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Jules Verne

 

SECONDE PATRIE

 

(Chapitre XXII-XXIV)

 

 

illustrations par George Roux

Collection Hetzel

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© Andrzej Zydorczak

 

 

 

Chapitre XXII

L’installation. – Première nuit sur cette côte. – Fritz et Jenny. – Amélioration dans l’état du capitaine Gould. – Discussions. – Ascension de la falaise impossible. – La nuit du 26 au 27 octobre.

 

l eût été difficile de trouver meilleure installation que dans cette caverne. Les différents réduits qui l’évidaient à l’intérieur permettraient à chacun de s’isoler suivant sa convenance.

Que ces réduits, de profondeur inégale, fussent assez sombres pendant le jour, que la caverne demeurât même dans une demi-obscurité, peu importait, en somme. A moins de mauvais temps, elle ne serait occupée que la nuit. Dès la pointe du jour, Harry Gould se ferait transporter au dehors, afin de respirer l’air salin et vivifiant, mélangé de rayons de soleil.

Au dedans, Jenny s’arrangea pour occuper avec son mari une des anfractuosités latérales. James Wolston, sa femme et le petit Bob prirent possession d’un évidement plus large, suffisant pour les loger tous trois. François se contenterait d’un coin dans la salle commune, en compagnie d’Harry Gould et du bosseman. La place ne manquait donc pas dans cette excavation naturelle, dont on ne connaissait pas encore toute la profondeur.

Le reste de la journée fut entièrement consacré au repos. Après les multiples émotions de cette dernière semaine, les passagers de la chaloupe avaient à se remettre de tant d’épreuves si courageusement supportées. Et puis, il convenait de s’accoutumer à la nouvelle situation. Au total, la résolution de passer une quinzaine de jours au fond de cette baie où l’existence matérielle paraissait assurée pour un certain temps était acte de sagesse. Quand même l’état du capitaine ne l’eût point exigé, John Block n’aurait pas conseillé un départ immédiat. Il ne fallait songer qu’au présent, on songerait plus tard à l’avenir.

Et cependant, quelles éventualités réservait-il, si ce n’était là qu’un îlot perdu de l’océan Pacifique, si l’on devait le quitter et affronter sur une frêle embarcation les fréquentes tempêtes de ces parages?… Quel serait le dénouement de cette nouvelle tentative?…

Le soir, après un second repas dont le bouillon, la chair et les œufs de tortue firent les frais, François adressa au Ciel la prière commune, et chacun regagna la caverne. Harry Gould, grâce aux soins de Jenny et de Doll, ne tremblait plus de fièvre. Sa blessure, qui tendait à se cicatriser, le faisait moins souffrir. Il y avait tout lieu d’espérer qu’il marchait vers une prompte guérison.

Il ne fut pas nécessaire de veiller pendant la nuit. Rien à craindre, ni des sauvages ni des fauves, sur cette plage déserte. Ces mornes et tristes solitudes, aucun être humain ne les avait encore visitées sans doute. Seul le cri rude et mélancolique des oiseaux de mer, qui regagnaient les cavités de la falaise, troublait le silence. Puis, la brise tomba peu à peu, et aucun souffle ne traversa l’espace jusqu’au lever du soleil.

Les hommes sortirent dès l’aube. Tout d’abord John Block descendit la grève en longeant le promontoire et se dirigea vers la chaloupe. Elle flottait en ce moment, mais le jusant ne tarderait pas à la laisser à sec sur le sable. Retenue par ses amarres de chaque bord, elle n’avait pas touché contre les roches, même au plus haut de la marée, et, tant que le vent soufflerait de l’est, elle ne courrait aucun risque. Dans le cas où la brise halerait le sud, on verrait s’il n’y aurait pas lieu de chercher un autre mouillage. Du reste, le temps paraissait être sérieusement établi, et l’on était dans la belle saison.

A son retour, le bosseman vint trouver Fritz et l’entretint de cette question.

«C’est que ça vaut la peine d’y penser, dit-il. Notre embarcation avant tout… Une grotte bien close, c’est parfait… Mais on ne navigue pas à bord d’une grotte, et, lorsque le moment sera venu de partir… s’il vient… il importe que nous ne soyons pas empêchés de le faire.

– C’est entendu, Block, répondit Fritz, et nous prendrons nos précautions pour que la chaloupe n’éprouve aucune avarie… Peut-être même y a-t-il un meilleur mouillage de l’autre côté du promontoire?…

– Nous verrons, monsieur Fritz, et puisque tout va bien de ce côté, je vais aller de l’autre donner la chasse aux tortues… Vous ne m’accompagnez pas?…

– Non, Block, allez seul… je retourne près du capitaine… Cette bonne nuit de repos a dû calmer sa fièvre… Lorsqu’il s’éveillera, il voudra causer de la situation… Je veux être là afin de le mettre au courant…

– Vous avez raison, monsieur Fritz, et répétez-lui bien qu’il n’y a rien à craindre pour le moment.»

Le bosseman gagna l’extrémité du promontoire, sauta de roche en roche sur la crique, et se dirigea vers l’endroit où, la veille, François et lui avaient rencontré les tortues.

Fritz revint vers la caverne près de laquelle François et James s’occupaient de rapporter des brassées de goémons. Mme Wolston faisait la toilette du petit Bob. Jenny et Doll étaient encore près du capitaine. Dans l’angle du promontoire le feu pétillait sous le fourneau, la chaudière commençait à ronfler, et une vapeur blanche s’en échappait.

Lorsque Fritz eut terminé son entretien avec Harry Gould, Jenny et lui descendirent sur la grève. Après avoir fait une cinquantaine de pas, ils se retournèrent du côté de cette haute falaise qui les enfermait comme un mur de prison.

Et alors Fritz de dire d’une voix émue:

«Chère femme, il faut que je laisse déborder mon cœur, car il est plein de tout ce qui s’est passé depuis que j’ai eu le bonheur de te recueillir sur la Roche-Fumante!… Je nous revois dans ce kaïak, à la baie des Perles… Puis c’est la rencontre de la pinasse, le retour de la famille à Felsenheim!… Deux années heureuses se sont écoulées avec toi, la joie, le charme de notre existence, dont rien ne troublait la tranquillité!… Nous étions si habitués à vivre dans ces conditions, qu’il semblait que le monde n’existait pas en dehors de notre île… Et s’il n’y avait pas eu le souvenir de ton père, ma bien-aimée Jenny, peut-être ne serions-nous pas partis à bord de la Licorne… peut-être n’aurions-nous jamais quitté la Nouvelle-Suisse…

– Où veux-tu en venir, mon cher Fritz?… demanda Jenny, qui cherchait à contenir son émotion.

– A te dire combien mon cœur est oppressé depuis que la mauvaise fortune s’est déclarée contre nous!… Oui! j’ai un remords de t’avoir exposée à la partager avec moi!…

– Cette mauvaise fortune, répondit Jenny, tu ne dois pas la craindre!… Un homme de ton courage, Fritz, un homme de ton énergie, doit-il s’abandonner au désespoir?…

– Laisse-moi achever ce que je désirais te dire, Jenny… Là-bas, un jour, la Licorne a paru sur les parages de la Nouvelle-Suisse… Elle est repartie, et nous a conduits en Europe… Depuis lors, le malheur n’a cessé de te frapper… Le colonel Montrose était mort sans avoir revu sa fille…

– Mon pauvre père!… dit Jenny, en donnant libre cours à sa douleur. Oui! cette joie lui a été refusée de me presser entre ses bras, de récompenser mon sauveur en mettant ma main dans la sienne… Dieu ne l’a pas voulu, Fritz, et il faut se soumettre…

– Eh bien, chère Jenny, reprit Fritz, quoi qu’il en soit, tu étais de retour en Angleterre… tu avais revu ton pays… tu pouvais y rester près d’une parente… y trouver la tranquillité… le bonheur…

– Le bonheur… sans toi, Fritz?…

– Et alors, ma Jenny, tu n’aurais plus couru de nouveaux périls, après tous ceux auxquels tu avais échappé par miracle… Et, cependant, tu as consenti à me suivre pour retourner dans notre île…

– Oublies-tu donc, Fritz, que j’étais ta femme?… Aurais-je pu hésiter à quitter l’Europe, à revoir là-bas tous ceux que j’aime, ta famille, mon Fritz, qui est désormais la mienne?…

– Jenny… Jenny… il n’en est pas moins vrai que je t’ai entraînée à de nouveaux périls, et tels que je n’y puis songer sans épouvante… oui!… épouvante, dans la situation où nous sommes!… Et, pourtant, tu avais déjà eu ta part, ta grande part d’épreuves en ce monde!… Ah! ces rebelles, qui en sont la cause… qui nous ont abandonnés… toi, déjà victime du naufrage de la Dorcas, te voilà jetée sur une terre inconnue, plus inhabitable que ton îlot de la Roche-Fumante…

