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Jules Verne

 

Autour de la lune

 

(Chapitre Préliminaire-IV)

 

 

44 dessinspar Emile Bayard et A. de Neuville

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

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© Andrzej Zydorczak

 

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Chapitre prÉlIminaire

Qui résume la première partie de cet ouvrage, pour servir de préface à la seconde.

 

endant le cours de l’année 186., le monde entier fut singulièrement ému par une tentative scientifique sans précédents dans les annales de la science. Les membres du Gun-Club, cercle d’artilleurs fondé à Baltimore après la guerre d’Amérique, avaient eu l’idée de se mettre en communication avec la Lune oui, avec la Lune –, en lui envoyant un boulet. Leur président Barbicane, le promoteur de l’entreprise, ayant consulté à ce sujet les astronomes de l’Observatoire de Cambridge, prit toutes les mesures nécessaires au succès de cette extraordinaire entreprise, déclarée réalisable par la majorité des gens compétents. Après avoir provoqué une souscription publique qui produisit près de trente millions de francs, il commença ses gigantesques travaux.

Suivant la note rédigée par les membres de l’Observatoire, le canon destiné à lancer le projectile devait être établi dans un pays situé entre 0 et 28 degrés de latitude nord ou sud, afin de viser la Lune au zénith. Le boulet devait être animé d’une vitesse initiale de douze mille yards à la seconde. Lancé le 1er décembre, à onze heures moins treize minutes et vingt secondes du soir, il devait rencontrer la Lune quatre jours après son départ, le 5 décembre, à minuit précis, à l’instant même où elle se trouverait dans son périgée, c’est-à-dire à sa distance la plus rapprochée de la Terre, soit exactement quatre-vingt-six mille quatre cent dix lieues.

Les principaux membres du Gun-Club, le président Barbicane, le major Elphiston, le secrétaire J.-T. Maston et autres savants tinrent plusieurs séances dans lesquelles furent discutées la forme et la composition du boulet, la disposition et la nature du canon, la qualité et la quantité de la poudre à employer. Il fut décidé: 1° que le projectile serait un obus en aluminium d’un diamètre de cent huit pouces et d’une épaisseur de douze pouces à ses parois, qui pèserait dix-neuf mille deux cent cinquante livres; 2° que le canon serait une Columbiad en fonte de fer longue de neuf cents pieds, qui serait coulée directement dans le sol; 3° que la charge emploierait quatre cent mille livres de fulmi-coton qui, développant six milliards de litres de gaz sous le projectile, l’emporteraient facilement vers l’astre des nuits.

Ces questions résolues, le président Barbicane, aidé de l’ingénieur Murchison, fit choix d’un emplacement situé dans la Floride par 27° 7’ de latitude nord et 5° 7’ de longitude ouest. Ce fut en cet endroit, qu’après des travaux merveilleux, la Columbiad fut coulée avec un plein succès.

Les choses en étaient là, quand survint un incident qui centupla l’intérêt attaché à cette grande entreprise.

Un Français, un Parisien fantaisiste, un artiste aussi spirituel qu’audacieux, demanda à s’enfermer dans un boulet afin d’atteindre la Lune et d’opérer une reconnaissance du satellite terrestre. Cet intrépide aventurier se nommait Michel Ardan. Il arriva en Amérique, fut reçu avec enthousiasme, tint des meetings, se vit porter en triomphe, réconcilia le président Barbicane avec son mortel ennemi le capitaine Nicholl et, comme gage de réconciliation, il les décida à s’embarquer avec lui dans le projectile.

La proposition fut acceptée. On modifia la forme du boulet. Il devint cylindro-conique. On garnit cette espèce de wagon aérien de ressorts puissants et de cloisons brisantes qui devaient amortir le contrecoup du départ. On le pourvut de vivres pour un an, d’eau pour quelques mois, de gaz pour quelques jours. Un appareil automatique fabriquait et fournissait l’air nécessaire à la respiration des trois voyageurs. En même temps, le Gun-Club faisait construire sur l’un des plus hauts sommets des montagnes Rocheuses un gigantesque télescope qui permettrait de suivre le projectile pendant son trajet à travers l’espace. Tout était prêt.

