Jules Verne
Mathias Sandorf
(Chapitre IV-VI)
111 dessins par Benett et une carte
Bibliothèque d’Éducation et de Récréation
J. Hetzel et Cie, 1885
© Andrzej Zydorczak
Le dernier enjeu.
es salons du Cercle des Étrangers, – vulgairement le Casino, – étaient ouvertsdepuis onze heures. Bien que le nombre des joueurs fût encore restreint, quelques tables de roulette commençaient à fonctionner.
L’aplomb de ces tables avait été préalablement rectifié, car il importe que leur horizontalité soit parfaite. En effet, une défectuosité quelconque, qui altérerait le mouvement de la bille lancée dans le cylindre tournant, serait vite remarquée et utilisée au détriment de la banque.
Sur chacune des six tables de roulette, soixante mille francs en or, en argent et en billets, avaient été déposés; sur chacune des deux tables de trente et quarante, cent cinquante mille. C’est l’enjeu habituel de la banque, en attendant l’ouverture de la grande saison, et il est bien rare que l’administration soit obligée de renouveler cette première mise de fonds. Rien qu’avec le refait et le zéro, dont le profit lui appartient, elle doit gagner – et toujours. Si donc le jeu est immoral en soi, de plus, il est stupide, puisqu’on opère dans de telles conditions d’inégalité.
Autour de chaque table de roulette, huit croupiers, leur râteau à la main, occupaient déjà les places qui leur sont réservées. À leurs côtés, assis ou debout, se tenaient joueurs ou spectateurs. Dans les salons, les inspecteurs se promenaient en observant aussi bien les croupiers que les pontes, tandis que les garçons de salle circulaient pour le service et du public et de l’administration, qui ne compte pas moins de cent cinquante employés des jeux.
Vers midi et demi, le train de Nice amena son contingent habituel de joueurs. Ce jour-là, ils étaient peut-être plus nombreux. Cette série de dix-sept à la rouge avait produit son effet naturel. C’était comme une nouvelle attraction, et tout ce qui vit du hasard venait en suivre les péripéties avec plus d’ardeur.
Une heure après, les salons étaient remplis. On y causait, surtout de cette passe extraordinaire, mais généralement à voix basse. Rien de lugubre, en somme, comme ces immenses salles, malgré la prodigalité des dorures, la fantaisie de l’ornementation, le luxe de l’ameublement, la profusion des lustres qui versent à flots la lumière du gaz, sans parler de ces longues suspensions, dont les lampes à huile, aux abat-jours verdâtres, éclairent plus spécialement les tables de jeu. Ce qui domine, malgré l’affluence du public, ce n’est pas le bruit des conversations, c’est le tintement des pièces d’or et d’argent, comptées ou lancées sur les tapis, c’est le froissement des billets de banque, c’est l’incessant: «Rouge gagne et couleur» – ou «dix-sept, noir, impair et manque,» jetés par la voix indifférente des chefs de parties – tout cela, triste!
Toutefois, deux des perdants, qui comptaient parmi les plus célèbres de la veille, n’avaient pas encore paru dans les salons. Déjà quelques joueurs cherchaient à suivre les chances diverses, à saisir la veine, les uns à la roulette, les autres au trente et quarante. Mais les alternatives de gain et de perte se compensaient, et il ne semblait pas que le «phénomène» de la soirée précédente dût se reproduire.
Vers trois heures seulement, Sarcany et Silas Toronthal entrèrent au Casino. Avant de paraître dans les salles de jeu, ils se promenèrent à travers le hall, où ils furent quelque peu l’objet de la curiosité publique. On les regardait, on les guettait, on se demandait s’ils entreraient encore en lutte avec ce hasard qui leur avait coûté si cher. Quelques professeurs auraient volontiers profité de l’occasion pour leur vendre d’infaillibles martingales, s’ils n’eussent été peu abordables en ce moment. Le banquier, l’air égaré, voyait à peine ce qui se passait autour de lui. Sarcany était plus froid, plus fermé que jamais. Tous deux se recueillaient au moment de tenter un dernier coup.
Parmi les personnes qui les observaient avec cette curiosité spéciale qu’on accorde à des patients ou à des condamnés, se trouvait un étranger qui semblait décidé à ne pas les quitter d’un instant.
C’était un jeune homme de vingt-deux à vingt-trois ans, physionomie fine, air futé, nez pointu, – un de ces nez qui regardent. Ses yeux, d’une vivacité singulière, s’abritaient derrière un lorgnon à simples verres de conserve. Comme s’il avait eu du vif argent dans les veines, il gardait ses mains dans les poches de son pardessus pour s’interdire de gesticuler, et tenait ses pieds rassemblés à la première position pour être plus sûr de rester en place. Convenablement habillé, sans avoir sacrifié aux dernières exigences du gandinisme, il n’affectait aucune prétention dans sa mise; mais peut-être ne se sentait-il pas très à l’aise avec ses vêtements correctement ajustés.
Cela ne saurait surprendre: ce jeune homme n’était autre que Pointe Pescade.
Au dehors, dans les jardins, l’attendait Cap Matifou.
Le personnage pour le compte duquel ils étaient venus tous deux en mission particulière dans ce paradis ou cet enfer de l’enclave monégasque, c’était le docteur Antékirtt.
L’embarcation qui les avait déposés la veille sur la pointe de Monte-Carlo, c’était l’Electric 2, de la flottille d’Antékirtta.
Dans quel but, le voici:
Deux jours après sa séquestration à bord du Ferrato, Carpena avait été mis à terre, et, malgré ses réclamations, incarcéré dans une des casemates de l’île. Là, cet échappé des présides espagnols n’eut pas de peine à comprendre qu’il n’avait changé une prison que pour une autre. Au lieu d’appartenir au personnel pénitentiaire du gouverneur, il était, sans le savoir, au pouvoir du docteur Antékirtt. En quel endroit? Il n’aurait pu le dire. Avait-il gagné à ce changement? C’est ce qu’il se demandait, non sans quelque inquiétude. Il était décidé, d’ailleurs, à faire tout ce qu’il faudrait pour améliorer sa position.
Aussi, à la première injonction qui lui fut faite par le docteur lui-même, n’hésita-t-il point à répondre avec la plus entière franchise.
Connaissait-il Silas Toronthal et Sarcany?
Silas Toronthal, non, Sarcany, oui, – et encore ne l’avait-il vu qu’à de rares intervalles.
Sarcany avait-il des relations avec Zirone et sa bande depuis qu’elle opérait aux environs de Catane?
Oui, puisque Sarcany était attendu en Sicile et qu’il y fût certainement venu, sans l’issue de cette malheureuse expédition qui se termina par la mort de Zirone.
Où était-il maintenant?
À Monte-Carlo, à moins qu’il n’eût quitté récemment cette ville, dont il faisait depuis quelque temps sa résidence, et très probablement en compagnie de Silas Toronthal.
Carpena n’en savait pas davantage, mais ce qu’il venait d’apprendre allait suffire au docteur pour entrer de nouveau en campagne.
Il va sans dire que l’Espagnol ignorait quel intérêt le docteur avait eu à le faire évader de Ceuta pour s’emparer de sa personne, et que sa trahison envers Andréa Ferrato fût connue de celui qui l’interrogeait. D’ailleurs, il ne sut même pas que Luigi était le fils du pêcheur de Rovigno. Au fond de cette casemate, le prisonnier allait être plus étroitement gardé qu’il ne l’était au pénitencier de Ceuta, sans pouvoir communiquer avec personne, jusqu’au jour où il serait statué sur son sort.
Ainsi donc, des trois traîtres qui avaient amené le sanglant dénouement de la conspiration de Trieste, l’un était maintenant entre les mains du docteur. Il restait à s’emparer des deux autres, et Carpena venait de dire en quel lieu on pouvait les rejoindre.
Toutefois, comme le docteur était connu de Silas Toronthal, Pierre, de Silas Toronthal et de Sarcany, il leur parut bon de n’intervenir qu’au moment où l’on pourrait le faire avec chance de succès. Mais, maintenant qu’on avait retrouvé les traces des deux complices, il importait de ne plus les perdre de vue, en attendant que les circonstances permissent d’agir contre eux.
C’est pourquoi Pointe Pescade, afin de les suivre partout où ils iraient, et Cap Matifou, pour prêter au besoin main-forte à Pointe Pescade, furent envoyés à Monaco, où le docteur, Pierre et Luigi devaient se rendre avec le Ferrato, dès que le moment en serait venu.
Arrivés pendant la nuit, les deux amis s’étaient mis à l’œuvre. Il ne leur avait pas été difficile de découvrir l’hôtel dans lequel Silas Toronthal et Sarcany étaient descendus. Pendant que Cap Matifou se promenait aux environs en attendant le soir, Pointe Pescade, qui se tenait aux aguets, vit sortir les deux associés vers une heure de l’après-midi. Il lui sembla que le banquier, très abattu, parlait peu, bien que Sarcany l’entretînt assez vivement. Pendant la matinée, Pointe Pescade avait entendu raconter ce qui s’était passé la veille dans les salons du Cercle, c’est-à-dire cette invraisemblable série qui avait fait de nombreuses victimes, parmi lesquelles on citait principalement Sarcany et Silas Toronthal. Il en conclut donc que leur entretien devait porter sur cette extraordinaire malechance. En outre, comme il apprit aussi que ces deux joueurs avaient eu à supporter des pertes énormes, depuis quelque temps, il en conclut, non moins judicieusement, que leurs dernières ressources devaient être presque épuisées, et que le moment approchait où le docteur pourrait utilement intervenir.
Ces renseignements furent consignés dans une dépêche que Pointe Pescade, sans nommer personne, avait envoyée, dès le matin, à la station de La Valette à Malte, – dépêche que le fil particulier transmettrait rapidement à Antékirtta.
Lorsque Sarcany et Silas Toronthal entrèrent dans le hall du Casino, Pointe Pescade y entra après eux; puis, quand ils franchirent la porte des salons de roulette et de trente et quarante, il la franchit à leur suite.
Il était alors trois heures après midi. Le jeu commençait à s’animer. Le banquier et son compagnon firent d’abord le tour des salles. Pendant quelques instants, ils s’arrêtèrent devant les diverses tables, observant les coups, mais n’y prenant point part.
Pointe Pescade allait et venait, en curieux, sans les perdre de vue. Il crut même, afin de ne point attirer l’attention, devoir risquer quelques pièces de cinq francs sur les colonnes ou les douzaines de la roulette, et, comme de juste, il les perdit, – avec le plus admirable sang-froid d’ailleurs. Mais aussi, pourquoi n’avait-il pas suivi l’excellent conseil que venait de lui donner en confidence un professeur de grand mérite:
«Pour réussir au jeu, monsieur, il faut s’appliquer à perdre les petits coups et à gagner les gros! Tout le secret est là!»
Quatre heures sonnaient, lorsque Sarcany et Silas Toronthal jugèrent que le moment était venu de tâter la veine. Plusieurs places étaient inoccupées à l’une des tables de roulette. Tous deux s’y assirent en face l’un de l’autre, et le chef de partie ne tarda pas à se voir entouré non seulement de joueurs, mais de spectateurs, avides d’assister à cette revanche des deux célèbres décavés de la veille.
