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Jules Verne

 

HECTOR SERVADAC

voyages et aventures à travers le monde solaire

 

(Chapitre XIII-XVI)

 

 

Dessins de P. Philippoteaux

Bibliothèque D’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

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© Andrzej Zydorczak

 

DEUXIÈME PARTIE

 

 

Chapitre XIII

Dans lequel le capitaine Servadac et ses compagnons font la seule chose qu’il y eut à faire

 

es Galliens passèrent le reste de la nuit, c’est-à-dire les quelques heures qui précédaient le jour, dans d’inexprimables appréhensions. Palmyrin Rosette, chassé par le froid, avait dû quitter son observatoire et se réfugier dans les galeries de Nina-Ruche. C’était peut-être l’occasion ou jamais de lui demander s’il persévérait encore dans cette idée de courir le inonde solaire sur son inhabitable comète; mais il eût répondu affirmativement sans doute. S’il rageait et à quel point, cela ne saurait se dire.

En même temps que lui, Hector Servadac et ses compagnons avaient dû chercher asile dans les plus profondes galeries du massif. La grande salle, si largement ouverte à l’air extérieur, n’était plus tenable. L’humidité de ses parois se changeait déjà en cristaux, et, quand bien même on fût parvenu à boucher la vaste ouverture que fermait autrefois le rideau de laves, la température y eût été insoutenable.

Au fond des obscures galeries, une demi-chaleur se propageait encore. L’équilibre ne s’était pas établi entre le dedans et le dehors, mais cela ne pouvait tarder à se faire. On sentait que le calorique se retirait peu à peu. Le mont était comme un cadavre dont les extrémités se refroidissent pendant que le cœur résiste au froid de la mort.

«Eh bien, s’écria le capitaine Servadac, c’est au cœur même que nous irons demeurer!»

Le lendemain il réunit ses compagnons et leur parla en ces termes:

«Mes amis, qu’est-ce qui nous menace? Le froid, mais le froid seulement. Nous avons des vivres qui dureront plus que notre passage sur Gallia, et nos conserves sont assez abondantes pour que nous puissions nous passer de combustible. Or, que nous faut-il pour traverser ces quelques mois d’hiver? Un peu de cette chaleur que la nature nous fournissait gratis! Eh bien, cette chaleur, il est plus que probable qu’elle existe dans les entrailles de Gallia et c’est là que nous irons la chercher!»

Ces confiantes paroles ranimèrent ces braves gens, dont quelques-uns faiblissaient déjà. Le comte Timascheff, le lieutenant Procope, Ben-Zouf serrèrent la main que leur tendait le capitaine, et ceux-là n’étaient pas près de se laisser abattre.

«Mordioux, Nina, dit Hector Servadac en regardant la petite fille, tu n’auras pas peur de descendre dans le volcan?

– Non, mon capitaine, répondit résolument Nina, surtout si Pablo nous accompagne!

– Pablo nous accompagnera! C’est un brave! Il n’a peur de rien! – N’est-ce pas, Pablo?

– Je vous suivrai partout où vous irez, monsieur le gouverneur», répondit le jeune garçon.

Cela dit, il ne s’agissait plus que de se mettre à la besogne.

Il ne fallait pas songer à pénétrer dans le volcan en suivant le cratère supérieur. Par un tel abaissement de température, les pentes de la montagne n’eussent pas été praticables. Le pied n’aurait trouvé aucun point d’appui sur les déclivités glissantes. Donc, nécessité d’atteindre la cheminée centrale à travers le massif même, mais promptement, car un terrible froid commençait à envahir les coins les plus reculés de Nina-Ruche.

Le lieutenant Procope, après avoir bien examiné la disposition des galeries intérieures, leur orientation au sein même du massif, reconnut que l’un des étroits couloirs devait aboutir près de la cheminée centrale. Là, en effet, lorsque les laves s’élevaient sous la poussée des vapeurs, on sentait le calorique «suinter» pour ainsi dire à travers ses parois. Évidemment, la substance minérale, ce tellurure dont le mont se composait, était bon conducteur de la chaleur. Donc, en perçant cette galerie sur une longueur qui ne devait pas excéder sept à huit mètres, on rencontrerait l’ancien chemin des laves, et peut-être serait-il facile de le descendre.

On se mit immédiatement à la besogne. En cette occasion, les matelots russes, sous la direction de leur lieutenant, montrèrent beaucoup d’adresse. Le pic, la pioche ne suffirent pas à entamer cette dure substance. Il fallut forer des trous de mine, et, au moyen de la poudre, faire sauter la roche. Le travail n’en marcha que plus rapidement, et, en deux jours, il fut mené à bonne fin.

Pendant ce court laps de temps, les colons eurent à souffrir cruellement du froid.

«Si tout accès nous est interdit dans les profondeurs du massif, avait dit le comte Timascheff, aucun de nous ne pourra résister, et ce sera probablement la fin de la colonie gallienne!

– Comte Timascheff, répondit le capitaine Servadac, vous avez confiance en Celui qui peut tout?

– Oui, capitaine, mais il peut vouloir aujourd’hui ce qu’il ne voulait pas hier. Il ne nous appartient pas de juger ses décrets. Sa main s’était ouverte… Elle semble se refermer…

– A demi seulement, répondit le capitaine Servadac. Ce n’est qu’une épreuve à laquelle il soumet notre courage! Quelque chose me dit qu’il n’est pas vraisemblable que l’éruption du volcan ait cessé par suite d’une extinction complète des feux intérieurs de Gallia. Très probablement, cet arrêt dans l’épanchement extérieur ne sera que momentané.»

Le lieutenant Procope appuya l’opinion du capitaine Servadac. Une autre bouche éruptive s’était peut-être ouverte sur quelque autre point de la comète, et il était possible que les matières laviques eussent suivi cette voie nouvelle. Bien des causes pouvaient avoir modifié les circonstances auxquelles était due cette éruption, sans que les substances minérales eussent cessé de se combiner chimiquement avec l’oxygène dans les entrailles de Gallia. Mais de savoir si l’on pourrait atteindre ce milieu où la température permettrait de braver les froids de l’espace, c’est ce qui était impossible.

Pendant ces deux jours, Palmyrin Rosette ne prit aucunement part ni aux discussions ni aux travaux. Il allait et venait comme une âme en peine, une âme peu résignée. Lui-même, et quoi qu’on eût pu dire, il avait installé sa lunette dans la grande salle. Là, plusieurs fois, la nuit, le jour, il demeurait à observer le ciel jusqu’à ce qu’il fût littéralement gelé. Il rentrait alors, maugréant, maudissant la Terre-Chaude, répétant que son rocher de Formentera lui eût offert plus de ressources!

Le dernier coup de pic fut donné dans la journée du 4 janvier. On put entendre les pierres rouler à l’intérieur de la cheminée centrale. Le lieutenant Procope observa qu’elles ne tombaient pas perpendiculairement, mais qu’elles semblaient plutôt glisser sur les parois, en se heurtant à des saillies rocheuses. La cheminée centrale devait donc être inclinée, et, conséquemment, plus praticable à la descente.

Cette observation était juste.

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Dès que l’orifice eut été assez agrandi pour donner passage à un homme, le lieutenant Procope et le capitaine Servadac, précédés de Ben-Zouf, qui portait une torche, s’engagèrent dans la cheminée centrale. Cette cheminée suivait une direction oblique, avec une pente de quarante-cinq degrés au plus. On pouvait donc descendre sans risquer une chute. D’ailleurs, les parois étaient striées par des érosions multiples, des excavations, des rebords de roches, et, sous la cendre qui les tapissait, le pied sentait un solide point d’appui. C’est que l’éruption était récente. En effet, elle n’avait pu se produire que lorsque la collision avait donné à Gallia une partie de l’atmosphère terrestre, et les parois n’étaient pas usées par les laves.

«Bon! fit Ben-Zouf, un escalier maintenant! Excusez du peu!»

Le capitaine Servadac et ses compagnons commencèrent à descendre prudemment. Bien des marches, pour parler comme Ben-Zouf, manquaient à l’escalier. Ils employèrent près d’une demi-heure à atteindre une profondeur de cinq cents pieds, suivant une direction sud. Dans les parois de la cheminée centrale s’évidaient ça et là de larges excavations, dont aucune ne formait galerie. Ben-Zouf, secouant sa torche, les emplissait d’une vive clarté. Le fond de ces trous apparaissait, mais aucune ramification ne se faisait à l’intérieur, ainsi que cela existait à l’étage supérieur de Nina-Ruche.

Toutefois, les Galliens n’avaient pas le choix. Ils devaient accepter les moyens de salut, quels qu’ils fussent.

Or, les espérances du capitaine Servadac semblaient devoir se réaliser. A mesure qu’il pénétrait plus avant dans les substructions du massif, la température s’accroissait progressivement. Ce n’était pas une simple élévation de degrés, telle qu’elle se fait dans les mines terrestres. Une cause locale rendait cette élévation plus rapide. La source de chaleur se sentait dans les profondeurs du sol. Ce n’était pas une houillère, c’était bien un véritable volcan, qui était l’objet de cette exploration. Au fond de ce volcan, non éteint, comme on avait pu le craindre, les laves bouillonnaient encore. Si, pour une cause inconnue, elles ne montraient plus jusqu’à son cratère pour s’épancher au-dehors, du moins transmettaient-elles leur chaleur dans tout le soubassement du massif. Un thermomètre à mercure emporté par le lieutenant Procope, un baromètre anéroïde aux mains du capitaine Servadac, indiquaient, à la fois, et l’abaissement des couches galliennes au-dessous du niveau de la mer, et l’accroissement progressif de la température. A six cents pieds au-dessous du sol, la colonne mercurielle marquait six degrés au-dessus de zéro.

