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Jules Verne

 

Mathias Sandorf

 

(Chapitre I-IV)

 

 

111 dessins par Benett et une carte

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie, 1885

 

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© Andrzej Zydorczak

 

deuxième partie

 

 

Chapitre I

Pescade et Matifou.

 

uinze ans après les derniers événements qui terminent le prologue de cette histoire, le 24 mai 1882, c’était jour de fête à Raguse, l’une des principales villes des provinces dalmates.

La Dalmatie n’est qu’une étroite langue de terre, ménagée entre la partie septentrionale des Alpes Dinariques, l’Herzégovine et la mer Adriatique. Il y a là tout juste la place pour une population de quatre à cinq cent mille âmes, en se serrant un peu.

Une belle race, ces Dalmates, sobre dans cette contrée aride, ou l’humus est rare,fière au milieu des nombreuses vicissitudes politiques qu’elle a subies, hautaine envers l’Autriche à laquelle le traité de Campo-Formio l’a annexée depuis 1815, enfin honnête entre toutes, puisqu’on a pu appeler ce pays, suivant une jolie expression recueillie par M. Yriarte, «le pays des portes sans serrures!»

Quatre cercles partagent la Dalmatie et se subdivisent eux-mêmes en districts: ce sont les cercles de Zara, de Spalato, de Cattaro et de Raguse. C’est à Zara, capitale de la province, que réside le gouverneur général. C’est à Zara que se réunit la diète, dont quelques membres font partie de la chambre haute de Vienne.

Les temps sont bien changés depuis ce seizième siècle, pendant lequel les Uscoques, Turcs fugitifs, en guerre ouverte avec, les Musulmans comme avec les Chrétiens, avec le sultan comme avec la République de Venise, terrorisaient le fond de cette mer. Mais les Uscoques ont disparu, et on n’en retrouve plus de traces que dans la Carniole. L’Adriatique est donc maintenant aussi sûre que n’importe quelle autre partie de la superbe et poétique Méditerranée.

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Raguse, ou plutôt le petit État de Raguse, a été longtemps républicain, même avant Venise, c’est-à-dire dès le neuvième siècle. Ce ne fut qu’en 1808 qu’un décret de Napoléon Ier le réunit, l’année suivante, au royaume d’Illyrie et en fit un duché pour le maréchal Marmont. Déjà, au neuvième siècle, les navires ragusains, qui couraient toutes les mers du Levant, avaient le monopole du commerce avec les infidèles, – monopole accordé par le Saint Siège, – ce qui donnait à Raguse une grande importance au milieu de ces petites républiques de l’Europe méridionale; mais Raguse se distinguait encore par de plus nobles qualités, et la réputation de ses savants, la renommée de ses littérateurs, le goût de ses artistes, lui avaient valu le nom d’Athènes slavonne.

Toutefois, pour les besoins du commerce maritime, il faut un port de bon ancrage, d’eau profonde, qui puisse recevoir les navires de grand tonnage. Or, un tel port manquait à Raguse. Le sien est étroit, embarrassé de roches à fleur d’eau, et il ne peut guère donner accès qu’à de petits caboteurs ou de simples barques de pêche.

Très heureusement, à une demi-lieue au nord au fond de l’une des échancrures de la baie d’Ombla-Fumera, un caprice de la nature a formé un de ces ports excellents, qui peuvent se prêter à toutes les nécessités de la plus large navigation. C’est Gravosa, le meilleur peut-être de cette côte dalmate. Là, il y a assez d’eau, même pour les bâtiments de guerre; là, l’emplacement ne manque ni pour les cales de radoubs, ni pour les chantiers de construction; là enfin peuvent faire escale ces grands paquebots, dont l’avenir allait doter toutes les mers du globe.

Il s’ensuit donc qu’à cette époque, la route de Raguse à Gravosa était devenue un véritable boulevard, planté de beaux arbres, bordé de villas charmantes, fréquenté par la population de la ville, où l’on comptait alors de seize à dix-sept mille habitants.

Or, ce jour-là, vers quatre heures du soir, par une belle avant-dîner de printemps, on eût pu observer que les Ragusains se portaient en grand nombre vers Gravosa.

En ce faubourg – ne peut-on appeler ainsi Gravosa, bâtie aux portes de la ville? – il y avait une fête locale, avec jeux divers, baraques foraines, musique et danse en plein air, charlatans, acrobates et virtuoses, dont les boniments, les instruments, les chansons, faisaient grand bruit dans les rues et jusque sur les quais du port.

Pour un étranger, c’eût été l’occasion d’étudier les divers types de la race slave, mêlée à des bohémiens de toutes sortes. Non seulement ces nomades étaient accourus à la fête pour y exploiter la curiosité des visiteurs, mais les campagnards et les montagnards avaient voulu prendre leur part de ces réjouissances publiques.

Les femmes s’y montraient en grand nombre, dames de la ville, paysannes des environs, pêcheuses du littoral. Aux unes, l’habillement, dont on sentait la tendance à se conformer aux dernières modes de l’Europe occidentale. Aux autres, un accoutrement qui variait avec chaque district, au moins par quelques détails, chemises blanches brodées aux bras et à la poitrine, houppelande à dessins multicolores, ceinture aux mille clous d’argent, – véritable mosaïque où les couleurs s’enchevêtrent comme un tapis de Perse, – bonnet blanc sur les cheveux tressés avec rubans de couleur, cet «okronga» surmonté du voile, qui retombe en arrière comme le puskul du turban oriental, jambières et chaussures rattachées au pied par des cordons de paille. Et, pour accompagner tout cet attifage, des bijoux, qui sous la forme de bracelets, de colliers ou de piécettes d’argent, sont agencés de cent manières, pour l’ornement du cou, des bras, de la poitrine et de la ceinture. Ces bijoux, on les eût retrouvés jusque dans l’ajustement des gens de la campagne, qui ne dédaignent pas non plus la chatoyante lisière de broderies, dont se relève le contour de leurs étoffes.

Mais, entre tous ces costumes ragusains que portaient avec grâce, même les marins du port, ceux des commissionnaires. – corporation privilégiée, – étaient de nature à attirer plus spécialement le regard. De véritables Orientaux, ces portefaix, avec turban, veste, gilet, ceinture, large pantalon turc et babouches. Ils n’auraient pas déparé les quais de Galata ou la place de Top’hané à Constantinople.

La fête était alors dans toute sa turbulence. Les baraques ne désemplissaient pas, ni sur la place ni sur les quais. Il y avait, d’ailleurs, une «attraction» supplémentaire, bien faite pour entraîner un certain nombre de curieux: c’était la mise à l’eau d’un trabacolo, sorte de bâtiment particulier à l’Adriatique, qui porte deux mâts et deux voiles à bourcet, enverguées par leur haute et basse ralingue.

Le lancement devait se faire à six heures du soir, et la coque du trabacolo, déjà débarrassée de ses accores, n’attendait plus que l’enlèvement de la clef pour glisser à la mer.

Mais jusque-là, les saltimbanques, les musiciens ambulants, les acrobates, allaient rivaliser de talent ou d’adresse pour la plus grande satisfaction du public.

C’étaient les musiciens, il faut bien le dire, qui attiraient alors le plus de spectateurs. Parmi eux les guzlars ou joueurs de guzla faisaient les meilleures recettes. En s’accompagnant sur leurs instruments bizarres, ils chantaient d’une voix gutturale les chants de leur pays, et cela valait la peine que l’on s’arrêtât à les écouter.

La guzla, dont se servent ces virtuoses de la rue, a plusieurs cordes tendues sur un manche démesuré qu’ils raclent tout uniment avec un simple boyau. Quant à la voix des chanteurs, les notes ne risquent pas de leur manquer, car ils vont les chercher au moins autant dans leur tête que dans leur poitrine.

L’un de ces chanteurs, —un grand gaillard, jaune de peau et brun de poil, tenant entre ses genoux son instrument, semblable à un violoncelle qui aurait maigri, – mimait par son attitude et ses gestes une canzonette, dont voici la traduction presque littérale:

 

Lorsque vibre la chanson,

La chanson de la Zingare,

Veille bien a la façon

Dont elle dit sa chanson,

Ou gare

À la Zingare!

 

Si tu te liens loin d’elle, et si

Le feu de son regard trop tendre

Sous ses longs cils se voile ainsi,

Tu peux la voir, tu peux l’entendre!

 

Lorsque vibre la chanson,

La chanson de la Zingare,

Veille bien à la façon

Dont elle dit sa chanson,

Ou gare

À la Zingare!

 

Après ce premier couplet, le chanteur, sa sébile à la main, vint solliciter des assistants le don de quelques piécettes de cuivre. Mais la recette, paraît-il, fut assez mince, et il retourna à sa place pour essayer d’attendrir son auditoire avec le second couplet de la canzonette.

 

Mais si la Zingare en chantant

De son grand œil noir te regarde,

Ton cœur est pris en un instant,

Et s’il est pris… elle le garde!

 

Lorsque vibre la chanson,

La chanson de la Zingare,

Veille bien à la façon

Dont elle dit sa chanson,

Ou gare

À la Zingare!

 

Un homme, âgé de cinquante à cinquante-cinq ans, écoutait tranquillement le chant des bohémiens; mais, peu sensible à tant de séductions si poétiques, sa bourse était restée fermée jusqu’alors. Il est vrai, ce n’était point la Zingare, qui venait de chanter «en le regardant de son grand œil noir,» mais tout simplement le grand diable qui se faisait son interprète. Il allait donc quitter sa place, sans l’avoir payée, lorsqu’une jeune fille, qui l’accompagnait l’arrêta en disant:

«Mon père, je n’ai pas d’argent sur moi. Je vous en prie, veuillez donner quelque chose à ce brave homme!»

Et voilà comment le guzlar reçut quatre ou cinq kreutzers qu’il n’aurait pas eus sans l’intervention de la jeune fille. Non que son père, qui était fort riche, fût avare au point de refuser de faire l’aumône à un pauvre forain: mais, vraisemblablement, il n’était pasde ceux que peuvent émouvoir les misères humaines.

Puis, tous deux se dirigèrent, à travers la foule, vers d’autres barraques non moins bruyantes, tandis que les joueurs de guzla se dispersaient dans les auberges voisines pour «liquider» la recette. Aussi n’épargnèrent-ils pas les flacons de «slivovitza,» violente eau-de-vie obtenue par la distillation de la prune, et qui passait comme un simple sirop à travers ces gosiers de bohémiens.

Cependant, tous ces artistes en plein vent, chanteurs ou saltimbanques, n’obtenaient pas également la faveur du public. Entre les plus délaissés, on pouvait remarquer deux acrobates, qui se démenaient en vain sur une estrade, sans spectateurs.

Au-dessus de cette estrade pendaient des toiles peinturlurées, en assez mauvais état, représentant des animaux féroces, brossés à la détrempe, avec les contours les plus fantaisistes, lions, chacals, hyènes, tigres, boas, etc., bondissant ou se déroulant au milieu de paysages invraisemblables. En arrière s’arrondissait une petite arène, entourée de vieilles voiles, percées de trop de trous pour que l’œil des indiscrets ne fût pas tenté de s’y appliquer, – ce qui devait nuire à la recette.

En avant, sur un des piquets mal assujettis reposait une mauvaise planche, enseigne rudimentaire, qui portait ces cinq mots, grossièrement tracés au charbon:

PESCADE ET MATIFOU,

acrobates français.

Au point de vue physique, – et sans doute, au point de vue moral, – ces deux hommes étaient aussi différents l’un de l’autre que peuvent l’être deux créatures humaines. Seule, leur commune origine avait dû les rapprocher pour courir le monde et combattre «le combat de la vie». Tous deux étaient de la Provence.

D’où leur venaient ces noms bizarres, qui avaient peut-être quelque renommée là-bas, dans leur pays lointain? Était-ce de ces deux points géographiques, entre lesquels s’ouvre la baie d’Alger, – le cap Matifou et la pointe Pescade? Oui, et, en réalité, ces noms leur allaient parfaitement, comme celui d’Atlas à quelque géant de luttes foraines.

Le cap Matifou, c’est un mamelon énorme, puissant, inébranlable, qui se dresse à l’extrémité nord-est de la vaste rade d’Alger, comme pour défier les éléments déchaînés et mériter le vers célèbre:

Sa masse indestructible a fatigué le temps!

Or, tel était l’athlète Matifou, un Alcide, un Porthos, un rival heureux des Ompdrailles, des Nicolas Creste et autres célèbres lutteurs, qui illustrent les arènes du Midi.

Cet athlète – «il faut le voir pour le croire», dirait-on de lui, – avait près de six pieds de haut, la tête volumineuse, les épaules à proportion, la poitrine comme un soufflet de forge, les jambes comme des baliveaux de douze ans, les bras comme des bielles de machine, les mains comme des cisailles. C’était la vigueur humaine dans toute sa splendeur, et, peut-être, s’il avait connu son âge, aurait-on appris, non sans surprise, qu’il entrait à peine dans sa vingt-deuxième année.

Chez cet être, d’intelligence médiocre, sans doute, le cœur était bon, le caractère simple et doux. Il n’avait ni haine ni colère. Il n’aurait fait de mal à personne. À peine osait-il serrer la main qu’on lui tendait, tant il craignait de l’écraser dans la sienne. Au fond de sa nature si puissante, rien du tigre dont il avait la force. Aussi, sur un mot, sur un geste de son compagnon, obéissait-il, comme si quelque caprice du créateur en eût fait l’énorme fils de ce gringalet.