Tout naturellement, Pointe Pescade se plaça au premier rang des curieux, et il n’était pas l’un des moins intéressés à suivre les alternatifs de cette lutte.
Pendant la première heure, les chances se balancèrent à peu près. Pour mieux les diviser, Silas Toronthal et Sarcany n’avaient point associé leur jeu. Ils pontaient séparément en faisant des coups assez considérables, soit sur les combinaisons simples, soit sur les combinaisons multiples que présente la roulette, soit sur plusieurs combinaisons a la fois. Le sort ne se prononçait ni pour eux ni contre.
Mais, entre quatre et six heures, la veine sembla leur revenir. Ce maximum, qui est de six mille francs à la roulette, ils le gagnèrent un certain nombre de fois sur des numéros pleins.
Les mains de Silas Toronthal tremblaient en s’allongeant sur le tapis, lorsqu’il avançait sa mise ou quand il saisissait, jusque sous le râteau, l’or et les billets des croupiers.
Sarcany, toujours maître de lui-même, ne laissait pas une seule de ses impressions se traduire sur son visage. Il se contentait d’encourager son associé du regard, et c’était Silas Toronthal, en somme, que la chance suivait avec plus de constance en ce moment.
Pointe Pescade, bien qu’un peu grisé par ce va-et-vient de l’or et des billets, ne cessait de les observer tous les deux. Cette fortune, qui se refaisait sous leurs mains, il se demandait s’ils seraient assez prudents pour la garder, s’ils sauraient s’arrêter à temps.
Puis, la réflexion lui vint que dans le cas où Sarcany et Silas Toronthal auraient cette sagesse, – ce dont il doutait d’ailleurs, – ils pourraient être tentés de quitter Monte-Carlo, de fuir en quelque autre coin de l’Europe, où il faudrait les rejoindre. L’argent ne leur manquant pas, ils ne seraient plus à la discrétion du docteur Antékirtt.
«Décidément, pensa-t-il, tout compte fait, mieux vaut qu’ils se ruinent, et je me trompe fort si ce coquin de Sarcany est homme à s’arrêter dans la veine!»
Quelles que fussent à cet égard les idées de Pointe Pescade et ses espérances, la chance n’abandonna pas les deux associés. En réalité, et par trois fois, ils auraient fait sauter la banque, si le chef de partie n’eût fait des ajoutés de vingt mille francs.
Ce fut un événement parmi les spectateurs de cette lutte, dont la majorité se montra très favorable aux deux joueurs. N’était-ce pas comme une revanche de cette insolente série de la rouge, dont l’administration avait si largement profité la veille?
En somme, à six heures et demie, lorsqu’ils suspendirent leur jeu, Silas Toronthal et Sarcany avaient réalisé un gain supérieur à vingt mille louis. Ils se levèrent alors et quittèrent la table de roulette. Silas Toronthal marchait d’un pas incertain, comme s’il eût été un peu ivre, – ivre d’émotion et de fatigue cérébrale. Son compagnon, impassible, le surveillait, redoutant par-dessus tout qu’il ne fût tenté de s’enfuir avec les quelques centaines de mille francs, si péniblement regagnés, et de se soustraire à sa domination.
Tous deux, sans s’adresser la parole, repassèrent a travers le hall, descendirent le péristyle et se dirigèrent vers leur hôtel.
Pointe Pescade les suivit de loin.
En sortant, il aperçut, près d’un des kiosques du jardin, Cap Matifou qui était assis sur un banc.
Pointe Pescade alla à lui.
«Est-ce le moment? demanda Cap Matifou.
– Quel moment?…
– De… de…
– D’entrer en scène?… Non, mon Cap!… Pas encore!… Reste à la cantonade. —As-tu dîné?
– Oui, Pointe Pescade.
– Tous mes compliments! Moi, j’ai l’estomac dans les talons… ce qui n’est vraiment pas la place d’un estomac! Mais je le remonterai, si j’ai le temps!… Donc, ne bouge pas d’ici avant que je ne t’aie revu!»
Et Pointe Pescade s’élança vers la rampe que descendaient Sarcany et Silas Toronthal.
Lorsqu’il se fut assuré que les deux associés s’étaient fait servir à dîner dans leur appartement, Pointe Pescade se permit de s’asseoir à la table d’hôte. Il n’était que temps, et, en une demi-heure, comme il le disait, il eut remonté son estomac à la place normale que cet organe doit occuper dans la machine humaine.
Puis il sortit, un excellent cigare à la bouche, et il se remit en observation devant l’hôtel.
«Décidément, murmura-t-il, j’étais né pour être factionnaire! J’ai manqué ma vocation!»
La seule question qu’il se posait alors était celle-ci: ces gentlemen vont-ils ou non revenir ce soir au Casino?
Vers huit heures, Silas Toronthal et Sarcany parurent sur la porte de l’hôtel. Pointe Pescade crut entendre et comprendre qu’ils discutaient vivement.
Apparemment, le banquier tentait de résister une dernière fois aux obsessions, aux injonctions de son complice, car celui-ci, d’une voix impérieuse, finit par dire:
«Il le faut Silas!… Je le veux!»
Ils remontèrent alors la rampe pour gagner les jardins de Monte-Carlo. Pointe Pescade les suivit, sans pouvoir rien surprendre de leur entretien – à son grand regret.
Or, voici ce que Sarcany disait, de ce ton qui n’admet pas de réplique, au banquier dont la résistance mollissait peu à peu.
«S’arrêter, Silas, quand la chance nous revient, ce serait insensé!… Il faut que vous ayez perdu la tête!… Comment, dans la déveine, nous avons forcé notre jeu comme des fous, et, dans la veine, nous ne le forcerions pas comme des sages!…Comment, nous avons une occasion, unique peut-être, une occasion qui peut ne jamais se représenter, d’être maîtres du sort, maîtres de la fortune, et nous la laisserions échapper par notre faute!… Silas, vous ne sentez donc pas que la chance…
– Si elle n’est pas épuisée! murmura Silas Toronthal.
– Non! cent fois non! répondit Sarcany. Cela ne s’explique pas, pardieu, mais cela se sent, cela vous pénètre jusqu’aux moelles!… Un million nous attend, ce soir, sur les tables du Casino!… Oui! un million, et je ne le laisserai pas échapper!
– Jouez donc, Sarcany!
– Moi!… jouer seul?… Non! Jouer avec vous, Silas!… Oui!… Et s’il fallait choisir entre nous deux, ce serait à vous que je céderais la place!… La veine est personnelle et il est manifeste qu’elle vous est revenue!… Jouez donc et vous gagnerez!… Je le veux!»
En somme, ce que voulait Sarcany, c’était que Silas Toronthal ne se contentât pas de quelques centaines de mille francs qui lui eussent permis d’échapper à sa domination. Ce qu’il voulait, c’était que son complice redevînt le millionnaire qu’il était, ou qu’il fût réduit à rien. Riche, il continuerait l’existence qu’ils avaient menée jusqu’alors. Ruiné, il faudrait bien qu’il suivît Sarcany partout où celui-ci voudrait le conduire. Dans les deux cas, il n’y aurait plus rien à craindre de sa part.
Du reste, bien qu’il essayât de résister, Silas Toronthal sentait maintenant toutes les passions du joueur s’agiter en lui. En ce misérable abaissement où il était tombé, il éprouvait à la fois la peur et l’envie de revenir dans les salons du Casino. Les paroles de Sarcany lui mettaient le feu dans le sang. Visiblement, le sort s’était déclaré pour lui, et pendant ces dernières heures, avec une telle constance qu’il serait impardonnable de s’arrêter!
Le fou! Comme tous les joueurs, ses pareils, il mettait au présent ce qui ne peut jamais être qu’au passé! Au lieu de se dire: J’ai eu de la chance, – ce qui était vrai, – il se disait: J’ai de la chance, – ce qui est faux! Et pourtant, dans le cerveau de tous ceux qui tablent sur le hasard, il ne se fait pas d’autre raisonnement que celui-là! Ils oublient trop ce qu’a récemment dit un des plus grands mathématiciens de la France: «Le hasard a des caprices, il n’a pas d’habitudes.»
Cependant Sarcany et Silas Toronthal étaient arrivés devant le Casino, toujours suivis par Pointe Pescade. Là, ils s’arrêtèrent un instant.
«Silas, dit alors Sarcany, pas d’hésitation!… Vous êtes décidé à jouer, n’est-ce pas?
– Oui!… décidé à risquer le tout pour le tout! répondit le banquier, dont toutes les hésitations avaient cessé, d’ailleurs, dès qu’il s’était trouvé sur les premières marches du péristyle.
– Ce n’est pas à moi de vous influencer! reprit Sarcany. Abandonnez-vous à votre inspiration, non à la mienne! Elle ne peut se tromper! – Est-ce à la roulette que vous allez…
– Non… au trente et quarante! répondit Silas Toronthal, en entrant dans le hall.
– Vous avez raison, Silas! N’écoutez que vous-même!… La roulette vient de vous donner presque une fortune!… Au trente et quarante de faire le reste!»
Tous deux entrèrent dans les salons et s’y promenèrent d’abord. Dix minutes après, Pointe Pescade les vit prendre place à l’une des tables du trente et quarante.
Là, en effet, peuvent se faire des coups plus audacieux, Là, si les chances du jeu sont simples, s’il n’y a à lutter que contre le refait, le maximum est de douze mille francs, et quelques passes peuvent donner des différences considérables de gain ou de perte. Là est donc le théâtre de prédilection de ce qu’on appelle les grands joueurs. Là, enfin, des fortunes ou des ruines se sont faites avec une rapidité vertigineuse, dont les Bourses de Paris, de New-York ou de Londres pourraient se montrer jalouses!
Devant la table du trente et quarante, Silas Toronthal avait oublié toutes ses appréhensions. Maintenant il ne jouait plus «de peur,» mais rageusement, ou, ce qui est plus exact, comme un homme qui ne doit pas tarder à s’emballer. Peut-on dire, d’ailleurs, qu’il y ait manière de jouer, manière «d’engager son argent?» Non, évidemment, quoique prétendent les habitués de jeux, puisqu’on est à la merci du hasard. Le banquier jouait donc sous l’œil de Sarcany, dont l’intérêt était double en cette partie suprême, et quelle qu’en fût l’issue.
Durant la première heure, les alternatives de perte et de gain furent à peu près égales. Toutefois, la balance finit par pencher du côté de Silas Toronthal.
Sarcany et lui se crurent alors sûrs du succès. Ils «s’excitèrent,» comme on dit, ils ne procédèrent plus qu’à coups de maximum. Mais bientôt l’avantage revint à la banque, dont le sang-froid est imperturbable, qui ne connaît pas les folies de l’emportement, et dont ce maximum, imposé aux joueurs, protège les intérêts dans une mesure si considérable.