«Six degrés, dit le capitaine Servadac, ce n’est pas suffisant pour des gens que l’hiver doit séquestrer pendant plusieurs mois. Allons plus profondément encore, puisque l’aération se fait convenablement.»

En effet, par le vaste cratère de la montagne, par la grande baie ouverte à son flanc, l’air extérieur pénétrait à flots. Il était comme attiré dans ces profondeurs, et il se trouvait même en de meilleures conditions pour l’acte respiratoire. On pouvait donc impunément descendre jusqu’au point où se rencontrerait une température convenable.

Quatre cents pieds environ furent encore gagnés au-dessous du niveau de Nina-Ruche. Cela donnait une profondeur de deux cent cinquante mètres par rapport à la surface de la mer Gallienne. En cet endroit, le thermomètre marqua douze degrés centigrades au-dessus de zéro. Cette température était suffisante, pourvu que rien ne vînt la modifier.

Évidemment, les trois explorateurs auraient pu s’enfoncer davantage par cette oblique voie des laves. Mais à quoi bon? Déjà, en prêtant l’oreille, ils entendaient certains ronflements sourds, – preuve qu’ils n’étaient pas éloignés du foyer central.

«Restons là, dit Ben-Zouf. Les frileux de la colonie iront plus bas, si cela leur convient! Mais, nom d’un Kabyle! pour ma part, je trouve qu’il fait déjà assez chaud.»

La question était maintenant de savoir si l’on pouvait s’installer tant bien que mal dans cette portion du massif?

Hector Servadac et ses compagnons s’étaient assis sur une roche disposée en saillie, et de là, à la lueur de la torche qui fut ravivée, ils examinèrent l’endroit où ils venaient de s’arrêter.

La vérité oblige à dire que rien n’était moins confortable. La cheminée centrale, en s’élargissant, ne formait là qu’une sorte d’excavation assez profonde. Ce trou, il est vrai, pouvait contenir toute la colonie gallienne. Quant à l’aménager d’une façon à peu près convenable, c’était assez difficile. Au-dessus, au-dessous, il existait des anfractuosités de moindre importance qui suffiraient à l’emmagasinage des provisions, mais de chambres distinctes pour le capitaine Servadac et le comte Timascheff, il n’y fallait point compter. Un petit réduit, destiné à Nina, on le trouverait encore. Ce serait donc la vie commune de tous les instants. L’excavation principale servirait à la fois de salle à manger, de salon, de dortoir. Après avoir vécu à peu près comme des lapins dans leur terrier, les colons allaient s’enfouir sous terre, comme des taupes, et vivre comme elles, – moins leur long sommeil hivernal.

Cependant, il serait facile d’éclairer cette obscure excavation au moyen de lampes et de fanaux. L’huile ne manquait pas, car le magasin général en possédait encore plusieurs barils, ainsi qu’une certaine quantité d’esprit-de-vin, qui devait servir à la cuisson de quelques aliments.

Quant à la séquestration toute la durée de l’hiver gallien, elle ne serait évidemment pas absolue. Les colons, vêtus aussi chaudement que possible, pourraient faire de fréquentes apparitions, soit à Nina-Ruche, soit sur les roches du littoral. Il serait indispensable, d’ailleurs, de s’approvisionner de glaces qui par la fusion donneraient l’eau nécessaire à tous les besoins de la vie. Chacun, à tour de rôle, serait chargé de ce service assez pénible, puisqu’il s’agirait de remonter à une hauteur de neuf cents pieds et de redescendre d’autant avec un lourd fardeau.

Enfin, après minutieuse inspection, il fut décidé que la petite colonie se transporterait dans cette sombre cave, et qu’elle s’y installerait le moins mal possible. L’unique excavation servirait de demeure à tous. Mais, en somme, le capitaine Servadac et ses compagnons ne seraient pas plus mal partagés que les hiverneurs des régions arctiques. Là, en effet, soit à bord des baleiniers, soit dans les factoreries du Nord-Amérique, on ne multiplie ni les chambres, ni les cabines. On dispose simplement une vaste salle dans laquelle l’humidité pénètre moins facilement. On fait la chasse aux coins, qui sont autant de nids à condensation des vapeurs. Enfin, une chambre large, haute, est plus facile à aérer, à chauffer aussi, conséquemment plus saine. Dans les forts, c’est tout un étage qui est aménagé de la sorte; dans les navires, c’est tout l’entrepont.

Voilà ce que le lieutenant Procope, familier avec les usages des mers polaires, expliqua en quelques mots, et ses compagnons se résignèrent à agir en hiverneurs, puisqu’ils étaient forcés d’hiverner.

Tous trois remontèrent à Nina-Ruche. Les colons furent instruits des résolutions prises, et ils les approuvèrent. On se mit aussitôt à la besogne, en commençant par débarrasser l’excavation des cendres encore chaudes qui en tapissaient les parois, et le déménagement du matériel de Nina-Ruche fut entrepris sans retard.

Il n’y avait pas une heure à perdre. On gelait littéralement, même dans les plus profondes galeries de l’ancienne demeure. Le zèle des travailleurs fut donc tout naturellement stimulé, et jamais déménagement, comprenant quelques meubles indispensables, couchettes, ustensiles divers, réserves provenant de la goélette, marchandises de la tartane, ne fut plus lestement opéré. Il faut remarquer, d’ailleurs, qu’il ne s’agissait que de descendre, et que, d’autre part, la moindre pesanteur des divers colis les rendait plus aisément transportables.

Palmyrin Rosette, quoi qu’il en eût, dut se réfugier aussi dans les profondeurs de Gallia, mais il ne permit pas qu’on y descendit sa lunette. Il est vrai qu’elle n’était pas faite pour ce sombre abîme, et elle resta sur son trépied dans la grande salle de Nina-Ruche.

Inutile de rapporter les interminables condoléances d’Isac Hakhabut. Toute sa phraséologie accoutumée y passa. Il n’y avait pas, dans tout l’univers, un négociant plus éprouvé que lui. Au milieu de quolibets, qui ne lui étaient jamais épargnés, il veilla soigneusement au déplacement de ses marchandises. Sur les ordres du capitaine Servadac, tout ce qui lui appartenait fut emmagasiné à part et dans le trou même qu’il allait habiter. De cette façon, il pourrait surveiller son bien et continuer son commerce.

En quelques jours, la nouvelle installation fut terminée. Quelques fanaux éclairaient de loin en loin l’oblique cheminée qui remontait vers Nina-Ruche. Cela ne manquait pas de pittoresque, et, dans un conte des Mille et une Nuits, c’eût été charmant. La grande excavation qui servait au logement de tous était éclairée par les lampes de la Dobryna. Le 10 janvier, chacun était casé dans ce sous-sol, et bien abrité, tout au moins, contre la température extérieure, qui dépassait soixante degrés au-dessous de zéro.

«Va bene! comme dit notre petite Nina! s’écria alors Ben-Zouf, toujours satisfait. Au lieu de demeurer au premier étage, nous demeurons dans la cave, voilà tout!»

Et cependant, bien que ne laissant rien paraître de leurs préoccupations, le comte Timascheff, le capitaine Servadac, Procope n’étaient pas sans inquiétude pour l’avenir. Si la chaleur volcanique venait à manquer un jour, si quelque perturbation inattendue retardait Gallia dans sa révolution solaire, s’il fallait recommencer de nouveaux hivernages dans de telles conditions, trouverait-on dans le noyau de la comète le combustible qui avait manqué jusqu’alors? La houille, résidu d’antiques forêts, enfouies aux époques géologiques et minéralisées sous l’action du temps, ne pouvait exister dans les entrailles de Gallia! En serait-on donc réduit à utiliser ces matières éruptives que devaient receler les profondeurs du volcan, alors qu’il serait complètement éteint?

«Mes amis, dit le capitaine Servadac, voyons venir, voyons venir! Nous avons de longs mois devant nous pour réfléchir, causer, discuter! Mordioux! ce serait bien le diable s’il ne nous arrivait pas une idée!

– Oui, répondit le comte Timascheff, le cerveau se surexcite en présence des difficultés, et nous trouverons. D’ailleurs, il n’est pas probable que cette chaleur interne nous fasse défaut avant le retour de l’été gallien.

– Je ne le pense pas, répondit le lieutenant Procope. On entend toujours le bruit des bouillonnements intérieurs. Cette inflammation des substances volcaniques est probablement récente. Lorsque la comète circulait dans l’espace, avant sa rencontre avec la terre, elle ne possédait aucune atmosphère, et, par conséquent, l’oxygène ne s’est probablement introduit dans ses profondeurs que depuis cette collision. De là, une combinaison chimique dont le résultat a été l’éruption. Voilà ce que l’on peut penser, suivant moi, en tenant pour assuré que le travail plutonien n’est qu’à son début dans le noyau de Gallia.

– Je suis si bien de ton avis, Procope, répondit le comte Timascheff, que, loin de craindre une extinction de la chaleur centrale, je redouterais plutôt une autre éventualité, non moins terrible pour nous.

– Et laquelle? demanda le capitaine Servadac.

– Ce serait, capitaine, que l’éruption ne se refît soudain et ne nous surprit, campés sur le chemin des laves!

– Mordioux! s’écria le capitaine Servadac, cela pourrait bien arriver!

– Nous veillerons, répondit le lieutenant Procope, et avec tant de vigilance, que nous ne nous laisserons pas surprendre.»

Cinq jours plus tard, le 15 janvier, Gallia passait à son aphélie, à l’extrémité du grand axe de son orbite, et elle gravitait alors à deux cent vingt millions de lieues du soleil.

 

 

Chapitre XIV

Qui prouve que les humains ne sont pas faits pour graviter à deux cent vingt millions de lieues du soleil

 

allia allait donc, à partir de ce jour, remonter peu à peu sur sa courbe elliptique et avec une vitesse croissante. Tout être vivant à sa surface était désormais enfoui dans le massif volcanique, à l’exception des treize Anglais de Gibraltar.