– Mais je n’y suis pas seule, j’y suis avec toi, avec ton frère, avec nos amis, avec des hommes résolus, et je ne tremble ni devant les dangers présents ni devant ceux à venir!… Je sais aussi que tu feras tout pour le salut commun…

– Tout, ma bien-aimée, s’écria Fritz, et bien que la pensée que tu es là doive redoubler mon courage, cette pensée me fait tant de mal que j’ai envie de tomber à tes genoux… de te demander pardon!… C’est ma faute, si…

– Fritz, répondit la jeune femme, en se pressant sur le cœur de son mari, personne ne pouvait prévoir les éventualités qui se sont produites… une révolte à bord… et les conséquences de cette révolte, notre abandon en mer… Mieux vaut oublier les mauvaises chances et n’envisager que les bonnes!… Nous pouvions être massacrés par l’équipage du Flag, être condamnés dans cette chaloupe à souffrir les tortures de la faim et de la soif, périr dans quelque tempête… et rien de tout cela n’est arrivé… Nous avons atteint une terre qui n’est pas dépourvue de ressources et qui nous offre un abri suffisant!… Si nous ne savons quelle est cette terre, nous chercherons à la reconnaître, et nous la quitterons s’il est nécessaire de la quitter…

– Pour aller où, ma pauvre Jenny?…

– Pour aller ailleurs, comme dirait notre brave bosseman, pour aller où Dieu voudra nous conduire!… J’ai confiance en lui, mon cher Fritz, comme en tous nos compagnons…

– Ah! chère femme! s’écria Fritz, tes paroles m’ont rendu courage… Mais j’avais besoin d’épancher mon cœur dans le tien!… Oui!… nous lutterons, nous ne céderons pas au désespoir… Nous songerons aux existences précieuses qui nous sont confiées… Nous les sauverons… nous les sauverons… avec l’aide du Ciel…

– Que l’on n’invoque jamais en vain!… dit François, qui venait d’entendre les derniers mots prononcés par son frère. Ayons confiance, et il ne nous abandonnera pas!…»

Jenny lui avait répondu avec tant d’assurance que Fritz reprit toute son énergie. La situation pourrait être sauvée à force de dévouement, et ses compagnons étaient prêts à se dépenser comme lui en efforts surhumains.

Vers dix heures, le temps était beau, le capitaine Gould put venir s’étendre au soleil, à l’extrémité du promontoire. Le bosseman revenait alors de l’excursion qu’il avait poussée autour de la crique jusqu’au pied du morne de l’est. Quant à aller au-delà, c’était impossible. Même à mer basse, on eût tenté vainement de tourner le pied de l’énorme masse que les courants fouettaient d’un violent ressac.

John Block avait été rejoint par James sur la crique, et tous deux rapportaient tortues et œufs. C’était par centaines que ces chéloniens fréquentaient la plage. En prévision d’un prochain embarquement, on pourrait s’approvisionner largement de cette chair, qui assurerait la nourriture des passagers.

Après le déjeuner, on causa de choses et d’autres, tandis que Jenny, Doll et Suzan s’occupaient de laver le linge de rechange dans l’eau du ruisseau. Grâce à la température élevée, en l’exposant aux rayons du soleil, ce linge sécherait vite. Puis, on procéderait au raccommodage des vêtements, de manière que chacun fût prêt à se rembarquer le jour où le départ serait résolu.

Quant au gisement de cette terre, quel était-il?… Était-il possible sans instruments de le relever, à quelques degrés près, en se basant sur la hauteur méridienne du soleil?… Cette observation comporterait bien des incertitudes. Cependant, ce jour même, elle parut confirmer l’opinion déjà émise par le capitaine Gould, que ladite terre devait être située entre les quarantième et trentième parallèles. Mais quel méridien la traversait du nord au sud, il n’y avait aucun moyen de le déterminer, bien que le Flag eût dû rallier les parages occidentaux du Pacifique.

Revint alors le projet d’atteindre le plateau supérieur. En attendant la guérison du capitaine, ne fallait-il pas être fixé sur la question de savoir si la chaloupe avait accosté un continent, une île ou un îlot?… D’une hauteur de sept à huit cents pieds, qui sait si une autre terre ne se montrerait pas à quelques lieues au large?… Aussi, Fritz, François, le bosseman étaient-ils bien décidés à s’élever jusqu’à la crête de la falaise.

Plusieurs jours s’écoulèrent sans apporter aucun changement à la situation. Tous comprenaient la nécessité d’en sortir par un moyen quelconque, non sans la sérieuse crainte de la voir s’empirer. Le temps continuait à se tenir au beau. La chaleur était forte, mais non orageuse.

A plusieurs reprises, John Block, Fritz et François avaient parcouru la baie depuis le contrefort de l’ouest jusqu’au morne. En vain avaient-il cherché une gorge, une entaille, une pente moins raide qui eût donné accès au plateau. La muraille verticale se dressait comme la paroi d’une courtine.

Cependant le moment approchait où le capitaine serait entièrement guéri. Sa blessure, maintenant cicatrisée, n’était plus recouverte que d’une simple bandelette. Après s’être éloignés graduellement, les accès de fièvre avaient pris fin. Quant aux forces, elles ne revenaient qu’avec une certaine lenteur. Cependant Harry Gould se promenait à présent sur la plage sans le secours d’un bras. Il ne cessait d’ailleurs de s’entretenir avec Fritz et le bosseman des chances que présentait une nouvelle traversée en direction du nord. Dans la journée du 25, il put même se rendre jusqu’au pied du morne, et il acquit de visu la certitude qu’il était impossible d’en contourner la base.

Fritz, qui l’accompagnait avec François et John Block, proposa alors de se jeter à la mer afin de gagner la partie du littoral qui se développait au-delà. Mais, bien qu’il fût excellent nageur, un tel courant régnait au pied du morne, que le capitaine dut empêcher le hardi jeune homme de mettre ce dangereux projet à exécution. Une fois emporté par le courant, qui sait si Fritz aurait pu revenir à la côte?…

«Non, dit Harry Gould, ce serait une imprudence, et il est inutile de s’exposer… C’est avec la chaloupe que nous irons reconnaître cette partie du littoral, et, en nous écartant de quelques encablures, nous pourrons l’observer sur une plus grande étendue… Par malheur, je crains bien qu’il n’offre partout que la même aridité…

– C’est donc, conclut François, que nous sommes sur une sorte d’îlot?…

– Il y a lieu de le supposer, répondit Harry Gould.

– Soit, ajouta Fritz, mais peut-être cet îlot n’est-il point isolé?… Peut-être se rattache-t-il à un groupe d’îles, au nord, à l’est ou à l’ouest?…

– Quel groupe, mon cher Fritz?… répliqua le capitaine. Si, comme tout le porte à croire, ces parages sont ceux de l’Australie ou de la Nouvelle-Zélande, il n’existe aucun groupe dans cette partie de l’océan Pacifique…

– De ce que les cartes n’en indiquent pas, repartit Fritz, s’ensuit-il qu’il n’en existe aucun?… On ne connaissait pas non plus le gisement de la Nouvelle-Suisse, et cependant…

– Sans doute, répondit Harry Gould, et cela tenait à ce qu’elle est en dehors des routes maritimes… Très rarement, jamais même, les bâtiments ne traversent la portion de l’océan Indien où elle est située, tandis que, dans le sud de l’Australie, les mers sont très fréquentées, et une île, un groupe de quelque importance, n’aurait pu échapper aux navigateurs.

– Reste toujours l’hypothèse, reprit François, que nous soyons à proximité de la Nouvelle-Hollande…

– C’est possible, répondit le capitaine, et je ne serais pas étonné que ce fût à son extrémité sud-ouest, aux environs du cap Leuwin. Dans ce cas, nous aurions tout à craindre des Australiens féroces qui l’occupent.

– Aussi, répondit le bosseman, est-il préférable d’être sur un îlot, où l’on est sûr de ne point rencontrer de cannibales…

– Et c’est ce que nous saurions selon toute probabilité, ajouta François, si nous avions pu monter sur la falaise…

– Oui, répondit Fritz, et il n’y a pas un endroit qui permette de le faire…

– Pas même en gravissant le promontoire?… demanda le capitaine Gould.

– Jusqu’à mi-hauteur, non sans grandes difficultés pourtant, il est praticable, répondit Fritz, mais les parois supérieures sont absolument verticales. Il faudrait employer des échelles, et encore n’est-il pas prouvé que l’on réussirait… A travers une coupure, en se hissant avec des cordes, peut-être aurait-on pu atteindre le plateau, mais il n’en existe nulle part…

– Alors nous emploierons la chaloupe à reconnaître la côte… dit Harry Gould.