Il y eut des coups terribles. Tout le gain, encaissé par Silas Toronthal pendant l’après-midi, s’en alla peu à peu. Le banquier, effrayant à voir, la face congestionnée, les yeux hagards, se raccrochait aux bords de la table, à sa chaise, aux paquets de billets, aux rouleaux d’or que sa main ne pouvait lâcher, avec les mouvements, les soubresauts, les convulsions d’un homme qui se noie! Et personne pour l’arrêter au bord de l’abîme! Pas un bras qui lui fût tendu pour le retenir! Pas une tentative de Sarcany pour l’arracher à cette place, pour l’entraîner, avant que sa perte fût complète, avant que sa tête eût disparu sous ce flot de la ruine!
À dix heures, Silas Toronthal avait risqué sa dernière mise, son dernier maximum. Il l’avait gagné, puis reperdu. Et, quand il se leva, la tête égarée, pris de cette envie féroce que les salons du cercle s’écroulassent pour l’écraser avec tout ce monde qui les emplissait, il n’avait plus rien, – plus rien des millions que lui avait laissés sa maison de banque, reconstituée avec les millions du comte Sandorf.
Silas Toronthal, accompagné de Sarcany, qui semblait être son geôlier, quitta les salles de jeu, traversa le hall, et se précipita hors du Casino. Puis, tous deux s’enfuirent à travers le square vers les sentiers qui montent à la Turbie.
Pointe Pescade était déjà sur leurs traces; mais, en passant, il avait rejoint Cap Matifou, il l’avait arraché au banc sur lequel l’Hercule dormait d’un demi-sommeil, il lui avait crié:
«Alerte!… Des yeux et des jambes!»
Et Cap Matifou s’était lancé avec lui sur une piste qu’il ne fallait plus perdre.
Cependant, Sarcany et Silas Toronthal continuaient à marcher l’un près de l’autre, et s’élevaient peu à peu en remontant ces sentiers tournants qui serpentent au flanc de la montagne entre les jardins couverts d’oliviers et d’orangers. Ces capricieux zig-zags permettaient à Pointe Pescade et à Cap Matifou de ne pas les perdre de vue, mais ils ne pouvaient les entendre.
«Rentrez à l’hôtel, Silas! ne cessait de répéter Sarcany d’une voix impérieuse. Rentrez… et reprenez votre sang-froid!…
– Non!… Nous sommes ruinés!… Séparons-nous!… Je ne veux plus vous voir!… Je ne veux plus…
– Nous séparer?… Et pourquoi?… Vous me suivrez, Silas!… Demain, nous quitterons Monaco!… Il nous reste une somme suffisante pour gagner Tétuan, et là, nous achèverons notre œuvre!
– Non!… Non!… Laissez-moi, Sarcany, laissez-moi!» répondait Silas Toronthal.
Et il le repoussait violemment, lorsque l’autre voulait le saisir. Puis, il s’élançait avec une telle rapidité que Sarcany avait quelque peine à le rejoindre. Inconscient de ses actes, Silas Toronthal risquait à chaque pas de tomber dans les ravines abruptes au-dessus desquelles se déroule le lacet des sentiers. Une seule pensée le dominait jusqu’à l’obsession: fuir Monte-Carlo, où s’était consommée sa ruine, fuir Sarcany, dont les conseils l’avaient conduit à cette misère, fuir enfin, au hasard, sans savoir où il irait, sans savoir ce qu’il deviendrait?
Sarcany sentait bien qu’il n’aurait plus raison de son complice, que celui-ci allait lui échapper! Ah! si le banquier n’eût pas connu des secrets qui pouvaient le perdre, ou, à tout le moins, irrémédiablement compromettre la dernière partie qu’il voulait jouer encore, comme il se fût peu inquiété de l’homme qu’il avait entraîné au bord de cet abîme! Mais, avant d’y tomber, Silas Toronthal pouvait jeter un dernier cri, et c’était ce cri qu’il fallait étouffer!
Alors, de la pensée du crime auquel il était résolu, à son exécution immédiate, il n’y avait plus qu’un pas, et, ce pas, Sarcany n’hésita pas à le franchir. Ce qu’il voulait faire sur la route de Tétuan, dans ces solitudes de la campagne marocaine, ne pouvait-il le faire, cette nuit même, en ces lieux qui seraient bientôt déserts?
Mais, à cette heure, entre Monte-Carlo et la Turbie, il passait encore des gens attardés qui montaient ou descendaient les rampes. Un cri de Silas Toronthal aurait pu les amener à son secours, et le meurtrier voulait que le meurtre se fit dans des conditions telles qu’il ne pût jamais être soupçonné. De là, nécessité d’attendre. Plus haut, au-delà de la Turbie et de la frontière monégasque, sur cette route de la Corniche, accrochée à plus de deux mille pieds au flanc de ces premiers contreforts des Alpes maritimes, Sarcany pourrait frapper à coup sûr. Qui viendrait alors en aide à sa victime? Comment retrouverait-on le cadavre de Silas Toronthal, au fond de ces précipices qui bordent la route?
Cependant, une dernière fois, Sarcany voulut arrêter son complice et tenter de le ramener à Monte-Carlo.
«Viens, Silas, viens! s’écria-t-il en le saisissant par le bras. Demain nous recommencerons!… J’ai encore quelque argent…
– Non!… laissez-moi!… laissez-moi!…» s’écria Silas Toronthal, dans un dernier mouvement de rage.
Et, s’il eût été de force à lutter contre Sarcany, s’il eût été armé, peut-être n’aurait-il pas hésité à se venger de tout le mal que lui avait fait son ancien agent de la Tripolitaine!
D’une main, que la colère rendait plus vigoureuse, Silas Toronthal repoussa Sarcany; puis, il s’élança vers le dernier tournant du sentier et franchit quelques marches grossièrement taillées dans le roc, entre de petits jardins disposés en étages. Bientôt il eut atteint la rue principale de la Turbie, sur cet étroit col qui sépare la Tête de Chien du massif du mont Agel, ancienne frontière de l’Italie et de la France.
«Va donc Silas! s’écria une dernière fois Sarcany. Va donc, mais tu n’iras pas loin!»
Puis, se jetant sur la droite, il escalada une petite haie de pierres sèches, gravit lestement un jardin en escalier, et se porta en avant, de manière à précéder Silas Toronthal sur la route.
Pointe Pescade et Cap Matifou, s’ils n’avaient rien pu entendre de cette scène, avaient vu le banquier repousser violemment Sarcany, et Sarcany disparaître dans l’ombre.
«Eh! le diable s’en mêle! s’écria Pointe Pescade. C’est peut-être le meilleur qui nous échappe!… Il ne manquerait plus que l’autre en fit autant!,.. En tout cas, le Toronthal est de bonne prise!… D’ailleurs, nous n’avons pas le choix!… En avant, mon Cap, en avant!»
Et quelques rapides enjambées les eurent bientôt rapprochés tous deux de Silas Toronthal.
Celui-ci remontait rapidement la rue de la Turbie. Après avoir laissé sur la gauche le petit tertre que domine la tour d’Auguste, il passa, en courant, devant les maisons déjà fermées, et se trouva enfin sur la route de la Corniche.
Pointe Pescade et Cap Matifou le suivaient à moins de cinquante pas en arrière.
Mais, de Sarcany, il n’était plus question, soit qu’il eût suivi sur la crête des talus de droite, soit qu’il eût définitivement abandonné son complice pour redescendre à Monte Carlo.
La route de la Corniche, reste d’une ancienne voie romaine, à partir de la Turbie, descend vers Nice, à mi-montagne, au milieu de roches superbes, de cônes isolés, de précipices profonds qui se creusent jusqu’à la ligne du chemin de fer, tracée le long du littoral. Au delà, par cette nuit étoilée, à la clarté de la lune qui se levait dans l’est, apparaissaient confusément six golfes, l’île de Sainte-Hospice, l’embouchure du Var, la presqu’île de la Garoupe, le cap d’Antibes, le golfe Juan, les îles de Lérins, le golfe de la Napoule, le golfe de Cannes, les montagnes de l’Esterel à l’arrière-plan. Ça et là brillaient des feux de port, celui de Beaulieu, à la base des escarpements de la Petite-Afrique, celui de Villefranche que domine le mont Leuza, puis, quelques fanaux de bateaux pêcheurs que réverbéraient les eaux calmes du large.
Il était alors plus de minuit. À ce moment, Silas Toronthal, presque en sortant de la Turbie, abandonna la route de la Corniche et se lança sur un petit chemin qui va directement à Eza, sorte de nid d’aigle, à population demi-barbare, crânement perché sur son roc au-dessus d’un massif de pins et de caroubiers.
Ce chemin était absolument désert. L’insensé le suivit pendant quelque temps, sans ralentir son pas, sans jamais retourner la tête; puis, soudain, il se jeta, à gauche, dans un étroit sentier qui longe de plus près la haute falaise du littoral, sous laquelle la voie ferrée et la route carrossable passent à travers un tunnel.
Pointe Pescade et Cap Matifou s’y jetèrent après lui.
Cent pas plus loin, Silas Toronthal s’arrêta enfin. Il venait de s’élancer sur une roche qui surplombait un précipice, dont le fond, à plusieurs centaines de pieds au-dessous, était battu par la mer.
Qu’allait faire Silas Toronthal? Une idée de suicide avait-elle traversé son cerveau? Voulait-il donc terminer sa misérable existence en se précipitant dans cet abîme?
«Mille diables! s’écria Pointe Pescade. Il nous le faut vivant!… Empoigne, Cap Matifou, et tiens bon!»
Mais tous deux n’avaient pas fait vingt pas qu’ils virent un homme apparaître sur la droite du sentier, se glisser le long du talus entre les touffes de lentisques et de myrtes, et ramper de manière à atteindre la roche sur laquelle se tenait Silas Toronthal.
C’était Sarcany.
«Eh! pardieu, s’écria Pointe Pescade, il va sans doute donner un coup de main à son associé pour l’envoyer de ce monde-ci dans l’autre!.,. Cap Matifou, à toi l’un,… à moi l’autre!»
Mais Sarcany s’était arrêté… Il risquait d’être reconnu…
Une dernière malédiction s’échappa de sa bouche. Puis, s’élançant sur la droite, avant que Pointe Pescade eût pu l’atteindre, il disparut au milieu des buissons.
Un instant après, au moment où Silas Toronthal allait se précipiter, il était saisi par Cap Matifou et rapporté sur la route.
«Laissez-moi!… criait-il. Laissez-moi!…
– Vous laisser faire un faux pas, monsieur Toronthal? répondit Pointe Pescade. Jamais!»
L’intelligent garçon n’était point préparé à cet incident que ses instructions n’avaient pu prévoir. Mais si Sarcany venait de s’échapper, Silas Toronthal était pris, et il ne s’agissait plus que de le conduire à Antékirtta, où il serait reçu avec tous les honneurs auxquels il avait droit.
«Veux-tu te charger du transport de monsieur… à prix réduit? demanda Pointe Pescade à Cap Matifou.
– Volontiers!»
