger! s’écrièrent Étienne Bathory et Ladislas Zathmar.
– Se venger? Non!… Faire justice!»
Tout le comte Sandorf était dans ces mots.
Le donjon de Pisino.
a forteresse de Pisino est un des plus curieux spécimens de ces formidables bâtisses, qui furent élevées au moyen âge. Elle a très bon air avec son aspect féodal Il ne manque que des chevaliers à ses larges salles voûtées, des châtelaines, vêtues de longues robes ramagées et coiffées de bonnets pointus, à ses fenêtres en ogive, des archers ou des arbalétriers aux mâchicoulis de ses galeries crénelées, aux embrasures de ses mangonneaux, aux herses de ses ponts-levis. L’œuvre de pierre est encore intacte; mais le gouverneur avec son uniforme autrichien, les soldats dans leur tenue moderne, les gardiens et porte-clefs, qui n’ont plus rien du costume mi-partie jaune et rouge du vieux temps, mettent une note fausse au milieu de ces restes magnifiques d’une autre époque.
C’était du donjon de cette forteresse, que le comte Sandorf prétendait s’évader pendant les dernières heures qui allaient précéder l’exécution. Tentative insensée, sans doute, puisque les prisonniers ne savaient même pas quel était ce donjon qui leur servait de prison, puisqu’ils ne connaissaient rien du pays à travers lequel ils devraient se diriger après leur fuite!
Et peut-être était-il heureux que leur ignorance fût complète à cet égard! Mieux instruits, ils auraient sans doute reculé devant les difficultés, pour ne pas dire les impossibilités d’une pareille entreprise.
Ce n’est pas que cette province de l’Istrie ne présente des chances favorables à une évasion, puisque, quelle que soit la direction prise par des fugitifs, ils peuvent atteindre n’importe quel point de son littoral en peu d’heures. Ce n’est pas non plus que les rues de la ville de Pisino soient si sévèrement gardées que l’on risque d’y être arrêté dès les premiers pas. Mais s’échapper de sa forteresse – et plus particulièrement du donjon occupé par les prisonniers, – jusqu’alors cela avait été considéré comme absolument impossible. L’idée même n’en pouvait pas venir.
Voici, en effet, quelle est la situation et la disposition extérieure du donjon dans la forteresse de Pisino.
Ce donjon occupe le côté d’une terrasse, qui termine brusquement la ville en cet endroit. Si l’on s’appuie sur le parapet de cette terrasse, le regard plonge dans un gouffre large et profond, dont les parois ardues, tapissées de longues lianes échevelées, sont coupées à pic. Rien ne surplombe de cette muraille. Pas une marche pour y monter ou en descendre. Pas un palier pour y faire halte. Aucun point d’appui nulle part. Rien que des stries capricieuses, lisses, effritées, incertaines, qui marquent le clivage oblique des roches. En un mot, un abîme qui attire, qui fascine et qui ne rendrait rien de ce qu’on y aurait précipité.
C’est au-dessus de cet abîme que se dresse un des murs latéraux du donjon, percé de quelques raies fenêtres, éclairant les cellules des divers étages. Si un prisonnier se fût penché en dehors de l’une de ces ouvertures, il aurait reculé d’effroi, à moins que le vertige ne l’eût entraîné dans le vide! Et s’il tombait, qu’arriverait-il? Ou son corps se briserait sur les roches du fond, ou il serait emporté par un torrent, dont le courant est irrésistible à l’époque des fortes eaux.
Cet abîme, c’est le Buco, comme on dit dans le pays. Il sert de récipient au trop plein d’une rivière qui s’appelle la Foïba. Cette rivière ne trouve d’issue que par une caverne qu’elle s’est creusée peu à peu à travers les roches, et dans laquelle elle s’engouffre avec l’impétuosité d’un raz ou d’un mascaret. Où va-t-elle ainsi en passant sous la ville? On l’ignore. Où reparaît-elle? On ne sait. De cette caverne, ou plutôt de ce canal, foré dans le schiste et l’argile, on ne connaît ni la longueur, ni la hauteur, ni la direction. Qui peut dire si les eaux ne s’y heurtent pas à quelques centaines d’angles, à quelque forêt de piliers, qui supportent avec l’énorme substruction la forteresse et la cité tout entière. Déjà, de hardis explorateurs, lorsque l’étiage ni trop haut ni trop bas, permettait d’employer une embarcation légère, avaient tenté de descendre le cours de la Foïba à travers ce sombre boyau; mais l’abaissement des voûtes leur avait bientôt opposé un infranchissable obstacle. En réalité, on ne savait rien de l’état de cette rivière souterraine. Peut-être s’abîmait-elle en quelque «perte», creusée au-dessous du niveau de l’Adriatique.