Par contraste, à l’extrémité ouest île la baie d’Alger, la pointe Pescade, opposée au Cap Matifou, est mince, effilée, une fine langue rocheuse, qui se prolonge en mer. De là, le nom de Pescade donné à ce garçon de vingt ans, petit, fluet, maigre, ne pesant pas en livres le quart de ce que l’autre pesait en kilos, mais souple, agile de corps, intelligent d’esprit, d’une humeur inaltérable dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, philosophe à sa façon, inventif et pratique, – un vrai singe, mais sans méchanceté, – et indissolublement lié par le sort au bon gros pachyderme qu’il conduisait à travers tous les hasards d’une vie de saltimbanques.

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Tous deux étaient acrobates de leur métier et couraient les foires. Matifou ou Cap Matifou, – on le nommait ainsi, – luttait dans les arènes, faisait tous les exercices de force, pliait des barres de fer sur son cubitus, enlevait à bras tendus les plus lourds de la société, jonglait avec son jeune compagnon comme il eût fait d’une bille de billard. Pescade ou Pointe Pescade, – comme on l’appelait communément, – paradait, chantait, «bouffonnait,» amusait le public par ses saillies de pitre jamais à court, et l’étonnait par ses tours d’équilibriste dont il se tirait adroitement, quand il ne l’émerveillait pas par ses tours de cartes, dans lesquels il en eût remontré aux plus habiles prestidigitateurs, se chargeant de gagner les plus malins à n’importe quels jeux de calcul ou de hasard.

«J’ai passé mon «baccaralauréat,» répétait-il volontiers.

Mais «pourquoi, médirez-vous?» – une locution familière de Pointe Pescade – pourquoi, ce jour-là, sur le quai de Gravosa, ces deux pauvres diables se voyaient-ils abandonnes des spectateurs au profit des autres bar raques? Pourquoi la maigre recette, dont ils avaient tant besoin, menaçait-elle de leur manquer? C’était vraiment inexplicable.

Cependant, leur langage, – un agréable mélange de provençal et d’italien, – était plus que suffisant à les faire comprendre d’un public dalmate. Depuis leur départ du pays provençal, sans parents qu’ils ne s’étaient jamais connus, véritables produits d’une génération spontanée, ils étaient parvenus à se tirer d’affaire, recherchant les marchés et les foires, vivant plutôt mal que bien, mais vivant, et, s’ils ne déjeunaient pas tous les jours, soupant à peu près tous les soirs; ce qui suffisait, car, – ainsi que le répétait Pointe Pescade, – «il ne faut pas demander l’impossible!»

Et pourtant, ce jour-là, si le brave garçon ne le demandait pas, il le tentait du moins, en essayant d’attirer quelques douzaines de spectateurs devant ses tréteaux, avec l’espoir qu’ils se décideraient à visiter sa misérable arène. Mais ni ses boniments, dont son accent étranger faisait une plaisante chose, ni ses coq à l’âne, qui eussent fait la fortune d’un vaudevilliste, ni ses grimaces, qui eussent déridé un saint de pierre dans la niche d’une cathédrale, ni ses contorsions et déhanchements, véritables prodiges de dislocation, ni le jeu de sa perruque de chiendent, dont la queue en salsifis balayait l’étoffe rouge de son pourpoint, ni ses saillies, dignes du Pulcinello de Rome ou du Stentarello de Florence, n’avaient d’action sur le public.

Et cependant, ce public slave, son compagnon et lui le pratiquaient depuis plusieurs mois.

Après avoir quitté la Provence, les deux amis s’étaient lancés à travers les Alpes maritimes, le Milanais, la Lombardie, la Vénétie, montés, on pourrait le dire, l’un sur l’autre, Cap Matifou, célèbre par sa force, Pointe Pescade, célèbre par son agilité. Leur renommée les avait poussés jusqu’à Trieste, en pleine Illyrie. De Trieste, en suivant l’Istrie, ils étaient descendus sur la côte dalmate, à Zara, à Salone, à Raguse, trouvant plus de profit à toujours aller devant eux qu’à revenir en arrière. En arrière, ils étaient usés. En avant, ils apportaient un répertoire neuf, d’où sortiraient peut-être quelques recettes. Maintenant, hélas! ils ne le voyaient que trop, la tournée, qui n’avait jamais été très bonne, menaçait de devenir très mauvaise. Aussi, ces pauvres diables n’avaient-ils plus qu’un désir qu’ils ne savaient comment réaliser: c’était de se rapatrier, de revoir la Provence, de ne plus s’aventurer si loin de leur pays natal! Mais ils traînaient un boulet, le boulet de la misère, et de faire plusieurs centaines de lieues avec ce boulet au pied, c’était dur!

Cependant, avant de songer à l’avenir, il fallait songer au présent, c’est-à-dire au souper du soir, qui n’était rien moins qu’assuré. Il n’y avait pas un kreutzer dans la caisse, – si l’on peut donner ce nom prétentieux au coin de foulard, dans lequel Pointe Pescade enfermait habituellement la fortune des deux associés. En vain s’escrimait-il sur ses tréteaux! En vain lançait-il des appels désespérés à travers l’espace! En vain Cap Matifou exhibait-il des biceps, dont les veines saillaient comme les ramifications d’un lierre autour d’un tronc noueux! Aucun spectateur ne manifestait la pensée d’entrer dans l’enceinte de toile.

«Durs à la détente, ces Dalmates! disait Pointe Pescade.

Des pavés! répétait Cap Matifou.

Décidément, je crois que nous aurons quelque peine à étrenner aujourd’hui! Vois-tu, Cap Matifou, il faudra plier bagage!

Pour aller où? demanda le géant.

Tu es bien curieux! répondit Pointe Pescade.

Dis toujours.

Eh bien, que penserais-tu d’un pays, où on serait à peu près sûr de manger une fois par jour?

Quel est ce pays-là, Pointe Pescade?

Ah! c’est loin, bien loin, très loin… et même plus loin que très loin, Cap Matifou!

Au bout de la terre?

La terre n’a pas de bout, répondit sentencieusement Pointe Pescade. Si elle avait un bout, elle ne serait pas ronde! Si elle n’était pas ronde, elle ne tournerait pas! Si elle ne tournait pas, elle serait immobile, et si elle était immobile…

Eh bien? demanda Cap Matifou.

Eh bien, elle tomberait sur le soleil, en moins de temps qu’il ne m’en faut pour escamoter un lapin!

Et alors?…

Et alors il arriverait ce qui arrive à un jongleur maladroit, quand deux de ses boules se rencontrent en l’air! Crac! Tout casse, tout tombe, et le public siffle, et il redemande son argent, et il faut le lui rendre, et, ce soir-là, on ne soupe pas!

Ainsi, demanda Cap Matifou, si la terre tombait sur le soleil, nous ne souperions pas?»

Et Cap Matifou s’enfonçait jusqu’en ces perspectives infinies. Assis dans un coin de l’estrade, les bras croisés sur son maillot, il remuait la tête comme un Chinois de porcelaine, il ne disait plus rien, il ne voyait plus rien, il n’entendait plus rien. Il s’absorbait dans la plus inintelligible association d’idées. Tout se mêlait en sa grosse caboche. Et voilà qu’il sentit au plus profond de son être se creuser comme un gouffre. Alors il lui sembla qu’il montait haut, très haut… plus haut que très haut: cette expression de Pointe Pescade, appliquée à l’éloignement des choses, l’avait vivement frappé. Puis, tout à coup, on le lâchait, et il tombait… dans son propre estomac, c’est-à-dire dans le vide!

Ce fut un véritable cauchemar. Le pauvre être se releva de son escabeau, les mains étendues, en aveugle. Un peu plus, il se fût laissé choir du haut de l’estrade.

«Eh! Cap Matifou, qu’est-ce qui te prend donc? s’écria Pointe Pescade, qui saisit son camarade par la main et parvint, non sans peine, à le ramener en arrière.

Moi… Moi… ce que j’ai?

Oui… toi!

J’ai.., dit Cap Matifou, en reprenant peu à peu ses idées, – opération difficile, quoique le nombre n’en fût pas considérable, – j’ai qu’il faut que je te parle, Pointe Pescade!

Parle donc, mon Cap, et ne crains pas que l’on t’entende! Évanoui, le public, évanoui!»

Cap Matifou s’assit sur son escabeau, et, de son vigoureux bras, mais doucement, comme s’il eût eu peur de le casser, il attira son brave petit compagnon près de lui.

 

 

Chapitre II

Le lancement du trabacolo.

 

insi, ça ne va pas? demanda Cap Matifou.

Qu’est-ce qui ne va pas? répondit Pointe Pescade.

Les affaires?

Elles pourraient aller mieux, c’est incontestable, mais elles pourraient aller plus mal!

Pescade?

Matifou!

Ne m’en veux pas de ce que je vais te dire!

Je t’en voudrai, au contraire, si cela mérite que je t’en veuille!

Eh bien… tu devrais me quitter.

Qu’entends-tu par te quitter?… Te laisser en plan? demanda Pointe Pescade.

Oui!

Continue, hercule de mes rêves! Tu m’intéresses!

Oui… Je suis sûr qu’étant seul, tu t’en tirerais!.. Je te gêne, et, sans moi, tu trouverais moyen de….

Dis donc, Cap Matifou, répondit gravement Pointe Pescade, tu es gros, n’est-ce pas?

Oui!

Et grand?

Oui!

Eh bien, si grand et si gros que tu sois, je ne sais pas comment tu as pu contenir la bêtise que tu viens de dire!

Et pourquoi, Pointe Pescade?

Parce qu’elle est encore plus grande et plus grosse que toi, Cap Matifou! Moi t’abandonner, bête de mon cœur! Mais si je n’étais plus là, je te le demande, avec quoi jonglerais-tu?

Avec quoi?…

Qui aurais-tu pour faire le saut périlleux sur ton occiput?

Je ne dis pas…

Ou le grand écart entre tes deux mains?

Dame!., répondit Cap Matifou, embarrassé devant des questions aussi pressantes.

Oui… en présence d’un public en délire… quand, par hasard, il y a un public!

Un public! murmura Cap Matifou.

Donc, reprit Pescade, tais-toi, et ne bougeons qu’à gagner ce qu’il faut pour souper ce soir.

Je n’ai pas faim!

Tu as toujours faim, Cap Matifou, donc, maintenant, tu as faim! répondit Pointe Pescade en entrouvrant à deux mains l’énorme mâchoire de son compagnon, qui n’avait pas eu besoin de dents de sagesse pour avoir ses trente deux dents. Je vois cela à tes canines, longues comme des crocs de bouledogue! Tu as faim, te dis-je, et quand nous ne devrions gagner qu’un demi-florin, qu’un quart de florin, tu mangeras!

Mais toi, mon petit Pescade?

Moi?… un grain de mil me suffit! Je n’ai pas besoin d’être fort, tandis que toi, mon fils… Suis bien mon raisonnement! Plus tu manges, plus tu engraisses! Plus tu engraisses, plus tu deviens phénomène!…

Phénomène… oui!

Moi, au contraire, moins je mange, plus je maigris, et plus je maigris, plus je deviens phénomène à mon tour! Est-ce vrai?

C’est vrai, répondit Cap Matifou le plus naïvement du monde. Ainsi, dans mon intérêt, Pointe Pescade, il faut que je mange!

Comme tu le dis, mon gros chien, et, dans le mien, il faut que je ne mange pas!

En sorte que s’il n’y en avait que pour un?…

Ce serait pour toi!

Mais s’il y en avait pour deux?…

Ce serait pour toi encore! Que diable, Cap Matifou, tu vaux bien deux hommes!

– Quatre… six… dix!…» s’écria l’hercule, dont dix hommes, en effet, n’auraient point eu raison.

En laissant de côté l’emphatique exagération commune aux athlètes du monde ancien et moderne, la vérité est que Cap Matifou l’avait emporté sur tous les lutteurs qui s’étaient mesurés avec lui.

On citait de lui ces deux traits, qui prouvent sa force véritablement prodigieuse.

Un soir, à Nîmes, dans un cirque, construit en bois, une des poutres, qui soutenaient les fermes de la charpente, vint à céder. Un craquement jeta l’épouvante parmi les spectateurs, menacés d’être écrasés par la chute du toit, ou de s’écraser eux-mêmes en cherchant à sortir par les couloirs. Mais Cap Matifou était là. Il fit un bond vers la poutre déjà hors d’aplomb, et, au moment où la charpente fléchissait, il la soutint de ses robustes épaules, pendant tout le temps qui fut nécessaire à l’évacuation de la salle. Puis, d’un autre bond, il se précipita au dehors, au moment où la toiture s’écroulait derrière lui.

Cela, c’était pour la force des épaules. Voici maintenant pour la force des bras.

Un jour, dans les plaines de la Camargue, un taureau, pris de fureur, s’échappa de l’enclos où il était parqué, poursuivit, blessa plusieurs personnes, et eût causé de plus grands malheurs, sans l’intervention de Cap Matifou. Cap Matifou courut sur l’animal, l’attendit de pied ferme; puis, au moment où il se précipitait tête baissée sur lui, il le saisit par les cornes, le renversa d’un coup de biceps, et le maintint, les quatre sabots en l’air, jusqu’à ce qu’il eût été maîtrisé et mis hors d’état de nuire.