Silas Toronthal, n’ayant plus même le sentiment de ce qui se passait, n’aurait pu opposer la moindre résistance. Aussi Pointe Pescade, après s’être engagé sur un sentier assez raide qui descendait vers la grève en contournant le précipice, fut-il suivi de Cap Matifou, lequel tantôt traînait, tantôt portait ce corps inerte.
La descente fut extrêmement difficile, et, sans la prodigieuse adresse de Pointe Pescade, sans l’extraordinaire force de son compagnon, tous deux eussent peut-être fait quelque mortelle chute.
Cependant, après avoir vingt fois risqué leur vie, ils atteignirent les dernières roches au niveau de la mer. Là, le rivage est formé d’une succession de petites criques, capricieusement découpées dans le massif grésien, bloquées de hautes parois rougeâtres, bordées de récifs ferrugineux qui donnent aux petites lames du ressac des teintes de sang.
Le jour commençait à se faire, lorsque Pointe Pescade trouva un abri au fond de l’une de ces anfractuosités que les mouvements de la falaise ont évidées à l’époque des commotions géologiques, et dans laquelle on pouvait déposer Silas Toronthal pour l’y laisser à la garde de Cap Matifou.
Celui-ci l’y transporta, sans que le banquier parût s’en apercevoir sans qu’il s’inquiétât de ce qu’on faisait de lui.
Puis, Pointe Pescade, s’adressant à Cap Matifou:
«Tu vas rester là, mon Cap! dit-il.
– Tout le temps qu’il faudra.
– Même douze heures, au cas où je serais douze heures absent?
– Même douze heures.
– Et sans manger?…
– Si je ne déjeune pas ce matin, je dînerai ce soir… et pour deux.
– Et si tu ne dînes pas pour deux, tu souperas pour quatre!»
Cela dit, Cap Matifou alla s’asseoir sur une roche de manière à ne pas perdre son prisonnier des yeux. Quant à Pointe Pescade, il commença à suivre la lisière de criques en criques, en se rapprochant de Monaco.
Pointe Pescade devait être moins longtemps à revenir qu’il ne le supposait. En moins de deux heures, il eut retrouvé l’Electric, mouillé dans une de ces anses désertes, que les brisants défendent contre la houle du large. Une heure après, la rapide embarcation arrivait devant l’étroite crique, où Cap Matifou, vu de la mer, apparaissait comme le mythologique Protée, paissant les troupeaux de Neptune.
Un instant après, Silas Toronthal et Cap Matifou étaient à bord; puis, sans même avoir été aperçu des douaniers ni des pêcheurs de la côte, l’Electric, lancé à toute vitesse, reprenait la direction d’Antékirtta.
Aux bons soins de Dieu.
t maintenant, qu’il soit permis de prendre une vue d’ensemble de la colonie d’Antékirtta.
Silas Toronthal et Carpena étaient au pouvoir du docteur, et celui-ci n’attendait plus que l’occasion de se remettre sur les traces de Sarcany. Quant à ses agents, chargés de découvrir la retraite de Mme Bathory, ils ne cessaient de poursuivre leurs recherches – inutilement jusqu’alors. Depuis que sa mère avait disparu, n’ayant pour appui que le vieux Borik, quel désespoir de tous les instants c’était pour Pierre Bathory, et quelle consolation le docteur eût-il pu apporter à ce cœur deux fois brisé? Lorsque Pierre lui parlait de sa mère, ne sentait-il pas qu’il parlait aussi de Sava Toronthal, dont le nom n’était jamais prononcé entre eux?
Dans cette petite ville, la capitale d’Antékirtta, non loin du Stadthaus, Maria Ferrato occupait une des plus jolies habitations d’Artenak. C’était là que la reconnaissance du docteur avait voulu lui assurer toutes les aises de la vie. Son frère y vivait près d’elle, quand il n’était pas à la mer, occupé à quelque service de transport ou de surveillance. Alors pas un jour ne s’écoulait sans qu’ils ne rendissent visite au docteur ou que celui-ci ne vînt les voir. Son affection, en les connaissant mieux, allait toujours croissant pour les enfants du pêcheur de Rovigno.
«Combien nous serions heureux, répétait souvent Maria, si Pierre pouvait l’être!
– Il ne pourra l’être, répondait Luigi, que le jour où il aura retrouvé sa mère! Mais je n’ai pas perdu tout espoir, Maria! Avec les moyens dont dispose le docteur, il faudra bien que l’on découvre en quel endroit Borik a dû emmener madame Bathory, après avoir quitté Raguse!
– Moi aussi, j’ai toujours cet espoir, Luigi! Et pourtant, sa mère lui fût-elle rendue, Pierre serait-il donc consolé?…
– Non, Maria, puisqu’il n’est pas possible que Sava Toronthal soit jamais sa femme!
– Luigi, répondit Maria, ce qui semble impossible à l’homme, est-il donc impossible à Dieu?»
Lorsque Pierre avait dit à Luigi que tous deux seraient frères, il ne connaissait pas encore Maria Ferrato, il ne savait quelle sœur, tendre et dévouée, il allait trouver en elle! Aussi, quand il eut pu l’apprécier, n’hésita-t-il pas à lui confier toutes ses peines. Cela le calmait un peu, lorsqu’ils venaient de causer ensemble. Ce qu’il ne voulait pas dire au docteur, ce dont il se défendait de lui parler, c’est à Maria qu’il en parlait. Il trouvait là un cœur aimant, ouvert à toutes les compassions, un cœur qui le comprenait, qui le consolait, une âme confiante en Dieu, qui ne savait pas désespérer. Lorsque Pierre souffrait à l’excès, lorsqu’il fallait que le trop plein de sa douleur s’échappât, il accourait près d’elle, et, que de fois, Maria parvint à lui rendre un peu de confiance en l’avenir!
Cependant, un homme était maintenant dans les casemates d’Antékirtta, qui devait savoir où se trouvait Sava et si elle était toujours au pouvoir de Sarcany. C’était celui qui l’avait fait passer pour sa fille, c’était Silas Toronthal. Mais, par respect pour la mémoire de son père, Pierre n’aurait jamais voulu le faire parler à ce sujet.
D’ailleurs, depuis son arrestation, Silas Toronthal était dans une telle situation d’esprit, dans une si grande prostration physique et morale, qu’il n’aurait rien pu dire, même si son intérêt eut été de le faire. Or, à tout prendre, il n’avait aucun intérêt à dévoiler ce qu’il savait de Sava, puisqu’il ignorait, d’une part, que ce fût le docteur Antékirtt dont il était le prisonnier, et, de l’autre, que Pierre Bathory fût vivant sur cette île Antékirtta, dont le nom même lui était inconnu.
Aussi, comme le disait Maria Ferrato, il n’y avait que Dieu qui pût dénouer cette situation.
L’état actuel de la petite colonie ne serait pas complètement mis en lumière, si l’on oubliait de mentionner Pointe Pescade et Cap Matifou dans cette revue du personnel d’Antékirtta.
Bien que Sarcany fût parvenu à s’échapper, bien que sa piste eût été perdue, la capture de Silas Toronthal avait une telle importance qu’on ne ménagea pas les remerciements à Pointe Pescade. Livré à sa seule inspiration, ce brave garçon avait fait ce qu’il fallait faire en ces conjonctures. Or, du moment que le docteur était satisfait, les deux amis auraient été mal venus à ne point l’être. Ils avaient donc réintégré leur jolie habitation, en attendant qu’on eût besoin de leurs services, et ils espéraient bien qu’ils pourraient encore être utiles à la bonne cause.
Dès leur arrivée à Antékirtta, Pointe Pescade et Cap Matifou avaient fait visite à Maria et à Luigi Ferrato; puis, ils s’étaient présentés chez quelques-uns des notables d’Artenak. Partout on leur fit bon accueil, car partout ils s’étaient fait aimer. Il fallait voir Cap Matifou, dans ces circonstances solennelles, toujours un peu embarrassé de son énorme personne qui encombrait un salon à elle seule!
«Mais je suis si mince que cela compense!» faisait observer Pointe Pescade.
Quant à lui, il était la joie de la colonie qu’il amusait avec sa constante bonne humeur. Son intelligence et son adresse, il les mettait au service de tous. Ah! si les choses pouvaient s’arranger à la satisfaction générale, quelles fêtes il organiserait, quel programme de plaisirs et d’attractions se déroulerait dans la ville et aux alentours! Oui! s’il le fallait, Cap Matifou et Pointe Pescade n’hésiteraient pas à reprendre leur métier d’acrobates, pour émerveiller la population antékirttienne!
En attendant cet heureux jour, Pointe Pescade et Cap Matifou s’occupaient d’embellir leur jardin, ombragé de beaux arbres, et leur villa qui disparaissait tout entière sous les fleurs. Les travaux du petit bassin commençaient aussi à prendre figure. En voyant Cap Matifou arracher et transporter d’énormes quartiers de roche, on pouvait constater que l’hercule provençal n’avait rien perdu de sa force prodigieuse.
Cependant, si les agents du docteur, en ce qui concernait Mme Bathory, n’avaient réussi à rien, ceux qui s’étaient lancés à la recherche de Sarcany n’avaient pas été plus heureux. Aucun d’eux n’avait pu découvrir en quel endroit ce misérable s’était réfugié depuis son départ de Monte-Carlo.
Silas Toronthal connaissait-il le lieu de sa retraite? C’était au moins douteux, étant données les circonstances dans lesquelles ils avaient été séparés l’un de l’autre sur la route de Nice. D’ailleurs, en admettant qu’il le sût, consentirait-il à le dire?
Le docteur attendait donc très impatiemment que le banquier fût en état de répondre pour tenter cette épreuve.
C’était dans un fortin, établi à l’angle nord-ouest d’Artenak, que Silas Toronthal et Carpena avaient été mis au secret le plus rigoureux. Tous deux se connaissaient, mais de nom seulement, car le banquier n’avait jamais été directement mêlé aux affaires de Sarcany en Sicile. Aussi, interdiction formelle de leur laisser même soupçonner qu’ils fussent ensemble dans ce fortin. Ils y occupaient deux casemates, éloignées l’une de l’autre, et ils n’en sortaient que pour prendre l’air dans des cours séparées. Sûr de la fidélité de ceux qui les gardaient, – c’étaient deux sergents de la milice d’Antékirtta, – le docteur pouvait être certain qu’aucun rapport ne s’établirait entre les deux prisonniers.
Aucune indiscrétion à craindre, non plus: à toutes les questions que Silas Toronthal et Carpena adressaient sur le lieu de leur détention, il n’avait jamais été, il ne serait jamais répondu. Donc, rien ne pouvait faire supposer, ni à l’un ni à l’autre, qu’ils fussent tombés au pouvoir de ce mystérieux docteur Antékirtt que le banquier connaissait pour l’avoir plusieurs fois rencontré à Raguse.
Cependant, de retrouver Sarcany, de le faire enlever comme avaient été enlevés ses deux complices, c’était l’incessante préoccupation du docteur. Aussi, vers le 16 octobre, après avoir constaté que Silas Toronthal était maintenant en état de répondre aux questions qui lui seraient posées, résolut-il de faire procéder à son interrogatoire.