– Seulement lorsque vous serez entièrement rétabli, capitaine, et pas avant, déclara Fritz. Nous ne sommes pas à quelques jours près…

– Je vais mieux, mon cher Fritz, affirma Harry Gould, et comment en serait-il autrement avec les soins dont j’ai été entouré!… Mme Wolston, votre femme, Doll m’auraient guéri rien qu’en me regardant… Aussi, dans quarante-huit heures au plus tard, nous prendrons la mer…

– Par l’ouest ou par l’est?… demanda Fritz.

– Selon le vent… répondit le capitaine.

– Et j’ai l’idée, ajouta le bosseman, que cette excursion ne sera pas sans profit.»

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Afin de n’y plus revenir, – il convient d’insister sur ce point, – Fritz, François et John Block avaient déjà fait l’impossible pour s’élever sur le promontoire. Jusqu’à la hauteur de deux cents pieds, bien que la pente fût très raide, en se glissant d’une roche à l’autre au milieu des éboulis, en déployant une souplesse, une agilité de chamois ou d’isard, ils s’étaient arrêtés au tiers de sa hauteur. Très périlleuse tentative, en somme, et pendant laquelle le bosseman avait failli se rompre les os. Mais, en cet endroit, tous les efforts furent vains pour continuer l’ascension. Le promontoire se terminait par un pan vertical qui ne présentait plus que des drèches, c’est-à-dire des surfaces plates. Nulle part un point d’appui pour le pied, nulle part une saillie à laquelle on eût pu accrocher les amarres de la chaloupe. Et il restait encore de six à sept cents pieds jusqu’au rebord de la falaise.

Revenu à la caverne, le capitaine Gould fit connaître la décision qui avait été prise. Dans deux jours, à la date du 27 octobre, l’embarcation quitterait son mouillage afin de longer le littoral. S’il se fût agi d’une excursion de quelques jours, tous auraient pris passage dans la chaloupe. Mais, en vue d’une reconnaissance sommaire, mieux vaudrait n’en charger que le capitaine, Fritz et le bosseman. Ils suffiraient à manœuvrer l’embarcation et ne s’éloigneraient pas au nord plus qu’il ne serait nécessaire. Si ce littoral ne limitait qu’un îlot isolé, qui ne mesurait que deux ou trois lieues de circonférence, ils en feraient le tour, et seraient revenus après une absence de vingt-quatre heures.

Il est vrai, cette séparation, si courte qu’elle dût être, ne laisserait pas d’inquiéter. James Wolston et sa femme, François, Jenny et Doll ne verraient pas partir leurs compagnons sans un serrement de cœur. Savait-on à quelles éventualités ils s’exposaient?… Et s’ils étaient attaqués par les sauvages… et s’ils tardaient à revenir… et s’ils ne revenaient pas?…

Jenny fit valoir ces arguments avec l’énergie qu’elle mettait dans toutes ses pensées comme dans tous ses actes. Elle demanda qu’on n’ajoutât pas à tant d’appréhensions celles qui naîtraient d’une absence dont la durée pouvait se prolonger. Fritz comprit ces raisons, Harry Gould les adopta, et, finalement, il fut convenu que tous prendraient part à la reconnaissance projetée.

Cette décision résolue à la satisfaction générale, John Block eut à s’occuper de mettre la chaloupe en état. Non point qu’elle exigeât des réparations, car elle avait peu souffert depuis son abandon en mer, mais il convenait de l’aménager pour le cas où il y aurait lieu de poursuivre la navigation jusqu’à quelque autre terre du voisinage. Aussi le bosseman s’ingénia-t-il à la rendre plus confortable en fermant le tillac de l’avant, afin que les passagères, tout au moins, fussent à l’abri des rafales et des coups de houle.

Il n’y avait donc plus qu’à attendre et à s’approvisionner aussi en vue d’une traversée qui s’allongerait peut-être. D’ailleurs, s’il fallait quitter définitivement la baie des Tortues, la prudence commandait de le faire sans retard, de mettre à profit la belle saison, presque à son début en ces régions de l’hémisphère méridional. Comment ne pas s’épouvanter à la pensée d’un hivernage?… Certes, la caverne offrait un abri sûr contre les tempêtes du sud qui sont terribles en ces parages du Pacifique… Le froid, on pourrait le braver sans doute, car le combustible ne ferait pas défaut, grâce à l’énorme amoncellement des plantes marines au pied de la falaise… mais les tortues ne finiraient-elles pas par manquer?… En serait-on réduit aux seuls produits de la mer?… Et la chaloupe, où la mettre en sûreté, hors d’atteinte des lames qui devaient déferler pendant la saison d’hiver jusqu’au fond de la grève?… La pourrait-on haler au-delà des plus hautes marées?… Harry Gould, Fritz et les autres n’avaient que leurs bras, pas un outil, pas un levier, pas un cric, et l’embarcation était assez lourde pour résister à tous leurs efforts!…

A cette époque de l’année, par bonheur, on n’avait à craindre que les orages passagers. Et puis, les quinze jours qu’ils venaient de passer à terre avaient rendu à tous la force morale et physique, en même temps que la confiance.

Les préparatifs furent achevés dans la matinée du 26. Vers midi. Fritz n’observa pas sans inquiétude certains nuages qui commençaient à se lever du sud. Très éloignés encore, ils prenaient une couleur blafarde. A peine si la brise se faisait sentir. Cependant la lourde masse montait tout d’un bloc. Cet orage, s’il éclatait, battrait directement la baie des Tortues.

Jusqu’alors, les extrêmes roches du promontoire avaient couvert la chaloupe contre les vents de l’est. Même de l’autre côté, les vents de l’ouest n’auraient pu l’atteindre, et, solidement tenue par ses amarres, elle eût évité de trop rudes chocs. Mais si les lames déchaînées se précipitaient du large, l’abri lui manquerait, et elle serait mise en pièces?…

Essayer d’un autre mouillage au revers du morne ou du contrefort, comment y songer, puisque, même par temps calme, la mer y brisait avec violence…

«Que faire?…» demandait Fritz au bosseman, qui ne savait que lui répondre.

Un espoir restait, c’était que l’orage se dissipât avant d’assaillir la côte. Toutefois, en prêtant l’oreille, on entendait des rumeurs lointaines, bien que le vent fût assez faible. Nul doute, la mer grondait au loin, et déjà quelques risées intermittentes, qui lui donnaient une teinte livide, couraient à sa surface.

Harry Gould vint observer l’horizon.

«Nous sommes menacés d’un mauvais coup… lui dit Fritz.

– Je le crains, avoua Harry Gould, et du plus mauvais que nous puissions redouter!…

– Mon capitaine, déclara le bosseman, ce n’est pas le moment de se croiser les poignets… Il faut au contraire filer de l’huile de bras, comme on dit entre matelots…

– Essayons de haler la chaloupe au fond de la grève, reprit Fritz, qui appela James et son frère.

– Essayons, répondit Harry Gould. La marée monte et nous aidera… En attendant, commençons par alléger notre embarcation le plus possible.»

Il n’y avait pas autre chose à tenter. Tous s’attelèrent à la besogne. Les voiles furent envoyées sur le sable, le mât amené, le gouvernail démonté, les bancs, les espars, débarqués et transportés à l’intérieur de la caverne.

Au moment où la marée fut étale, la chaloupe avait pu être remontée d’une dizaine de toises. Cela ne suffisait pas, et il fallait la rehaler du double pour la mettre à l’abri des lames.

Faute d’appareil, le bosseman dut passer des planches sous sa quille, afin d’en faciliter le glissement, et on s’unit pour la pousser par l’avant, par l’arrière. Efforts inutiles, la lourde embarcation, engagée dans le sable, ne gagna pas d’un pied au delà du dernier relais de la mer.

Avec le soir, le vent menaça de tourner à l’ouragan. Des épais nuages accumulés au zénith sortaient des éclairs rapides, et de violents coups de tonnerre éclataient, que les échos de la falaise répercutaient en éclats formidables.

Bien que le jusant eût laissé la chaloupe à sec, les lames, qui devenaient de plus en plus fortes, ne tardèrent pas à la soulever de l’arrière.

En cet instant, la pluie tomba en grosses gouttes chargées de l’électricité atmosphérique, et qui semblaient exploser en frappant le sable de la plage.

«Ma chère Jenny, dit Fritz, tu ne peux rester plus longtemps dehors… Je t’en prie, rentre dans la grotte… vous aussi, Doll… vous aussi, madame Wolston.»