Le 30 novembre, à l’heure fixée, au milieu d’un concours extraordinaire de spectateurs, le départ eut lieu et pour la première fois, trois êtres humains, quittant le globe terrestre, s’élancèrent vers les espaces interplanétaires avec la presque certitude d’arriver à leur but. Ces audacieux voyageurs, Michel Ardan, le président Barbicane et le capitaine Nicholl, devaient effectuer leur trajet en quatre-vingt dix-sept heures treize minutes et vingt secondes. Conséquemment, leur arrivée à la surface du disque lunaire ne pouvait avoir lieu que le 5 décembre, à minuit, au moment précis où la Lune serait pleine, et non le 4, ainsi que l’avaient annoncé quelques journaux mal informés.

Mais, circonstance inattendue, la détonation produite par la Columbiad eut pour effet immédiat de troubler l’atmosphère terrestre en y accumulant une énorme quantité de vapeurs. Phénomène qui excita l’indignation générale, car la Lune fut voilée pendant plusieurs nuits aux yeux de ses contemplateurs.

Le digne J.-T. Maston, le plus vaillant ami des trois voyageurs, partit pour les montagnes Rocheuses, en compagnie de l’honorable J. Belfast, directeur de l’Observatoire de Cambridge, et il gagna la station de Long’s-Peak, où se dressait le télescope qui rapprochait la Lune à deux lieues. L’honorable secrétaire du Gun-Club voulait observer lui-même le véhicule de ses audacieux amis.

L’accumulation des nuages dans l’atmosphère empêcha toute observation pendant les 5, 6, 7, 8, 9 et 10 décembre. On crut même que l’observation devrait être remise au 3 janvier de l’année suivante, car la Lune, entrant dans son dernier quartier le 11, ne présenterait plus alors qu’une portion décroissante de son disque, insuffisante pour permettre d’y suivre la trace du projectile.

Mais enfin, à la satisfaction générale, une forte tempête nettoya l’atmosphère dans la nuit du 11 au 12 décembre, et la Lune, à demi éclairée, se découpa nettement sur le fond noir du ciel.

Cette nuit même, un télégramme était envoyé de la station de Long’s-Peak par J.-T. Maston et Belfast à MM. les membres du bureau de l’Observatoire de Cambridge.

Or, qu’annonçait ce télégramme?

Il annonçait: que le 11 décembre, à huit heures quarante-sept du soir, le projectile lancé par la Columbiad de Stone’s-Hill avait été aperçu par MM. Belfast et J.-T. Maston, – que le boulet, dévié pour une cause ignorée, n’avait point atteint son but, mais qu’il en était passé assez près pour être retenu par l’attraction lunaire, – que son mouvement rectiligne s’était changé en un mouvement circulaire, et qu’alors, entraîné suivant un orbe elliptique autour de l’astre des nuits, il en était devenu le satellite.

Le télégramme ajoutait que les éléments de ce nouvel astre n’avaient pu être encore calculés; – et en effet, trois observations prenant l’astre dans trois positions différentes, sont nécessaires pour déterminer ces éléments. Puis, il indiquait que la distance séparant le projectile de la surface lunaire «pouvait» être évaluée à deux mille huit cent trente-trois milles environ, soit quatre mille cinq cents lieues.

Il terminait enfin en émettant cette double hypothèse: Ou l’attraction de la Lune finirait par l’emporter, et les voyageurs atteindraient leur but; ou le projectile, maintenu dans un orbe immutable, graviterait autour du disque lunaire jusqu’à la fin des siècles.