Comment ceux-ci, volontairement demeurés sur leur îlot, avaient-ils supporté cette première moitié de l’hiver gallien? Mieux, sans doute – c’était l’opinion générale –, que les habitants de la Terre-Chaude. En effet, ils n’avaient pas été forcés d’emprunter à un volcan la chaleur de ses laves pour l’approprier aux besoins de la vie. Leur réserve de charbons et de vivres était très abondante. Ni la nourriture ni le combustible n’avaient dû leur manquer. Le poste qu’ils occupaient, solidement casemate, avec ses épais murs de pierre, les avait évidemment protégés contre les plus forts abaissements de la température. Bien chauffés, ils n’avaient pas eu froid; bien nourris, ils n’avaient pas eu faim, et leurs vêtements ne pouvaient qu’être devenus trop étroits. Le brigadier Murphy et le major Oliphant avaient dû se porter les coups les plus savants sur le champ clos de l’échiquier. Il n’était donc douteux pour personne que les choses ne se fussent passées à Gibraltar convenablement et confortablement. En tout cas, l’Angleterre n’aurait que des éloges pour ces deux officiers et ces onze soldats, restés fidèlement à leur poste.

Le capitaine Servadac et ses compagnons, s’ils eussent été menacés de périr par le froid, eussent pu certainement se réfugier à l’îlot de Gibraltar. La pensée de le faire leur en était venue. Ils auraient, sans aucun doute, été reçus hospitalièrement sur cet îlot, bien que le premier accueil eût laissé à désirer. Les Anglais n’étaient pas hommes à abandonner leurs semblables sans leur prêter assistance. Aussi, en cas de nécessité absolue, les colons de la Terre-Chaude n’auraient-ils pas hésité à émigrer vers Gibraltar. Mais c’eût été un long voyage sur l’immense champ de glace, sans abri, sans feu, et, de ceux qui l’auraient entrepris, tous ne seraient peut-être pas arrivés au but! Aussi, ce projet ne pouvait-il être mis à exécution que dans un cas désespéré, et, tant que le volcan produirait une chaleur suffisante, il était bien entendu que l’on n’abandonnerait pas la Terre-Chaude.

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Il a été dit plus haut que tout être vivant de la colonie gallienne avait trouvé refuge dans les excavations de la cheminée centrale. En effet, un certain nombre d’animaux avaient dû quitter les galeries de Nina-Ruche, où ils fussent morts de froid. Ce n’était pas sans peine que les deux chevaux du capitaine Servadac et de Ben-Zouf avaient été descendus à cette profondeur; mais le capitaine et son ordonnance tenaient particulièrement à conserver Zéphir et Galette, à les ramener vivants sur terre. Ils aimaient ces deux pauvres bêtes, peu faites pour vivre dans ces nouvelles conditions climatériques. Une large anfractuosité, convertie en écurie, fut aménagée pour eux, et, très heureusement, il y avait assez de fourrage pour les nourrir.

Quant aux autres animaux domestiques, il fallut les sacrifier en partie. Les loger dans les substructions du massif, c’était une tâche impossible. Les abandonner dans les galeries supérieures, c’était les condamner à une mort cruelle. On dut les abattre. Mais comme la chair de ces animaux pouvait se conserver indéfiniment dans l’ancien magasin, qui était soumis à un froid excessif, ce fut un précieux accroissement de la réserve alimentaire.

Pour achever la nomenclature des êtres vivants qui cherchèrent refuge à l’intérieur du massif, il faut encore citer les oiseaux, dont la nourriture se composait uniquement des bribes qu’on leur abandonnait chaque jour. Le froid leur fit quitter les hauteurs de Nina-Ruche pour les sombres cavités du mont. Mais leur nombre était encore si considérable, leur présence si importune, qu’il fallut leur donner activement la chasse et les détruire en grande partie.

Tout ceci occupa la fin du mois de janvier, et l’installation ne fut complète qu’à cette époque. Mais alors une existence d’une désespérante monotonie commença pour les membres de la colonie gallienne. Pourraient-ils résister à cette espèce d’engourdissement moral, qui résulterait de leur engourdissement physique? Leurs chefs tentèrent d’obtenir ce résultat par une plus étroite communauté de la vie quotidienne, par des conversations auxquelles tous étaient invités à prendre part, par des lectures, puisées aux livres de voyages et de sciences de la bibliothèque et faites à voix haute. Tous, assis autour de la grande table, Russes ou Espagnols, écoutaient et s’instruisaient, et, s’ils devaient revenir à la terre, ils y rentreraient moins ignorants qu’ils ne l’eussent été en demeurant dans leurs pays d’origine.

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Pendant ce temps, que faisait Isac Hakhabut? S’intéressait-il à ces conversations, à ces lectures? En aucune manière. Quel profit en eût-il retiré? Il passait les longues heures à faire et refaire ses calculs, à compter et recompter l’argent qui affluait entre ses mains. Ce qu’il avait gagné, joint à ce qu’il possédait déjà, s’élevait à la somme de cent cinquante mille francs au moins, dont une moitié en bon or d’Europe. Ce métal, sonnant et trébuchant, il saurait bien lui faire retrouver sa valeur sur terre, et, s’il supputait le nombre des jours écoulés, c’était au point de vue des intérêts perdus. Il n’avait pas encore trouvé l’occasion de prêter, comme il l’espérait, sur bons billets et avec bonne garantie, s’entend.

De tous les colons, ce fut encore Palmyrin Rosette qui se créa le plus vite une absorbante occupation. Avec ses chiffres, il n’était jamais seul, et ce fut au calcul qu’il demanda de lui abréger les longs jours de l’hiver.

De Gallia, il connaissait tout ce qu’on en pouvait connaître, mais il n’en était pas ainsi de Nérina, son satellite. Or, les droits de propriété qu’il réclamait sur la comète devaient bien s’étendre jusqu’à sa lune. C’était donc le moins qu’il en déterminât les nouveaux éléments, depuis qu’elle avait été arrachée à la zone des planètes télescopiques.

Il résolut d’entreprendre ce calcul. Quelques relèvements des positions de Nérina en différents points de son orbite lui étaient encore nécessaires. Cela fait, puisqu’il connaissait la masse de Gallia, obtenue par mesure directe, c’est-à-dire au moyen du peson, il serait à même de peser Nérina du fond de son réduit obscur.

Seulement, il n’avait pas ce réduit obscur, auquel il prétendait bien donner le nom de «cabinet», puisque, en bonne vérité, il ne pouvait l’appeler un observatoire. Aussi, dès les premiers jours de février, en parla-t-il au capitaine Servadac.

«Il vous faut un cabinet, cher professeur? répondit celui-ci.

– Oui, capitaine, mais il me faut un cabinet où je puisse travailler sans craindre les importuns.

– Nous allons vous trouver cela, répondit Hector Servadac. Seulement, si ce cabinet n’est pas aussi confortable que je le voudrais, il sera certainement isolé et tranquille.

– Je n’en demande pas davantage.

– C’est entendu.»

Puis, le capitaine, voyant Palmyrin Rosette d’humeur assez passable, se hasarda à lui faire une question relative à ses calculs antérieurs, – question à laquelle il attachait justement une réelle importance.

«Cher professeur, dit-il au moment où Palmyrin Rosette se retirait, j’aurais quelque chose à vous demander.

– Demandez.

– Les calculs, desquels vous avez conclu la durée de la révolution de Gallia autour du soleil, sont évidemment exacts, reprit le capitaine Servadac. Mais enfin, si je ne me trompe, une demi-minute de retard ou d’avance, et votre comète ne rencontrerait plus la terre sur l’écliptique!…

– Eh bien?

– Eh bien, cher professeur, ne serait-il pas à propos de vérifier l’exactitude de ces calculs…

– C’est inutile.

– Le lieutenant Procope serait tout disposé à vous aider dans cet important travail.

– Je n’ai besoin de personne, répondit Palmyrin Rosette, touché dans sa corde sensible.

– Cependant…

– Je ne me trompe jamais, capitaine Servadac, et votre insistance est déplacée.

– Mordioux! cher professeur, riposta Hector Servadac, vous n’êtes pas aimable pour vos compagnons, et…»

Mais il garda ce qu il avait sur le cœur, Palmyrin Rosette étant encore un homme à ménager.

«Capitaine Servadac, répondit sèchement le professeur, je ne recommencerai pas mes calculs, parce que mes calculs sont absolument justes. Mais je veux bien vous apprendre que ce que j’ai fait pour Gallia, je vais le faire pour Nérina, son satellite.

– Voilà une question tout à fait opportune, répliqua gravement le capitaine Servadac. Cependant, je croyais que, Nérina étant une planète télescopique, ses éléments étaient connus des astronomes terrestres.»

Le professeur regarda le capitaine Servadac d’un œil farouche, comme si l’utilité de son travail eût été contestée. Puis, s’animant:

«Capitaine Servadac, dit-il, si les astronomes terrestres ont observé Nérina, s’ils connaissent déjà son moyen mouvement diurne, la durée de sa révolution sidérale, sa distance moyenne au soleil, son excentricité, la longitude de son périhélie, la longitude moyenne de l’époque, la longitude du nœud ascendant, l’inclinaison de son orbite, tout cela est à recommencer, attendu que Nérina n’est plus une planète de la zone télescopique, mais un satellite de Gallia. Or, étant lune, je veux l’étudier comme lune, et je ne vois pas pourquoi les Galliens ne sauraient pas de la lune gallienne ce que les «terrestriens» savent de la lune terrestre!»

Il fallait entendre Palmyrin Rosette prononcer ce mot «terrestriens»! De quel ton méprisant il parlait maintenant des choses de la terre!