Tel était donc ce Buco, dont le comte Sandorf ne connaissait même pas l’existence. Or, comme une évasion ne pouvait se faire que par l’unique fenêtre de sa cellule, qui s’ouvrait au-dessus du Buco, c’était, pour lui, marcher aussi sûrement à la mort que s’il eût été se placer en face du peloton d’exécution.
Ladislas Zathmar et Étienne Bathory n’attendaient plus que le moment d’agir, prêts à rester, s’il le fallait, et à se sacrifier pour venir en aide au comte Sandorf, prêts à le suivre, si leur fuite ne devait pas compromettre la sienne.
«Nous fuirons tous les trois, dit Mathias Sandorf, quitte à nous séparer, lorsque nous serons dehors!»
Huit heures du soir sonnaient alors au beffroi de la ville. Les condamnés n’avaient plus que douze heures à vivre.
La nuit commençait à se faire, – une nuit qui devait être obscure. Des nuages épais, presque immobiles, se déroulaient pesamment à travers l’espace. L’atmosphère, lourde, presque irrespirable, était saturée d’électricité. Un violent orage menaçait. Les éclairs ne s’échangeaient pas encore entre ces masses de vapeurs, disposées comme autant d’accumulateurs du fluide, mais déjà de sourds grondements couraient le long de l’écheveau des montagnes qui environnent Pisino.
Une évasion, entreprise dans ces conditions, aurait donc pu présenter quelques chances, si un gouffre inconnu n’eût été ouvert sous les pieds des fugitifs. Nuit noire, on ne serait pas vu. Nuit bruyante, on ne serait pas entendu.
Ainsi que l’avait immédiatement reconnu le comte Sandorf, la fuite n’était possible que par la fenêtre de la cellule. De forcer la porte, d’entamer ses fortes parois de chêne, bardées de ferrures, il n’y fallait point songer. D’ailleurs, le pas d’une sentinelle résonnait sur les dalles du couloir. Et puis, la porte franchie, comment se dirigera travers le labyrinthe de la forteresse? Comment en dépasser la herse et le pont-levis, que des postes de soldats devaient sévèrement garder? Au moins du côté du Buco, il n’y avait point de sentinelle. Mais le Buco défendait mieux cette face du donjon que ne l’eût fait un cordon de factionnaires.
Le comte Sandorf s’occupa donc uniquement de reconnaître si la fenêtre pourrait leur livrer passage.
Cette fenêtre mesurait environ trois pieds et demi de hauteur sur deux pieds de largeur. Elle s’évasait à travers la muraille, dont l’épaisseur, en cet endroit, pouvait être estimée à quatre pieds. Un solide croisillon de fer la condamnait. Il était engagé dans les parois, presque à l’affleurement intérieur. Point de ces hottes en bois, qui ne permettent à la lumière de n’arriver que par le haut. C’eût été inutile, puisque la disposition de l’ouverture s’opposait à ce que le regard pût plonger dans le gouffre du Buco. Si donc on parvenait à arracher ou à déplacer ce croisillon, il serait facile de se glisser à travers cette fenêtre, qui ressemblait assez à une embrasure percée dans la muraille d’une forteresse.
Mais le passage une fois libre, comment s’opérerait la descente au dehors, le long du mur à pic? Une échelle? Les prisonniers n’en possédaient pas et n’auraient pu en fabriquer. Employer des draps de lit? Ils n’avaient pour draps que de grosses couvertes de laine, jetées sur un matelas que supportait un cadre de fer, scellé dans la paroi de la cellule. Il y aurait donc eu impossibilité de s’échapper par celle fenêtre, si le comte Sandorf n’eût déjà remarqué qu’une chaîne ou plutôt un câble de fer, qui pendait extérieurement, pouvait faciliter l’évasion.