De cette force surhumaine, on aurait pu rapporter d’autres preuves: celles-ci suffisent à faire comprendre non seulement la vigueur de Cap Matifou, mais aussi son courage et son dévouement, puisqu’il n’hésitait jamais à risquer sa vie, lorsqu’il s’agissait de venir en aide à ses semblables. C’était donc un être bon autant que fort. Toutefois, pour ne rien perdre de ses forces, comme le répétait Pointe Pescade, il fallait qu’il mangeât, et son compagnon l’obligeait à manger, se privant pour lui, quand il n’y en avait que pour un et même pour deux. Cependant, ce soir-là, le souper, – même pour un, – n’apparaissait pas encore à l’horizon.

«Il y a des brumes!» répétait Pointe Pescade.

Et, pour les dissiper, ce brave cœur reprit gaiement son boniment et ses grimaces. Il arpentait les tréteaux, il se démenait, il se disloquait, il marchait sur les mains quand il ne marchait pas sur les pieds, – ayant observé qu’on avait moins faim, la tête en bas. Il redisait, dans un jargon moitié provençal, moitié slave, ces éternelles plaisanteries de parades, qui seront en usage tant qu’il y aura un pitre pour les lancer à la foule et des badauds pour les entendre.

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«Entrez, messieurs, entrez! criait Pointe Pescade. On ne paie qu’en sortant… la bagatelle d’un kreutzer!»

Mais, pour sortir, il fallait d’abord entrer, et, des cinq ou six personnes arrêtées devant les toiles peintes, aucune ne se décidait à pénétrer dans la petite arène.

Alors Pointe Pescade, d’une baguette frémissante, montrait les animaux féroces, brossés sur les toiles. Non pas qu’il eût une ménagerie à offrir au public! Mais cesbêtes terribles, elles existaient en quelque coin de l’Afrique ou des Indes, et si jamais Cap Matifou les rencontrait sur son chemin, Cap Matifou n’en ferait qu’une bouchée.

Et alors, en avant tout le boniment habituel, dont l’hercule interrompait les phrases par des coups de grosse caisse, qui éclataient comme des coups de canon.

«La hyène, messieurs, voyez la hyène, originaire du Cap de Bonne-Espérance, animal agile et sanguinaire, franchit les murs de cimetière, dont il fait sa proie!»

Puis, sur l’autre côté de la toile, dans une eau jaune, au milieu d’herbes bleues:

«Voyez! voyez! Le jeune et intéressant rhinocéros, âgé de quinze mois! Il fut élevé à Sumatra, dont il menaçait de faire échouer le navire, pendant la traversée, avec sa corne redoutable!»

Puis, au premier plan, au milieu d’un tas verdâtre des ossements de ses victimes:

«Voyez, messieurs, voyez! Le terrible lion de l’Atlas! Habile l’intérieur du Sahara, dans les sables moment de la chaleur estropicale, se réfugie dans les cavernes! S’il trouve quelques gouttes d’eau, s’y précipite, en sort tout dégouttant! C’est pourquoi on l’a nommé le lion numide!»

Mais tant d’attractions risquaient d’être perdues. Pointe Pescade s’époumonait en vain. En vain, Cap Matifou tapait à défoncer la grosse caisse. C’était désespérant!

Cependant, plusieurs Dalmates, de vigoureux montagnards, venaient enfin de s’arrêter devant l’athlète Matifou, qu’ils semblaient examiner en connaisseurs.

Aussitôt Pointe Pescade de saisir le joint, en provoquant ces braves gens à se mesurer avec lui.

«Entrez, messieurs! Entrez! C’est l’instant! C’est le moment! Grande lutte d’homme! Lutte à main plate! Les épaules doivent toucher! Cap Matifou s’engage à tomber les amateurs qui voudront bien l’honorer de leur confiance. Un maillot en coton d’honneur à qui le vaincra! – Est-ce vous, messieurs?» ajouta Pointe Pescade, en s’adressant à trois solides gaillards, qui le regardaient tout ébahis.

Mais les solides gaillards ne jugèrent pas à de propos compromettre leur solidité dans cette lutte, si honorable qu’elle pût être pour les deux adversaires. Pointe Pescade en fut donc réduit à annoncer que, faute d’amateurs, le combat aurait lieu entre Cap Matifou et lui. Oui! «l’adresse se mesurant avec la force!»

«Entrez donc! Entrez donc! Suivez le monde! répétait en s’époumonant le pauvre Pescade. Vous verrez là ce que vous n’avez jamais vu! Pointe Pescade et Cap Matifou aux prises! Les deux jumeaux de la Provence! Oui… deux jumeaux… mais pas du même âge… ni de la même mère!… Hein! comme nous nous ressemblons… moi surtout!»

Un jeune homme s’était arrêté devant les tréteaux. Il écoutait gravement ces plaisanteries usées jusqu’à la corde.

Ce jeune homme, âgé de vingt-deux ans au plus, était d’une taille au-dessus de la moyenne Ses jolis traits, un peu fatigués par le travail, sa physionomie empreinte d’une certaine sévérité, dénotaient une nature pensive, peut-être élevée à l’école de la souffrance. Ses grands yeux noirs, sa barbe qu’il portait entière et tenait de court, sa bouche peu habituée à sourire, mais nettement dessinée sous une fine moustache, indiquaient à ne point s’y méprendre, une origine hongroise, dans laquelle dominait le sang magyar. Il était simplement vêtu du costume moderne, sans prétention à se conformer aux dernières modes. Son attitude ne pouvait tromper: dans ce jeune homme, il y avait déjà un homme.

Il écoutait, on l’a dit, les boniments inutiles de Pointe Pescade. Il le regardait, non sans quelque attendrissement, se démener sur son estrade. Ayant souffert lui-même, sans doute il ne pouvait être indifférent aux souffrances d’autrui.

«Ce sont deux Français! se dit-il. Pauvres diables! Ils ne font pas recette aujourd’hui!»

Et alors l’idée lui vint de leur constituer à lui seul un public, – un public payant. Ce ne serait guère qu’une aumône, mais, du moins, une aumône déguisée, et il est probable qu’elle arriverait à la porte, c’est-à-dire vers le morceau de toile qui, en se relevant, donnait accès dans la petite enceinte.

«Entrez, monsieur, entrez! cria Pointe Pescade. On commence à l’instant!

Mais… je suis seul… fit observer le jeune homme du ton le plus bienveillant.

Monsieur, répondit Pointe Pescade avec une fierté quelque peu gouailleuse, de vrais artistes tiennent plus à la qualité qu’à la quantité de leur public!

Cependant, vous me permettrez-bien?..» reprit le jeune homme en tirant sa bourse.

Et il prit deux florins qu’il déposa dans l’assiette d’étain, placée sur un coin de l’estrade.

«Un brave cœur!» se dit Pointe Pescade.

Puis se retournant vers son compagnon:

«A la rescousse, Cap Matifou, à la rescousse! Nous lui en donnerons pour son argent!»

Mais voici qu’au moment d’entrer, l’unique spectateur de l’arène française et provençale, recula précipitamment. Il venait d’apercevoir cette jeune fille, accompagnée de son père, qui s’était arrêtée, un quart d’heure avant, devant l’orchestre des chanteurs guzlars. Ce jeune homme et cette jeune fille, sans le savoir, s’étaient rencontrés dans la même pensée pour accomplir un acte charitable. L’une avait fait l’aumône aux bohémiens, l’autre venait de la faire aux acrobates.

Mais, sans doute, cette rencontre ne lui suffisait pas, car le jeune homme, dès qu’il eût aperçu cette jeune personne, oublia sa qualité de spectateur, le prix dont il avait payé sa place, et s’élança du côté on elle se perdait au milieu de la foule.

«Eh, monsieur!… monsieur!… cria Pointe Pescade, votre argent?… Nous ne l’avons pas gagné, que diable!… Mais où est-il?… Disparu!… Eh! monsieur?…»

Mais il cherchait en vain à apercevoir son «public», qui s’était éclipsé. Puis, il regardait Cap Matifou, non moins interloqué que lui, la bouche démesurément ouverte.

«A l’instant où nous allions commencer! dit enfin le géant. Décidément, pas de chance!

Commençons tout de même,» répondit Pointe Pescade, en descendant le petit escalier qui conduisait à l’arène.

De cette façon du moins, en jouant devant les banquettes, – il n’y en avait même pas! – ils auraient gagné leur argent.

Mais, en ce moment, un gros brouhaha s’éleva sur les quais du port. La foule parut s’agiter dans un mouvement d’ensemble très prononcé, qui la portait du côté de la mer, et ces mots se firent entendre, répétés par quelques centaines de voix:

«Le trabacolo!… Le trabacolo!»

C’était l’heure, en effet, à laquelle devait être lancé le petit bâtiment. Ce spectacle, toujours attrayant, était de nature à exciter la curiosité publique. Aussi la place et les quais que la foule encombrait, furent-ils bientôt abandonnés pour le chantier de construction, dans lequel devait se l’aire l’opération du lancement.

Pointe Pescade et Cap Matifou, comprirent qu’il n’y avait plus à compter sur le public, – en ce moment du moins. Aussi, désireux de retrouver l’unique spectateur qui avait failli emplir leur arène, ils la quittèrent, sans même prendre le soin d’en fermer la porte, – et pourquoi l’auraient-ils fermée? – puis, ils se dirigèrent vers le chantier.

Ce chantier se trouvait placé à l’extrémité d’une pointe, en dehors du port de Gravosa, sur un terrain déclive, que le ressac frangeait d’une légère écume.

Pointe Pescade et son compagnon, après avoir joue des coudes, parvinrent à se trouver placés au premier rang des spectateurs. Jamais, même dans les soirées à bénéfice, il n’y avait eu pareil empressement devant leurs tréteaux! O dégénérescence de l’art!

Le trabacolo, délivré déjà des accores qui lui soutenaient les flancs, était prêt à être lancé. L’ancre se trouvait à poste, il suffirait de la laisser tomber, dès que la coque serait à l’eau, pour arrêter son erre, qui eût pu l’entraîner trop loin dans le chenal. Bien que ce trabacolo ne jaugeât qu’une cinquantaine de tonneaux, c’était une masse assez considérable encore pour que toutes les précautions eussent été soigneusement prises dans cette opération. Deux ouvriers du chantier se tenaient sur son pont, à l’arrière, près du bâton de poupe, à l’extrémité duquel battait le pavillon dalmate, et deux autres à l’avant, préposés à la manœuvre de l’ancre.

C’était par l’arrière, – ainsi que cela se fait dans les opérations de ce genre, – que devait être lancé le trabacolo. Son talon, reposant sur la coulisse savonnée, n’était plus retenu que par la clef. Il suffirait d’enlever cette clef pour que le glissement commençât à se produire; puis, la vitesse s’accroissant par la masse mise en mouvement, le petit navire s’en irait de lui-même dans son élément naturel.

Déjà, une demi-douzaine de charpentiers, armés de masses en fer, frappaient sur les coins introduits à l’avant sous la quille du trabacolo, afin de le soulever quelque peu, de manière à déterminer l’ébranlement qui l’entraînerait vers la mer.

Chacun suivait cette opération avec le plus vif intérêt, au milieu du silence général.

En ce moment, au détour de la pointe, qui couvre vers le sud le port de Gravosa, apparut un yacht de plaisance. C’était une goëlette, jaugeant environ trois cent cinquante tonneaux. Elle essayait d’enlever à la bordée cette pointe du chantier de construction, afin d’ouvrir l’entrée du port. Comme la brise venait du nord-ouest, elle serrait le vent, les amures à bâbord, de manière à n’avoir plus qu’à laisser arriver pour atteindre son poste de mouillage. Avant dix minutes, elle serait rendue et grossissait rapidement aux yeux, comme si on l’eût regardée avec une lunette, dont le tube se fût allongé par un mouvement continu.

Or, précisément, pour entrer dans le port, il fallait que cette goëlette passât devant le chantier où se préparait le lancement du trabacolo. Aussi, dès qu’elle fut signalée, afin d’éviter tout accident, parut-il bon de suspendre l’opération. On ne la reprendrait qu’après son passage dans le chenal. Un abordage entre ces deux navires, l’un se présentant par le travers, l’autre l’abordant à grande vitesse, eût certainement causé quelque grave catastrophe à bord du yacht.

Les ouvriers cessèrent donc d’attaquer les coins à coups de masses, et l’ouvrier, chargé d’enlever la clef, reçut l’ordre d’attendre. Ce n’était plus l’affaire que de quelques minutes.

Cependant, la goëlette arrivait rapidement. On pouvait même observer qu’elle commençait ses préparatifs de mouillage. Ses deux flèches venaient d’être amenées, et on avait relevé le point d’amure de sa grande voile en même temps que l’on carguait sa misaine. Mais la rapidité qui l’animait était grande encore sous sa trinquette et son deuxième foc, en vertu de la vitesse acquise.

Tous les regards se portaient sur ce gracieux bâtiment, dont les toiles blanches étaient comme dorées par les obliques rayons du soleil. Ses matelots, en uniforme levantin, avec le bonnet rouge sur la tête, couraient aux manœuvres, tandis que le capitaine, posté à l’arrière près de l’homme de barre, donnait ses ordres d’une voix calme.

Bientôt la goëlette, à laquelle il ne restait que juste ce qu’il fallait de bordée pour enlever la dernière pointe du port, se trouva par le travers du chantier de construction.

Soudain, un cri de terreur s’éleva. Le trabacolo venait de s’ébranler. Pour une raison ou pour un autre, la clef avait manqué, et il se mettait en mouvement, au moment même où le yacht commençait à lui présenter sa joue de tribord.