«Capitaine Servadac, dit-il, je finis cette conversation comme je l’ai commencée, en vous priant de me faire disposer un cabinet…

– Nous allons nous en occuper, cher professeur…

– Oh! je ne suis pas pressé, répondit Palmyrin Rosette, et pourvu que cela soit prêt dans une heure…»

Il en fallut trois, mais enfin Palmyrin Rosette put être installé dans une sorte de trou, où sa table, son fauteuil trouvèrent à se placer. Puis, pendant les jours suivants et malgré l’extrême froid, il monta dans l’ancienne salle pour relever plusieurs positions de Nérina. Cela fait, il se confina dans son cabinet, et on ne le revit plus.

En vérité, à ces Galliens, enfouis à huit cents pieds au-dessous du sol, il fallait une grande énergie morale pour réagir contre cette situation, qui ne fut marquée par aucun incident. Bien des jours s’écoulaient sans qu’aucun d’eux remontât à la surface du sol, et, n’eût été la nécessité de se procurer de l’eau douce en rapportant des charges de glace, ils auraient fini par ne plus quitter les profondeurs du volcan.

Cependant, quelques visites furent faites jusque dans les parties basses de la cheminée centrale. Le capitaine Servadac, le comte Timascheff, Procope, Ben-Zouf voulurent sonder aussi loin que possible cet abîme creusé dans le noyau de Gallia. Cette exploration d’un massif, composé de trente centièmes d’or, les laissait indifférents, il faut en convenir. D’ailleurs, cette substance, sans valeur sur Gallia, n’en aurait même plus si elle tombait sur la terre, et ils ne faisaient pas plus de cas de ce tellurure que d’une roche de granit.

Mais ce que leur fit connaître cette exploration, c’est que le feu central conservait son activité, et ils en conclurent que si l’éruption ne se faisait plus par le volcan, c’est que d’autres bouches ignivomes s’étaient ouvertes à la surface de Gallia.

Ainsi se passèrent février, mars, avril, mai, on peut dire dans une sorte d’engourdissement moral dont ces séquestrés ne pouvaient se rendre compte. La plupart végétaient sous l’empire d’une torpeur qui devenait inquiétante. Les lectures, écoutées d’abord avec intérêt, ne réunissaient plus d’auditeurs autour de la grande table. Les conversations se limitaient à deux, à trois personnes et se faisaient à voix basse. Les Espagnols étaient surtout accablés et ne quittaient guère leur couchette. A peine se dérangeaient-ils pour prendre quelque nourriture. Les Russes résistaient mieux et accomplissaient leur tâche avec plus d’ardeur. Le défaut d’exercice était donc le grave danger de cette longue séquestration. Le capitaine Servadac, le comte Timascheff, Procope voyaient bien les progrès de cet engourdissement, mais que pouvaient-ils faire? Les exhortations étaient insuffisantes. Eux-mêmes, ils se sentaient envahir par cet accablement particulier et n’y résistaient pas toujours. Tantôt c’était une prolongation inusitée de sommeil, tantôt une invincible répugnance pour la nourriture, quelle qu’elle fût. On eût vraiment dit que ces prisonniers, enfouis dans le sol comme les tortues pendant l’hiver, allaient dormir et jeûner comme elles jusqu’au retour de la saison chaude!

De toute la colonie gallicane, ce fut la petite Nina qui sut le mieux résister. Elle allait, venait, prodiguait ses encouragements à Pablo, que la torpeur générale gagnait aussi. Elle parlait à l’un, à l’autre, et sa voix fraîche charmait ces lugubres profondeurs comme un chant d’oiseau. Elle obligeait celui-ci à manger, celui-là à boire. Elle était l’âme de ce petit monde, elle l’animait par son va-et-vient. Elle chantait de joyeuses chansons d’Italie, lorsque, dans ce milieu lugubre, il se faisait quelque accablant silence. Elle bourdonnait comme une jolie mouche, mais plus utile, plus bienfaisante que la mouche du fabuliste. Il y avait tant de vie surabondante dans ce petit être, qu’elle se communiquait pour ainsi dire à tous. Peut-être ce phénomène de réaction s’accomplit-il presque à l’insu de ceux qui en subissaient l’influence, mais il n’en fut pas moins réel, et la présence de Nina fut incontestablement salutaire aux Galliens, demi endormis dans cette tombe.

Cependant, des mois s’écoulèrent. Comment? le capitaine Servadac et ses compagnons n’auraient pu le dire.

Vers ce commencement de juin, la torpeur générale parut se détendre peu à peu. Était-ce l’influence de l’astre radieux, dont la comète se rapprochait? Peut-être, mais le soleil était encore bien loin! Le lieutenant Procope, pendant la première moitié de la révolution gallienne, avait minutieusement noté les positions et les chiffres donnés par le professeur. Il avait pu graphiquement obtenir des éphémérides, et, sur une orbite dessinée par lui, suivre avec plus ou moins de précision la marche de la comète.

Le point aphélie, une fois dépassé, il lui fut facile de marquer les positions successives du retour de Gallia. Il put donc renseigner ses compagnons sans être obligé de consulter Palmyrin Rosette.

Or, il vit que, vers le commencement de juin, Gallia, après avoir recoupé l’orbite de Jupiter, se trouvait encore à une distance énorme du soleil, soit cent quatre-vingt-dix-sept millions de lieues. Mais sa vitesse allait s’accroître progressivement, en vertu de l’une des lois de Kepler, et, quatre mois plus tard, elle rentrerait dans la zone des planètes télescopiques, à cent vingt-cinq millions de lieues seulement.

Vers cette époque – seconde quinzaine de juin –, le capitaine Servadac et ses compagnons avaient entièrement recouvré leurs facultés physiques et morales. Ben-Zouf était comme un homme qui a trop dormi, et il se détirait de la belle façon.

Les visites aux salles désertes de Nina-Ruche devinrent plus fréquentes. Le capitaine Servadac, le comte Timascheff, Procope descendirent jusque sur la grève. Il faisait encore un froid excessif, mais l’atmosphère n’avait rien perdu de sa tranquillité normale. Pas une vapeur, ni à l’horizon, ni au zénith, pas un souffle d’air. Les dernières empreintes de pas laissées sur la grève étaient là aussi nettes qu’au premier jour.

Un seul aspect du littoral s’était modifié. C’était le promontoire rocheux qui couvrait la crique. En cet endroit, le mouvement ascensionnel des couches de glace avait continué. Elles s’élevaient alors à plus de cent cinquante pieds. Là, à cette hauteur, apparaissaient la goélette et la tartane, complètement inaccessibles. Leur chute, au dégel, était certaine, leur bris inévitable. Aucun moyen n’existait de les sauver.

Fort heureusement, Isac Hakhabut, qui n’abandonnait jamais sa boutique dans les profondeurs du mont, n’accompagnait pas le capitaine Servadac pendant cette promenade à la grève.

«S’il eût été là, dit Ben-Zouf, quels cris de paon le vieux coquin eût poussés! Or, pousser des cris de paon et ne pas en avoir la queue, c’est sans compensation!»

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Deux mois de plus, juillet et août, rapprochèrent Gallia à cent soixante-quatre millions de lieues du soleil. Pendant les courtes nuits, le froid était encore extraordinairement vif; mais, pendant le jour, le soleil, en parcourant l’équateur de Gallia qui traversait la Terre-Chaude, émettait une chaleur assez appréciable et relevait la température d’une vingtaine de degrés. Les Galliens venaient donc quotidiennement se refaire à ces rayons vivifiants, et, en cela, ils ne faisaient qu’imiter les quelques oiseaux, qui s’ébattaient dans l’air pour ne rentrer qu’à la chute du jour.

Cette sorte de printemps, – est-il permis d’employer ce mot? – eut une très heureuse influence sur les habitants de Gallia. L’espoir, la confiance revenaient en eux. Pendant le jour, le disque du soleil se montrait plus agrandi sur l’horizon. Pendant la nuit, la terre paraissait grossir au milieu des immuables étoiles. On voyait le but – il était loin encore –, mais on le voyait. Ce n’était pourtant qu’un point dans l’espace.

Ce qui amena un jour Ben-Zouf à faire cette réflexion devant le capitaine Servadac et le comte Timascheff:

«En vérité, on ne me fera jamais croire que la butte Montmartre puisse tenir là-dedans!

– Elle y tient, cependant, répondit le capitaine Servadac, et je compte bien que nous l’y retrouverons!

– Et moi donc, mon capitaine! Mais, dites-moi, sans vous commander, si la comète de M. Rosette n’avait pas dû retourner à la terre, est-ce qu’il n’y aurait pas eu moyen de l’y obliger?

– Non, mon ami, répondit le comte Timascheff. Aucune puissance humaine ne peut déranger la disposition géométrique de l’univers. Quel désordre, si chacun pouvait modifier la marche de sa planète! Mais Dieu ne l’a pas voulu, et je crois qu’il a sagement fait.»

 

 

Chapitre XV

Où se fait le récit des premières et dernières relations qui s’établirent entre Palmyrin Rosette et Isac Hakhabut

 

e mois de septembre arriva. Il était encore impossible d’abandonner les obscures mais chaudes retraites du sous-sol gallien pour réintégrer le domicile de Nina-Ruche. Les abeilles eussent été certainement gelées dans leurs anciens alvéoles.

Heureusement et malheureusement a la fois, le volcan ne menaçait pas de se remettre en activité.

Heureusement, car une éruption soudaine eût pu surprendre les Galliens dans la cheminée centrale, seul conduit réservé au passage des laves.

Malheureusement, parce que l’existence, relativement facile et confortable dans les hauteurs de Nina-Ruche, aurait été immédiatement reprise, à la satisfaction générale.

«Sept vilains mois que nous avons passés là, mon capitaine! dit un jour Ben-Zouf. Avez-vous observé notre Nina pendant tout ce temps?