Jenny n’aurait pas voulu quitter son mari. Mais Harry Gould intervint alors:

«Rentrez, madame Fritz, dit-il.

– Et vous, capitaine, observa la jeune femme, il ne faut pas encore vous exposer…

– Je n’ai plus rien à craindre, répondit Harry Gould.

– Jenny… je te le répète, rentre… il n’est que temps!» dit Fritz.

Jenny, Doll et Suzan se réfugièrent dans la caverne au moment où la pluie, mêlée de grêlons, s’abattait comme une mitraille.

Harry Gould, le bosseman, Fritz, François, James, restés près de l’embarcation, avaient grand’peine à résister aux rafales qui balayaient la grève. Déjà, en déferlant, les lames jetaient leur embrun sur toute l’étendue de la baie.

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Le danger était grand. Serait-il possible de maintenir la chaloupe contre les chocs qui la faisaient violemment rouler d’un flanc sur l’autre?… Et, pourtant, si elle venait à se briser, comment Harry Gould et ses compagnons pourraient-ils s’éloigner de cette côte avant l’hiver?…

Ils étaient tous les cinq, et quand la mer, poussée plus avant, soulevait l’embarcation, ils s’accrochaient à ses flancs afin de l’immobiliser.

Bientôt l’orage fut dans toute sa force. En vingt endroits se déchaînaient de larges éclairs. Lorsque la foudre frappait les contreforts, on entendait les débris tomber sur le lit de goémons. Ah! s’ils avaient pu l’éventrer, cette falaise, y faire brèche comme le boulet dans une courtine, – une brèche qui eût permis de s’élever jusqu’à son sommet!…

En ce moment, une lame monstrueuse, haute de vingt-cinq à trente pieds, soulevée par l’ouragan, se précipita sur la grève comme une trombe.

Saisis par cette sorte de mascaret, Harry Gould et ses compagnons furent repoussés jusqu’aux tas de varechs, et c’est miracle si cette lame monstrueuse ne les entraîna pas, lorsqu’elle redescendit vers la mer!

Le malheur tant redouté s’était produit. La chaloupe, arrachée de sa souille, déhalée d’abord au fond de la grève, puis ramenée contre les extrêmes roches du promontoire, s’était fracassée et ses débris, après avoir flotté un instant sur l’écume des remous, disparurent au tournant du morne.

 

 

Chapitre XXIII

Situation aggravée. – Jenny et Fritz ne perdent pas espoir. – Pêches fructueuses. – Tentative pour reconnaître la côte vers l’est. – L’albatros 
de la Roche-Fumante. –Triste fin d’année.

 

a situation, pire que jamais, menaçait de s’aggraver encore. Alors qu’ils étaient dans l’embarcation, exposés à tous les dangers de la mer, le capitaine Gould et les passagers couraient du moins la chance d’être recueillis par un navire ou d’atteindre une terre. Le navire, ils ne l’avaient point rencontré. S’ils avaient accosté la terre, cette terre était inhabitable et maintenant on devait renoncer à tout espoir de la quitter.

«Il est vrai, ainsi que le dit John Block à Fritz, si nous avions attrapé pareille tempête au large, notre chaloupe serait par le fond et nous avec!»

Fritz ne répondit rien et, sous un déluge de pluie et de grêle, vint se réfugier près de Jenny, Doll, Suzan en proie aux plus vives inquiétudes. Grâce à son orientation dans l’angle du promontoire, la grotte n’avait pas été inondée à l’intérieur.

Vers minuit, lorsque la pluie eut cessé, le bosseman disposa à l’entrée un tas de goémons secs qu’il retira d’une des cavités de la falaise. Un feu vif y eut bientôt séché les habits trempés par les rafales et les lames.

Jusqu’à l’heure où les violences de l’orage s’apaisèrent, le ciel ne cessa d’être en feu. Les roulements de la foudre diminuèrent bientôt avec le déplacement des nuages chassés vers le nord. Mais, tandis que la baie continuait à s’illuminer d’éclairs lointains, le vent continua de souffler avec force, soulevant la houle qui déferlait tumultueusement sur la grève.

Dès l’aube, les hommes sortirent de la grotte. Des nuées échevelées passaient au-dessus de la falaise. Quelques-unes, plus basses, couraient à sa surface. Pendant la nuit, la foudre l’avait frappée à deux ou trois endroits. D’énormes débris de roches gisaient à sa base. D’ailleurs on n’y put apercevoir ni une fissure ni une lézarde par lesquelles il eût été possible de s’introduire et de gagner le plateau supérieur.

Harry Gould, Fritz et John Block inventorièrent ce qui restait du matériel de l’embarcation. Il comprenait le mât, la misaine et le foc, les agrès, les amarres, le gouvernail, les avirons, le grappin et sa chaîne, les planches des bancs et les barils d’eau douce. De la plupart de ces objets à demi brisés, on ne saurait sans doute faire usage.

«Le malheur nous a cruellement éprouvés!… dit Fritz. Si, encore, nous n’avions pas ces pauvres femmes avec nous… trois femmes et un enfant!… Quel sort les attend au fond de cette grève que nous ne pouvons plus même abandonner!»

François, quelle que fût sa confiance en Dieu, garda le silence, cette fois, et qu’aurait-il pu dire?…

Cependant John Block se demandait si la tempête n’avait pas causé d’autres désastres aux naufragés, – ne méritaient-ils pas ce nom?… N’était-il pas à craindre que les tortues n’eussent été détruites par les lames, leurs œufs écrasés dans les affouillements du sable?… Quelle irréparable perte si cette ressource venait à manquer!

Le bosseman, ayant fait signe à François de le rejoindre, lui dit quelques mots à voix basse. Puis tous deux, franchissant le promontoire, redescendirent sur la crique qu’ils voulaient visiter jusqu’au morne.

Tandis que le capitaine Gould, Fritz et James, parcourant la grève, se dirigeaient vers le contrefort de l’ouest, Jenny, Doll et Suzan avaient repris leurs occupations habituelles, – ce que l’on pourrait appeler les soins du ménage, si ce mot eût été juste en cette déplorable situation. Le petit Bob, indifférent, jouait sur le sable, attendant que sa mère lui préparât un peu de biscuit amolli dans l’eau bouillante. Et quelle désolation, quelles angoisses, lorsque Suzan songeait aux misères que son enfant n’aurait pas la force de supporter!

Après avoir mis tout en ordre à l’intérieur de la caverne, Jenny et Doll vinrent retrouver Mme Wolston, et bien tristement se mirent à causer…

De quoi, si ce n’est du présent si aggravé depuis la veille? Doll et Suzan, plus accablées que la jeune femme, osaient à peine envisager l’avenir, et leurs yeux se mouillaient de grosses larmes.

«Que deviendrons-nous?… dit Suzan.

– Ne perdons pas confiance, répondit Jenny, et ne décourageons pas nos compagnons…

– Et, cependant, ajouta Doll, il n’est plus possible de partir… Et lorsque la mauvaise saison sera venue…

– A toi, ma chère Doll, comme à Suzan, reprit Jenny, je répète que se décourager ne mène à rien!

– Puis-je conserver le moindre espoir?… s’écria Mme Wolston, qui se sentait défaillir.

– Vous le devez… oui! c’est votre devoir! dit Jenny. Pensez à votre mari… à James… dont vous redoubleriez les peines s’il vous voyait pleurer…

– Tu es forte, Jenny, reprit Doll, tu as déjà lutté contre le malheur!… Mais nous…

– Vous?… répondit Jenny. Oublies-tu donc que le capitaine Gould, Fritz, François, James, John Block feront tout ce qu’il sera possible pour nous sauver tous…

– Et que pourront-ils?… demanda Suzan.

– Je ne sais, Suzan, mais ils y réussiront, à la condition que nous ne les affaiblirons pas en nous abandonnant au désespoir!

– Mon enfant… mon enfant…» murmurait la pauvre femme, que les sanglots étouffaient…

A cet instant, à la vue de sa mère qui pleurait, Bob resta tout interdit, ses yeux grands ouverts.

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Ce fut Jenny qui l’attira près d’elle et le prit sur ses genoux en disant:

«Ta maman a été inquiète, mon chéri!… Elle t’avait appelé… Tu ne répondais pas, et alors… Tu étais à jouer sur le sable… n’est-ce pas?…

– Oui… répondit Bob, avec le bateau que m’a fait mon ami Block… Mais je voudrais aussi lui mettre une petite voile blanche pour qu’il navigue… Il y a dans le sable des trous tout pleins d’eau où je le mettrai… Tante Doll m’a promis de me faire une voile…

– Oui, mon Bob… tu l’auras aujourd’hui, dit Doll.