D’abord, il se tint un conseil à ce sujet entre le docteur, Pierre et Luigi, auxquels s’adjoignit Pointe Pescade, dont les avis n’étaient pas à dédaigner.
Le docteur leur fit connaître son intention.
«Mais, fit observer Luigi, apprendre à Silas Toronthal que l’on cherche à savoir où est Sarcany, n’est-ce pas lui faire soupçonner que c’est dans le but de s’emparer de son complice?
– Eh bien, répondit le docteur, quel inconvénient y a-t-il à ce que Silas Toronthal le sache, maintenant qu’il ne peut plus nous échapper?
– Il y en a un, monsieur le docteur, répondit Luigi. Silas Toronthal peut penser qu’il est de son intérêt de ne rien dire qui soit de nature à nuire à Sarcany.
– Et pourquoi?
– Parce que ce serait nuire à lui-même.
– Puis-je faire une observation? demanda Pointe Pescade, qui se tenait un peu à l’écart – par discrétion.
– Certainement, mon ami! répondit le docteur.
– Messieurs, reprit Pointe Pescade, dans les circonstances particulières où ces deux gentlemen se sont séparés, j’ai lieu de croire qu’ils n’ont plus de ménagement à garder l’un envers l’autre. Monsieur Silas Toronthal doit détester cordialement monsieur Sarcany qui l’a conduit à la ruine. Si donc monsieur Toronthal sait où se trouve actuellement monsieur Sarcany, il n’hésitera pas à parler, – je le pense, du moins. S’il ne dit rien, c’est qu’il n’aura rien à dire.»
Ce raisonnement ne manquait pas de justesse. Très vraisemblablement, au cas où le banquier saurait en quel lieu Sarcany était allé se réfugier, il ne se croirait pas obligé à garder le silence, lorsque son propre intérêt serait de le rompre.
«Nous allons savoir aujourd’hui même à quoi nous eu tenir, répondit le docteur, et, si Toronthal ne sait rien ou s’il ne veut rien dire, j’aviserai. Mais, comme il doit encore ignorer qu’il est au pouvoir du docteur Antékirtt, comme il doit ignorer aussi que Pierre Bathory est vivant, ce sera Luigi qui se chargera de l’interroger.
– Je suis entièrement à vos ordres, monsieur le docteur,» répondit le jeune homme.
Luigi se rendit donc au fortin et fut introduit dans la casemate qui servait de prison à Silas Toronthal.
Le banquier était assis dans un coin, près d’une table. Il venait de quitter son lit. Nul doute que son état moral ne se fût très amélioré. Ce n’était point à sa ruine qu’il songeait maintenant, ni même à Sarcany. Ce qui l’inquiétait plus directement, c’était de savoir pourquoi et en quel lieu on le détenait, et quel était le puissant personnage qui avait eu intérêt à s’emparer de lui. Il ne savait que penser: il devait tout craindre.
Lorsqu’il vit entrer Luigi Ferrato, il se leva; mais, sur un signe qui lui fut fait, il reprit immédiatement sa place. Quant au très court interrogatoire qu’il subit dans cette visite, le voici:
«Vous êtes Silas Toronthal, autrefois banquier à Trieste, et, en dernier lieu, domicilié à Raguse?
– Je n’ai point à répondre à cette question. À ceux qui me retiennent prisonnier de savoir qui je suis.
– Ils le savent.
– Qui sont-ils?
– Vous l’apprendrez plus tard.
– Et qui êtes vous?…
– Un homme qui a mission de vous interroger.
– Par qui?…
– Par ceux auxquels vous avez des comptes à rendre!
– Encore une fois, quels sont-ils?
– Je n’ai pas à vous le dire.
– Dans ce cas, je n’ai rien à vous répondre.
– Soit! Vous étiez, à Monte-Carlo avec un homme que vous connaissez de longue date, et qui ne vous a point quitté depuis votre départ de Raguse. Cet homme, d’origine tripolitaine, s’appelle Sarcany. Il s’est échappé au moment où vous avez été arrêté sur la route de Nice. Or voici ce que je suis chargé de vous demander: Savez-vous où est présentement cet homme, et, le sachant, voulez-vous le dire?»
Silas Toronthal se garda bien de répondre. Si l’on voulait savoir où était Sarcany, c’était évidemment pour s’emparer de sa personne comme on s’était emparé de lui-même. Or, à quel propos? Était-ce pour des faits communs de leur passé, et, plus spécialement, pour les machinations relatives à la conspiration de Trieste? Mais comment ces faits étaient-ils connus, et quel homme pouvait avoir intérêt à venger le comte Mathias Sandorf et ses deux amis, morts depuis plus de quinze ans? Voilà ce que le banquier se demanda tout d’abord. En tout cas, il avait lieu de croire qu’il n’était pas sous le coup d’une justice régulière, dont l’action menaçait de s’exercer sur son complice et sur lui, – ce qui ne pouvait que l’inquiéter davantage. Aussi, bien qu’il ne mît pas en doute que Sarcany se fût réfugié à Tétuan, dans la maison de Namir, où devait se jouer sa dernière partie, et même en un délai assez restreint, résolut-il de ne rien dire à ce sujet. Si, plus tard, son intérêt lui ordonnait de parler, il parlerait. Jusque-là, il importait qu’il se tînt sur une extrême réserve.
«Eh bien?… demanda Luigi, après avoir laissé au banquier le temps de réfléchir.
– Monsieur, répondit Silas Toronthal, je pourrais vous répondre que je sais où est ce Sarcany dont vous me parlez et que je ne veux pas le dire! Mais, en réalité, je l’ignore.
– C’est votre seule réponse?
– La seule et la vraie!»
Là-dessus, Luigi se retira et vint rendre compte au docteur de son entretien avec Silas Toronthal. Comme la réponse du banquier n’avait rien d’inadmissible, en somme, il fallait bien s’en contenter. Donc, pour découvrir la retraite de Sarcany, il n’y avait plus qu’à multiplier les recherches, en n’épargnant ni soins ni argent.
Mais, en attendant que quelque indice lui permît de se remettre en campagne, le docteur eût à s’occuper de questions qui intéressaient gravement la sécurité d’Antékirtta.
Des avis secrets lui étaient récemment arrivés des provinces de la Cyrénaïque. Ses agents recommandaient de surveiller plus sévèrement les parages du golfe de la Sidre. D’après eux, la redoutable association des Senoûsistes semblait réunir ses forces sur la frontière de la Tripolitaine. Un mouvement général les portait peu à peu vers le littoral syrtique. Il se faisait un échange de messages par les rapides courriers du grand-maître entre les divers zaouyias de l’Afrique septentrionale. Des armes, expédiées de l’étranger, avaient été livrées et reçues pour le compte de la Confrérie. Enfin! une concentration s’opérait visiblement dans le vilâyet de Ben-Ghâzi, et, par conséquent, à proximité d’Antékirtta.
En prévision d’un péril qui pouvait être immisnent, le docteur dut s’occuper de prendre toutes les mesures commandées par la prudence. Pendant les trois dernières semaines d’octobre, Pierre et Luigi le secondèrent très activement dans cette œuvre, et tous les colons lui apportèrent leur concours. Plusieurs fois, Pointe Pescade fut secrètement envoyé jusqu’au littoral de la Cyrénaïque, afin de se mettre en rapport avec les agents, et il fut constaté que le danger qui menaçait l’île n’était point imaginaire. Les pirates du Ben-Ghâzi, renforcés par une véritable mobilisation des affiliés de toute la province, préparaient une expédition dont Antékirtta devait être l’objectif. Cette expédition serait-elle prochaine? on ne put rien savoir à ce sujet. En tout cas, les chefs des Senoûsistes se trouvaient encore dans les vilâyets du sud, et il était probable qu’aucune importante opération ne serait entreprise, sans qu’ils fussent là pour la diriger. C’est pourquoi les Electrics d’Antékirtta eurent l’ordre de croiser dans les parages de la mer des Syrtes, aussi bien pour observer le littoral de la Cyrénaïque et de la Tripolitaine que la côte de la Tunisie jusqu’au cap Bon.
Le dispositif des défenses de l’île, on le sait, n’était pas complètement achevé. Mais, s’il n’était pas possible de le terminer en temps utile, du moins les approvisionnements en munitions de toute sorte abondaient-ils dans l’arsenal d’Antékirtta.
Antékirtta, séparée des rivages de la Cyrénaïque par une vingtaine de milles, serait absolument isolée dans le fond du golfe, si un îlot, connu sous le nom d’îlot Kencraf, mesurant trois cents mètres de circonférence, n’émergeait à deux milles de sa pointe sud-est. Dans la pensée du docteur, cet îlot devait servir de lieu de déportation, si jamais un des colons méritait d’être déporté, après condamnation prononcée par la justice régulière de l’île, – ce qui ne s’était point encore produit. Aussi quelques baraquements y avaient-ils été établis pour cet usage.
Mais, en somme, l’îlot Kencraf n’était pas fortifié, et, au cas où une flottille ennemie fut venue attaquer Antékirtta, rien que par sa position il constituait un véritable danger. En effet, il suffisait d’y débarquer pour faire de cet îlot une solide base d’opérations. Avec toute facilité d’y déposer des munitions et des vivres, avec la possibilité d’y établir une batterie, il pouvait offrir à des assaillants un très sérieux point d’appui, et mieux eût valu qu’il n’existât pas, puisque le temps manquait pour le mettre en état de défense.
La situation de l’îlot Kencraf les avantages qu’un ennemi en pouvait tirer contre Antékirtta, ne laissaient pas d’inquiéter le docteur. Aussi, tout bien pesé, résolut-il de le détruire, mais, en même temps, de faire servir sa destruction à l’anéantissement complet des quelques centaines de pirates qui se seraient risqués à en prendre possession.
Ce projet fut immédiatement mis à exécution. À la suite de travaux pratiqués dans son sol, l’îlot Kencraf se trouva bientôt converti en un immense fourneau de mine, qui fut relié à l’île Antékirtta par un fil sous-marin. Il suffirait d’un courant électrique, lancé au moyen de ce fil, pour qu’il ne restât même plus trace de l’îlot à la surface de la mer.
En effet, ce n’était ni à la poudre ordinaire, ni au fulmi-coton, ni même à la dynamite, que le docteur avait demandé ce formidable effet de destruction. Il connaissait la composition d’un agent explosif, récemment découvert, dont la puissance brisante est si considérable qu’on a pu dire qu’il est à la dynamite ce que la dynamite est à la poudre ordinaire. Plus maniable que la nitroglycérine, plus transportable, puisqu’il n’exige l’emploi que de deux liquides isolés dont le mélange ne se fait qu’au moment de s’en servir, réfractaire à la congélation jusqu’à vingt degrés au-dessous de zéro, alors que la dynamite gèle à cinq ou six, ne pouvant éclater que sous un choc violent, tel que l’explosion d’une capsule de fulminate, cet agent est d’un emploi aussi terrible que facile.