– Oui, Ben-Zouf, répondit le capitaine Servadac. C’est un petit être tout à fait exceptionnel! On aurait dit que toute la vie gallienne se concentrait dans son cœur!

– Bon, mon capitaine, et puis après?…

– Après?

– Oui, quand nous serons revenus à la terre, nous ne pouvons abandonner cette chère enfant!

– Mordioux! Ben-Zouf, nous l’adopterons!

– Bravo, mon capitaine! Vous serez son père, et si vous le voulez, je serai sa mère!

– Alors, nous voilà mariés, Ben-Zouf.

– Ah! mon capitaine, répondit le brave soldat, il y a longtemps que nous le sommes!»

Dès les premiers jours du mois d’octobre, les froids furent presque supportables, même pendant la nuit, en absence de tout trouble atmosphérique. La distance de Gallia au soleil n’était pas triple alors de la distance qui sépare la terre de son centre attractif. La température se maintenait à une moyenne de trente à trente-cinq degrés au-dessous de zéro. Des ascensions plus fréquentes furent faites à Nina-Ruche, et même au-dehors. Les colons s’aventuraient plus impunément sur a grève. Le patinage fut repris sur cette admirable surface glacée que la mer offrait aux patineurs. C’était une joie pour les prisonniers de quitter leur prison. Chaque jour aussi, le comte Timascheff, le capitaine Servadac, le lieutenant Procope venaient reconnaître l’état des choses et discuter la «grande question de l’atterrissement». Ce n’était pas tout que d’aborder le globe terrestre, il fallait, s’il était possible, parer à toutes les éventualités du choc.

Un des plus assidus visiteurs à l’ancien domicile de Nina-Ruche, c’était Palmyrin Rosette. Il avait fait remonter sa lunette dans sou observatoire, et là, aussi longtemps que le froid le permettait, il reprenait ses observations astronomiques.

Ce que fut le résultat de ces nouveaux calculs, on ne le lui demanda pas. Il n’eût certainement pas répondu. Mais, au bout de quelques jours, ses compagnons remarquèrent qu’il paraissait être peu satisfait. Il montait, descendait, remontait, redescendait sans cesse l’oblique tunnel de la cheminée centrale. Il marmottait, il maugréait. Il était plus inabordable que jamais. Une ou deux fois, Ben-Zouf – un brave, comme on sait –, enchanté au fond de ces symptômes de désappointement, accosta le terrible professeur. Comme il fut reçu, cela ne peut se dire.

«Paraît, pensa-t-il, que cela ne va pas là-haut comme il le voudrait. Mais, triple nom d’un Bédouin, pourvu qu’il ne dérange pas la mécanique céleste, et nous avec!»

Cependant, le capitaine Servadac, le comte Timascheff, le lieutenant Procope étaient assez fondés à se demander ce qui pouvait contrarier à ce point Palmyrin Rosette. Le professeur avait-il donc revu ses calculs, et étaient-ils en désaccord avec les nouvelles observations? En un mot, la comète n’occupait-elle pas sur son orbite la place que lui assignaient les éphémérides précédemment établies, et, conséquemment, ne devait-elle pas rencontrer la terre au point et à la seconde indiqués?

C’était toujours leur plus grande appréhension, et, n’ayant que les affirmations de Palmyrin Rosette pour baser leurs espérances, ils avaient lieu de tout craindre, en le voyant si contrarié.

C’est qu’en effet, le professeur devenait peu à peu le plus malheureux des astronomes. Évidemment, ses calculs ne devaient pas être d’accord avec ses observations, et un homme tel que lui ne pouvait pas éprouver de plus vif désappointement. En somme, toutes les fois qu’il redescendait à son cabinet, aux trois quarts gelé par une station trop longue au bout de sa lunette, il éprouvait un véritable accès de fureur.

S’il eût été permis à l’un de ses semblables de l’approcher en ce moment, voici ce qu’il l’aurait entendu se répéter à lui-même:

«Malédiction! Qu’est-ce que cela veut dire? Que fait-elle là? Elle n’est pas à la place que mes calculs lui donnent! La misérable! Elle est en retard! Ou Newton est un fou, ou elle est folle! Tout cela est contraire aux lois de la gravitation universelle! Que diable! je n’ai pu me tromper! Mes observations sont justes, mes calculs aussi! Ah! satanée coquine!»

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Et Palmyrin Rosette se prenait la tête à deux mains, et il s’arrachait les cheveux, qui ne foisonnaient cependant pas sur son occiput. Et toujours, toujours le même résultat: un désaccord constant et inexplicable entre le calcul et l’observation.

«Voyons, se disait-il, est-ce qu’il y aurait un dérangement dans la mécanique céleste? Non, ce n’est pas possible! C’est moi qui me trompe! Et pourtant… pourtant…»

Vraiment, Palmyrin Rosette eût maigri à la peine, s’il lui eût été possible de maigrir.

Enfin, s’il était désappointé, on était inquiet autour de lui, mais c’était ce dont il se préoccupait le moins.

Cependant, cet état de choses devait avoir un terme.

Un jour, le 12 octobre, Ben-Zouf, qui rôdait autour de la grande salle de Nina-Ruche, dans laquelle le professeur se trouvait en ce moment, l’entendit pousser un cri retentissant.

Ben-Zouf courut à lui.

«Vous vous êtes fait mal, sans doute? lui demanda-t-il du ton dont il aurait dit: Comment vous portez-vous?

– Eurêka! te dis-je, eurêka!» répondit Palmyrin Rosette, qui trépignait comme un fou.

Il y avait dans son transport à la fois du contentement et de la rage.

«Eurêka? redit Ben-Zouf.

– Oui, eurêka! Sais-tu ce que cela veut dire?

– Non.

– Eh bien, va-t’en au diable!»

«Heureusement, pensa l’ordonnance, que lorsqu’il ne veut pas répondre, M. Rosette y met au moins des formes!»

Et il s’en alla, non au diable, mais trouver Hector Servadac.

«Mon capitaine, dit-il, il y a du nouveau.

– Qu’est-ce donc?

– Le savant… eh bien! il a «eurêké…».

– Il a trouvé!… s’écria le capitaine Servadac. Mais qu’a-t-il trouvé?

– Cela, je ne le sais pas.

– Eh! c’est ce qu’il faudrait précisément savoir!»

Et le capitaine Servadac fut plus inquiet qu’il ne l’avait jamais été.

Cependant, Palmyrin Rosette redescendait vers son cabinet de travail et se répétait à lui-même:

«Oui, c’est cela… ce ne peut être que cela!… Ah! le misérable!… Si cela est, il le payera cher!… Mais voudra-t-il avouer? Jamais!… Il lui faudrait rendre gorge!… Eh bien! je ruserai… et nous verrons!»

C’était à n’y rien comprendre, mais ce qui fut manifeste, c’est que, depuis ce jour, Palmyrin Rosette changea sa manière d’être vis-à-vis de maître Isac Hakhabut. Jusqu’alors, il l’avait toujours ou évité ou malmené. Il fut désormais tout autre à son égard.

Qui dut être étonné? Ce fut certainement maître Isac, peu accoutumé à de pareilles avances. Il voyait le professeur descendre fréquemment à son obscure boutique. Palmyrin Rosette s’intéressait à lui, à sa personne, à ses affaires. Il lui demandait s’il avait bien vendu ses marchandises, quel bénéfice il en était résulté pour sa caisse, s’il avait pu profiter d’une occasion qui ne se représenterait peut-être jamais, etc., etc., et tout cela avec l’intention, qu’il dissimulait à grand-peine, de l’étrangler net.

Isac Hakhabut, défiant comme un vieux renard, ne répondait que fort évasivement. Cette modification subite des manières du professeur à son égard était bien faite pour l’étonner. Il se demandait si Palmyrin Rosette ne songeait pas à lui emprunter de l’argent.

Or, on le sait, Isac Hakhabut, en principe, ne se refusait pas à prêter, à un taux parfaitement usuraire d’ailleurs. Il comptait même sur ce genre d’opérations pour faire valoir son bien. Mais il ne voulait prêter que sur solide signature, et – il faut bien l’avouer – il ne voyait que le comte Timascheff, riche seigneur russe, avec lequel il pût se risquer. Le capitaine Servadac devait être gueux comme un Gascon! Quant au professeur, qui aurait jamais l’idée de prêter de l’argent à un professeur! Aussi, maître Isac se tenait-il serré.

D’autre part, le juif allait être contraint à faire de son argent un emploi aussi restreint que possible, mais sur lequel il n’avait pas compté.

En effet, à cette époque, il avait vendu aux Galliens presque tous les articles alimentaires qui composaient sa cargaison. Il n’avait pas eu la sagesse de réserver quelques produits pour sa consommation particulière. Entre autres choses, le café lui manquait. Et le café, si parcimonieusement qu’on en use, «quand il n’y en a plus, il n’y en a plus», eût dit Ben-Zouf.

Il arrivait donc que maître Isac était privé d’une boisson dont il ne pouvait se passer, et force lui fut de recourir aux réserves du magasin général.

Donc, après de longues hésitations, il se dit qu’après tout la réserve était commune aux Galliens sans distinction, qu’il y avait les mêmes droits qu’un autre, et il alla trouver Ben-Zouf.

«Monsieur Ben-Zouf, dit-il de son ton le plus aimable, j’aurais une petite demande à vous adresser.

– Parle, Gobseck, répondit Ben-Zouf.

– J’aurais besoin de prendre à la réserve une livre de café pour mon usage personnel.

– Une livre de café! répondit Ben-Zouf. Comment! tu demandes une livre de café?

– Oui, monsieur Ben-Zouf.

– Oh! oh! voilà qui est grave!

– Est-ce qu’il n’y en a plus?

– Si, encore une centaine de kilos.