– Alors, deux voiles… reprit l’enfant, deux voiles comme à la chaloupe qui nous a amenés ici…

– C’est entendu, répondit Jenny. Tante Doll te fera une belle voile… et moi je t’en ferai une aussi.

– Merci, merci, madame Jenny, répondit Bob en battant des mains. Mais où est donc notre grand bateau?… Je ne le vois plus!…

– Il est allé… à la pêche, répondit Jenny, il reviendra bientôt… avec de beaux poissons!… D’ailleurs… tu as le tien… celui de ton ami Block…

– Oui… mais je lui dirai de m’en construire un autre, où je pourrai embarquer… avec papa et maman… et tante Doll… et madame Jenny… et tout le monde!…»

Pauvre petit! il disait bien là ce qu’il aurait fallu… remplacer la chaloupe… et comment le faire?…

«Retourne jouer, mon chéri, lui dit Jenny, et ne t’éloigne pas de nous…

– Non… là… tout près, madame Jenny!»

Puis, après avoir embrassé sa mère, il partit en sautillant ainsi que font les enfants de son âge.

«Ma chère Suzan, ma chère Doll, dit alors Jenny, Dieu ne peut vouloir que ce petit être ne soit pas sauvé!… Non, il ne peut le vouloir… et son salut, c’est le nôtre!… Je vous en prie, pas de faiblesse, pas de larmes… Soyez confiantes comme je le suis, comme je l’ai toujours été dans la Providence!»

Ainsi parla Jenny, et ce qu’elle disait lui venait d’un cœur résolu. C’était son âme intrépide qui lui inspirait ces choses, et, quoi qu’il arrivât, elle ne désespérerait pas. Si la mauvaise saison s’ouvrait avant que les naufragés eussent quitté cette côte, – et comment à moins qu’un navire ne les y recueillît? – on prendrait des dispositions pour un hivernage. La grotte offrait un abri sûr contre les gros temps… L’amas des plantes marines fournirait du combustible contre le froid… La pêche, la chasse même suffiraient sans doute à procurer la nourriture… Dans ces conditions, il était permis de garder quelque espoir…

Et, tout d’abord, il importait de savoir si les craintes de John Block relativement aux chéloniens étaient fondées. Non… par bonheur. Après une heure d’absence, le bosseman et François revinrent avec leur charge habituelle de tortues, qui avaient trouvé refuge sous le tas de varechs. Par exemple, pas un seul œuf.

«Mais elles pondront, les bonnes bêtes, déclara John Block, et répondront à la confiance que nous avons en elles!»

On ne put s’empêcher de sourire à cette plaisanterie du bosseman.

Lors de leur promenade jusqu’au contrefort, le capitaine Gould, Fritz, James, avaient reconnu l’impossibilité d’en contourner la base autrement que par mer. Les courants s’y propageaient avec une extrême impétuosité dans un sens comme dans l’autre. Même par temps calme, le violent ressac n’aurait pas permis à une embarcation de s’en approcher, et le meilleur nageur eût été entraîné au large ou se fût brisé contre les roches.

La nécessité d’atteindre le plateau de la falaise par quelque autre moyen s’imposait donc plus que jamais.

«Comment?… dit un jour Fritz, son regard impatiemment attaché à cette crête inaccessible.

– On ne s’échappe pas d’une prison dont les murs sont hauts de mille pieds, répondit James.

– A moins de les percer… reprit Fritz.

– Percer cette masse de granit… plus épaisse peut-être qu’elle n’est haute?… dit James.

– Nous ne pouvons pas cependant rester dans cette prison!… s’écria Fritz pris d’un mouvement de colère impuissante dont il ne fut pas maître.

– Sois patient et aie confiance, répéta François, qui voulait calmer son frère.

– De la patience, je puis en avoir, répliqua Fritz, mais de la confiance…»

Et sur quoi se fût-elle appuyée, cette confiance?… Le salut ne pouvait venir que d’un navire passant au large de la baie!… S’il apparaissait, apercevrait-il les signaux que le bosseman lui ferait en allumant un grand feu sur la plage ou sur la pointe du promontoire?…

Quinze jours s’étaient écoulés depuis que la chaloupe avait accosté le littoral, et plusieurs semaines s’écoulèrent encore sans que la situation eût subi aucun changement. En ce qui concernait la nourriture, le capitaine Gould et ses compagnons en étaient réduits aux tortues et à leurs œufs, aux crustacés, crabes et homards, dont John Block put capturer quelques-uns. D’ordinaire, c’était lui qui s’occupait de la pêche, non sans succès, avec le concours de François. Des lignes, munies, en guise d’hameçons, de clous recourbés qui provenaient des planches de la chaloupe, avaient permis de prendre diverses sortes de poissons, des dorades, longues de douze à quinze pouces, d’une belle couleur rougeâtre et de chair excellente, des bars ou perches de mer. Même un esturgeon de grande taille fut appréhendé au moyen d’un nœud coulant qui le hala sur le sable.

Quant aux chiens de mer, assez abondants en ces parages, ils laissaient à désirer au point de vue alimentaire. Ce qu’on en tira, c’est une graisse qui fut employée à fabriquer de grossières chandelles, pourvues d’une mèche de laminaires sèches. Si inquiétante que dût être cette perspective d’un hivernage, ne fallait-il pas y songer et se précautionner contre les longs et sombres jours de la mauvaise saison?…

Il n’y avait pas lieu de compter sur les saumons, qui remontaient en si grande abondance à certaines époques le ruisseau des Chacals de la Nouvelle-Suisse. Toutefois, un jour, un banc de harengs vint s’échouer à l’embouchure du petit rio. On en prit plusieurs centaines, qui, après avoir été fumés au-dessus d’un feu de goémons secs, fournirent une importante réserve.

«Ne dit-on pas que le hareng porte son beurre avec lui?… observa John Block. Eh bien, si cela est, en voici qui sont tout accommodés… et je me demande ce que nous ferons de tant de si bonnes choses!…»

Pendant ces six semaines, à plusieurs reprises, on essaya d’escalader le promontoire pour gagner le plateau de la falaise. Comme toutes ces tentatives furent infructueuses, Fritz résolut de contourner le morne de l’est. Mais il se garda bien de confier son projet à personne, sauf à John Block. Aussi, dans la matinée du 7 décembre, tous deux se dirigèrent-ils vers la crique sous prétexte de ramasser des tortues à sa pointe orientale.

Là, au pied de l’énorme masse rocheuse, la mer brisait avec rage et, à vouloir la doubler, assurément Fritz exposerait sa vie.

En vain le bosseman voulut l’en détourner… Il n’obtint rien, et n’eut plus qu’à lui prêter son aide.

Après s’être déshabillé, Fritz s’attacha autour des reins une longue corde, – la drisse de la chaloupe, – dont John Block devait garder l’autre bout, et il entra dans l’eau.

Double était le risque, soit d’être saisi par le ressac et jeté contre la base du morne, soit d’être entraîné par le courant si la corde venait à casser.

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A deux fois, Fritz tenta inutilement de se dégager des lames. Il ne réussit qu’à la troisième à se maintenir de manière à porter ses regards au delà du morne, et John Block, non sans peine, dut le ramener vers la pointe!

«Eh bien… demanda le bosseman, qu’y a-t-il, au delà?

– Rien que des roches et des rochers!… répondit Fritz, dès qu’il eut repris haleine. Je n’ai aperçu qu’une suite de criques et de caps… La falaise se continue en remontant vers le nord…

– Je n’en suis pas autrement étonné…» se borna à répondre John Block.

Lorsque le résultat de cette tentative fut connu – et avec quelle émotion l’apprit Jenny! – il sembla bien que tout espoir venait de s’évanouir. Ce n’était décidément qu’un amas inhabitable et inhabité, cet îlot dont le capitaine Gould et les siens ne pouvaient plus sortir!…

Et de quels regrets poignants se compliquait cette situation! Sans la révolte, depuis deux mois déjà les passagers du Flag seraient arrivés en ce fertile domaine de la Terre-Promise!… Et à quelles angoisses devaient être en proie ceux qui les attendaient et ne les voyaient point venir!… Comment les deux familles expliqueraient-elles un tel retard?… La corvette avait-elle donc péri corps et biens?… Ne reverraient-ils plus jamais Fritz, Jenny, François, James, Suzan, Doll… Et si la Licorne avait fait naufrage, était-ce pendant la traversée de l’île en Europe, avant ou après sa relâche à Capetown?…

En vérité, ces parents, ces amis étaient plus à plaindre que le capitaine Gould et ses compagnons!… Au moins, ceux-ci les savaient-ils en sûreté dans la Nouvelle-Suisse!

L’avenir débordait donc d’inquiétudes, étant donnée une situation dont on ne pouvait prévoir le terme.