Ce câble, c’était le conducteur du paratonnerre, fixé à la crète du toit, au-dessus de la partie latérale du donjon, dont la muraille s’élevait à l’aplomb du Buco.
«Vous voyez ce câble, dit le comte Sandorf à ses deux amis. Il faut avoir le courage de s’en servir pour nous évader.
– Le courage, nous l’avons, répondit Ladislas Zathmar, mais aurons-nous la force?
– Qu’importé! répondit Étienne Bathory. Si la force nous manque, nous mourrons quelques heures plus tôt, voilà tout!
– Ilne faut pas mourir, Étienne, répondit le comte Sandorf. Écoute-moi bien, et vous aussi, Ladislas, ne perdez rien de mes paroles. Si nous possédions une corde, nous n’hésiterions pas à la suspendre en dehors de cette fenêtre pour nous laisser glisser jusqu’au sol? Or, ce câble vaut mieux qu’une corde, à raison même de sa rigidité, et il devra rendre la descente plus facile. Comme tous les conducteurs de paratonnerre, nul doute qu’il ne soit maintenu à la muraille par des crampons de fer. Ces crampons seront autant de points fixes, sur lesquels nos pieds pourront trouver un appui. Pas de balancements à craindre, puisque ce câble est fixé au mur. Pas de vertige à redouter, puisqu’il fait nuit et que nous ne verrons rien du vide. Donc, que cette fenêtre nous livre passage, et, avec du sang-froid, avec du courage, nous pouvons être libres! Qu’il y ait à risquer sa vie, c’est possible. Mais n’y eût-il que dix chances sur cent, qu’importé, puisque demain matin, si les gardiens nous trouvent dans cette cellule, c’est cent chances sur cent que nous avons de mourir!
– Soit, répondit Ladislas Zathmar.
– Où aboutit cette chaîne? demanda Étienne Bathory.
– A quelque puits, sans doute, répondit le comte Sandorf, mais certainement en dehors du donjon, et il ne nous en faut pas davantage. Je ne sais, je ne veux voir qu’une chose, c’est qu’au bout de cette chaîne, il y a la liberté… peut-être!»
Le comte Sandorf ne se trompait pas en disant que le conducteur du paratonnerre devait être retenu au mur par des crampons, scellés de distance en distance. De là, une plus grande facilité pour descendre, puisque les fugitifs auraient là comme autant d’échelons, qui les garantiraient contre un glissement trop rapide. Mais, ce qu’ils ignoraient, c’est qu’à partir de la crête du plateau sur lequel se dressait la muraille du donjon, ce câble de fer devenait libre, flottant, abandonné dans le vide, et que son extrémité inférieure plongeait dans les eaux mêmes de la Foïba, alors grossies par des pluies récentes. Là où ils devaient compter qu’ils trouveraient le sol ferme, au fond de cette gorge, il n’y avait qu’un torrent, qui se précipitait impétueusement à travers la caverne du Buco. D’ailleurs, s’ils l’eussent su, auraient-ils reculé dans leur tentative d’évasion? Non!
«Mourir pour mourir, eût dit Mathias Sandorf, mourons, après avoir tout fait pour échapper à la mort!»
Et d’abord, il fallait s’ouvrir un passage à travers la fenêtre. Ce croisillon qui l’obstruait, il fallait l’arracher. Était-ce possible sans une pince, sans une tenaille, sans un outil quelconque? Les prisonniers ne possédaient pas même un couteau.
«Le reste ne sera que difficile, dit Mathias Sandorf, mais là est peut-être l’impossible! A l’œuvre!»
Cela dit, le comte Sandorf se hissa jusqu’à la fenêtre, saisit vigoureusement le croisillon d’une main, et sentit qu’il ne faudrait peut-être pas un très grand effort pour l’arracher.
En effet, les barreaux de fer qui le formaient, jouaient quelque peu dans leurs alvéoles. La pierre, éclatée aux angles, n’offrait plus qu’une assez médiocre résistance. Très probablement, la chaîne du paratonnerre, avant que certaines réparations n’y eussent été faites, devait avoir été dans de mauvaises conditions de conductibilité. Il était probable que des étincelles du fluide, attirées par ce fer du croisillon, avaient alors attaqué le mur même, et l’on sait que sa puissance est pour ainsi dire sans bornes. De là, ces cassures aux alvéoles, dans lesquelles s’enfonçait le bout des barreaux, et une décomposition de la pierre, réduite à une sorte d’état spongieux, comme si elle eût été criblée de millions de points électriques.