La collision allait donc se produire entre les deux bâtiments. Il n’y avait plus ni le temps ni le moyen de l’empêcher. Aucune manœuvre à faire. Aux cris des spectateurs avait répondu un cri d’épouvanté, que poussait l’équipage de la goëlette.

Le capitaine, conservant son sang-froid, fit cependant mettre la barre dessous; mais il était impossible que son navire s’écartât assez vite ou passât assez rapidement dans le chenal pour éviter le choc.

En effet, le trabacolo avait glisse sur sa coulisse. Une fumée blanche, développée par le frottement, tourbillonnait à son avant, et son arrière plongeait déjà dans les eaux de la baie.

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Tout à coup, un homme s’élance. Il saisit une amarre qui pend à l’avant du trabacolo. Mais en vain veut-il la retenir en s’arc-boutant contre le sol au risque d’être entraîné. Un canon de fer, qui sert de pieu d’attache, est là, fiché en terre. En un instant, l’amarre y est tournée et se déroule peu à peu, pendant que l’homme, au risque d’être saisi et broyé, la retient et résiste avec une force surhumaine, – cela durant dix secondes.

Alors l’amarre casse. Mais ces dix secondes ont suffi. Le trabacolo a plongé dans les eaux de la baie et s’est relevé comme dans un coup de tangage. Il a filé vers le chenal, rasant à moins d’un pied l’arrière de la goëlette, et, il court jusqu’au moment où son ancre, tombant dans le fond, l’arrête par la tension de sa chaîne.

La goëlette était sauvée.

Quant à cet homme, auquel personne n’avait eu le temps de venir en aide, tant cette manœuvre avait été inattendue et rapide, c’était Cap Matifou.

«Ah! bien!… très bien!» s’écria Pointe Pescade, en courant vers son camarade qui l’enleva dans ses bras, non pour jongler avec lui, mais pour l’embrasser comme il embrassait, – à l’étouffer.

Et alors les applaudissements d’éclater de toutes parts. Et toute la foule de s’empresser autour de cet hercule, non moins modeste que l’auteur fameux des douze travaux de la fable, et qui ne comprenait rien à cet enthousiasme du public.

Cinq minutes plus tard, la goëlette avait pris son mouillage au milieu du port; puis, une élégante baleinière à six avirons, déposait sur le quai le propriétaire de ce yacht.

C’était un homme de haute taille, âgé de cinquante ans, les cheveux presque blancs, barbe grisonnante taillée à l’orientale. De grands yeux noirs interrogateurs, d’une vivacité singulière, animaient sa figure un peu hâlée, aux traits réguliers et belle encore. Ce qui frappait surtout, de prime abord, c’était l’air de noblesse, de grandeur même, qui se dégageait de toute sa personne. Son vêtement de bord, un pantalon bleu foncé, un veston de même couleur à boutons métalliques, une ceinture noire qui le serrait à la taille sous le veston, son léger chapeau de toile brune, tout cela lui allait bien, et laissait deviner un corps vigoureux, d’une conformation superbe, que l’âge n’avait pas encore altérée.

Dès que ce personnage, dans lequel on sentait un homme énergique et puissant, eût mis pied à terre, il se dirigea vers les deux acrobates que la foule entourait et acclamait.

On se rangea pour lui laisser passage.

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À peine arrivé près de Cap Matifou, son premier geste ne fut point pour chercher sa bourse et en tirer quelque riche aumône. Non! Il tendit la main au géant et lui dit en langue italienne:

«Merci, mon ami, pour ce que vous avez fait là!»

Cap Matifou était tout honteux de tant d’honneur pour si peu de chose, vraiment!

«Oui!… c’est bien!… c’est superbe, Cap Matifou! reprit Pointe Pescade avec toute la redondance de son jargon provençal.

Vous êtes Français? demanda l’étranger.

Tout ce qu’il y a de plus Français! répondit Pointe Pescade, non sans fierté, Français du midi de la France!»

L’étranger les regardait avec une véritable sympathie, mêlée de quelque émotion. Leur misère était trop apparente pour qu’il pût s’y tromper. Il avait bien devant lui deux pauvres saltimbanques, dont l’un, au risque de sa vie, venait de lui rendre un grand service, car une collision du trabacolo et de la goëlette aurait pu faire de nombreuses victimes.

«Venez me voir à bord, leur dit-il.

Et quand cela, mon prince? répondit Pointe Pescade, en esquissant son plus gracieux salut.

Demain matin, à la première heure.

A la première heure!» répondit Pointe Pescade, tandis que Cap Matifou donnait son acquiescement tacite en remuant de haut en bas son énorme tête.

Cependant, la foule n’avait cessé d’entourer le héros de cette aventure. Sans doute, elle l’eût porté en triomphe, si son poids n’eût effrayé les plus résolus et les plus solides. Mais Pointe Pescade, toujours avisé, crut qu’il y avait lieu d’utiliser les bonnes dispositions d’un pareil public. Aussi, tandis que l’étranger, après un dernier geste d’amitié, se dirigeait vers le quai, il cria de sa voix joyeuse et attirante:

«La lutte, messieurs, la lutte entre le Cap Matifou et la Pointe Pescade! Entrez, messieurs, entrez!… On ne paye qu’en sortant… ou en entrant, comme on veut!»

Cette fois, il fut écouté et suivi d’un public tel qu’il n’en avait peut-être jamais vu.

Ce jour-là, l’enceinte fut trop petite! On refusa du monde! On rendit de l’argent!

Quant à l’étranger, à peine avait-il fait quelques pas dans la direction du quai, qu’il se trouva en présence de cette jeune fille et de son père, lesquels avaient assisté à toute cette scène.

À quelques distance se tenait le jeune homme, qui les avait suivis, et au salut duquel le père ne répondit que d’une façon hautaine, – ce dont l’étranger eut le temps de s’apercevoir.

Celui-ci, en présence de cet homme, eut un mouvement qu’il put à peine réprimer. Ce fut comme une répulsion de toute sa personne, tandis que son regard s’allumait d’un éclair.

Cependant, le père de la jeune fille s’était approché de lui, et, fort poliment, il lui disait:

«Vous venez, monsieur, d’échapper à un grand danger, grâce au courage de cet acrobate?

En effet, monsieur,» répondit l’étranger, dont la voix, volontairement ou non, fut altérée par une invincible émotion.

Puis, s’adressant à son interlocuteur:

«Pourrai-je vous demander, monsieur, à qui j’ai l’honneur de parler en ce moment?

A monsieur Silas Toronthal, de Raguse, répondit l’ancien banquier de Trieste. Et puis-je savoir, à mon tour, quel est le propriétaire de ce yacht de plaisance?

Le docteur Antékirtt,»répondit l’étranger.

Puis, tous deux, après un salut, se séparèrent, pendant qu’on entendait les hurrahs et les applaudissements retentir dans l’arène des acrobates français.

Et, ce soir-là, non seulement Cap Matifou mangea tout son content, c’est-à-dire comme quatre, mais il en resta pour un. Et ce fut assez pour le souper de son brave petit compagnon, Pointe Pescade.

 

 

Chapitre III

Le docteur Antékirtt.

 

l est des gens qui donnent bien de l’occupation à la Renommée, cette femme-orchestre aux cent bouches, dont les trompettes portent leur nom aux quatre points cardinaux du monde.

C’était le cas de ce célèbre docteur Antékirtt, qui venait d’arriver au port de Gravosa. Et encore son arrivée avait-elle été marquée par un incident, qui eût suffi à attirer l’attention publique sur le plus ordinaire des voyageurs. Or, il n’était pas de ces voyageurs-là.

En effet, depuis quelques années, autour du docteur Antékirtt, il s’était fait une sorte de légende dans tous ces pays légendaires de l’extrême Orient. L’Asie, depuis les Dardanelles jusqu’au canal de Suez, l’Afrique, depuis Suez jusqu’aux confins de la Tunisie, la Mer Rouge, sur tout le littoral arabique, ne cessaient de répéter son nom, comme celui d’un homme extraordinaire dans les sciences naturelles, une sorte de gnostique, de taleb, qui possédait les derniers secrets de l’univers. Au temps du langage biblique, il aurait été appelé Épiphane. Dans les contrées de l’Euphrate, on l’eut révéré comme un descendant des anciens Mages.

Qu’y avait-il de surfait dans cette réputation? Tout ce qui voulait faire de ce Mage un magicien, tout ce qui lui attribuait un pouvoir surnaturel. La vérité est que le docteur Antékirtt n’était qu’un homme, rien qu’un homme, très instruit, d’un esprit droit et solide, d’un jugement sûr, d’une extrême pénétration, d’une merveilleuse perspicacité, et qui avait été remarquablement servi par les circonstances. En effet, dans une des provinces centrales de l’Asie Mineure, il avait pu garantir toute une population d’une épidémie terrible, jugée jusque-là contagieuse, et dont il avait trouvé le spécifique. De là une renommée sans égale.

Ce qui contribuait à lui donner cette célébrité tenait principalement à l’impénétrable mystère qui entourait sa personne. D’où venait-il? On l’ignorait. Quel avait été son passé? On ne le savait pas davantage. Où avait-il vécu et dans quelles conditions, nul n’aurait pu le dire. On affirmait seulement que ce docteur Antékirtt était pour ainsi dire adoré des populations dans ces contrées de l’Asie Mineure et de l’Afrique Orientale, qu’il passait pour un médecin hors ligne, que le bruit de ses cures extraordinaires était arrivé jusque dans les grands centres scientifiques de l’Europe, que ses soins, il ne les épargnait pas plus aux pauvres gens qu’aux riches seigneurs et pachas de ces provinces. Mais on ne l’avait jamais vu dans les pays d’Occident, et même, depuis quelques années, on ne connaissait pas le lieu de sa résidence. De là, cette propension à le faire sortir de quelque mystérieux avatar, de quelque incarnation hindoue, à en faire un être surnaturel, guérissant par des moyens surnaturels.

Mais, si le docteur Antékirtt n’avait pas encore exercé son art dans les principaux États de l’Europe, sa renommée l’y avait déjà précédé. Bien qu’il ne fût arrivé à Raguse qu’en simple voyageur, – un riche touriste qui se promenait sur son yacht et visitait les divers points de la Méditerranée, – son nom courut bientôt à travers la ville. Et, en attendant qu’on pût voir le docteur lui-même, la goëlette qui le portait eut le privilège d’attirer les regards. L’accident, prévenu par le courage de Cap Matifou, aurait suffi, d’ailleurs, pour provoquer l’attention publique.

En vérité, ce yacht eût fait honneur aux plus riches, aux plus fastueux gentlemen des sports nautiques de l’Amérique, de l’Angleterre et de la France! Ses deux mâts, droits et rapprochés du centre, – ce qui donnait un grand développement à la trinquette et à la grand-voile, – la longueur de son beaupré, gréé de deux focs, la croisure des voiles carrées qu’il portait au mât de misaine, la hardiesse de ses flèches, tout cet appareil vélique devait lui communiquer une merveilleuse vitesse, même par tous les temps. Cette goëlette jaugeait trois cent cinquante tonneaux. Longue et effilée, avec beaucoup de quête et d’élancement, mais assez large de bau, assez profonde de tirant d’eau pour être assurée d’une extrême stabilité, c’était ce qu’on appelle un bâtiment marin, bien dans la main du timonier, pouvant serrer le vent à quatre quarts. Par grand largue comme au plus près, avec belle brise, elle n’était pas gênée d’enlever ses treize nœuds et demi à l’heure. Les Boadicee,les Gaetana,les Mordon du Royaume-Uni n’auraient pu lui tenir tête dans un match international.

Quant à la beauté extérieure et intérieure de ce yacht, le plus sévère yachtman n’eût pas pu imaginer mieux. La blancheur du pont en sape du Canada, sans un seul nœud, le dedans des pavois finement amenuisés, les capots et les claires-voies de teck, dont les cuivres brillaient comme de l’or, l’ornementation de sa roue de gouvernail, la disposition de ses drômes sous leurs étuis éclatants de blancheur, le fini du pouliage, des drisses, écoutes pantoires et manœuvres courantes, tranchant par leur couleur avec le fer galvanisé des étais, haubans et galhaubans, la coupe de ses embarcations vernissées, suspendues gracieusement sur leurs portemanteaux, le noir brillant de toute sa coque, relevée d’un simple liston d’or de la proue à la poupe, la sobriété de ses ornements à l’arrière, tout en faisait un bâtiment d’un goût exquis et d’une élégance extrême.

Ce yacht, il importe de le connaître au dedans comme au dehors, puisque, en fin de compte, il était la demeure flottante du mystérieux personnage, qui va être le héros de cette histoire. Il n’était point permis de le visiter, cependant. Mais le conteur possède comme une sorte de seconde vue, qui lui permet de décrire même ce qu’il ne lui a pas été donné de voir.

À l’intérieur de cette goëlette, le luxe le disputait au confort. Les chambres et cabines, les salons, la salle à manger, étaient peintes et décorées à grands frais. Les tapis, les tentures, tout ce qui constituait l’ameublement, était ingénieusement adapté aux besoins d’une navigation de plaisance. Cette appropriation, si bien comprise, se retrouvait non seulement dans les chambres du capitaine, des officiers, mais encore dans l’office, où la vaisselle d’argent et de porcelaine était protégée contre les rudesses du tangage et du roulis, dans la cuisine, tenue avec une propreté hollandaise, et dans le poste, où les hamacs de l’équipage pouvaient se balancer à l’aise. Les hommes, au nombre d’une vingtaine, portaient l’élégant costume des marins maltais, culotte courte, bottes de mer, chemise rayée, leur ceinture brune, bonnet rouge, vareuse, sur laquelle s’écartelaient en blanc les initiales du nom de la goëlette et de son propriétaire.