Comment s’obtient-il? Tout simplement par l’action du protoxyde d’azote, pur et anhydre, à l’état liquide, sur divers corps carbures, huiles minérales, végétales, animales ou autres dérivés des corps gras. De ces deux liquides, inoffensifs séparément, solubles l’un dans l’autre, on en fait un seul dans la proportion voulue, comme on ferait un mélange d’eau et de vin, sans aucun danger de manipulation. Telle est la panclastite, mot qui signifie «brisant tout!» et elle brise tout, en effet.
Cet agent fut donc introduit sous forme de nombreuses fougasses dans le sol de l’îlot. Au moyen du fil sous-marin d’Antékirtta qui porterait l’étincelle dans les amorces de fulminate dont chaque fougasse était munie, l’explosion se produirait instantanément. Toutefois, comme il pouvait arriver que ce fil fût mis hors de service, par surcroît de précaution, un certain nombre d’appareils furent enterrés dans le massif de l’îlot et reliés entre eux par d’autres fils souterrains. Il suffisait alors que le pied, par hasard, vint frôler à la surface du sol les lamelles de l’un de ces appareils pour fermer le circuit, établir le courant, provoquer l’explosion. Il était donc difficile, si de nombreux assaillants débarquaient sur l’îlot Kencraf, qu’il échappât à une destruction absolue.
Ces divers travaux étaient très avancés dès les premiers jours de novembre, lorsqu’un incident se produisit, qui allait obliger le docteur à quitter l’île pendant quelques jours.
Le 3 novembre, dans la matinée, le steamer, affecté au transport des charbons de Cardiff, vint mouiller dans le port d’Antékirtta. Pendant sa traversée, le mauvais temps l’avait obligé de relâcher à Gibraltar. Là, bureau restant, le capitaine trouva une lettre à l’adresse du docteur, – lettre que les offices du littoral faisaient suivre depuis quelque temps, sans qu’elle pût arriver à son destinataire.
Le docteur prit cette lettre, dont l’enveloppe était timbrée des cachets de Malte, Catane, Raguse, Ceuta, Otrante, Malaga, Gibraltar.
La suscription, – grosse écriture tremblée, – était évidemment d’une main qui n’avait plus l’habitude ni peut-être la force de tracer quelques mots. En outre, l’enveloppe ne portait qu’un nom – celui du docteur – avec cette recommandation touchante:
«Le docteur Antékirtt,
«Aux bons soins de Dieu.»
Le docteur brisa l’enveloppe, ouvrit la lettre, – une feuille de papier jaunie déjà, – et il lut ce qui suit:
«Monsieur le docteur,
Que Dieu fasse tomber cette lettre entre vos mains!… Je suis bien vieux!… Je puis mourir!… Elle sera seule au monde!… Pour les derniers jours d’une vie qui a été si douloureuse, ayez pitié de madame Bathory! Venez à son aide!… Venez!
Votre humble serviteur,
BORIK.»
Puis, dans un coin, ce nom: «Carthage,» et au-dessous, ces mots: «Régence de Tunis.»
Le docteur était seul dans le salon du Stadthaus, au moment où il venait de prendre connaissance de cette lettre. Ce fut un cri de joie et de désespoir qui lui échappa à la fois, – de joie, car il retrouvait enfin les traces de Mme Bathory, – de désespoir, ou de crainte plutôt, car les timbres de l’enveloppe indiquaient que la lettre avait déjà plus d’un mois de date!
Luigi fut aussitôt mandé.
«Luigi, dit le docteur, préviens le capitaine Ködrik de tout disposer pour que le Ferrato soit sous pression dans deux heures!
– Dans deux heures, il sera en mesure de prendre la mer, répondit Luigi.
– Est-ce pour votre service, monsieur le docteur?
– Oui.
– S’agit-il d’une longue traversée?
– Trois ou quatre jours seulement.
– Vous partez seul?
– Non! Occupe-toi de chercher Pierre, et dis-lui de se tenir prêt à m’accompagner.
– Pierre est absent, mais, avant une heure, il sera revenu des travaux de l’îlot Kencraf.
– Je désire aussi que ta sœur s’embarque avec nous, Luigi. Qu’elle fasse à l’instant ses préparatifs de départ.
– A l’instant.»
Et Luigi sortit aussitôt pour faire exécuter les ordres qu’il venait de recevoir.
Une heure après, Pierre arrivait au Stadthaus.
«Lis,» dit le docteur.
Et il lui tendit la lettre de Borik.
L’apparition.
e steam-yacht appareilla un peu avant midi sous le commandement du capitaine Ködrik et du second Luigi Ferrato. Il n’avait pour passagers que le docteur, Pierre et Maria, chargée de donner ses soins à Mme Bathory pour le cas où il serait impossible de la transporter immédiatement de Carthage à Antékirtta.
Sans qu’il soit nécessaire d’y insister, on comprend ce que devaient être les angoisses de Pierre Bathory. Il savait où était sa mère, il allait la rejoindre!… Mais pourquoi Borik l’avait-il emmenée si précipitamment de Raguse, et sur cette côte lointaine delà Tunisie? Dans quelle misère devait-il s’attendre à les retrouver tous deux?
À ses douleurs que Pierre lui confiait, Maria ne cessait de répondre par des paroles de reconnaissance et d’espoir. Visiblement, elle sentait l’intervention de la Providence dans le fait de cette lettre qui venait d’arriver au docteur.
Ordre avait été donné d’imprimer au Ferrato son maximum de vitesse. Aussi, les appareils surchauffeurs aidant, dépassa-t-il quinze milles à l’heure en moyenne. Or, la distance entre le fond du golfe de la Sidre et le cap Bon, situé à l’extrémité nord-est de la pointe tunisienne, n’est que de mille kilomètres au plus; puis, du cap Bon jusqu’à la Goulette, qui forme le port de Tunis, il n’y a qu’une heure et demie de traversée pour un rapide steam-yacht. En trente heures, à moins de mauvais temps ou d’accident, le Ferrato devait donc être arrivé à destination.
La mer était belle en dehors du golfe, mais le vent soufflait du nord-ouest, sans indiquer cependant une tendance à s’accroître. Le capitaine Ködrik fit porter sur le cap Bon, un peu au-dessous, afin de rencontrer plus promptement l’abri de la terre pour le cas où la brise viendrait à fraîchir. Il ne devait donc point prendre connaissance de l’île de Pantellaria, située à mi-chemin à peu près entre le cap Bon et Malte, puisqu’il avait l’intention de ranger le cap d’aussi près que possible.
En s’arrondissant en dehors du golfe de la Sidre, la côte s’échancre largement à l’ouest et décrit une courbe de grand rayon. Là se développe plus spécialement le littoral de la régence de Tripoli, qui remonte jusqu’au golfe de Gabès, entre l’île Dscherba et la ville de Sfax; puis, la côte revient un peu dans l’est, vers le cap Dinias, pour former le golfe d’Hammamet, et elle se développe alors, sud et nord, jusqu’au cap Bon.
Ce fut en réalité sur ce golfe d’Hammamet que le Ferrato prit direction. C’est là qu’il devait tout d’abord rallier la terre, de manière à ne plus la quitter jusqu’à la Goulette.
Pendant cette journée du 3 novembre et dans la nuit suivante, la houle du large grossit sensiblement. Il ne faut que peu de vent pour lever cette mer des Syrtes, à travers laquelle se propagent les courants les plus capricieux de la Méditerranée. Mais, dès le lendemain, vers huit heures, la terre fut signalée précisément à la hauteur du cap Dinias, et, sous l’abri de cette côte élevée, la navigation devint belle et rapide.
Le Ferrato prolongeait le rivage à moins de deux milles, et l’on pouvait en observer tous les détails. Au delà du golfe d’Hammamet, par la latitude de Kélibia, il rangea de plus près encore la petite anse de Sîdi-Yousouf, couverte au nord par un long semis de roches.
En retour s’étend une magnifique grève de sable. Sur l’arrière se profile une succession de mamelons, couverts de petits arbustes rabougris, poussés dans un sol plus riche de pierres que d’humus. Au fond, de hautes collines se relient aux «djebels», qui forment les montagnes de l’intérieur. Ça et là, un marabout abandonné, comme une sorte de tache blanche, se perd dans la verdure des croupes lointaines. Au premier plan apparaît un petit fortin en ruines, et, plus haut, un fort en meilleur état, bâti sur le mamelon qui ferme au nord l’anse de Sîdi-Yousouf.
Cependant l’endroit n’était pas désert. Sous l’abri des roches, plusieurs navires levantins, chébecs et polacres, étaient mouillés à une demi-encablure de la côte par cinq ou six brasses. Mais, telle est la transparence de ces vertes eaux, qu’on voyait nettement le fond de pierres noires et de sable légèrement strié, sur lequel mordaient les ancres, auxquelles la réfraction donnait des formes fantastiques.
Le long de la grève, au pied de petites dunes semées de lentisques et de tamarins, un douar, composé d’une vingtaine de gourbis, montrait ses tentes de toile rayée de jaune déteint. On eût dit d’un vaste manteau arabe, jeté en désordre sur ce rivage. Hors des plis du manteau paissaient des moutons et des chèvres, de loin, semblables à de gros corbeaux noirs, dont un seul coup de feu eût fait envoler la bande criarde. Une dizaine de chameaux, les uns allongés sur le sable, les autres immobiles comme s’ils eussent été pétrifiés, ruminaient près d’une étroite lisière de roches qui pouvait servir de quai de débarquement.
Tout en passant devant l’anse de Sîdi-Yousouf, le docteur put observer qu’on mettait à terre des munitions, des armes, et même quelques petites pièces de campagne. Par sa situation éloignée sur les confins littoraux de la régence de Tunis, l’anse de Sîdi-Yousouf ne se prêtait que trop aisément à ce genre de contrebande.
Luigi fît remarquer au docteur le débarquement qui se faisait alors sur cette plage.
«Oui, Luigi, répondit-il, et, si je ne me trompe, ce sont des Arabes qui viennent prendre livraison d’armes de guerre. Ces armes sont-elles destinées aux montagnards pour combattre les troupes françaises, qui viennent de débarquer en Tunisie, je ne sais trop que penser! Ne serait-ce pas plutôt pour le compte de ces nombreux affiliés du Senoûsisme, pirates de terre ou pirates de mer, dont la concentration s’opère actuellement dans la Cyrénaïque? En effet, il me semble reconnaître, parmi ces Arabes, plutôt des types de l’intérieur de l’Afrique que ceux de la province tunisienne!
– Mais, demanda Luigi, comment les autorités de la régence, ou tout au moins les autorités françaises, ne s’opposent-elles pas à ce débarquement d’armes et de munitions.
– A Tunis, on ne sait guère ce qui se passe sur ce revers du cap Bon, répondit le docteur, et, lorsque les Français seront maîtres de la Tunisie, il est à craindre que tout ce revers oriental des djébels leur échappe pour longtemps encore! Quoi qu’il en soit, ce débarquement m’est très suspect, et, n’était notre vitesse qui met le Ferrato hors de ses atteintes, je pense que cette flottille n’eût pas hésité à l’attaquer.»