Ce fut Étienne Bathory, qui donna en quelques mots l’explication de ce phénomène, dès qu’il l’eut observé à son tour.
Mais il ne s’agissait pas d’expliquer, il s’agissait de se mettre à la besogne, sans perdre un instant. Si l’on parvenait à dégager l’extrémité des barreaux, après avoir fait sauter les angles de leurs alvéoles, peut-être serait-il facile ensuite de repousser le croisillon jusqu’à l’extérieur, puisque l’embrasure s’évasait du dedans au dehors, puis de le laisser tomber dans le vide. Le bruit de sa chute ne pourrait être entendu au milieu de ces longs roulements du tonnerre, qui se propageaient déjà et sans discontinuité dans les basses zones du ciel.
«Mais nous ne pouvons déchirer cette pierre avec nos mains! dit Ladislas Zathmar.
– Non! répondit le comte Sandorf. Il nous faudrait un morceau de fer, une lame..»
Cela était nécessaire, en effet. Si friable que fût la paroi au bord des alvéoles, les ongles se seraient brisés, les doigts se seraient ensanglantés, à essayer de la réduire en poussière. On n’y parviendrait pas, sans employer ne fût-ce qu’un clou.
Le comte Sandorf regardait autour de lui à la vague lueur que le couloir, faiblement éclairé, envoyait dans la cellule par l’imposte de la porte. De la main il tâtait les murs, auxquels il se pouvait qu’un clou eût été fiché. Il ne trouva rien.
Alors il eut l’idée qu’il ne serait peut-être pas impossible de démonter un des pieds des lits de fer, scellés à la paroi. Tous trois se mirent à l’œuvre, et bientôt Étienne Bathory interrompit le travail de ses deux compagnons en les appelant à voix basse.
La rivure de l’une des lames métalliques, dont l’entrecroisement formait le fond de son lit, avait cédé. Il suffisait donc de saisir cette lame par son extrémité, devenue libre, et de la plier dans les deux sens, à plusieurs reprises, pour la détacher de l’armature.
C’est ce qui fut fait en un tour de main. Le comte Sandorf eut alors en sa possession une lame de fer longue de cinq pouces, large d’un pouce, qu’il emmancha dans sa cravate; puis, il revint près de l’embrasure et commença à user le bord extérieur des quatre alvéoles.
Cela ne pouvait se faire sans quelque bruit. Heureusement, le grondement de la foudre devait le couvrir. Pendant les accalmies de l’orage, le comte Sandorf s’arrêtait, et il reprenait aussitôt son travail, qui marchait rapidement.
Étienne Bathory et Ladislas Zathmar, postés près de la porte, écoutaient, afin de l’interrompre, lorsque le factionnaire se rapprochait de la cellule.
Soudain, un «Chut…, s’échappant des lèvres de Ladislas Zathmar, le travail cessa soudain.
«Qu’y a-t-il? demanda Étienne Bathory.
– Écoutez,» répondit Ladislas Zathmar.
Il avait précisément placé son oreille au foyer de la courbe ellipsoïdale, et, de nouveau, se produisait le phénomène d’acoustique, qui avait livré aux prisonniers le secret de la trahison.
Voici les lambeaux de phrases qui purent encore être saisis, à de courts intervalles:
«Demain… mis… liberté…
………………
– Oui… écrou… levé… et…
………………
– …Après l’exécution… Puis… rejoindrai mon camarade Zirone, qui doit m’attendre en Sicile…
………………
– Vous n’auriez pas fait un long séjour au donjon de…»
………………
C’était évidemment Sarcany et un gardien qui causaient. De plus, Sarcany venait de prononcer le nom d’un certain Zirone, lequel devait être mêlé à toute cette affaire, – nom que Mathias Sandorf retint soigneusement.
Malheureusement, le dernier mot qu’il eût été si utile aux prisonniers de connaître, n’arriva pas jusqu’à eux. Sur la fin de la dernière phrase, un violent coup de foudre avait éclaté, et, pendant que le courant électrique suivait le conducteur du paratonnerre, des aigrettes lumineuses s’échappèrent de cette lame métallique que le comte Sandorf tenait à la main. Sans l’étoffe de soie qui l’entourait, il eût été sans doute atteint par le fluide.