– Eh bien?

– Eh bien, vieux, répondit Ben-Zouf en secouant la tête d’une façon inquiétante, je ne sais pas si je peux te donner cela!

– Donnez, monsieur Ben-Zouf, dit Isac Hakhabut, donnez, et mon cœur en sera tout réjoui!

– La réjouissance de ton cœur m’est superlativement indifférente!

– Cependant, vous ne refuseriez pas, si un autre que moi…

– Ah! voilà! voilà! C’est que tu n’es pas un autre, toi!

– Eh bien, monsieur Ben-Zouf?

– Eh bien, je vais en référer à Son Excellence le gouverneur général.

– Oh! monsieur Ben-Zouf, je ne doute pas que dans sa justice…

– Au contraire, vieux, c’est sa justice qui me fait craindre pour toi!»

Et l’ordonnance laissa Isac Hakhabut sur cette réflexion vraiment peu consolante.

Précisément, Palmyrin Rosette, toujours aux aguets, était arrivé pendant que ces paroles s’échangeaient entre Ben-Zouf et Isac. L’occasion lui parut bonne pour tenter l’aventure, et il entra aussi en matière.

«Tiens, maître Isac, dit-il, vous avez besoin de café?

– Oui… monsieur le professeur, répondit Isac Hakhabut.

– Vous avez donc tout vendu?

– Hélas! j’ai commis cette faute!

– Diable! C’est que le café vous est nécessaire! Oui!… oui!… Cela réchauffe le sang!

– Sans doute… et dans ce trou noir, je ne puis pas m’en passer!…

– Eh bien, maître Isac, on va vous en donner une quantité suffisante pour votre consommation.

– N’est-ce pas, monsieur le professeur… et, quoique je l’aie vendu, ce café, j’ai droit comme un autre d’en prendre pour mon usage!

– Certainement… maître Isac… certainement!… Et vous en faudra-t-il une grande quantité?

– Une livre seulement!… Je le ménage avec tant de soin!… Cela me durera longtemps!

– Et comment pèsera-t-on ce café? demanda Palmyrin Rosette, qui, malgré lui, accentua légèrement cette phrase.

– Avec mon peson!…» murmura le juif.

Et Palmyrin Rosette crut surprendre comme un soupir qui s’échappait de la poitrine de maître Isac.

«Oui… répliqua-t-il… avec le peson! Il n’y a pas d’autre balance ici?,..

– Non!… répondit Isac, qui regrettait peut-être son soupir.

– Eh! eh! maître Isac!… Ce sera avantageux! Pour une livre de café, on va vous en donner sept!

– Oui… sept! c’est bien cela!»

Le professeur regardait son homme, il le dévisageait. Il voulait lui faire une question… Il n’osait, pensant, avec raison, qu’Isac ne lui dirait pas la vérité, qu’il voulait à tout prix connaître.

Cependant, ne pouvant plus contenir son impatience, il allait parler, lorsque Ben-Zouf revint.

«Eh bien? demanda vivement Isac Hakhabut.

– Eh bien, le gouverneur ne veut pas… répondit Ben-Zouf.

– Il ne veut pas qu’on me donne du café! s’écria Isac.

– Non, mais il veut bien qu’on t’en vende.

– M’en vendre, mein Gott!

– Oui, et cela est juste, puisque tu as ramassé tout l’argent de la colonie. Allons, voyons la couleur de tes pistoles!

– Me forcer à acheter, quand un autre…

– Je t’ai déjà dit que tu n’étais pas un autre! Achètes-tu, oui ou non?

– Miséricorde!

– Réponds, ou je ferme la boutique!»

Isac savait bien qu’il ne fallait pas plaisanter avec Ben-Zouf.

«Allons… j’achèterai, dit-il.

– Bon.

– Mais à quel prix?

– Le prix auquel tu as vendu. On ne t’écorchera pas! Ta peau n’en vaut pas la peine!»

Isac Hakhabut avait mis la main à la poche et y faisait remuer quelques pièces d’argent.

Le professeur était de plus en plus attentif et semblait guetter les paroles à la bouche d’Isac.

«Combien, dit celui-ci, me ferez-vous payer une livre de café?

– Dix francs, répondit Ben-Zouf. C’est le prix courant à la Terre-Chaude. Mais qu’est-ce que cela peut te faire, puisque, après notre retour à la terre, l’or n’aura plus de valeur.

– L’or ne plus avoir de valeur! répondit Isac. Est-ce que cela peut arriver, monsieur Ben-Zouf?

– Tu le verras.

– L’Éternel me vienne en aide! Dix francs, une livre de café.

– Dix francs. Est-ce fini?»

Isac Hakhabut tira alors une pièce d’or, il la regarda à la lumière de la lampe, il la baisa presque du bout des lèvres.

«Et vous allez peser avec mon peson? demanda-t-il d’un ton si plaintif qu’il en était suspect.

– Et avec quoi veux-tu que je pèse?» répondit Ben-Zouf.

Puis, prenant le peson, il suspendit un plateau à son crochet et versa ce qu’il fallait de café pour que l’aiguille marquât une livre, – soit sept en réalité.

Isac Hakhabut suivait des yeux l’opération.

«Voilà! dit Ben-Zouf.

– L’aiguille est-elle bien rendue au point? demanda le négociant, en se penchant sur le cercle gradué de l’instrument.

– Oui donc, vieux Jonas!

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– Poussez-la un peu du doigt, monsieur Ben-Zouf!

– Et pourquoi cela?

– Parce que… parce que… murmura Isac Hakhabut, parce que mon peson n’est peut-être pas… tout à fait… juste!…»

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Ces mots étaient à peine achevés, que Palmyrin Rosette sautait à la gorge d’Isac. Il le secouait, il l’étranglait.

«Canaille! criait-il.

– Au secours! à moi!» répondait Isac Hakhabut.

La lutte continuait. Il est vrai que Ben-Zouf se gardait bien d’intervenir. Au contraire, il excitait les combattants, il éclatait de rire. Pour lui, en vérité, l’un ne valait pas mieux que l’autre.

Mais, au bruit de la bataille, le capitaine Servadac, le comte Timascheff, le lieutenant Procope vinrent voir ce qui se passait.

On sépara Isac et le professeur.

«Mais qu’y a-t-il? demanda Hector Servadac.

– Il y a, répondit Palmyrin Rosette, il y a que ce sacripant nous a donné un peson faux, un peson qui accuse un poids plus fort que le poids réel!

– Est-ce vrai, Isac?

– Monsieur le gouverneur… oui… non!… répondit-il… oui!…

– Il y a que ce voleur vendait à faux poids, reprit le professeur avec une fureur croissante, et que, lorsque j’ai pesé ma comète avec son instrument, j’ai obtenu un poids supérieur à celui qu’elle a réellement.

– Est-ce vrai?

– Vraiment… je ne sais!… marmottait Isac Hakhabut.

– Il y a enfin que j’ai pris cette fausse masse pour base de mes nouveaux calculs, que ceux-ci ont été en désaccord avec mes observations, et que j’ai dû croire qu’elle n’était plus à sa place!

– Mais qui… elle? Gallia?

– Eh non! Nérina, pardieu! notre lune!

– Mais Gallia?…

– Eh! Gallia est toujours où elle doit être! répondit Palmyrin Rosette. Elle va directement à la terre, et nous avec!… et aussi ce maudit Isac!… que Dieu confonde!»

 

 

Chapitre XVI

Dans lequel le capitaine Servadac et Ben-Zouf partent et reviennent comme ils étaient partis

 

ela était vrai. Depuis qu’il avait entrepris son honnête commerce de cabotage, Isac Hakhabut vendait à faux poids. L’homme étant connu, cela n’étonnera personne. Mais le jour où de vendeur il était devenu acheteur, son improbité s’était retournée contre lui. Le principal instrument de sa fortune était ce peson, faux d’un quart, comme cela fut reconnu, – ce qui permit au professeur de reprendre ses calculs, en les rétablissant sur une base juste.

Lorsque, sur la terre, ce peson marquait un poids d’un kilogramme, en réalité l’objet ne pesait que sept cent cinquante grammes. Donc, au poids qu’il avait indiqué pour Gallia, il fallait retrancher un quart. On comprend donc que les calculs du professeur, se basant sur une masse de la comète trop forte d’un quart, ne pouvaient s’accorder avec les positions vraies de Nérina, puisque c’était la masse de Gallia qui l’influençait.

Palmyrin Rosette, satisfait d’avoir consciencieusement rossé Isac Hakhabut, se remit aussitôt à la besogne pour en finir avec Nérina.

Combien, après cette scène, Isac Hakhabut fut bafoué, cela se comprend! Ben-Zouf ne cessait de lui répéter qu’il serait poursuivi pour vente à faux poids, que son affaire s’instruisait, et qu’il serait traduit en police correctionnelle.

«Mais où et quand? demandait-il.

– Sur la terre, à notre retour, vieux coquin!» répondait gracieusement Ben-Zouf.

L’affreux bonhomme dut se confiner dans son trou obscur, et ne se laissa plus voir que le moins possible.

Deux mois et demi séparaient encore les Galliens du jour où ils espéraient rencontrer la terre. Depuis le 7 octobre, la comète était rentrée dans la zone des planètes télescopiques, là même où elle avait capté Nérina.

Au 1er novembre, la moitié de cette zone dans laquelle gravitent ces astéroïdes, dont l’origine est due probablement à l’éclatement de quelque planète qui gravitait entre Mars et Jupiter, avait été heureusement traversée. Pendant ce mois, Gallia allait parcourir un arc de quarante millions de lieues sur son orbite, en se rapprochant jusqu’à soixante-dix-huit millions de lieues du soleil.