Mais à quel port était attaché ce yacht? De quel rôle d’inscription maritime relevait-il? En quel pays limitrophe de la Méditerranée prenait-il ses quartiers d’hiver? Quelle était sa nationalité, enfin? On ne la connaissait pas plus qu’on ne connaissait la nationalité du docteur. Un pavillon vert, avec une croix rouge à l’angle supérieur, près du guindant de l’étamine, battait à sa corne. Et on l’eût vainement cherché dans la série si nombreuse des divers pavillons, qui se promènent en n’importe quelle mer du globe.

En tout cas, avant que le docteur Antékirtt n’eût débarqué, les papiers du yacht avaient été remis à l’officier de port, et, sans doute, ils s’étaient trouvés parfaitement en règle, puisqu’on lui avait donné la libre pratique, après la visite de la Santé.

Quant au nom de celle goëlette, il apparaissait sur le tableau d’arrière en petites capitales d’or, sans désignation de port d’attache, et ce nom, c’était Savarèna.

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Tel était l’admirable bâtiment de plaisance, que l’on pouvait maintenant admirer dans le port de Gravosa. Pointe Pescade et Cap Matifou, qui, le lendemain, devaient être reçus à bord par le docteur Antékirtt, le contemplaient avec non moins de curiosité, mais aussi avec un peu plus d’émotion que les marins du port. En leur qualité de natifs des rivages de la Provence, ils étaient extrêmement sensibles aux choses de la mer, Pointe Pescade, surtout, qui pouvait regarder en connaisseur cette merveille de construction maritime. C’est à quoi tous deux s’occupaient, le soir même, après leur représentation.

«Ah! faisait Cap Matifou.

Oh! faisait Pointe Pescade

Hein, Pointe Pescade!

Je ne dis pas le contraire, Cap Matifou!»

Et ces mots, sortes d’interjections admiratives, dans la bouche de ces deux pauvres acrobates, en disaient plus long que bien d’autres!

En ce moment, toutes les manœuvres qui suivent l’opération du mouillage, étaient terminées à bord de la Savarèna, voiles serrées sur leurs vergues, gréement mis en place et raidi avec soin, tente dressée à l’arrière. La goëlette avait été affourchée dans un angle du port, ce qui indiquait qu’elle comptait faire un séjour de quelque durée.

Du reste, ce soir-là, le docteur Antékirtt se contenta d’une simple promenade aux environs de Gravosa. Tandis que Silas Toronthal et sa fille revenaient à Raguse dans leur voiture, qui les avait attendus sur le quai, pendant, que le jeune homme dont il a été question, rentrait à pied par la longue avenue, sans attendre la fin de la fête, alors dans toute son animation, le docteur se bornait à visiter le port. C’est l’un des meilleurs de la côte, et il s’y trouvait alors un assez grand nombre de bâtiments de nationalités diverses. Puis, après être sorti de la ville, il suivit les bords de la baie d’Ombra Fiumera, qui s’étend sur une profondeur de douze lieues, jusqu’à l’embouchure de la petite rivière d’Ombra, cours d’eau assez profond pour que les navires, même d’un fort tirant d’eau, puissent le remonter presque au pied des monts Vlastiza. Vers neuf heures, il revint sur le môle, il assista à l’arrivée d’un grand paquebot du Lloyd, qui venait de la mer des Indes; enfin, il regagna son bord, descendit dans sa chambre, éclairée par deux lampes, et il y resta seul jusqu’au lendemain.

C’était son habitude, et le capitaine de la Savarèna – un marin d’une quarantaine d’années, nommé Narsos – avait ordre de ne jamais troubler le docteur pendant ces heures de solitude.

Il faut dire que si le public ne connaissait rien du passé de ce personnage, ses officiers et les hommes de son bord n’en savaient pas plus. Ils ne lui en étaient pas moins dévoués de corps et d’âme. Si le docteur Antékirtt ne tolérait pas la moindre infraction à la discipline du bord, il était bon pour tous, donnant soins et argent, sans compter. Aussi, pas un matelot qui ne se fût empressé de figurer sur le rôle de la Savarèna. Jamais une réprimande à adresser, jamais une punition à infliger, jamais une expulsion à faire. C’étaient comme les membres d’une même famille, qui formaient l’équipage de la goëlette.

Après la rentrée du docteur, toutes les dispositions furent prises pour la nuit. Une fois les fanaux d’avant et d’arrière mis en place, et les hommes de garde à leur poste, le silence le plus complet régna à bord.

Le docteur Antékirtt s’était assis sur un large divan, disposé dans l’angle de sa chambre. Sur une table il y avait quelques journaux que son domestique avait été acheter à Gravosa. Le docteur les parcourut d’un œil distrait, lisant plutôt les faits divers que les articles de fond, recherchant quels étaient les arrivages et sorties des navires, les déplacements et villégiatures des notabilités de la province. Puis, il repoussa ces journaux. Une sorte de torpeur somnolente le gagnait. Et, vers onze heures, sans même avoir pris l’aide de son valet de chambre, il se coucha; mais il fut longtemps avant de pouvoir s’endormir.

Et si l’on eût pu lire la pensée qui l’obsédait plus particulièrement peut-être, se fût-on étonné qu’elle se résumât dans cette phrase:

«Quel est donc ce jeune homme, qui saluait Silas Toronthal sur les quais de Gravosa?»

Le lendemain matin, vers huit heures, le docteur Antékirtt monta sur le pont. La journée promettait d’être magnifique. Le soleil allumait déjà la cime des montagnes, qui forment l’arrière plan au fond de la baie. L’ombre commençait à se retirer du port en glissant à la surface des eaux. La Savarèna se trouva bientôt en pleine lumière.

Le capitaine Narsos s’approcha du docteur pour prendre ses ordres que celui-ci donna en quelques mots, non sans lui avoir préalablement souhaité le bonjour.

Un instant après, un canot se détacha du bord avec quatre hommes et un patron; puis, il se dirigea vers le quai, où devaient l’attendre, ainsi que cela était convenu, Pointe Pescade et Cap Matifou.

Un grand jour, une grande cérémonie, dans la nomade existence de ces deux honnêtes garçons, entraînés si loin de leur pays, à quelques centaines de lieues de cette Provence qu’ils désiraient tant revoir!

Tous deux étaient sur le quai. Ayant quitté l’accoutrement de leur profession, vêtus d’habits usés mais propres, ils regardaient le yacht, l’admirant comme la veille. Ils se trouvaient dans une heureuse disposition d’esprit. Non seulement Cap Matifou et Pointe Pescade avaient soupe la veille, mais ils avaient aussi déjeuné ce matin même. Une véritable folie, qu’expliquait, après tout, une recette extraordinaire de quarante-deux florins! Mais qu’on ne s’avise pas de croire qu’ils eussent dissipé toute leur recette! Non! Pointe Pescade était prudent, rangé prévoyant, et la vie leur était assurée pour une dizaine de jours au moins.

«C’est à toi, pourtant, que nous devons tout cela, Cap Matifou!

Oh! Pescade!

Oui, àtoi, mon grand homme!

Eh bien, oui… à moi… puisque lu le veux!» répondit Cap Matifou.

En ce moment, le canot de la Savarèna accosta le quai. La, le patron, se levant, son béret à la main, s’empressa de dire qu’il était aux ordres de «ces messieurs».

«Des messieurs? s’écria Pointe Pescade. Quels messieurs?

Vous-mêmes, répondit le patron, vous que le docteur Antékirtt attend à son bord.

Bon! Voilà déjà que nous sommes des messieurs!» dit Pointe Pescade.

Cap Matifou ouvrait d’énormes yeux et tourmentait son chapeau d’un air fort embarrassé.

«Quand vous voudrez, messieurs! dit le patron.

Mais, nous voulons… nous voulons!» répondit Pointe Pescade avec un geste aimable.

Et, un instant après, les deux amis étaient confortablement assis dans le canot, sur le tapis noir à lisière rouge qui recouvrait le banc, tandis que le patron se tenait derrière eux.

Il va sans dire que, sous le poids de l’Hercule, l’embarcation s’enfonça de quatre ou cinq pouces au-dessus de sa ligne de flottaison. Il fallut même relever les coins du tapis pour qu’ils ne traînassent pas dans l’eau.

Au coup de sifflet les quatre avirons plongèrent avec ensemble, et le canot marcha rapidement vers la Savarèna.

On peut l’avouer, puisque cela est, ces deux pauvres diables se sentaient quelque peu émus, pour ne pas dire un peu honteux. Tant d’honneurs pour des saltimbanques! Cap Matifou n’osait pas remuer. Pointe Pescade, lui, ne pouvait dissimuler, sous sa confusion, un bon sourire, dont s’animait sa fine et intelligente figure.

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Le canot vint passer à l’arrière de la goëlette, et se rangea à la coupée de tribord, – le côté d’honneur.

Par l’escalier volant, dont les pistolets fléchirent sous le poids de Cap Matifou, les deux amis montèrent sur le pont et furent aussitôt conduits devant le docteur Antékirtt, qui les attendait à l’arrière.

Après un bonjour amical, il y eut encore quelques formalités et cérémonies, avant que Pointe Pescade et Cap Matifou eussent consenti à s’asseoir. Mais enfin c’était fait.

Le docteur les regarda pendant quelques instants sans parler. Sa figure, froide et belle, leur imposait. Cependant, on ne pouvait s’y tromper, si le sourire n’était pas sur ses lèvres, il était dans son cœur.

«Mes amis, dit-il, vous avez sauvé hier d’un grand danger mon équipage et moi. J’ai voulu encore une fois vous en remercier, et c’est pour cela que je vous ai priés de venir à bord.

Monsieur le docteur, répondit Pointe Pescade, qui commençait à reprendre un peu d’assurance, vous êtes bien bon, et cela n’en valait pas la peine. Mon camarade n’a fait que ce que tout autre eût l’ait à sa place, s’il avait eu sa force. N’est-ce pas, Cap Matifou?»

Celui-ci fit ce signe affirmatif, qui consistait à remuer sa grosse tête de haut en bas.

«Soit, répondit le docteur, mais ce n’est pas tout autre, c’est votre compagnon qui a risqué sa vie, et je me considère comme son obligé!

Oh! monsieur le docteur, répondit Pointe Pescade, vous allez faire rougir mon vieux Cap, et, sanguin comme il est, il ne faut pas que le sang lui monte à la tète…

Bien, mes amis, reprit le docteur Antékirtt, je vois que vous n’aimez guère les compliments! Aussi, je n’insisterai pas. Cependant, puisque tout service mérite…

Monsieur le docteur, répondit Pointe Pescade, je vous demande pardon si je vous interromps, mais toute bonne action porte en elle-même sa récompense, à ce que prétendent les livres de morale, et nous sommes récompensés!

Déjà! Et comment? demanda le docteur, qui put craindre d’avoir été devancé.

Sans doute, reprit Pointe Pescade. Après cette preuve extraordinaire des forces de notre Hercule en tous genres, le public a voulu le juger par lui-même dans des conditions plus artistiques. Aussi s’est-il porté en foule vers nos arènes provençales. Cap Matifou a terrassé une demi-douzaine des plus robustes montagnards et des plus solides portefaix de Gravosa, et nous avons fait une recette énorme!

Énorme?

Oui!… sans précédent dans nos tournées acrobatiques.

Et combien?

Quarante-deux florins!

Ah! Vraiment!… Mais l’ignorais!.. répondit le docteur Antékirtt d’un ton de bonne humeur. Si j’avais su que vous donniez une représentation, je me serais fait un devoir et un plaisir d’y assister! Vous me permettrez donc de paver ma place…

Ce soir, monsieur le docteur, ce soir répondit Pointe Pescade, si vous voulez bien honorer nos luttes de votre présence!»

Cap Matifou s’inclina poliment en faisant onduler ses larges épaules «qui n’avaient jamais encore mordu la poussière,» comme le disait le programme par la bouche de Pointe Pescade.

Ledocteur Antékirtt, vit bien qu’il ne pourrait faire accepter aucune récompense aux deux acrobates, – du moins sous la forme pécuniaire. Il résolut donc de procéder autrement. D’ailleurs, son plan à leur égard était arrêté depuis la veille. Des quelques renseignements qu’il avait déjà fait prendre pendant la soirée, il résultait que les deux saltimbanques étaient d’honnêtes gens, dignes de toute confiance.

«Comment vous nommez-vous? leur demanda-t-il.

Le seul nom que je me connaisse, monsieur le docteur, est Pointe Pescade.

Et vous?

Matifou, répondit l’Hercule.

C’est-à-dire Cap Matifou, ajouta Pointe Pescade, non sans éprouver quelque orgueil a prononcer ce nom fameux dans toutes les arènes du Midi de la France.

Mais ce sont des surnoms… fit observer le docteur.

Nous n’en avons pas d’autres, répondit Pointe Pescade, ou, si nous en avons eu, comme nos poches ne sont plus en très bon état, nous les aurons perdus en route!

Et… des parents?

Des parents, monsieur le docteur! Nos moyens ne nous ont jamais permis ce luxe! Mais si nous devenons riches un jour, ii s’en trouvera bien pour hériter!

Vous êtes Français? De quelle partie de la France?

De la Provence, répondit fièrement Pointe Pescade, c’est-à-dire deux fois Français!

Vous ne manquez pas de bonne humeur, Pointe Pescade!