Ainsi, le dernier mot. le nom de ce donjon, s’était perdu dans l’intense éclat du tonnerre. Les prisonniers n’avaient pu l’entendre. Et pourtant, de savoir en quelle forteresse ils étaient renfermés, à travers quel pays il leur faudrait fuir, combien cela eût accru les chances d’une évasion, pratiquée dans ces conditions si difficiles!
Le comte Sandorf s’était remis à l’œuvre. Trois alvéoles sur quatre étaient déjà rongées au point que le bout des barreaux en pouvait librement sortir. La quatrième fut alors attaquée à la lueur des éclairs, qui illuminait incessamment l’espace.
À dix heures et demie, le travail était entièrement achevé. Le croisillon, dégagé des parois, pouvait glisser à travers l’embrasure. Il n’y avait plus qu’à le repousser pour qu’il retombât en dehors de la muraille. C’est ce qui fut fait, dès que Ladislas Zathmar eut entendu la sentinelle s’éloigner vers le fond du couloir.
Le croisillon, chassé vers la baie extérieure de la fenêtre, culbuta et disparut.
C’était au moment d’une accalmie de la tourmente. Le comte Sandorf prêta l’oreille, afin d’écouter le bruit que devait faire ce lourd appareil en tombant sur le sol. Il n’entendit rien.
«Le donjon doit être bâti sur quelque haute roche qui domine la vallée, fit observer Étienne Bathory.
– Peu importe la hauteur! répondit le comte Sandorf. Il n’est pas douteux que le câble du paratonnerre n’arrive jusqu’au sol, puisque cela est nécessaire à son fonctionnement. Donc, il nous permettra de l’atteindre, sans risquer une chute!»
Raisonnement juste en général, mais faux en l’espèce, puisque l’extrémité du conducteur plongeait dans les eaux de la Foïba.
Enfin, la fenêtre libre, le moment de fuir était venu.
«Mes amis, dit Mathias Sandorf, voici comment nous allons procéder, Je suis le plus jeune, et, je crois, le plus vigoureux. C’est donc à moi d’essayer le premier de descendre le long de ce câble de fer. Au cas où quelque obstacle, impossible à prévoir, m’empêcherait d’atteindre le sol, peut-être aurais-je la force de remonter jusqu’à la fenêtre. Deux minutes après moi, Étienne, tu te glisseras par cette embrasure et tu me rejoindras. Deux minutes après lui, Ladislas, vous prendrez le même chemin. Lorsque nous serons réunis tous les trois au pied du donjon, nous agirons selon les circonstances.
– Nous t’obéirons, Mathias, répondit Étienne Bathory. Oui! nous ferons ce que tu nous diras de faire, nous irons où tu nous diras d’aller. Mais nous ne voulons pas que tu prennes la plus grande part des dangers pour toi seul…
– Nos existences ne valent pas la vôtre! ajouta Ladislas Zathmar.
– Elles se valent en face d’un acte de justice à accomplir, répondit le comte Sandorf, et si l’un de nous est seul à survivre, c’est lui qui se fera le justicier! Embrassez-moi, mes amis!»
Ces trois hommes s’étreignirent avec effusion, et il sembla qu’ils eussent puisé une plus grande énergie dans cette étreinte.
Alors, tandis que Ladislas Zathmar faisait leguet à la porte de la cellule, le comte Sandorf s’introduisit à travers la baie. Un instant après, il était suspendu dans le vide. Puis, pendant que ses genoux pressaient le câble de fer, il se laissa glisser main sous main, cherchant du pied les crampons d’attache pour s’y appuyer un instant.
L’orage éclatait alors avec une extraordinaire violence. Il ne pleuvait pas, mais le vent était effroyable. Un éclair n’attendait pas l’autre. Leurs zigzags se croisaient au-dessus du donjon, qui les attirait par sa situation isolée à une grande hauteur. La pointe du paratonnerre brillait d’une lueur blanchâtre que le fluide y accumulait sous forme d’aigrette, et sa tige oscillait sous les coups de la rafale.