Si telle était la pensée des Arabes, comme le disait le docteur, il n’y avait rien à craindre en effet. Le steam-yacht, en moins d’une demi heure, eut dépassé la petite rade de Sîdi-Yousouf. Puis, après avoir atteint l’extrémité du cap Bon, si puissamment découpé dans le massif tunisien, il doubla rapidement le phare qui éclaire sa pointe, toute hérissée de roches d’un entassement superbe.
Le Ferrato donna alors à pleine vitesse à travers ce golfe de Tunis, compris entre le cap Bon et le cap Carthage. Sur sa gauche, se développait la série des escarpements du djébel Bon-Karnin, du djébel Rossas et du djébel Zaghouan, avec quelques villages, enfouis ça et là au fond de leurs gorges. À droite, dans toute sa splendeur de Kasbah arabe, en pleine lumière, éclatait la cité sainte de Sîdi-Bou-Saïd, qui fut peut-être un des faubourgs de la Carthage antique. À l’arrière plan, Tunis, toute blanche de soleil, se haussait au dessus du lac de Bahira, un peu en arrière de ce bras que la Goulette tend à tous les débarqués des paquebots de l’Europe.
À une distance de deux ou trois milles du port était mouillée une escadre de vaisseaux français; puis, moins au large, se balançaient sur leurs chaînes quelques bâtiments de commerce, dont les pavillons divers donnaient à cette rade une grande animation.
Il était une heure, lorsque le Ferrato laissa tomber l’ancre à trois encablures du port de la Goulette. Après que les formalités de la santé eurent été remplies, la libre pratique fut donnée aux passagers du steam-yacht. Le docteur Antékirtt, Pierre, Luigi et sa sœur prirent place dans la baleinière qui déborda aussitôt. Après avoir tourné le môle, elle se glissa à travers cet étroit canal, toujours encombré d’embarcations qui se rangent debout aux deux quais, et elle arriva devant cette place irrégulière, plantée d’arbres, bordée de villas, d’agences, de cafés, sur laquelle fourmillent Maltais, Juifs, Arabes, soldats français et indigènes, à l’entrée de la principale rue de la Goulette.
La lettre de Borik était datée de Carthage, et ce nom, avec quelques ruines perdues à la surface du sol, est tout ce qui reste de la cité d’Annibal.
Pour se rendre à la grève de Carthage, il n’est pas nécessaire de prendre le petit chemin de fer italien qui dessert la Goulette et Tunis, en contournant le lac de Bahira. Soit par la plage, dont le sable, dur et fin, offre aux piétons un excellent sol de promenade, soit par une route poussiéreuse, percée à travers la plaine, un peu plus en arrière, on arrive aisément à la base de la colline qui porte la chapelle de Saint-Louis et le couvent des missionnaires algériens.
Au moment où le docteur et ses compagnons débarquèrent, plusieurs voitures, attelées de petits chevaux, attendaient sur la place. Monter dans l’une de ces voitures, donner l’ordre au cocher de marcher rapidement vers Carthage, cela fut fait en un instant. La voiture, après avoir suivi la rue principale de la Goulette au grand trot de son attelage, passa entre ces villas somptueuses que les riches Tunisiens habitent pendant la saison des grandes chaleurs, et ces palais de Kérédine et de Mustapha, qui s’élèvent sur le littoral, aux abords des anciens ports de la cité carthaginoise. Il y a plus de deux mille ans, la rivale de Rome couvrait toute cette plage depuis la pointe de la Goulette jusqu’au cap qui a conservé son nom.
La chapelle de Saint-Louis, construite sur un monticule haut de deux cents pieds, s’élève à la place même où il est admis que le roi de France est mort en 1270. Elle occupe le centre d’un petit enclos, qui compte plus de débris antiques, de fragments d’architecture, de morceaux de statues, de vases, de cippes, de colonnes, de chapiteaux, de stèles, que d’arbres ou d’arbustes. En arrière se trouve le couvent des missionnaires, dont le père Delattre, savant archéologue, est actuellement le prieur. Des hauteurs de cet enclos, on domine toute la grève de sables, depuis le cap Carthage jusqu’aux premières maisons de la Goulette.
Au pied du monticule, s’élèvent quelques palais, de construction arabe, avec «ces piers» à la mode anglaise, qui profilent sur la mer leurs élégantes estacades, auxquelles peuvent accoster les embarcations de la rade. Au delà, c’est ce golfe superbe, dont tous les promontoires, toutes les pointes, toutes les montagnes, à défaut de ruines, sont du moins dotés d’un souvenir historique.
Mais, s’il y a des palais et des villas jusqu’à l’emplacement des anciens ports de guerre et de commerce, on trouve aussi, ça et là, éparses dans les plis de la colline, au milieu des pierres éboulées, sur un sol grisâtre et presque impropre à la culture, de pauvres maisonnettes où vivent les misérables de l’endroit. La plupart n’ont d’autre métier que de chercher à la surface ou dans la première couche du sol, des débris plus ou moins précieux de l’époque carthaginoise, bronzes, pierres, poteries, médailles, monnaies, que le couvent veut bien leur acheter pour son musée d’archéologie, – plutôt par pitié que par besoin.
Quelques-uns de ces refuges n’ont que deux ou trois pans de mur. On dirait des ruines de marabouts, qui sont restées blanches sous le climat de ce rivage ensoleillé.
Le docteur et ses compagnons allaient de l’un à l’autre, ils les visitaient, ils cherchaient la demeure de Mme Bathory, ne pouvant croire qu’elle fût réduite à ce degré de misère.
Soudain, la voiture s’arrêta devant une construction délabrée, dont la porte n’était qu’une sorte de trou, percé dans une muraille à demi perdue sous les herbes.
Une vieille femme, couverte d’une cape noirâtre, était assise devant cette porte.
Pierre l’avait reconnue!.. Il avait poussé un cri!… C’était sa mère!… Il s’élança, il s’agenouilla devant elle, il la serra dans ses bras!… Mais elle ne répondait pas à ses caresses, elle ne semblait pas le reconnaître!
«Ma mère!… ma mère!» s’écriait-il, pendant que le docteur, Luigi, sa sœur, se pressaient autour d’elle.
En ce moment, à l’angle de la ruine, parut un vieillard.
C’était Borik.
Tout d’abord il reconnut le docteur Antékirtt, et ses genoux fléchirent. Puis, il aperçut Pierre… Pierre, dont il avait accompagné le convoi jusqu’au cimetière de Raguse!… Ce fut trop pour lui! Il tomba sans mouvement, pendant que ces mots s’échappaient de ses lèvres:
«Elle n’a plus sa raison.»
Ainsi, au moment où ce fils retrouvait sa mère, ce qui restait d’elle, ce n’était plus qu’un corps inerte! Et la vue de son enfant qu’elle devait croire mort, qui reparaissait soudain à ses yeux, n’avait pas suffi à lui rendre le souvenir du passé!
Mme Bathory s’était relevée, les yeux hagards, mais vifs encore. Puis, sans avoir rien vu, sans avoir prononcé une seule parole, elle rentra dans le marabout, où Maria la suivit, sur un signe du docteur.
Pierre était demeuré immobile, devant la porte, sans oser, sans pouvoir faire un pas!
Cependant, grâce aux soins du docteur, Borik venait de reprendre connaissance, et il s’écriait:
«Vous, monsieur Pierre!… vous!… vivant!
– Oui!… répondit Pierre, oui!… vivant!… quand il vaudrait mieux que je fusse mort!»
En quelques mots, le docteur mit Borik au courant de ce qui s’était passé à Raguse. Puis, à son tour, le vieux serviteur fit, non sans peine, le récit de ces deux mois de misère.
«Mais, avait d’abord demandé le docteur, est-ce la mort de son fils qui a fait perdre la raison à Mme Bathory?
– Non, monsieur, non!» répondit Borik.
Et voici ce qu’il raconta:
Mme Bathory, restée seule au monde, avait voulu quitter Raguse, et elle était allée demeurer au village de Vinticello, où elle avait encore quelques membres de sa famille. Pendant ce temps, on devait s’occuper de réaliser le peu qu’elle possédait dans sa modeste maison, son intention étant de ne plus l’habiter.
Six semaines après, accompagnée de Borik, elle revint à Raguse pour terminer ses affaires, et, lorsqu’elle fut arrivée à la rue Marinella, elle trouva une lettre qui avait été déposée dans la boîte de la maison.
Cette lettre lue, comme si cette lecture eût causé un premier ébranlement à sa raison, Mme Bathory jeta un cri, s’élança dans la rue, descendit en courant vers le Stradone, le traversa, et vint frapper à la porte de l’hôtel Toronthal qui s’ouvrit aussitôt.
«L’hôtel Toronthal?… s’écria Pierre.
– Oui! répondit Borik, et quand je fus parvenu à rejoindre Mme Bathory, elle ne me reconnut pas!… Elle était…
– Mais pourquoi ma mère allait-elle à l’hôtel Toronthal?… Oui!… pourquoi? répétait Pierre, qui regardait le vieux serviteur, comme s’il eût été hors d’état de le comprendre.
– Elle voulait, sans doute, parler à monsieur Toronthal, répondit Borik, et, depuis deux jours, monsieur Toronthal avait quitté l’hôtel avec sa fille, sans que l’on sût où il était allé.
– Et cette lettre?… cette lettre?…
– Je n’ai pu la retrouver, monsieur Pierre, répondit le vieillard, et, soit que madame Bathory l’ait perdue ou détruite, soit qu’on la lui ait prise, je n’ai jamais su ce qu’elle contenait!»
Il y avait là un mystère. Le docteur, qui avait écouté ce récit sans prononcer une parole, ne savait comment expliquer cette démarche de Mme Bathory. Quel impérieux motif avait donc pu la pousser vers cet hôtel du Stradone dont tout devait l’écarter, et pourquoi, en apprenant la disparition de Silas Toronthal, avait-elle éprouvé une si violente secousse qu’elle était devenue folle?
Le récit du vieux serviteur fut achevé en quelques instants. Après avoir réussi à cacher l’état de Mme Bathory, il s’occupa de réaliser les dernières ressources qui leur restaient. La folie, calme et douce, de la malheureuse veuve lui avait permis d’agir sans exciter aucun soupçon. Quitter Raguse, se réfugier n’importe où, à la condition que ce fût loin de cette ville maudite, il ne voulait pas autre chose. Quelques jours plus tard, il parvint à s’embarquer avec Mme Bathory sur un de ces paquebots qui font le service du littoral méditerranéen, et il arriva à Tunis ou plutôt à la Goulette. C’est là qu’il prit la résolution de s’arrêter.
Et alors, au fond de ce marabout abandonné, le vieillard se donna tout entier aux soins nécessités par l’état mental de Mme Bathory, qui semblait avoir perdu la parole en même temps que la raison. Mais ses ressources étaient si minimes qu’il vit le moment très prochain où tous deux seraient réduits à la dernière misère.