Puis, quel nouveau sujet de craintes se fût ajouté à tant d’autres, s’ils eussent su ce que Harry Gould et le bosseman étaient seuls à savoir: c’est que le nombre des tortues diminuait sensiblement, par suite de la consommation qui s’en faisait chaque jour!…

«Peut-être, fit observer cependant John Block, cela tient-il à ce que ces bêtes ont connaissance de quelque passage souterrain qui leur donne accès sur les criques de l’est ou de l’ouest, et quel malheur que nous ne puissions les suivre…

– Dans tous les cas, Block, répliqua Harry Gould, n’en parle à personne…

– Soyez tranquille, mon capitaine, et si je vous l’ai dit, c’est que l’on peut tout vous dire…

– Et on le doit, Block.»

Le bosseman, dès lors, eut donc à s’occuper plus particulièrement de la pêche, car la mer ne refuserait jamais ce que la terre allait bientôt refuser. Il est vrai, à se nourrir exclusivement de poissons, de mollusques, de crustacés, la santé générale finirait par en souffrir… Et si des maladies se déclaraient, ne serait-ce pas le comble de tant de misères?…

La dernière semaine de décembre était arrivée. Temps toujours beau, sauf quelques orages qui n’eurent point la violence du premier. La chaleur, parfois excessive, aurait été difficile à supporter, si la falaise n’eût projeté sa grande ombre sur la grève, l’abritant du soleil, qui traçait sa courbe diurne au-dessus de l’horizon du nord.

A cette époque, nombre d’oiseaux fréquentaient ces parages, et ce n’étaient pas seulement les goélands, les macreuses, les mouettes, les frégates, hôtes habituels des grèves. De temps à autre, passèrent des bandes de grues et de hérons. Cela rappelait à Fritz ses heureuses chasses sur le lac des Cygnes et aux abords des métairies de la Terre-Promise. A la cime du morne parurent également des cormorans, semblables à celui de Jenny, actuellement l’hôte de la basse-cour de Felsenheim, et des albatros, semblables à celui dont elle avait fait le messager de la Roche-Fumante!

D’ailleurs, ces oiseaux se tenaient hors de portée. Lorsqu’ils venaient se poser sur le promontoir, en vain essayait-on de les approcher, et ils s’envolaient à tire-d’aile au-dessus de cette Crête infranchissable.

Un jour, le capitaine Gould, Fritz, François, tous et toutes furent appelés sur la plage par un cri du bosseman.

«Voyez… voyez donc!… répétait John Block, en montrant de la main l’arête du plateau supérieur.

– Qu’y a-t-il?… demanda Fritz.

– Comment, reprit John Block, vous n’apercevez pas cette rangée de points noirs?…

– Ce sont des pingouins, répondit François.

– Des pingouins, en effet, affirma Harry Gould, et s’ils ne nous paraissent pas plus gros que des corneilles, c’est à cause de la hauteur où ils sont perchés…

– Eh bien, fit observer Fritz, puisque ces oiseaux ont pu s’élever sur le plateau, c’est donc que les pentes sont praticables de l’autre côté de la falaise!…»

Il y avait lieu de le croire, car les pingouins, très gauches, très lourds, n’ayant pour ailes que des moignons rudimentaires, n’auraient pu voler jusqu’à cette crête. Si donc l’ascension n’était pas praticable par le sud, très probablement elle l’était par le nord. Or, faute d’une embarcation qui eût permis de remonter le long du littoral, il fallait renoncer à atteindre le sommet de la falaise.

Triste, bien triste fut le Noël de cette funeste année!… Et quelle désolation à la pensée de ce qu’eut été le Christmas dans la grande salle de Felsenheim, au milieu des deux familles, en compagnie du capitaine Gould et de John Block! Il sembla que les douleurs de l’abandon en fussent accrues, et cette fête se réduisit à des prières où il n’y avait plus guère d’espoir!

Et pourtant, il fallait tenir compte de ce que, malgré tant d’épreuves, la santé de ce petit monde n’en était pas encore affectée. Quant au bosseman, les misères, pas plus que les déceptions, n’avaient prise sur lui.

«J’engraisse, répétait-il, oui… j’engraisse!… Voilà ce que c’est que de passer son temps à ne rien faire!»

Rien faire, hélas! et, malheureusement, dans cette situation, il n’y avait rien à faire!

L’après-midi du 29, il se produisit un incident qui, d’ailleurs, ne pouvait apporter aucun changement, bien qu’il rappelât le souvenir de temps plus heureux.

Un oiseau vint se poser sur la partie du promontoire dont l’accès était praticable.

C’était un albatros, qui arrivait de loin, sans doute, et paraissait très fatigué. Il s’étendit sur une roche, les pattes allongées, les ailes repliées.

Fritz voulut essayer de capturer cet oiseau. Habile à manier le lasso, on le sait, peut-être y réussirait-il, en formant un nœud coulant avec la drisse de la chaloupe?

La longue corde fut préparée par le bosseman, et Fritz, le plus doucement possible, commença à gravir le promontoire.

Tous le suivaient du regard.

L’oiseau ne bougeant pas, Fritz put s’approcher à quelques toises, et lança son lasso qui s’enroula autour du corps de l’albatros.

C’est à peine si l’albatros tenta de se débattre, lorsque Fritz, qui l’avait pris entre ses bras, l’apporta sur la grève.

A cet instant, Jenny ne put retenir un cri de surprise.

«C’est lui, répétait-elle, en caressant l’oiseau… c’est lui… je le reconnais…

– Quoi… s’écria Fritz, ce serait?…

– Oui… Fritz… c’est bien mon albatros… mon compagnon de la Roche-Fumante… celui auquel j’avais attaché ce billet qui est tombé entre tes mains…»

Était-ce possible?… Jenny ne faisait-elle pas erreur?… Après trois années, cet albatros, qui n’était jamais revenu à l’îlot, aurait volé jusqu’à cette côte?…

Jenny ne se trompait pas, et l’on en eut la certitude, lorsqu’elle montra un bout de ficelle qui entourait encore l’une des pattes de l’oiseau. Quant au morceau de toile sur lequel Fritz avait tracé quelques lignes de réponse, il n’en restait plus rien.

Et si cet albatros était venu de si loin, c’est que ces puissants volateurs peuvent franchir d’énormes distances. A n’en pas douter, celui-ci s’était transporté de l’est de l’océan Indien à ces parages du Pacifique, éloignés d’un millier de lieues peut-être!…

Inutile d’insister sur les soins, sur les caresses que reçut le messager de la Roche-Fumante. N’était-ce pas comme un lien qui rattachait les naufragés à leurs parents, à leurs amis de la Nouvelle-Suisse?…

Deux jours après s’achevait cette année 1817, qui avait été si malheureuse pendant ses derniers mois, et que réservait l’année nouvelle?…

 

 

Chapitre XXIV

Entretiens à propos de l’albatros. – Bonne camaraderie entre le petit Bob
et l’oiseau. – Fabrication des chandelles. – Un nouveau sujet de douleur.
– Recherches inutiles et désespoir. – Un cri de l’albatros.

 

i le capitaine Gould ne se trompait pas en ce qui concernait le gisement de l’îlot, la saison d’été ne devait plus avoir que trois mois à courir. Après ces trois mois arriverait le redoutable hiver, avec ses froides rafales, ses tempêtes furieuses. Cette faible chance d’apercevoir quelque navire au large, de l’attirer par des signaux, aurait disparu, car, à cette époque de l’année, les marins fuient ces dangereux parages. Mais, auparavant, peut-être se présenterait-il quelque circonstance qui modifierait la situation, bien qu’il fût téméraire de l’espérer.

L’existence continua donc d’être ce qu’elle avait été depuis le 26 octobre, ce jour funeste où la chaloupe fut détruite. Quelle monotonie, quel désœuvrement, et combien l’impossibilité de rien entreprendre paraissait dure à des hommes si actifs! Réduits à errer au pied de cette falaise qui les emprisonnait, leurs yeux se fatiguant à observer la mer toujours déserte, il leur fallait une extraordinaire force d’âme pour ne point succomber au découragement.

Les journées, si longues, se passaient en conversations que Jenny était toujours la première à provoquer. La courageuse jeune femme animait tout son monde, s’ingéniait à le distraire, discutait des projets sur la valeur desquels elle ne se méprenait guère. Fritz et elle échangeaient leurs pensées, même sans qu’ils eussent besoin de parler. Le plus souvent, le capitaine Gould et John Block s’entretenaient de l’avenir. Et parfois ils se demandaient si le gisement de l’îlot était bien tel qu’ils le supposaient dans l’ouest du Pacifique. Le bosseman émettait quelque doute à cet égard.

«Est-ce l’arrivée de l’albatros qui te donne à réfléchir?… lui demanda un jour le capitaine.