On conçoit quel danger il y avait à se suspendre à ce conducteur que suivait incessamment le courant électrique pour aller se perdre dans les eaux de ce gouffre du Buco. Si l’appareil était en bon état, il n’y avait aucun risque d’être frappé, car l’extrême conductibilité du métal, comparée à celle du corps humain, qui est infiniment moindre, devait préserver l’audacieux suspendu à ce câble. Mais, pour peu que la pointe du paratonnerre fût émoussée, ou qu’il y eût une solution de continuité dans le câble, ou qu’une rupture vînt à se produire à sa partie inférieure, un foudroiement était possible par la réunion des doux courants,2 positif et négatif, même sans qu’il y eût éclat de la foudre, c’est-à-dire rien que par la tension du fluide accumulé dans l’appareil défectueux.
Le comte Sandorf n’ignorait pas le danger auquel il s’exposait. Un sentiment plus puissant que l’instinct de la conservation le lui faisait braver. Il descendait lentement, prudemment, au milieu des effluves électriques, qui le baignaient tout entier. Son pied cherchait, le long du mur, chaque crampon d’attache et s’y reposait un instant. Puis, lorsqu’un vaste éclair illuminait l’abîme ouvert au-dessous de lui, il essayait, mais en vain, d’en reconnaître la profondeur.
Lorsque Mathias Sandorf fut ainsi descendu d’une soixantaine de pieds depuis la fenêtre de la cellule, il sentit un point d’appui plus assuré. C’était une sorte de banquette, large de quelques pouces, qui excédait le soubassement de la muraille. Quant au conducteur du paratonnerre, il ne se terminait pas à cet endroit, il descendait plus bas, et, en réalité, – ce que le fugitif no pouvait savoir, – c’était à partir de ce point qu’il flottait, tantôt longeant la paroi rocheuse, tantôt balancé dans le vide, lorsqu’il se heurtait à quelques saillies qui surplombaient l’abîme.
Le comte Sandorf’ s’arrêta pour reprendre haleine. Ses deux pieds reposaient alors sur le rebord de la banquette, sa main tenant toujours le câble de fer. Il comprit qu’il avait atteint la première assise du donjon à sa base. Mais de quelle hauteur dominait-il la vallée inférieure, c’est ce qu’il ne pouvait encore estimer.
«Cela doit être profond,» pensa-t-il.
En effet, de grands oiseaux, effarés, emportés dans l’aveuglante illumination des éclairs, volaient autour de lui à brusques coups d’ailes, et au lieu de s’élever dans leur vol, ils plongeaient vers le vide. De là, cette conséquence, c’est qu’un précipice, un abîme peut-être, devait se creuser au-dessous de lui.
À ce moment, un bruit se fît entendre à la partie supérieure du câble de fer. À travers la rapide lueur d’un éclair, le comte Sandorf vit confusément une masse se détacher de la muraille.
C’était Étienne Bathory qui se glissait hors de la fenêtre. Il venait de saisir le conducteur métallique et se laissait glisser lentement pour rejoindre Mathias Sandorf. Celui-ci l’attendait, les pieds solidement appuyés sur le rebord de pierre. Là, Étienne Bathory devait s’arrêter à son tour, pendant que son compagnon continuerait à descendre.
En quelques instants, tous deux furent l’un près de l’autre, soutenus par la banquette.
Dès que les derniers roulements du tonnerre eurent cessé, ils purent parler et s’entendre.
«Et Ladislas? demanda le comte Sandorf.
– Il sera ici dans une minute.
– Rien à craindre là-haut?
– Rien.
– Bien! Je vais faire place à Ladislas, et toi, Étienne, tu attendras qu’il t’ait rejoint à cette place.
– C’est convenu.»
Un immense éclair les enveloppa tous les deux en ce moment. Comme si le fluide, courant à travers le câble, eût pénétré jusque dans leurs nerfs, ils se crurent foudroyés.
«Mathias!… Mathias! s’écria Étienne Bathory, sous une impression de terreur dont il ne fut pas maître.
– Du sang-froid!… Je descends!… Tu me suivras!» répondit le comte Sandorf.
Et déjà il avait saisi la chaîne, avec l’intention de se laisser glisser jusqu’au premier crampon inférieur sur lequel il comptait s’arrêter pour attendre son compagnon.