C’est le métier qui veut cela. Vous figurez-vous, monsieur le docteur, un pitre, une queue rouge, un farceur de tréteaux, qui serait d’humeur chagrine! Mais il recevrait plus de pommes en une heure qu’il ne pourrait en manger dans toute sa vie! Oui! je suis très gai, extrêmement gai, c’est convenu!

Et Cap Matifou?

Oh! Cap Matifou est plus grave, plus réfléchi, plus en dedans! répondit Pointe Pescade en donnant à son compagnon une bonne petite tape d’amitié, comme on fait a l’encolure d’un cheval que l’on caresse. C’est aussi le métier qui veut cela! Quand on jongle avec des poids de cinquante, il faut être très sérieux! Quand on lutte, c’est non seulement avec les bras, c’est avec la tête! Et Cap Matifou a toujours lutté… même contre la misère! Et elle ne l’a pas encore tombé!»

Le docteur Antékirtt écoutait avec intérêt ce brave petit être, pour qui la destinée avait été si dure jusqu’alors et qui ne récriminait point contre elle. Il sentait en lui au moins autant de cœur que d’intelligence et songeait à ce qu’il aurait pu devenir, si les moyens matériels ne lui eussent pas manqué dès le début de la vie.

«Et où allez-vous maintenant? lui demanda-t-il.

Devant nous, au hasard, répondit Pointe Pescade. Mais ce n’est pas toujours un mauvais guide, le hasard, et, en général, il connaît les chemins. Seulement, je crains qu’il ne nous ait entraînés trop loin de notre pays, cette fois! Après tout, c’est notre faute! Nous aurions, d’abord, dû lui demander ou il allait!»

Le docteur Antékirtt les observa tous deux pendant un instant. Puis, reprenant:

«Que pourrais-je faire pour vous? dit-il en insistant.

Mais rien, monsieur le docteur, répondit Pointe Pescade, rien… je vous assure…

N’auriez-vous pas grand désir de retourner maintenant dans votre Provence!»

Les yeux des deux acrobates s’allumèrent à la fois.

«Je pourrais vous y conduire, reprit le docteur.

Ça, ça serait fameux!» répondit Pointe Pescade.

Puis, s’adressant à son compagnon;

«Cap Matifou, dit-il, voudrais-tu retourner là-bas?

Oui… si tu y viens, Pointe Pescade!

Mais qu’y ferons-nous? De quoi y vivrons-nous?»

Cap Matifou se gratta le front, ce qu’il faisait dans tous les cas embarrassants.

«Nous ferons… nous ferons… murmura-t-il.

Tu n’en sais rien… ni moi non plus!… Mais enfin, c’est le pays! N’est-ce pas singulier, monsieur le docteur, que de pauvres diables comme nous aient un pays, que de misérables, qui n’ont même pas de parents, soient nés quelque part! Cela m’a toujours paru inexplicable!

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Vous arrangeriez-vous de rester tous deux avec moi?» demanda le docteur Antékirtt.

À cette proposition inattendue, Pointe Pescade s’était relevé vivement, tandis que l’Hercule le regardait, ne sachant s’il devait se relever comme lui.

«Rester avec vous, monsieur le docteur? répondit enfin Pointe Pescade. Mais à quoi serions-nous bons? Des tours de force, des tours d’adresse, nous n’avons jamais fait autre chose! Et, à moins que ce ne soit pour vous distraire pendant votre navigation ou dans votre pays…

Écoutez-moi, répondit le docteur Antékirtt, j’ai besoin d’hommes courageux, dévoués, adroits et intelligents, qui puissent servir à l’accomplissement de mes projets. Vous n’avez rien qui vous retienne ici, rien qui vous appelle là-bas. Voulez-vous être de ces hommes?

Mais ces projets réalisés… dit Pointe Pescade.

Vous ne me quitterez plus, si cela vous plaît, répondit le docteur en souriant, vous resterez à bord avec moi! Et, tenez, vous donnerez, des leçons de voltige à mon équipage! S’il vous convient, au contraire, de retourner dans votre pays, vous le pourrez, et d’autant mieux que l’aisance vous y sera assurée pour la vie.

Oh! monsieur le docteur! s’écria Pointe Pescade. Mais vous n’entendez cependant pas nous laisser à rien faire! N’être bons à rien ne nous suffirait pas!

– Je vous promets de la besogne, de quoi vous contenter!

Décidément, répondit Pointe Pescade, l’offre est bien tentante!

Quelle objection y faites-vous?

Une seule peut-être. Vous nous voyez tous deux, Cap Matifou et moi! Nous sommes du même pays, et nous serions sans doute de la même famille, si nous avions une famille! Deux frères de cœur! Cap Matifou ne pourrait vivre sans Pointe Pescade, ni Pointe Pescade sans Cap Matifou! Imaginez les deux frères Siamois! On n’a jamais pu les séparer, n’est-ce pas, parce qu’une séparation leur eût coûté la vie! Eh bien, nous sommes ces Siamois-là!… Nous nous aimons, monsieur le docteur!»

Et Pointe Pescade avait tendu la main à Cap Matifou, qui l’attira sur sa poitrine et l’y pressa comme un enfant.

«Mes amis, dit le docteur Antékirtt, il n’est point question devons séparer, et j’entends bien que vous ne vous quitterez jamais!

– Alors, ça pourra aller, monsieur le docteur, si…

Si?

Si Cap Matifou donne son consentement.

Dis oui, Pointe Pescade, répondit l’Hercule, et tu auras dit oui pour nous deux!

Bien, répondit le docteur, c’est convenu, et vous n’aurez point à vous repentir! À partir de ce jour, ne vous préoccupez plus de rien!

Oh! monsieur le docteur, prenez garde! s’écria Pointe Pescade. Vous vous engagez peut-être plus que vous ne pensez!

Et pourquoi?

C’est que nous vous coûterons cher, Cap Matifou surtout! Un gros mangeur, mon Cap, et vous ne voudriez pas qu’il perdît de ses forces à votre service, si peu que ce fût!

Je prétends qu’il les double, au contraire!

Alors, il va vous ruiner!

On ne me ruine pas, Pointe Pescade!

Cependant, deux repas… trois repas par jour…

Cinq, six, dix, s’il le veut! répondit en souriant le docteur Antékirtt. Il y aura table ouverte pour lui!

Hein, mon Cap! s’écria Pointe Pescade tout joyeux. Tu vas donc pouvoir manger ton content!

El vous aussi, Pointe Pescade.

Oh, moi! un oiseau! – Mais pourrais-je vous demander, monsieur le docteur, si nous naviguerons?

Souvent, mon ami. Je vais avoir affaire, maintenant, aux quatre coins de la Méditerranée. Ma clientèle sera un peu partout sur le littoral! Je compte exercer la médecine d’une façon internationale! Qu’un malade me demande à Tanger ou aux Baléares, quand je suis à Suez, ne faudra-t-il pas que j’aille le trouver? Ce qu’un médecin fait dans une grande ville, d’un quartier à l’autre, je le ferai du détroit de Gibraltar à l’Archipel, de l’Adriatique au golfe du Lion, de la mer Ionienne à la baie de Gabès! J’ai d’autres bâtiments dix fois plus rapides que cette goëlette, et, le plus souvent, vous m’accompagnerez dans mes visites!

Cela nous va, monsieur le docteur! répondit Pointe Pescade en se frottant les mains.

Vous ne craignez pas la mer? demanda le docteur Antékirtt.

Nous! s’écria Pointe Pescade, nous! Des enfants de la Provence! Tout gamins, nous roulions dans les canots du rivage! Non! nous ne craignons pas la mer, ni le prétendu mal qu’elle donne! Habitude de marcher la tête en bas et les pieds en l’air! Si, avant de s’embarquer, ces messieurs et ces dames faisaient seulement deux mois de cet exercice, ils n’auraient plus besoin, pendant les traversées, de se fourrer le nez dans leurs cuvertes! Entrez! Entrez! messieurs, mesdames, et suivez le monde!»

Et le joyeux Pescade se laissait aller à ses boniments habituels, comme s’il eût été sur les tréteaux de sa baraque.

«Bien, Pointe Pescade! répondit le docteur. Nous nous entendrons à merveille, et, par dessus tout, je vous recommande de ne rien perdre de votre belle humeur! Riez, mon garçon, riez et chantez tant qu’il vous plaira! L’avenir nous garde peut-être d’assez tristes choses pour que votre joie ne soit pas à dédaigner en route!»

En parlant ainsi, le docteur Antékirtt était redevenu sérieux. Pointe Pescade, qui l’observait, pressentit que dans le passé de cet homme, il devait y avoir eu de grandes douleurs qu’il leur serait peut-être donné de connaître un jour.

«Monsieur le docteur, dit-il alors, à partir d’aujourd’hui, nous vous appartenons corps et âme!

Et, dès aujourd’hui, répondit le docteur, vous pouvez vous installer définitivement dans votre cabine. Très probablement, je vais rester quelques jours à Gravosa et à Raguse; mais il est bon que vous preniez dès maintenant l’habitude de vivre a bord de la Savarèna.

Jusqu’au moment ou vous nous aurez conduits dans votre pays! ajouta Pointe Pescade.

Je n’ai pas de pays, répondit le docteur, ou plutôt j’ai un pays que je me suis fait, un pays à moi, et gui, si vous le voulez, deviendra le vôtre!

Allons, Cap Matifou, s’écria Pointe Pescade, allons liquider notre maison de commerce! Sois tranquille, nous ne devons rien à personne, et nous ne ferons pas faillite!»

Là-dessus, après avoir pris congé du docteur Antékirtt, les deux amis s’embarquèrent dans le canot qui les attendait et furent ramenés au quai de Gravosa.

Là, en deux heures, ils eurent fait leur inventaire et cédé à quelque confrère les tréteaux, toiles peintes, grosse caisse et tambour, qui formaient tout leur avoir. Ce ne fut ni long ni difficile, et ils ne devaient pas être alourdis par le poids des quelques florins qu’ils empochèrent.

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Cependant, Pointe Pescade tint à conserver avec sa défroque d’acrobate son cornet à piston, et Cap Matifou son trombone avec son accoutrement de lutteur. Ils auraient eu trop de chagrin à se séparer de ces instruments et de ces nippes, qui leur rappelaient tant de succès et de triomphes. Ils furent cachés au fond de l’unique malle, qui contenait leur mobilier, leur garde-robe, tout leur matériel, enfin.

Vers une heure après-midi, Pointe Pescade et Cap Matifou étaient de retour à bord de la Savarèna. Une grande cabine de l’avant avait été mise à leur disposition, – cabine confortable, pourvue «de tout ce qu’il fallait pour écrire», ainsi que le disait le joyeux garçon.

L’équipage fit le meilleur accueil, à ces nouveaux compagnons, auxquels il devait d’avoir échappé à une terrible catastrophe.

Dès leur arrivée, Pointe Pescade et Cap Matifou purent constater que la cuisine du bord ne leur ferait pas regretter la cuisine des arènes provençales.

«Vois-tu, Cap Matifou, répétait Pointe Pescade, en vidant un verre de bon vin d’Asti, avec de la conduite, on arrive toujours à tout. Mais faut de la conduite!»

Cap Matifou ne put répondre que par un hochement de tête, sa bouche étant alors encombrée d’un énorme morceau de jambon grillé, qui disparut avec deux œufs frits dans les profondeurs de son estomac.

«Rien que pour te voir manger, mon Cap, dit Pointe Pescade, quelle recette on ferait!»

 

 

Chapitre IV

La veuve d’Étienne Bathory.

 

’arrivée du docteur Antékirtt avait fait grand bruit, non seulement à Raguse, mais aussi dans toute la province dalmate. Les journaux, après avoir annoncé l’arrivée de la goëlette au port de Gravosa, s’étaient jetés sur cette proie, qui promettait une série de chroniques affriolantes. Le propriétaire de la Savarèna ne pouvait donc échapper aux honneurs et en même temps aux inconvénients de la célébrité. Sa personnalité fut a l’ordre du jour. La légende s’en empara. On ignorait qui il était, d’où il venait, où il allait. Cela ne pouvait que piquer davantage la curiosité publique. Et, naturellement, quand on ne sait rien, le champ est plus vaste, l’imagination en profite, et ce fut à qui paraîtrait le mieux informé.

Les reporters, désireux de satisfaire leurs lecteurs, s’étaient empressés de se rendre à Gravosa, – quelques-uns, même, à bord de la goëlette. Ils ne purent voir le personnage, dont l’opinion s’occupait avec tant d’insistance. Les ordres étaient formels. Le docteur ne recevait pas. Aussi les réponses que faisait le capitaine Narsos à toutes les demandes des visiteurs, étaient-elles invariablement les mêmes:

«Mais d’où vient ce docteur?

D’où il lui plaît.

Et où va-t-il?

Où il lui convient d’aller.

Mais qui est-il?

Personne ne le sait, et peut-être ne le sait-il pas plus que ceux qui le demandent!»

Le moyen de renseigner des lecteurs avec de si laconiques réponses! Il s’en suivit donc que les imaginations, ayant toute liberté, ne se gênèrent pas pour vagabonder en pleine fantaisie. Le docteur Antékirtt devint tout ce qu’on voulut. Il avait été tout ce qu’il leur plut d’inventer, à ces chroniqueurs aux abois. Pour les uns, c’était un chef de pirates. Pour les autres, roi d’un vaste empire africain, il voyageait incognito dans le but de s’instruire. Ceux-ci affirmaient que c’était un exilé politique, ceux-là, qu’une révolution l’ayant chassé de ses États, il parcourait le monde en philosophe et en curieux. On pouvait choisir. Quant à ce titre de docteur, dont il se parait, ceux qui voulurent bien l’admettre se divisèrent: dans l’opinion des uns, c’était un grand médecin, qui avait fait d’admirables cures en des cas désespérés; dans l’opinion des autres, c’était le roi des charlatans, et il eût été fort empêché de montrer ses brevets ou diplômes!