La température redevenait supportable, – environ dix à douze degrés au-dessous de zéro. Cependant, aucun symptôme de dégel ne se manifestait encore. La surface de la mer restait immuablement congelée, et les deux bâtiments, juchés sur leur piédestal de glace, surplombaient l’abîme.

Ce fut alors que la question des Anglais relégués sur l’îlot de Gibraltar fut remise sur le tapis. On ne doutait pas qu’ils n’eussent impunément traversé les extrêmes froids de l’hiver gallien.

Le capitaine Servadac traita cette question à un point de vue qui faisait le plus grand honneur à sa générosité. Il dit que, malgré leur mauvais accueil lors de la visite de la Dobryna, il convenait de se remettre en communication avec eux, pour les mettre au courant de tout ce qu’ils ignoraient sans doute. Le retour à la terre, qui ne serait, après tout, que le résultat d’une nouvelle collision, offrait des dangers extrêmes. Il fallait donc en prévenir ces Anglais et les engager même à venir braver ces dangers en commun.

Le comte Timascheff et le lieutenant Procope partagèrent absolument l’avis du capitaine Servadac. Il y avait là une question d’humanité qui ne pouvait les laisser indifférents.

Mais comment arriver, à cette époque, jusqu’à l’îlot de Gibraltar?

Par mer évidemment, c’est-à-dire en profitant de l’appui solide que sa surface glacée présentait encore.

C’était, d’ailleurs, la seule manière de voyager d’une île à l’autre, car, le dégel venu, aucun autre genre de communication ne serait possible. En effet, on ne pouvait plus compter ni sur la goélette, ni sur la tartane. Quant à la chaloupe à vapeur, l’utiliser à cet effet, c’eût été consommer quelques tonnes du charbon qui avait été précieusement mis en réserve, pour le cas où les colons devraient retourner à l’île Gourbi.

Il y avait bien le youyou, qui avait été déjà transformé en traîneau à voile. On sait dans quelles conditions de rapidité et de sécurité il avait accompli le trajet de la Terre-Chaude à Formentera.

Mais il lui fallait le vent, pour se mouvoir, et le vent ne se faisait plus sentir à la surface de Gallia. Peut-être après le dégel, avec les vapeurs que développerait la température estivale, de nouveaux troubles se produiraient-ils dans l’atmosphère gallienne? On devait même le craindre. Mais alors le calme était absolu, et le youyou ne pouvait se rendre à l’îlot de Gibraltar.

Restait donc la possibilité de faire la route à pied ou plutôt à patins. La distance était considérable, – cent lieues environ. Pouvait-on tenter de la franchir dans ces conditions?

Le capitaine Servadac s’offrit à cette tâche. Vingt-cinq à trente lieues par jour, soit environ deux lieues à l’heure, cela n’était pas pour embarrasser un homme rompu à l’exercice du patinage. En huit jours, il pouvait donc être revenu à la Terre-Chaude, après avoir visité Gibraltar. Une boussole pour se diriger, une certaine quantité de viande froide, un petit réchaud à esprit-de-vin pour faire du café, il n’en demandait pas davantage, et cette entreprise, un peu hasardée, allait bien à son esprit aventureux.

Le comte Timascheff, le lieutenant Procope insistèrent ou pour partir à sa place, ou pour l’accompagner. Mais le capitaine Servadac les remercia. En cas de malheur, il fallait que le comte et le lieutenant fussent à la Terre-Chaude. Sans eux, que deviendraient leurs compagnons au moment du retour?

Le comte Timascheff dut céder. Le capitaine Servadac ne voulut accepter qu’un seul compagnon, son fidèle Ben-Zouf. Il lui demanda donc si la chose lui allait.

«Si ça me va, nom d’une butte! s’écria Ben-Zouf. Si ça me va, mon capitaine! Une pareille occasion de se dégourdir les jambes! Et puis, croyez-vous que je vous aurais laissé partir seul!»

Le départ fut décidé pour le lendemain a novembre. Certainement, le désir d’être utile aux Anglais, le besoin de remplir un devoir d’humanité était le premier mobile auquel obéissait le capitaine Servadac. Mais peut-être une autre pensée avait-elle germé dans son cerveau de Gascon. Il ne l’avait encore communiquée à personne, et, sans doute, il n’en voulait rien dire au comte Timascheff.

Quoi qu’il en soit, Ben-Zouf comprit qu’il y avait «quelque autre machinette», lorsque, la veille du départ, son capitaine lui dit:

«Ben-Zouf, est-ce que tu ne trouverais pas dans le magasin général de quoi faire un drapeau tricolore?

– Oui, mon capitaine, répondit Ben-Zouf.

– Eh bien, fais ce drapeau sans qu’on te voie, mets-le dans ton sac et emporte-le.»

Ben-Zouf n’en demanda pas davantage et obéit.

Maintenant, quel était le projet du capitaine Servadac, et pourquoi ne s’en ouvrait-il pas à ses compagnons?

Avant de le dire, il convient de noter ici un certain phénomène psychologique, qui, pour ne pas appartenir à la catégorie des phénomènes célestes, n’en était pas moins très naturel, – étant donné les faiblesses de l’humanité.

Depuis que Gallia se rapprochait de la terre, peut-être le comte Timascheff et le capitaine Servadac, par un mouvement opposé, tendaient-ils à s’écarter l’un de l’autre. Il était possible que cela se fît presque à leur insu. Le souvenir de leur ancienne rivalité, si complètement oubliée pendant ces vingt-deux mois d’une existence commune, revenait peu à peu à leur esprit, et de leur esprit à leur cœur. En se retrouvant sur le globe terrestre, ces compagnons d’aventure ne redeviendraient-ils pas les rivaux d’autrefois? Pour avoir été Gallien, on n’en est pas moins homme. Mme de L… était peut-être libre encore, – et, même, c’eût été lui faire injure que d’en douter!…

Enfin, de tout cela, volontairement ou non, il était résulté une certaine froideur entre le comte et le capitaine. On a pu remarquer, d’ailleurs, qu’il n’y avait jamais eu entre eux une réelle intimité, mais seulement cette amitié qui devait résulter des circonstances dans lesquelles ils se trouvaient.

Ceci dit, voici quel était le projet du capitaine Servadac, – projet qui eût peut-être créé entre le comte Timascheff et lui une rivalité nouvelle. C’est pourquoi il avait voulu le tenir secret.

Ce projet – il faut en convenir – était bien digne du cerveau fantaisiste dans lequel il avait pris naissance.

On sait que les Anglais, rivés à leur roc, avaient continué d’occuper l’îlot de Gibraltar pour le compte de l’Angleterre. Ils avaient eu raison, si ce poste revenait a la terre dans de bonnes conditions. Au moins, l’occupation ne saurait leur en être disputée.

Or, en face de Gibraltar se dressait l’îlot de Ceuta. Avant le choc, Ceuta appartenait aux Espagnols et commandait l’un des côtés du détroit. Mais Ceuta, abandonnée, revenait au premier occupant. Donc, se rendre au rocher de Ceuta, en prendre possession au nom de la France, y planter le pavillon français, voilà ce qui parut tout indiqué au capitaine Servadac.

«Qui sait, se disait-il, si Ceuta n’arrivera pas à bon port sur la terre et ne commandera pas quelque importante Méditerranée? Eh bien, le pavillon français, planté sur ce roc, justifiera les prétentions de la France!»

Et voilà pourquoi, sans en rien dire, le capitaine Servadac et son ordonnance Ben-Zouf partirent pour la conquête.

On conviendra, d’ailleurs, que Ben-Zouf était bien fait pour comprendre son capitaine. Conquérir un morceau de rocher à la France! Faire une niche aux Anglais! C’était son affaire!

Ce fut, après le départ, au pied de la falaise, lorsque, les adieux terminés, les deux conquérants se trouvèrent seuls, que Ben-Zouf eut connaissance des projets de son capitaine.

Et alors il sembla que les vieux refrains de régiment lui revinssent à la mémoire, car, d’une voix superbe, il se mit à chanter:

Le soleil en se levant

Nous fîch des rayons obliques!

Vlan! du bataillon d’Afrique,

Vlan! les Zéphyrs en avant!

Le capitaine Servadac et Ben-Zouf, chaudement vêtus, l’ordonnance ayant le sac au dos et portant le petit matériel du voyage, tous deux les patins aux pieds, se lancèrent sur l’immense surface blanche et perdirent bientôt de vue les hauteurs de la Terre-Chaude.

Le voyage n’offrit aucun incident. Le temps du parcours fut divisé par quelques haltes, pendant lesquelles repos et nourriture étaient pris en commun. La température redevenait supportable, même pendant la nuit, et trois jours seulement après leur départ, le 5 novembre, les deux héros arrivaient à quelques kilomètres de l’îlot de Ceuta.

Ben-Zouf était bouillant. S’il eût fallu donner un assaut, le brave soldat ne demandait qu’à se former en colonne, et «même en carré» pour repousser la cavalerie ennemie.

On était au matin. La direction rectiligne avait été sévèrement relevée à la boussole et suivie exactement depuis le départ. Le rocher de Ceuta apparaissait à cinq ou six kilomètres, au milieu de l’irradiation solaire, sur l’horizon occidental.

Les deux chercheurs d’aventure avaient hâte de mettre le pied sur ce roc.

Tout à coup, à une distance de trois kilomètres environ, Ben-Zouf, qui avait une vue très perçante, s’arrêta et dit:

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«Mon capitaine, voyez donc!

– Qu’y a-t-il, Ben-Zouf?

– Quelque chose qui remue sur le rocher.

– Avançons», répondit le capitaine Servadac. Deux kilomètres furent franchis en quelques minutes.

Le capitaine Servadac et Ben-Zouf, modérant leur vitesse, s’arrêtèrent de nouveau.

«Mon capitaine.

– Eh bien, Ben-Zouf?