– Je l’avoue, répondit John Block, et ce n’est pas sans quelque raison, je pense.

– Et tu veux en conclure, Block, que cet îlot serait situé plus au nord que nous ne le supposons?…

– Oui, mon capitaine… et qui sait?… à proximité de l’océan Indien… Un albatros peut plus facilement franchir des centaines de lieues sans se reposer que des milliers…

– Je le sais… répondit Harry Gould, mais je sais aussi que Borupt avait intérêt à entraîner le Flag vers les mers du Pacifique! De quel côté a soufflé le vent pendant les huit jours de notre séquestration, dans la cale, il m’a bien semblé, et à toi aussi, que c’était de l’ouest…

– J’en conviens, répondit le bosseman, et, pourtant, cet albatros… Est-il venu de près?… Est-il venu de loin?…

– Et quand cela serait, Block, quand nous nous serions trompés sur le gisement de cet îlot, s’il ne se trouvait qu’à quelques lieues de la Nouvelle-Suisse, n’est-ce pas comme s’il en était à des centaines, puisque nous ne pouvons pas le quitter!»

La conclusion du capitaine Gould n’était, hélas! que trop juste. D’ailleurs tout donnait à croire que le Flag avait dû se diriger vers les mers du Pacifique, loin, bien loin des parages de la Nouvelle-Suisse. Et pourtant, ce que pensait John Block, d’autres le pensaient également. On le répète, il semblait que l’oiseau de la Roche-Fumante eût apporté quelque espoir avec lui.

Inutile de dire que l’oiseau, promptement revenu de ses fatigues, ne se montrait ni craintif ni farouche. L’apprivoiser fut très aisé, et il ne tarda pas à parcourir la grève, se nourrissant de baies de varechs ou de poissons qu’il péchait adroitement, sans manifester aucune envie de s’envoler.

Quelquefois, par exemple, après s’être élevé le long du promontoire, il allait se percher sur la crête de la falaise en poussant de petits cris.

«Hein! disait alors le bosseman, il nous invite à monter!… Si seulement il pouvait me prêter ses ailes, je me chargerais bien de voler jusque-là… et de voir de l’autre côté… Il est vrai, ce côté-là ne vaut probablement pas mieux que celui-ci, mais enfin on serait fixé!…»

Fixé!… Ne l’était-on pas depuis que Fritz n’avait aperçu au delà du morne que les mêmes roches arides, les mêmes infranchissables hauteurs?

Un des meilleurs amis de l’albatros fut le petit Bob. La camaraderie s’établit promptement entre l’enfant et l’oiseau. Ils jouaient sur le sable. Pas à craindre de taquineries de la part de l’un, ni coups de bec de la part de l’autre. Lorsqu’il faisait mauvais temps, tous deux rentraient dans la grotte, où l’albatros avait son coin qu’il occupait chaque soir.

Enfin, sauf cet incident, qui n’autorisait aucune hypothèse, rien ne vint tirer le capitaine Gould et ses compagnons de cette monotone existence.

Toutefois la prudence exigeait que l’on songeât sérieusement à l’éventualité d’un prochain hivernage. A moins d’une de ces très heureuses chances auxquelles les naufragés n’étaient pas habitués, ils auraient à subir quatre ou cinq mois de mauvaise saison. A cette latitude, au milieu des mers du Pacifique, les tourmentes se déchaînent avec une extraordinaire violence, et peuvent provoquer un sérieux abaissement de la température.

Le capitaine Gould, Fritz et John Block causaient parfois à ce sujet. Puisqu’ils ne pouvaient écarter les menaces de l’avenir, mieux valait les regarder en face. Résolus à lutter, ils ne ressentaient plus rien du découragement qu’avait d’abord provoqué la destruction de la chaloupe.

«Ah! si la situation n’était pas aggravée par la présence de ces trois femmes et de cet enfant, répétait Harry Gould, si nous n’étions ici que des hommes…

– Raison de faire plus encore que nous n’aurions fait», répondait Fritz.

En prévision de l’hiver, une grave éventualité se posait: si les froids devenaient rigoureux, s’il fallait entretenir un foyer jour et nuit, le combustible ne viendrait-il pas à manquer?…

Il n’y avait pas lieu de le craindre, du moment que l’on se contentait des varechs, régulièrement déposés sur la grève par chaque marée montante et que le soleil séchait vite. Toutefois, comme la combustion de ces plantes marines produisait une acre fumée, on ne pourrait les employer au chauffage de la grotte dont l’atmosphère deviendrait irrespirable. Aussi conviendrait-il d’en fermer l’entrée avec les voiles de la chaloupe, et assez solidement pour résister aux rafales qui assaillaient le pied de la falaise pendant la période hivernale.

Resterait alors la nécessité d’éclairer l’intérieur, lorsque le temps interdirait les travaux du dehors.

Le bosseman et François, aidés de Jenny et de Doll, s’occupèrent donc à fabriquer un grand nombre de grossières chandelles avec la graisse des chiens de mer qui fréquentaient la crique, et dont la capture n’offrait aucune difficulté.

Ainsi que cela s’était pratiqué à Felsenheim, John Block, par la fonte de cette graisse, obtint une sorte d’huile qui devait se coaguler en refroidissant. Comme il n’avait pas à sa disposition le coton que récoltait M. Zermatt, il dut se contenter de la fibre des laminaires marines, lesquelles fournirent des mèches utilisables.

En outre, il y avait la question des vêtements dont chacun était peu fourni, et comment les renouveler si le séjour se prolongeait sur cette plage?…

«Décidément, dit un jour le bosseman, lorsqu’un naufrage vous jette sur une île déserte, il est prudent d’avoir à sa disposition un navire dans lequel se trouve tout ce dont on a besoin… Sans cela c’est une mauvaise affaire!»

Oui, et c’est bien ce qu’avait été le Landlord pour les hôtes de la Nouvelle-Suisse.

Dans l’après-midi du 17, un incident, dont personne n’aurait pu prévoir les conséquences, causa les plus vives inquiétudes.

On sait que Bob trouvait grand plaisir à jouer avec l’albatros. Lorsqu’il s’amusait sur la grève, sa mère ne cessait de le surveiller, afin qu’il ne s’éloignât pas, car il aimait à gravir les basses roches du promontoire comme à courir au-devant des lames. Mais, lorsque l’oiseau et lui restaient dans la grotte, il n’y avait aucun inconvénient à les laisser seuls.

Il était trois heures environ. James Wolston aidait le bosseman à disposer les espars destinés à supporter la portière de grosse toile qui devait être tendue devant l’entrée. Jenny, Suzan et Doll, assises dans l’angle, près du fourneau sur lequel bouillonnait la petite chaudière, travaillaient à réparer leurs vêtements.

L’instant approchait où Bob prenait d’habitude son goûter quotidien.

Aussi Mme Wolston fit-elle quelques pas du côté de la grotte en appelant l’enfant.

Bob ne répondit pas.

Suzan descendit vers la plage et appela d’une voix plus forte, sans obtenir de réponse.

Alors le bosseman de crier:

«Bob… Bob!… c’est l’heure de manger!»

L’enfant ne parut point, et on ne le voyait pas courir sur la grève.

«Il était ici… près de nous… il n’y a qu’un moment… affirma James.

– Où diable peut-il être?…» se demanda John Block en remontant vers le promontoire.

Le capitaine Gould, Fritz et François se promenaient alors au pied de la falaise.

Bob n’était pas avec eux.

Le bosseman, en se faisant un porte-voix de sa main, cria à plusieurs reprises: «Bob… Bob!»

L’enfant restait invisible.

James rejoignit le capitaine et les deux frères.

«Vous n’avez pas vu Bob?… questionna-t-il d’un ton d’extrême inquiétude.

– Non, répondit François.

– Je l’ai aperçu il y a une demi-heure, déclara Fritz, et il jouait avec l’albatros…»

Et tous de se mettre à l’appeler en se tournant dans tous les sens.

Ce fut inutile.

Aussitôt Fritz et James se dirigèrent vers le promontoire, dont ils gravirent les premières roches, et promenèrent leurs regards sur toute l’étendue de la crique.

Personne, ni l’enfant, ni l’oiseau.

Tous deux rejoignirent leurs compagnons près de Jenny, de Doll et de Mme Wolston, pâle d’inquiétude.

«Mais l’avez-vous cherché dans la grotte?…» demanda le capitaine Gould.

Bob, en effet, pouvait y être rentré. Comment n’en était-il pas sorti depuis qu’on l’appelait?…

Fritz ne fit qu’un bond vers la grotte, en visita tous les coins et reparut sans ramener l’enfant.