En tout cas, les médecins de Gravosa et de Raguse n’eurent point à le poursuivre pour exercice illégal de la médecine. Le docteur Antékirtt se tint constamment sur une extrême réserve, et, quand on voulut lui faire l’honneur de le consulter, il se déroba toujours.

D’ailleurs, le propriétaire de la Savarèna ne prit point appartement à terre. Il ne descendit même pas dans un des hôtels de la ville. Pendant les deux premiers jours de son arrivée à Gravosa, c’est tout au plus s’il poussa jusqu’à Raguse. Il se bornait à faire quelques promenades aux environs, et, deux ou trois fois, il emmena Pointe Pescade, dont il appréciait l’intelligence naturelle.

Mais s’il ne se rendit pas à Raguse, un jour, Pointe Pescade y alla pour lui. Chargé de quelque mission de confiance, – peut-être un renseignement à recueillir, – ce brave garçon répondit comme il suit aux questions qui lui furent faites à son retour.

«Ainsi celui-là demeure dans le Stradone?

Oui, monsieur le docteur, c’est-à-dire dans la plus belle rue de la ville. Il occupe un hôtel, pas loin de la place où l’on montre aux étrangers le palais des anciens doges, un magnifique hôtel avec des domestiques, des voitures. Un vrai train de millionnaire!

Et l’autre?

L’autre ou plutôt les autres? répondit Pointe Pescade. Ils habitent bien le même quartier, mais leur maison est perdue au fond de ces rues montantes, étroites, tortueuses, – à vrai dire, de véritables escaliers, – qui conduisent à des habitations plus que modestes!

Leur demeure est humble, petite, triste d’aspect au dehors, bien qu’au dedans, j’imagine, elle doive être proprement tenue, monsieur le docteur. On sent qu’elle est habitée par des gens pauvres et fiers.

Cette dame?…

Je ne l’ai pas vue, et l’on m’a dit qu’elle ne sortait presque jamais de la rue Marinella.

Et son fils?…

Lui, je l’ai aperçu, monsieur le docteur, au moment où il rentrait chez sa mère.

Et comment t’a-t-il paru?…

Il m’a paru préoccupé, inquiet même! On dirait que ce jeune homme a passé par la souffrance!… Cela se voit!

Mais toi aussi, Pointe Pescade, tu as souffert, et, cependant cela ne se voit pas!

Souffrances physiques ne sont pas souffrances morales, monsieur le docteur! Voilà pourquoi j’ai toujours pu cacher les miennes – et même en rire!»

Le docteur tutoyait déjà Pointe Pescade, – ce que celui-ci avait réclamé comme une faveur, – dont Cap Matifou devait bientôt profiter. Vraiment, l’Hercule était trop imposant pour que l’on put se permettre de le tutoyer si vite!

Cependant le docteur, après avoir fait ces questions et reçu ces réponses, cessa ses promenades autour de Gravosa. Il semblait attendre une démarche qu’il n’eût pas voulu provoquer en allant à Raguse, où la nouvelle de son arrivée sur la Savarèna devait être connue. Il resta donc à bord, et ce qu’il attendait, arriva.

Le 29 mai, vers onze heures au matin, après avoir observé, sa lunette aux yeux, les quais de Gravosa, le docteur donna l’ordre d’armer sa baleinière, y descendit, puis débarqua près du môle, où se tenait un homme qui semblait le guetter.

«C’est lui! se dit le docteur. C’est bien lui!… Je le reconnais, si changé qu’il soit!»

Cet homme était un vieillard, brisé par l’âge, bien qu’il n’eût que soixante-dix ans. Ses cheveux blancs recouvraient une tête qui s’inclinait vers la terre. Sa figure était grave, triste, à peine animée d’un regard à demi éteint, que les larmes avaient dû souvent noyer. Il se tenait immobile sur le quai, n’ayant pas perdu de vue le canot depuis le moment où il s’était détaché de la goëlette.

Le docteur ne voulut point avoir l’air d’apercevoir ce vieillard, encore moins de le reconnaître. Il ne parut donc pas remarquer sa présence. Mais, à peine avait-il fait quelques pas, que le vieillard s’avança vers lui, et, humblement découvert:

«Le docteur Antékirtt? demanda-t-il.

C’est moi, répondit le docteur, en regardant ce pauvre homme, dont les paupières n’eurent pas même un tressaillement lorsque ses yeux se fixèrent sur lui.

Puis il ajouta:

«Qui êtes-vous, mon ami, et que me voulez-vous?

Je me nomme Borik répondit le vieillard, je suis au service de madame Bathory, et je viens de sa part vous demander un rendez-vous…

Madame Bathory? répéta le docteur. Serait-ce la veuve de ce Hongrois qui paya de sa vie son patriotisme?…

Elle-même, répondit le vieillard. Et, bien que vous ne l’ayez jamais vue, il est impossible que vous ne la connaissiez pas, puisque vous êtes le docteur Antékirtt!»

Celui-ci écoutait attentivement le vieux serviteur, dont les yeux restaient toujours baissés. Il semblait se demander si, sous ces paroles, ne se cachait pas quelque arrière-pensée.

Puis, reprenant:

«Que me veut madame Bathory?

Pour des raisons que vous devez comprendre, elle désirerait avoir avec vous un entretien, monsieur le docteur.

J’irai la voir.

Elle préférerait venir à voire bord.

Pourquoi?

– Ilimporte que cet entretien soit secret.

Secret?… Vis-à-vis de qui?

Vis-à-vis de son fils! Il ne faut pas que monsieur Pierre sache que madame Bathory a reçu votre visite!»

Cette réponse parut surprendre le docteur; mais il n’en laissa rien voir à Borik.

«Je préfère me rendre à la demeure de madame Bathory, reprit-il. Ne pourrais-je le faire en absence de son fils?

Vous le pouvez, monteur le docteur, si vous consentez à venir dès demain. Pierre Bathory doit partir ce soir pour Zara, et il ne sera pas de retour avant vingt-quatre heures.

Et que fait Pierre Bathory?

Il est ingénieur, mais jusqu’ici il n’a pas encore pu trouver une situation. Ah! la vie a été dure pour sa mère et pour lui!

Dure!… répondit le docteur Antékirtt. Est-ce que madame Bathory n’a pas des ressources…»

Il s’arrêta. Le vieillard avait courbé la tête, pendant que sa poitrine se gonflait de sanglots.

«Monsieur le docteur, dit-il enfin, je ne puis rien vous apprendre de plus, Dans l’entretien qu’elle sollicite, madame Bathory vous dira tout ce que vous avez le droit de savoir!»

Il fallait que le docteur fût bien maître de lui-même pour ne rien laisser paraître de son émotion.

«Où demeure madame Bathory? demanda-t-il.

A Raguse, dans le quartier du Stradone, au numéro 17 de la rue Marinella.

Madame Bathory sera-t-elle visible demain entre une heure et deux heures de l’après-midi?

Elle le sera, monsieur le docteur, et c’est moi qui vous introduirai près d’elle.

Dites à madame Bathory qu’elle peut compter sur moi au jour et à l’heure convenus.

Je vous remercie en son nom!» répondit le vieillard.

Puis, après quelque hésitation:

«Vous pourriez croire, ajouta-t-il, qu’il s’agit d’un service à vous demander…

Et quand cela serait? dit vivement le docteur.

Il n’en est rien,» répondit Borik.

Puis, après s’être humblement incliné, il reprit la route qui va de Gravosa à Raguse.

Évidemment, les dernières paroles du vieux serviteur avaient quelque peu surpris le docteur Antékirtt. Il était resté sur le quai, immobile, regardant Borik s’éloigner. De retour à bord, il donna congé à Pointe Pescade et à Cap Matifou. Puis, après s’être renfermé dans sa chambre, il voulut y rester seul pendant les dernières heures de cette journée.

Pointe Pescade et Cap Matifou profitèrent donc de la permission en vrais rentiersqu’ils étaient. Ils s’offrirent même le plaisir d’entrer dans quelques-unes des baraques de la fête foraine. Dire que l’agile clown ne fut pas tenté d’en remontrer à quelque équilibriste maladroit, que le puissant lutteur n’eut pas envie de prendre part à ces combats d’athlètes, ce serait contraire à la vérité. Mais tous deux se souvinrent qu’ils avaient l’honneur d’appartenir au personnel de la Savarèna. Ils restèrent donc simples spectateurs et ne marchandèrent pas les bravos, quand ils leur parurent mérités.

Le lendemain, le docteur se fit mettre à terre, un peu avant midi. Après avoir renvoyé sa baleinière à bord, il se dirigea vers la route qui réunit le port de Gravosa à Raguse, – belle avenue, disposée en corniche, bordée de villas, ombragée d’arbres, sur une longueur de deux kilomètres.

L’avenue n’était pas encore animée, comme elle devait l’être quelques heures plus tard, par le va-et-vient des équipages, par la foule des promeneurs à pied et à cheval.

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Le docteur, tout en songeant à son entrevue avec Mme Bathory, suivait une des contre-allées, et il fut bientôt arrivé au Borgo-Pille, sorte de bras de pierre qui s’allonge hors du triple vêtement des fortifications de Raguse. La poterne était ouverte, et, a travers les trois enceintes, donnait accès dans l’intérieur de la cité.

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C’est une magnifique artère dallée, ce Stradone, qui depuis le Borgo-Pille se prolonge jusqu’au faubourg de Plocce, après avoir traversé la ville. Il se développe au pied d’une colline, sur laquelle s’étage tout un amphithéâtre de maisons. À son extrémité s’élève le palais des anciens doges, beau monument du quinzième siècle, avec cour intérieure, portique de la Renaissance, fenêtres à plein cintre, dont les sveltes colonnettes rappellent la meilleure époque de l’architecture toscane.

Le docteur n’eut pas besoin d’aller jusqu’à cette place. La rue Marinella, que Borik lui avait indiquée la veille, débouche à gauche, vers le milieu du Stradone. Si son pas se ralentit un peu, ce fut au moment où il jeta un rapide coup d’œil sur un hôtel, bâti en granit, dont la riche façade et les annexes en équerre s’élevaient sur la droite. La porte de la cour, alors ouverte, laissait voir une voiture de maître avec un superbe attelage, cochersur siège, tandis qu’un valet de pied attendait devant le perron, abrité d’une élégante vérandah.

Presque aussitôt, un homme montait dans cette voiture, les chevaux franchissaient rapidement la cour, et la porte se refermait sur eux.

Ce personnage était celui qui, trois jours auparavant, avait accosté le docteur Antékirtt sur le quai de Gravosa: c’était l’ancien banquier de Trieste, Silas Toronthal.

Le docteur, désireux d’éviter cette rencontre, s’était reculé précipitamment, et il ne reprit sa route qu’au moment où le rapide équipage eut disparu à l’extrémité du Stradone.

«Tous deux dans cette même ville! murmura-t-il. Ceci est la part du hasard, non la mienne!»

Étroites, raides, mal pavées, de pauvre apparence, ces rues qui aboutissent à la gauche du Stradone! Qu’on imagine un large fleuve, n’ayant pour tributaires que des torrents sur l’une de ses rives. Afin de trouver un peu d’air, les maisons grimpent les unes au-dessus des autres, – à se toucher. Elles ont les yeux dans les yeux, s’il est permis de nommer de cette façon les fenêtres ou lucarnes qui s’ouvrent sur leur façade. Elles montent ainsi, jusqu’à la crête de l’une des deux collines, dont les sommets sont couronnés par les forts Mincetto et San Lorenzo. Aucune voiture n’y pourrait circuler. Si le torrent manque, excepté les jours de grande pluie, la rue n’en est pas moins un ravin, et toutes ces pentes, toutes ces dénivellations, il a fallu les racheter par des paliers et des marches. Vif contraste entre ces modestes demeures et les splendides hôtels ou édifices du Stradone.

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Le docteur arriva à l’entrée de la rue Marinella, et commença à monter l’interminable escalier qui la dessert. Il dut franchir ainsi plus de soixante marches, avant de s’arrêter devant le numéro 17.

Là, une porte s’ouvrit aussitôt. Le vieux Borik attendait le docteur. Il l’introduisit, sans mot dire, dans une salle proprement tenue, mais pauvrement meublée.

Le docteur s’assit. Rien ne pouvait donner à penser qu’il éprouvât la plus légère émotion à se trouver dans cette demeure, – pas même lorsque Mme Bathory entra et dit:

«Monsieur le docteur Antékirtt?

C’est moi, madame, répondit le docteur en se levant.

J’aurais voulu, reprit Mme Bathory, vous éviter la peine de venir si loin et si haut!

Je tenais à vous rendre visite, madame, et vous prie de croire que je suis tout à votre service!

Monsieur, répondit Mme Bathory, c’est hier seulement que j’ai appris votre arrivée à Gravosa, et j’ai aussitôt envoyé Borik pour vous demander un entretien.

Madame, je suis prêt à vous entendre.

Je me retire, dit le vieillard.

Non, restez, Borik! répondit Mme Bathory. Seul ami de notre famille, vous n’ignorez rien de ce que j’ai à dire au docteur Antékirtt!»