– Il y a positivement un monsieur quelconque sur Ceuta, et qui nous fait de grands gestes. Il a l’air de se détirer les bras comme un homme qui se réveille après avoir trop dormi.

– Mordioux! s’écria le capitaine Servadac, est-ce que nous arriverions trop tard?»

Tous deux avancèrent encore, et bientôt Ben-Zouf de s’écrier:

«Ah! mon capitaine, c’est un télégraphe!»

C’était, en effet, un télégraphe, semblable à ceux des sémaphores, qui fonctionnait sur le rocher de Ceuta.

«Mordioux! s’écria le capitaine, mais s’il y a là un télégraphe, c’est qu’on l’y a planté!

– A moins, dit Ben-Zouf, que sur Gallia il ne pousse des télégraphes en guise d’arbres!

– Et s’il gesticule, c’est que quelqu’un le met en mouvement!

– Pardieu!»

Hector Servadac, très désappointé, regarda dans le nord.

Là, à la limite de l’horizon, s’élevait le rocher de Gibraltar, et il sembla à Ben-Zouf, comme à lui, qu’un second télégraphe, installé au sommet de l’îlot, répondait aux interpellations du premier.

«Ils ont occupé Ceuta, s’écria le capitaine Servadac, et notre arrivée est maintenant signalée à Gibraltar!

– Alors, mon capitaine?…

– Alors, Ben-Zouf, il faut rengainer notre projet de conquête et faire contre fortune bon cœur!

– Cependant, mon capitaine, s’ils ne sont que cinq ou six Anglais à défendre Ceuta?…

– Non, Ben-Zouf, répondit le capitaine Servadac, nous avons été prévenus, et, à moins que mes arguments ne les décident à nous céder la place, il n’y a rien à faire.»

Les déconfits Hector Servadac et Ben-Zouf étaient arrivés au pied même du rocher. En ce moment, une sentinelle en jaillit, comme si elle eût été pressée par un ressort.

«Qui vive?

– Amis! France!

– Angleterre!»

Tels furent les mots échangés tout d’abord. Alors quatre hommes parurent sur la partie supérieure de l’îlot.

«Que voulez-vous? demanda l’un de ces hommes, qui appartenaient à la garnison de Gibraltar.

– Je désire parler à votre chef, répondit le capitaine Servadac.

– Le commandant de Ceuta?

– Le commandant de Ceuta, puisque Ceuta a déjà un commandant.

– Je vais le prévenir», répondit le soldat anglais.

Quelques instants après, le commandant de Ceuta, en tenue, s’avançait jusqu’aux premières roches de son îlot.

C’était le major Oliphant en personne.

Il n’y avait plus de doute possible. Cette idée qu’avait le capitaine Servadac d’occuper Ceuta, les Anglais l’avaient eue, mais ils l’avaient exécutée avant lui. Ce rocher occupé, ils y creusèrent un poste qui fut solidement casemate. Vivres et combustible y furent transportés, dans le canot du commandant de Gibraltar, avant que la mer eût été solidifiée par le froid.

Une épaisse fumée qui sortait du roc même prouvait que l’on avait dû faire bon feu pendant l’hiver gallien et que la garnison n’avait pas souffert de ses rigueurs. Et, en effet, ces soldats anglais présentaient un embonpoint rassurant, et, quoiqu’il n’en voulût peut-être pas convenir, le major Oliphant avait légèrement engraissé.

Du reste, les Anglais de Ceuta n’étaient pas trop isolés, puisque quatre lieues au plus les séparaient de Gibraltar. Soit en traversant l’ancien détroit, soit en faisant jouer le télégraphe, ils restaient en communication constante.

Il faut même ajouter que le brigadier Murphy et le major Oliphant n’avaient point interrompu leur partie d’échecs. Leurs coups longuement préparés, ils se les transmettaient par le télégraphe.

En cela, les deux honorables officiers imitaient ces deux sociétés américaines qui, en 1846, malgré pluie et tempête, jouèrent «télégraphiquement» une célèbre partie d’échecs entre Washington et Baltimore.

Inutile d’ajouter qu’entre le brigadier Murphy et le major Oliphant, il s’agissait toujours de la même partie commencée lors de la visite du capitaine Servadac à Gibraltar.

Cependant, le major attendait froidement ce que les deux étrangers voulaient de lui.

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«Le major Oliphant, je crois? dit le capitaine Servadac en saluant.

– Le major Oliphant, gouverneur de Ceuta», répondit l’officier, qui ajouta: «A qui ai-je l’honneur de parler?

– Au capitaine Servadac, gouverneur général de la Terre-Chaude.

– Ah! fort bien, répondit le major.

– Monsieur, reprit alors Hector Servadac, voulez-vous me permettre d’être légèrement surpris de vous voir installé en qualité de commandant sur ce qui reste d’une ancienne propriété de l’Espagne?

– Je vous le permets, capitaine.

– Oserais-je vous demander de quel droit?…

– Du droit de premier occupant.

– C’est au mieux, major Oliphant. Mais ne pensez-vous pas que les Espagnols, qui sont devenus les hôtes de la Terre-Chaude, pourraient réclamer avec quelque raison?…

– Je ne le pense pas, capitaine Servadac.

– Et pourquoi, s’il vous plaît?

– Parce que ce sont ces Espagnols qui ont cédé ce rocher de Ceuta en toute propriété à l’Angleterre.

– Par contrat, major Oliphant?

– Par contrat en bonne et due forme.

– Ah! vraiment?

– Et ils ont même reçu en or anglais, capitaine Servadac, le prix de cette importante cession.

– Voilà donc, s’écria Ben-Zouf, pourquoi Negrete et ses compagnons avaient tant d’argent dans leur poche!»

En effet, les choses s’étaient passées comme le disait le major Oliphant. Les deux officiers, on se le rappelle, avaient secrètement fait une visite à Ceuta, lorsque les Espagnols y étaient encore. De là cette cession, facile à obtenir, de l’îlot au profit de l’Angleterre.

Donc, l’argument sur lequel comptait un peu le capitaine Servadac tombait de lui-même. Donc, déconvenue complète du conquérant et de son chef d’état-major. Aussi se garda-t-il d’insister ni de laisser soupçonner ses projets.

«Puis-je savoir, reprit alors le major Oliphant, ce qui me vaut l’honneur de votre visite?

– Major Oliphant, répondit le capitaine Servadac, je suis venu pour rendre service à vos compagnons et à vous.

– Ah! fit le major du ton d’un homme qui ne croit avoir besoin des services de personne.

– Peut-être, major Oliphant, n’êtes-vous pas au courant de ce qui s’est passé, et ignorez-vous que les rochers de Ceuta et de Gibraltar courent le monde solaire à la surface d’une comète?

– Une comète?» répéta le major avec un sourire de parfaite incrédulité.

En quelques mots, le capitaine Servadac fit connaître les résultats de la rencontre de la terre et Gallia, – ce qui ne fit pas même sourciller l’officier anglais. Puis, il ajouta que presque toutes les chances étaient pour un retour au globe terrestre, et qu’il conviendrait peut-être que les habitants de Gallia réunissent leurs efforts pour parer aux dangers de la nouvelle collision.

«Donc, major Oliphant, si votre petite garnison et celle de Gibraltar veulent émigrer à la Terre-Chaude?…

– Je ne saurais trop vous remercier, capitaine Servadac, répondit froidement le major Oliphant, mais nous ne pouvons pas abandonner notre poste.

– Et pourquoi?

– Nous n’avons pas d’ordre de notre gouvernement, et le pli que nous avons destiné à l’amiral Fairfax attend toujours le passage de la malle.

– Mais je vous répète que nous ne sommes plus sur le globe terrestre, et qu’avant deux mois la comète aura de nouveau rencontré la terre!

– Cela ne m’étonne pas, capitaine Servadac, car l’Angleterre a dû tout faire pour l’attirer à elle!»

Il était évident que le major ne croyait pas un mot de ce que lui racontait le capitaine.

«A votre aise! reprit celui-ci. Vous voulez garder obstinément ces deux postes de Ceuta et de Gibraltar?

– Évidemment, capitaine Servadac, puisqu’ils commandent l’entrée de la Méditerranée.

– Oh! il n’y aura peut-être plus de Méditerranée, major Oliphant!

– Il y aura toujours une Méditerranée, si cela convient à l’Angleterre! – Mais pardonnez-moi, capitaine Servadac. Le brigadier Murphy m’envoie par le télégraphe un coup redoutable. Vous permettez…»

Le capitaine Servadac, tordant sa moustache à l’arracher, rendit au major Oliphant le salut que celui-ci venait de lui adresser. Les soldats anglais rentrèrent dans leur casemate, et les deux conquérants se retrouvèrent seuls au pied des roches.

«Eh bien, Ben-Zouf?

– Eh bien, mon capitaine! Sans vous commander, une belle fichue campagne que nous avons faite là!

– Allons-nous-en, Ben-Zouf.

– Allons-nous-en, mon capitaine», répondit Ben-Zouf, qui ne songeait plus à chanter le refrain des Zéphyrs d’Afrique.

Et ils s’en retournèrent, comme ils étaient venus, sans avoir eu l’occasion de déployer leur drapeau.

Aucun incident ne signala leur retour, et, le 9 novembre, ils remettaient le pied sur le littoral de la Terre-Chaude.

Il faut ajouter qu’ils arrivèrent pour assister à une belle colère de Palmyrin Rosette! Et, franchement, il faut avouer qu’il y avait de quoi!

On se rappelle que le professeur avait repris la série de ses observations et de ses calculs sur Nérina. Or, il venait de les terminer et tenait enfin tous les éléments de son satellite!…

Mais Nérina, qui aurait dû reparaître la veille, n’était pas revenue sur l’horizon de Gallia. Captée sans doute par quelque astéroïde plus puissant, elle s’était échappée en traversant la zone des planètes télescopiques!

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