Mme Wolston, éperdue, allait et venait comme une folle. Il se pouvait que le petit garçon eût glissé entre les roches, qu’il fût tombé dans la mer… Enfin les plus alarmantes suppositions étaient permises, puisqu’on n’avait pas trouvé Bob.

Il fallait donc continuer, sans perdre un instant, les recherches sur la plage et jusqu’à la crique.

«Fritz… James… dit le capitaine Gould, venez avec moi et suivons le pied de la falaise… Peut-être Bob est-il enfoui sous un tas de varechs?…

– Faites, répondit le bosseman, tandis que M. François et moi, nous allons visiter la crique…

– Et le promontoire, ajouta François. Il est possible que Bob se soit avisé d’y grimper et qu’il ait roulé dans quelque trou…»

On se sépara, les uns se dirigeant vers la droite, les autres vers la gauche. Jenny, Doll étaient restées près de Mme Wolston, dont elles essayaient de calmer les angoisses.

Une demi-heure plus tard, tous étaient de retour après d’inutiles recherches. Personne sur tout le périmètre de la baie. On n’avait signalé aucune trace de l’enfant et les appels n’avaient produit aucun résultat.

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Le désespoir de Suzan éclata alors en sanglots. Prise de spasmes qui lui déchiraient la poitrine, il fallut l’emporter, malgré elle, dans la grotte. Son mari, qui l’accompagnait, ne pouvait prononcer une parole.

Au dehors, Fritz disait:

«Il n’est pas admissible que cet enfant soit perdu!… Je vous le répète, je l’ai vu sur la grève, il y a une heure à peine, courant, sautant, et non du côté de la mer… Il tenait une corde à la main, avec un galet au bout… L’albatros et lui jouaient ensemble…

– Mais, au fait, où donc est l’oiseau?… demanda François en se retournant.

– Oui… où est-il?…» répéta John Block.

On n’y avait pas prêté attention, tout d’abord, et le bosseman dut constater l’absence de l’albatros.

«Est-ce qu’ils auraient disparu tous les deux?… fit observer le capitaine Gould.

– On peut le croire», répondit Fritz.

Les regards se portaient en toutes directions et principalement vers les roches, où l’oiseau avait coutume de se percher…

On ne l’aperçut pas, on n’entendit pas son cri, si reconnaissable entre ceux des macreuses, des goélands et des mouettes.

Que l’albatros se fût envolé au-dessus de la falaise, qu’il eût gagné quelque autre hauteur de la côte, à cela rien d’impossible, bien qu’il fût si habitué à cette plage, à ceux qui y vivaient, et plus particulièrement à Jenny. Dans tous les cas, le petit garçon n’avait pu s’envoler, lui… Tout au plus eût-il été capable de remonter le long du promontoire à la suite de l’oiseau. D’ailleurs, après les recherches de François et du bosseman, rien ne permettait d’admettre cette explication.

Néanmoins, comment ne pas faire un rapprochement entre la disparition de Bob et celle de l’albatros? D’ordinaire, ils ne se quittaient guère, et voici qu’on ne les revoyait plus!… C’était au moins très extraordinaire.

Avec le soir qui s’approchait, devant l’inexprimable douleur du père et de la mère, à la vue de Suzan, dont les paroles incohérentes faisaient craindre pour sa raison, Jenny, Doll, le capitaine Gould, ses compagnons, ne savaient plus que tenter. A la pensée que, si l’enfant était tombé dans quelque trou, il allait y rester ainsi toute la nuit, on reprit les recherches. Un feu de goémons fut allumé à l’extrémité du promontoire afin de guider le petit, en cas qu’il eût gagné le fond de la crique. Après avoir été sur pied jusqu’aux dernières heures de la soirée, il fallut renoncer à l’espoir de retrouver Bob, et y avait-il une chance que le lendemain on fût plus heureux que la veille?…

Tous étaient rentrés dans la grotte, non pour y dormir, – l’auraient-ils pu?… Tantôt l’un, tantôt l’autre ressortait, regardait, prêtait l’oreille au milieu des clapotis du ressac, et revenait s’asseoir sans prononcer une parole.

Quelle nuit, la plus douloureuse, la plus désespérante, de toutes celles que le capitaine Gould et les siens eussent passées sur cette côte déserte!

Vers deux heures du matin, le ciel, brillant d’étoiles jusqu’alors, commença à se voiler. La brise avait sauté au nord, et les nuages, venus de cette direction, s’accumulaient dans l’espace. S’ils n’étaient pas très épais, ils chassaient du moins avec une vitesse croissante, et, assurément, à l’est et à l’ouest de la falaise, la mer devait être démontée.

C’était l’heure à laquelle le flot ramenait sur la grève les lames de la marée montante.

A ce moment, Mme Wolston se releva, et, avant qu’on eût pu la retenir, elle s’élança hors de la grotte, en proie au délire, criant d’une voix effrayante:

«Mon enfant… mon enfant!»

Il fallut employer la force pour la reconduire. James, qui avait rejoint sa femme, la prit dans ses bras, et la ramena plus morte que vive.

La malheureuse mère resta étendue sur le tas de varechs, où d’habitude Bob reposait près d’elle. Jenny et Doll essayèrent de la ranimer, mais ce ne fut pas sans grande peine qu’elle reprit ses sens.

Pendant le reste de la nuit le vent ne cessa de raser en rugissant le plateau supérieur de la falaise. Vingt fois Fritz, François, Harry Gould, le bosseman, explorèrent la plage, avec cette crainte que la marée montante ne déposât un petit cadavre sur le sable…

Rien, pourtant, rien!… Est-ce donc que l’enfant avait été emporté au large par les lames?…

Vers quatre heures, après l’étalé de la mer, alors que le jusant venait de s’établir, quelques blancheurs se montrèrent à l’horizon de l’est.

A ce moment, Fritz, accoté contre le fond de la grotte, crut entendre une sorte de cri derrière la paroi. Il prêta l’oreille, et, craignant de s’être trompé, il rejoignit le capitaine.

«Suivez-moi…» lui dit-il.

Sans savoir ce que voulait Fritz, sans même le demander, Harry Gould l’accompagna.

«Écoutez…» dit Fritz.

Le capitaine Gould tendit l’oreille.

«C’est un cri d’oiseau que j’entends… dit-il.

– Oui!… un cri d’oiseau!… affirma Fritz.

– Il existe donc une cavité derrière la paroi…

– Sans doute, et peut-être quelque couloir qui communique avec le dehors… car comment expliquer?…

– Vous avez raison, Fritz.»

John Block, qui venait de s’approcher, apprit ce qui en était. Après avoir appliqué son oreille contre la paroi, il déclara:

«C’est le cri de l’albatros… je le reconnais…

– Et si l’albatros est là… dit Fritz, le petit Bob doit y être aussi…

– Mais par où auraient-ils pu s’introduire tous deux?… demanda le capitaine.

– Ça… nous le saurons!» répliqua John Block.

François, Jenny, Doll furent aussitôt mis au courant. James et sa femme reprirent un peu d’espoir.

«Il est là… il est là!…» répétait Suzan.

John Block avait allumé une des grosses chandelles. Que l’albatros fût derrière cette paroi, on ne pouvait le mettre en doute, puisque son cri continuait de se faire entendre.

Toutefois, avant de rechercher s’il ne s’était pas glissé par quelque issue extérieure, il convenait de bien constater que la paroi du fond ne présentait pas un orifice.

La chandelle à la main, le bosseman vint examiner l’état de cette paroi.

John Block n’observa à sa surface que quelques fissures trop étroites pour que l’albatros et, à plus forte raison, Bob eussent pu y passer. Il est vrai, à sa partie inférieure, un trou d’un diamètre de vingt à vingt-cinq pouces était creusé dans le sol, et, par conséquent, assez large pour avoir livré passage à l’oiseau et à l’enfant.

Cependant, le cri de l’albatros ayant cessé, tous eurent cette appréhension que le capitaine Gould, le bosseman, Fritz avaient dû faire erreur.

Jenny prit alors la place de John Block et, se baissant au ras du trou, appela plusieurs fois l’oiseau, qui était habitué à sa voix comme à ses caresses.

Un cri lui répondit, et, presque aussitôt, l’albatros sortit par le trou.

«Bob… Bob!» répéta Jenny.

L’enfant ne répondit ni ne parut… N’était-il donc pas avec l’oiseau derrière la paroi?… Sa mère ne put retenir un cri de désespoir…

«Attendez…», dit le bosseman.

Il s’accroupit, il agrandit le trou en rejetant le sable derrière lui. Quelques minutes suffirent à lui donner une dimension assez grande pour qu’il pût s’y introduire…

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Une minute après, il rapportait le petit Bob évanoui, qui ne tarda pas à reprendre connaissance sous les baisers de sa mère.

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