Ce fut dans ces conditions que le vieux serviteur se souvint du docteur Antékirtt de l’intérêt que lui avait toujours inspiré la famille d’Étienne Bathory. Mais Borik ne savait pas quelle était sa résidence habituelle. Il lui écrivit cependant, et, cette lettre, qui contenait un appel désespéré, il la confia aux soins de la Providence. Or, il paraît que la Providence fait assez bien son service postal, puisque la lettre était arrivée à son adresse!
Ce qu’il y avait à faire maintenant était tout indiqué. Mme Bathory, sans faire aucune résistance, fut conduite à la voiture dans laquelle elle prit place avec son fils, Borik et Maria qui ne devait plus la quitter. Puis, pendant que la voiture reprenait le chemin de la Goulette, le docteur et Luigi revinrent à pied en suivant la lisière de la plage.
Une heure après, tous s’embarquaient à bord du steam-yacht, qui était resté en pression. L’ancre fut aussitôt levée, et, dès qu’il eût doublé le cap Bon, le Ferrato alla prendre connaissance des feux de Pantellaria. Le surlendemain, aux premières lueurs du jour, il mouillait dans le port d’Antékirtta.
Mme Bathory fut immédiatement débarquée, conduite à Artenak, installée dans une des chambres du Stadthaus, et Maria quitta sa maison pour venir demeurer près d’elle.
Quel nouveau sujet de douleur pour Pierre Bathory! Sa mère privée de raison, sa mère devenue folle dans des circonstances qui allaient rester sans doute inexplicables! Et encore, si la cause de cette folie eût été connue, peut-être aurait-on pu provoquer quelque salutaire réaction! Mais on ne savait rien, on ne pouvait rien savoir!
«Il faut la guérir!.. Oui!.. Il le faut!» s’était dit le docteur, qui se dévoua tout entier à cette tâche.
Tâche difficile, cependant, car Mme Bathory ne cessa pas de rester dans une complète inconscience de ses actes, et jamais un souvenir du passé ne reparaissait en elle.
Et pourtant, cette puissance de suggestion que le docteur possédait à un si haut degré, dont il avait déjà donné de si incontestables preuves, n’était-ce pas le cas de l’employer pour modifier l’état mental de Mme Bathory? Ne pouvait-on, par influence magnétique, rappeler la raison en elle et l’y maintenir jusqu’à ce que la réaction se fût produite?
Pierre Bathory adjurait le docteur de tenter même l’impossible pour guérir sa mère.
«Non, répondait le docteur, cela même ne pourrait réussir! Les aliénés sont précisément les sujets le plus réfractaires à ce genre de suggestions! Pour éprouver cette influence, Pierre, il faudrait que ta mère eût encore une volonté personnelle, à laquelle je pusse substituer la mienne! Je te le répète, cela serait sans effet sur elle!
– Non!… je ne veux pas l’admettre, reprenait Pierre, qui ne pouvait se rendre. Je ne veux pas admettre que ma mère n’arrive un jour à reconnaître son fils… son fils qu’elle croit mort!…
– Oui!… qu’elle croit mort! répondit le docteur. Mais… peut-être si elle te croyait vivant… ou bien, si, amenée devant ta tombe… elle te voyait apparaître…»
Le docteur s’était arrêté sur cette idée. Pourquoi une telle secousse morale, provoquée dans des conditions favorables, n’agirait-elle pas sur Mme Bathory?
«Je le tenterai!» s’écria-t-il.
Et, lorsqu’il eut dit sur quelle épreuve il basait l’espoir de guérir sa mère, Pierre tomba dans les bras du docteur.
À partir de ce jour, la mise en scène, qui pouvait amener le succès de cette tentative, fut l’objet de tous leurs soins. Il ne s’agissait de rien moins que de raviver en Mme Bathory les effets du souvenir, anéantis par son état actuel, et cela, dans des circonstances tellement saisissantes qu’une réaction put se produire en son esprit.
Le docteur fit donc appel à Borik, à Pointe Pescade, afin de reconstituer, avec une exactitude suffisante, la disposition du cimetière de Raguse et la forme du monument funéraire, qui servait de tombeau à la famille Bathory.
Or, dans le cimetière de l’île, à un mille d’Artenak, sous un groupe d’arbres verts, s’élevait une petite chapelle, à peu de choses près pareille à celle de Raguse. Il n’y eut qu’à tout disposer pour rendre plus frappante la ressemblance des deux monuments. Puis, sur le mur du fond, on plaça une plaque de marbre noir, portant le nom d’Étienne Bathory avec la date de sa mort: 1867.
Le 13 novembre, le moment sembla venu de commencer les épreuves préparatoires, afin de réveiller la raison chez Mme Bathory et par une gradation presque insensible.
Vers sept heures du soir, Maria, accompagnée de Borik, prit la veuve par le bras. Puis, après l’avoir fait sortir du Stadthaus, elle la conduisit à travers la campagne jusqu’au cimetière. Là, devant le seuil de la petite chapelle, Mme Bathory resta inerte et muette, comme elle l’était toujours, bien qu’à la clarté d’une lampe, qui brillait à l’intérieur, elle eût pu lire le nom d’Étienne Bathory gravé sur la plaque de marbre. Seulement, lorsque Maria et le vieillard se furent agenouillés sur la marche, il y eut dans son regard une sorte d’éclair qui s’éteignit aussitôt.
Une heure après, Mme Bathory était de retour au Stadthaus, et, avec elle, tous ceux qui, de près ou de loin, l’avaient suivie pendant cette première expérience.
Le lendemain et les jours suivants, on recommença ces épreuves qui ne donnèrent aucun résultat. Pierre les avait observées avec une émotion poignante et se désespérait déjà de leur inanité, bien que le docteur lui répétât que le temps devait être son plus utile auxiliaire. Aussi ne voulait-il frapper le dernier coup que lorsque Mme Bathory paraîtrait suffisamment préparée pour en ressentir toute la violence.
Toutefois, à chaque visite au cimetière, un certain changement, qu’on ne pouvait méconnaître, se produisait dans l’état mental de Mme Bathory. Ainsi, un soir, lorsque Borik et Maria se furent agenouillés sur le seuil de la chapelle, Mme Bathory, qui était restée un peu en arrière, se rapprocha lentement, mit sa main sur la grille de fer, regarda la paroi du fond, vivement éclairée par la lampe, et se relira précipitamment.
Maria, revenue près d’elle, l’entendit alors murmurer un nom à plusieurs reprises.
C’était la première fois, depuis si longtemps que, les lèvres de Mme Bathory s’entrouvraient pour parler!
Mais alors quel fut l’étonnement, – plus que de l’étonnement, – la stupéfaction de tous ceux qui purent l’entendre?…
Ce nom, ce n’était pas celui de son fils, ce n’était pas celui de Pierre!… C’était le nom de Sava!
Si l’on comprend ce que dut ressentir Pierre Bathory, qui pourrait peindre ce qui passa dans l’âme du docteur à cette évocation si inattendue de Sava Toronthal? Il ne fit aucune observation, cependant, il ne laissa rien voir de ce qu’il venait d’éprouver.
Un autre soir encore, l’épreuve fut reprise. Cette fois, Mme Bathory, comme si elle eût été conduite par une main invisible, vint s’agenouiller d’elle-même sur le seuil de la chapelle. Sa tête se courba alors, un soupir gonfla sa poitrine, une larme tomba de ses yeux. Mais, ce soir-là, pas un nom ne s’échappa de ses lèvres, et on eût pu croire qu’elle avait oublié celui de Sava.
Mme Bathory, ramenée au Stadthaus, se montra en proie à une de ces agitations nerveuses dont elle n’avait plus l’habitude. Ce calme, qui jusqu’alors avait été la caractéristique de son état mental, fit place à une singulière exaltation. En ce cerveau, il se faisait évidemment un travail de vitalité, qui était de nature à donner bien de l’espoir.
En effet, la nuit fut troublée et inquiète. Mme Bathory, a plusieurs reprises, laissa entendre quelque vagues paroles que Maria put à peine saisir, mais il fut constant qu’elle rêvait. Et, si elle rêvait, c’est que la raison commençait à lui revenir, c’est qu’elle serait guérie, si sa raison se maintenait dans l’état de veille!
Aussi le docteur résolut-il de faire, dès le lendemain, une nouvelle tentative, en l’entourant d’une mise en scène plus saisissante encore.
Pendant toute cette journée du 18, Mme Bathory ne cessa d’être sous l’empire d’une violente surexcitation intellectuelle. Maria en fut très frappée, et Pierre, qui passa presque tout ce temps près de sa mère, éprouva un pressentiment du plus heureux augure.
La nuit arriva, – une nuit noire, sans un souffle de vent, après une journée qui avait été chaude sous cette basse latitude d’Antékirtta.
Mme Bathory, accompagnée de Maria et de Borik, quitta le Stadthaus vers huit heures et demie. Le docteur, un peu en arrière, la suivait avec Luigi et Pointe Pescade.
Toute la petite colonie était dans une anxieuse attente de l’effet qui allait peut-être se produire. Quelques torches, allumées sous les grands arbres, projetaient une lueur fuligineuse aux abords de la chapelle. Au loin, à intervalles réguliers, la cloche de l’église d’Artenak sonnait comme pour un glas d’enterrement.
Seul, Pierre Bathory manquait à ce cortège, qui s’avançait lentement à travers la campagne. Mais, s’il l’avait devancé, c’était pour n’apparaître qu’au dénouement de cette suprême épreuve.
Il était environ neuf heures, lorsque Mme Bathory arriva au cimetière. Soudain, elle abandonna le bras de Maria Ferrato et s’avança vers la petite chapelle.
On la laissa librement agir sous l’empire du nouveau sentiment qui semblait la dominer toute entière.
Au milieu d’un profond silence, interrompu seulement par les tintements de la cloche, Mme Bathory s’arrêta et demeura immobile. Puis, après s’être agenouillée sur la première marche, elle se courba, et alors on l’entendit pleurer…
À ce moment, la grille de la chapelle s’ouvrit lentement. Couvert d’un linceul blanc, comme s’il fût sorti de sa tombe, Pierre apparut en pleine lumière…
«Mon fils1., mon fils!…» s’écria Mme Bathory, qui tendit les bras et tomba sans connaissance.
Peu importait! Le souvenir et la pensée venaient de renaître en elle! La mère s’était révélée! Elle avait reconnu son fils!
Les soins du docteur l’eurent bientôt ranimée, et, lorsqu’elle eut repris connaissance, lorsque ses yeux rencontrèrent ceux de son fils:
«Vivant!… mon Pierre… Vivant!… s’écria-t-elle.
– Oui!… vivant pour toi, ma mère, vivant pour t’aimer…
– Et pour l’aimer… elle aussi!
– Elle?…
– Elle!…Sava!…
– Sava Toronthal?. s’écria le docteur.
– Non!… Sava Sandorf!»
Et Mme Bathory, prenant dans sa poche une lettre froissée qui contenait les dernières lignes écrites de la main de Mme Toronthal mourante, la tendit au docteur.
Ces lignes ne pouvaient laisser aucun doute sur la naissance de Sava!… Sava était l’enfant qui avait été enlevée du château d’Artenak!… Sava était la fille du comte Mathias Sandorf!
Fin de la quatrième partie.