Soudain, des cris se firent entendre vers le haut du donjon. Ils semblaient venir de la fenêtre de la cellule. Puis, ces mots retentirent:
«Sauvez-vous!»
C’était la voix de Ladislas Zathmar.
Presque aussitôt, une vive lumière fusait hors de la muraille, suivie d’une détonation sèche et sans écho. Cette fois, ce n’était pas la ligne brisée d’un éclair, qui rayait l’ombre, ce n’était pas l’éclat de la foudre, qui venait de rouler dans l’espace. Un coup de feu avait été tiré, au hasard, sans doute, à travers quelque embrasure du donjon. Que ce fût un signal des gardiens ou qu’une balle eût été adressée aux fugitifs, l’évasion n’en était pas moins découverte.
En effet, le factionnaire, ayant entendu quelque bruit, avait appelé, et cinq ou six gardiens s’étaient précipités dans la cellule. L’absence de deux des prisonniers avait été aussitôt reconnue. Or, l’état de la fenêtre prouvait qu’ils n’avaient pu s’enfuir que par cette ouverture. C’est alors que Ladislas Zathmar avant qu’on eût pu l’en empêcher, se penchant au dehors de l’embrasure, leur avait donné l’alarme.
«Le malheureux! s’écria Étienne Bathory. L’abandonner!… Mathias!.. l’abandonner!»
Un second coup de fusil éclata, et, cette fois, la détonation se confondit avec les roulements de la foudre.
«Dieu le prenne en pitié! répondit le comte Sandorf. Mais il faut fuir… ne fût-ce que pour le venger!.. Viens, Étienne, viens!»
Il n’était que temps. D’autres fenêtres, percées aux étages inférieurs du donjon, venaient de s’ouvrir. De nouvelles décharges les illuminaient. On entendait aussi de bruyants éclats de voix. Peut-être les gardiens, en suivant la banquette qui contournait le pied du mur, allaient ils couper la retraite aux fugitifs? Peut-être, aussi, pouvait-ils être atteints par des coups de feu, tirés d’une autre partie du donjon?
«Viens!» s’écria une dernière fois le comte Sandorf.
Et il se laissa glisser le long du câble de fer qu’Étienne Bathory saisit aussitôt.
Alors tous deux s’aperçurent que ce câble flottait dans le vide au-dessous de la banquette. De points d’appui, de crampons d’attache, pour reprendre repos ou baleine, il n’y en avait plus. Tous deux étaient abandonnés au ballant de cette chaîne oscillante qui leur déchirait les mains. Ils descendaient, les genoux serrés, sans pouvoir se retenir, pendant que des balles sifflaient à leurs oreilles.
Pendant une minute, sur une longueur de plus de quatre-vingts pieds, ils s’affalèrent, ainsi, se demandant si cet abîme, dans lequel ils s’engouffraient était sans fond. Déjà des mugissements d’une eau furieuse se propageaient au-dessous d’eux. Ils comprirent alors que le conducteur du paratonnerre aboutissait à quelque torrent. Mais que faire? Ils eussent voulu remonter en se hissant le long du câble, que la force leur eut manqué pour regagner la base du donjon. D’ailleurs, mort pour mort, mieux valait encore celle qui les attendait dans ces profondeurs.
En ce moment, un effroyable coup de foudre éclata au milieu d’une intense lueur électrique. Bien que la tige du paratonnerre n’eût point été directement frappée sur le faîte du donjon, la tension du fluide fut telle, cette fois, que le conducteur rougit à blanc à son passage, comme un fil de platine sous la décharge d’une batterie ou d’une pile.
Étienne Bathory, jetant un cri de douleur, lâcha prise.
Mathias Sandorf le vit passer près de lui, presque à le toucher, les bras étendus.
À son tour, il dût lâcher le câble de fer qui lui brûlait les mains, et il tomba de plus de quarante pieds de hauteur dans le torrent de la Foïba, au fond de ce gouffre inconnu du Buco.
1 Dans ce fac-similé, tous les carrés blancs sont à jour, les autres sont pleins.
2 C’est ainsi qu’en 1753, Richemann fut tue par une étincelle grosse comme le poing, bien qu’il fût placé a quelque distance d’un paratonnerre, dont il avait interrompu la conduit.