Mme Bathory s’assit, et le docteur prit place devant elle, tandis que le vieillard restait debout près de la fenêtre.

La veuve du professeur Étienne Bathory avait alors soixante ans. Si sa taille était droite encore, malgré la pesanteur de l’âge, sa tête toute blanche, sa figure sillonnée de rides, indiquaient combien elle avait eu à lutter contre le chagrin et la misère. Mais on la sentait énergique encore, comme elle l’avait été dans le passé. En elle se retrouvait la vaillante compagne, la confidente intime de l’homme qui avait sacrifié sa position à ce qu’il avait cru être son devoir, sa complice enfin, lorsqu’il s’était jeté dans la conspiration avec Mathias Sandorf et Ladislas Zathmar.

«Monsieur, dit-elle d’une voix dont elle eut vainement essayé de dissimuler l’émotion, puisque êtes le docteur Antékirtt, je suis votre obligée, et je vous dois le récit des événements qui se sont passés à Trieste, il y a quinze ans…

Madame, puisque je suis le docteur Antékirtt, épargnez-vous un récit trop douloureux pour vous! Je leconnais, et j’ajoute, – puisque je suis le docteur Antékirtt, – que je connais aussi tout ce qu’a été votre existence depuis cette date inoubliable du 30 juin 1867.

Me direz-vous alors, monsieur, reprit Mme Bathory, à quel motif est dû l’intérêt que vous avez pris à ma vie?

Cet intérêt, madame, est celui que tout homme de cœur doit à la veuve du magyar, qui n’a pas hésité à risquer son existence pour l’indépendance de sa patrie!

Avez-vous connu le professeur Étienne Bathory? demanda la veuve d’une voix un peu tremblante.

Je l’ai connu, madame, je l’ai aimé, et je vénère tous ceux qui portent son nom.

Êtes-vous donc de ce pays pour lequel il a donné son sang?

Je ne suis d’aucun pays, madame.

Qui êtes-vous, alors?

Un mort, qui n’a pas encore de tombe’» répondit froidement le docteur Antékirtt.

Mme Bathory et Borik, à cette réponse si inattendue, tressaillirent; mais le docteur se hâta d’ajouter:

«Cependant, madame, ce récit que je vous ai priée de ne pas me faire, il faut, moi, que je vous le fasse, car, s’il est des choses que vous connaissez, il en est d’autres qui vous sont inconnues, et celles-là, vous ne devez pas les ignorer plus longtemps.

Soit, monsieur, je vous écoute. répondit Mme Bathory.

Madame, reprit le docteur Antékirtt, il y a quinze ans, trois nobles hongrois se firent les chefs d’une conspiration, qui avait pour but de rendre à la Hongrie son ancienne indépendance. Ces hommes étaient le comte Mathias Sandorf, le professeur Étienne Bathory, le comte Ladislas Zathmar, trois amis confondus depuis longtemps dans la même espérance, trois êtres vivant du même cœur.

«Le 8 juin 1867, la veille du jour où allait être donné le signal du soulèvement, qui devait s’étendre dans tout le pays hongrois et jusqu’en Transylvanie, la maison du comte Zathmar, à Trieste, dans laquelle se trouvaient les chefs de la conspiration, fut envahie par la police autrichienne. Le comte Sandorf et ses deux compagnons furent saisis, emmenés, emprisonnés, la nuit même, dans le donjon de Pisino, et, quelques semaines après, ils étaient condamnés à mort.

«Un jeune comptable, nommé Sarcany, arrêté en même temps qu’eux dans la maison du comte Zathmar, parfaitement étranger au complot d’ailleurs, ne tarda pas à être mis hors de cause, puis relâché, après le dénouement de cette affaire.

«La veille du jour où la sentence allait être exécutée, une évasion fut tentée par les prisonniers, réunis alors dans la même cellule. Le comte Sandorf et Étienne Bathory, en s’aidant de la chaîne d’un paratonnerre, parvinrent à s’enfuir du donjon de Pisino, et ils tombèrent dans le torrent de la Foïba, au moment où Ladislas Zathmar, saisi par les gardiens, était mis dans l’impossibilité de les suivre.

«Bien que les fugitifs eussent peu de chances d’échapper à la mort, puisqu’une rivière souterraine les entraînait au milieu d’un pays qu’ils ne connaissaient même pas, ils purent cependant gagner les grèves du canal de Lème, puis la ville de Rovigno, où ils trouvèrent asile dans la maison du pêcheur Andréa Ferrato.

«Ce pêcheur. – un homme de cœur! – avait tout préparé pour les conduire de l’autre côté de l’Adriatique, lorsque, par vengeance personnelle, un Espagnol, nommé Carpena, qui avait surpris le secret de leur retraite, dénonça les fugitifs à la police de Rovigno. Ils tentèrent de s’échapper une seconde fois. Mais Étienne Bathory, blessé, fut aussitôt repris par les agents. Quant à Mathias Sandorf, poursuivi jusqu’au rivage, il tomba sous une grêle de balles, et l’Adriatique ne rendit même pas son cadavre.

«Le surlendemain, Étienne Bathory et Ladislas Zathmar étaient passés par les armes dans la forteresse de Pisino. Puis, pour leur avoir donné asile, le pêcheur Andréa Ferrato, condamné aux galères perpétuelles, était envoyé au bagne de Stein.»

Mme Bathory baissait la tète. Le cœur serré, elle avait écouté, sans l’interrompre, le récit du docteur.

«Vous connaissiez ces détails, madame? lui demanda-t-il.

Oui, monsieur, comme vous-même vous les avez connus, par les journaux, sans doute?

Oui, madame, par les journaux, répondit le docteur. Mais ce que les journaux n’ont pu apprendre au public, puisque cette affaire avait été instruite dans le plus grand secret, je l’ai su, moi, grâce à l’indiscrétion d’un gardien de la forteresse, et je vais vous l’apprendre.

Parlez, monsieur, répondit Mme Bathory.

Si le comte Mathias Sandorf et Étienne Bathory furent trouvés et pris dans la maison du pêcheur Ferrato, c’est qu’ils avaient été trahis par l’Espagnol Carpena. Mais s’ils avaient été arrêtés, trois semaines avant, dans la maison de Trieste, c’est que des traîtres les avaient dénoncés aux agents de la police autrichienne.

Des traîtres!… dit Mme Bathory.

Oui, madame, et la preuve de cette trahison résulta des débats mêmes de l’affaire. Une première fois, ces traîtres avaient surpris au cou d’un pigeon voyageur un billet chiffré, adressé au comte Sandorf, et dont ils prirent le fac-similé. Une seconde fois, dans la maison même du comte Zathmar, ils parvinrent à obtenir un décalque de la grille qui servait à lire ces dépêches. Puis, lorsqu’ils eurent pris connaissance du billet, ils le livrèrent au gouverneur de Trieste. Et, sans doute, une partie des biens confisqués du comte Sandorf servit à payer leur délation.

Ces misérables, les connaît-on?… demanda Mme Bathory, dont l’émotion faisait trembler la voix.

Non, madame, répondit le docteur. Mais, peut-être les trois condamnés les connaissaient-ils, et auraient-ils dit leurs noms, s’ils eussent pu revoir une dernière fois leur famille avant de mourir!»

En effet, ni Mme Bathory, alors absente avec son fils, ni Borik, retenu dans la prison de Trieste, n’avaient pu assister les condamnés à leurs derniers moments.

«Ne pourra-t-on jamais savoir le nom de ces misérables? demanda Mme Bathory.

Madame, répondit le docteur Antékirtt, les traîtres finissent toujours par se trahir! – Voici, maintenant, ce que je dois ajouter pour compléter mon récit.

«Vous étiez restée veuve, avec un jeune enfant de huit ans, à peu près sans ressources. Borik, le serviteur du comte Zathmar, ne voulut pas vous abandonner après la mort de son maître; mais il était pauvre et n’avait que son dévouement à vous apporter.

«Alors, madame, vous avez quitté Trieste pour venir occuper ce modeste logement à Raguse. Vous avez travaillé, travaillé de vos mains, afin de subvenir aux besoins de la vie matérielle comme aux besoins de la vie morale. Vous vouliez, en effet, que votre fils suivît, dans la science, le chemin qu’avait illustré son père. Mais que de luttes incessamment subies, que de misères courageusement supportées! Et avec quel respect je m’incline devant la noble femme qui a montré tant d’énergie, devant la mère, dont les soins ont fait de son fils un homme!»

En parlant ainsi, le docteur s’était levé, et un indice d’émotion apparaissait sous sa froideur habituelle.

Mme Bathory n’avait rien répondu. Elle attendait, ne sachant si le docteur avait achevé son récit ou s’il allait le continuer, en rapportant des faits qui lui étaient absolument personnels, et à propos desquels elle lui avait demandé cette entrevue.

«Cependant, madame, reprit le docteur qui comprit sa pensée, sans doute les forces humaines ont des bornes, et, déjà malade, épuisée par tant d’épreuves, peut-être eussiez-vous succombé à la tâche, si un inconnu, non! un ami du professeur Bathory ne fût venu à votre aide. Jamais je ne vous aurais parlé de cela, si votre vieux serviteur ne m’avait fait connaître le désir que vous aviez de me voir…

En effet, monsieur, répondit Mme Bathory. N’ai-je donc pas à remercier le docteur Antékirtt?…

Et pourquoi, madame? Parce que, il y a cinq ou six ans, en souvenir de l’amitié qui le liait au comte Sandorf et à ses deux compagnons, et pour vous aider dans votre œuvre, le docteur Antékirtt vous a fait adresser une somme de cent mille florins? N’était-il pas trop heureux de pouvoir mettre cet argent à votre disposition? Non, madame, c’est moi, au contraire, qui dois vous remercier d’avoir bien voulu accepter ce don, s’il a pu venir en aide à la veuve et au fils d’Étienne Bathory!»

La veuve s’était inclinée et répondit:

«Quoi qu’il en soit, monsieur, je tenais à vous témoigner ma reconnaissance. C’était le premier motif de cette visite que je voulais aller vous rendre. Mais il y en avait un second…

Lequel, madame?

C’était… de vous restituer cette somme…

Quoi, madame?… dit vivement le docteur, vous n’avez pas voulu accepter?…

Monsieur, je ne me suis pas cru le droit de disposer de cet argent. Je ne connaissais pas le docteur Antékirtt. Je n’avais jamais entendu prononcer son nom. Cette somme pouvait être une sorte d’aumône, venant de ceux que mon mari avait combattus et dont la pitié m’eut été odieuse! Aussi n’ai-je pas voulu l’employer, même pour l’usage auquel le docteur Antékirtt la destinait.

Ainsi… cet argent…

Est intact.

Et votre fils?…

Mon fils ne devra rien qu’à lui-même….

Et à sa mère!» ajouta le docteur, dont tant de grandeur d’âme, tant d’énergie de caractère, ne pouvaient qu’exciter l’admiration et commander le respect.

Cependant, Mme Bathory s’était levée, et, d’un meuble fermé à clef, elle tirait une liasse de billets qu’elle tendit au docteur.

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«Monsieur, dit-elle, veuillez reprendre cet argent, car il est à vous, et recevez les remerciements d’une mère, comme si elle s’en fût servie pour élever son fils!

Cet argent ne m’appartient plus, madame! répondit le docteur en refusant d’un geste.

Je vous répète qu’il n’a jamais dû m’appartenir!

Mais si Pierre Bathory en faisait usage….

Mon fils finira par trouver la situation dont il est digne, et je pourrai compter sur lui comme il a pu compter sur moi!

Il ne refusera pas ce qu’un ami de son père insistera pour lui faire accepter!

Il refusera!

Du moins, madame, me permettrez-vous d’essayer?…

Je vous prierai de n’en rien faire, monsieur le docteur, répondit Mme Bathory. Mon fils ignore même que j’ai reçu cet argent, et je désire qu’il l’ignore toujours!

Soit, madame!… Je comprends les sentiments qui vous font agir, puisque je n’étais et ne suis qu’un inconnu pour vous!… Oui! je les comprends et je les admire!… Mais, je vous le répète, si cet argent n’est pas à vous, il n’est plus à moi!»

Le docteur Antékirtt se leva. Le refus de Mme Bathory n’avait rien qui pût le froisser personnellement. Cette délicatesse ne provoqua donc en lui que le sentiment du plus profond respect. Il salua la veuve et il allait se retirer, quand une dernière question l’arrêta.

«Monsieur, dit Mme Bathory, vous avez parlé de manœuvres indignes, qui ont envoyé à la mort Ladislas Zathmar, Étienne Bathory et le comte Sandorf?

J’ai dit ce qui était, madame.

Mais ces traîtres, personne ne les connaît?

Si, madame!

Qui donc?

Dieu!»

Sur ce mot, le docteur Antékirtt s’inclina une dernière fois devant la veuve et sortit.

Mme Bathory était restée pensive. Par une sympathie secrète, dont elle ne se rendait peut-être pas bien compte, elle se sentait irrésistiblement attirée vers ce personnage mystérieux, si mêlé aux plus intimes événements de sa vie. Le reverrait-elle jamais, et, si la Savarèna ne l’avait conduit à Raguse que pour lui rendre cette visite, n’allait-il pas reprendre la mer et ne plus revenir?

Quoi qu’il en soit, le lendemain, les journaux annonçaient qu’un don anonyme de cent mille florins venait d’être fait aux hospices de la ville.

C’était l’aumône du docteur Antékirtt, mais n’était-ce pas aussi l’aumône de la veuve, qui l’avait refusée pour son fils et pour elle?

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