Dans ces diverses alternatives, quel serait le sort des voyageurs? Ils avaient des vivres pour quelque temps, c’est vrai. Mais en supposant même le succès de leur téméraire entreprise, comment reviendraient-ils? Pourraient-ils jamais revenir? Aurait-on de leurs nouvelles? Ces questions, débattues par les plumes les plus savantes du temps, passionnèrent le public.

Il convient de faire ici une remarque qui doit être méditée par les observateurs trop pressés. Lorsqu’un savant annonce au public une découverte purement spéculative, il ne saurait agir avec assez de prudence. Personne n’est forcé de découvrir ni une planète, ni une comète, ni un satellite, et qui se trompe en pareil cas, s’expose justement aux quolibets de la foule. Donc, mieux vaut attendre, et c’est ce qu’aurait dû faire l’impatient J.-T. Maston, avant de lancer à travers le monde ce télégramme qui, suivant lui, disait le dernier mot de cette entreprise.

En effet, ce télégramme contenait des erreurs de deux sortes, ainsi que cela fut vérifié plus tard: 1° Erreurs d’observation, en ce qui concernait la distance du projectile à la surface de la Lune, car, à la date du 11 décembre, il était impossible de l’apercevoir, et ce que J.-T. Maston avait vu ou cru voir, ne pouvait être le boulet de la Columbiad. 2° Erreurs de théorie sur le sort réservé audit projectile, car en faire un satellite de la Lune, c’était se mettre en contradiction absolue avec les lois de la mécanique rationnelle.

Une seule hypothèse des observateurs de Long’s-Peak pouvait se réaliser, celle qui prévoyait le cas où les voyageurs s’ils existaient encore –, combineraient leurs efforts avec l’attraction lunaire de manière à atteindre la surface du disque.

Or, ces hommes, aussi intelligents que hardis, avaient survécu au terrible contrecoup du départ, et c’est leur voyage dans le boulet-wagon qui va être raconté jusque dans ses plus dramatiques comme dans ses plus singuliers détails. Ce récit détruira beaucoup d’illusions et de prévisions; mais il donnera une juste idée des péripéties réservées à une pareille entreprise, et il mettra en relief les instincts scientifiques de Barbicane, les ressources de l’industrieux Nicholl et l’humoristique audace de Michel Ardan.

En outre, il prouvera que leur digne ami, J.-T. Maston, perdait son temps, lorsque, penché sur le gigantesque télescope, il observait la marche de la Lune à travers les espaces stellaires.

 

 

Chapitre I

De dix heures vingt à dix heures quarante-sept minutes du soir.

 

uand dix heures sonnèrent, Michel Ardan, Barbicane et Nicholl firent leurs adieux aux nombreux amis qu’ils laissaient sur terre. Les deux chiens, destinés à acclimater la race canine sur les continents lunaires, étaient déjà emprisonnés dans le projectile. Les trois voyageurs s’approchèrent de l’orifice de l’énorme tube de fonte, et une grue volante les descendit jusqu’au chapeau conique du boulet.

Là, une ouverture, ménagée à cet effet, leur donna accès dans le wagon d’aluminium. Les palans de la grue étant halés à l’extérieur, la gueule de la Columbiad fut instantanément dégagée de ses derniers échafaudages.

Nicholl, une fois introduit avec ses compagnons dans le projectile, s’occupa d’en fermer l’ouverture au moyen d’une forte plaque maintenue intérieurement par de puissantes vis de pression. D’autres plaques, solidement adaptées, recouvraient les verres lenticulaires des hublots. Les voyageurs, hermétiquement clos dans leur prison de métal, étaient plongés au milieu d’une obscurité profonde.

«Et maintenant, mes chers compagnons, dit Michel Ardan, faisons comme chez nous. Je suis homme d’intérieur, moi, et très fort sur l’article ménage. Il s’agit de tirer le meilleur parti possible de notre nouveau logement et d’y trouver nos aises. Et d’abord, tâchons d’y voir un peu plus clair. Que diable! le gaz n’a pas été inventé pour les taupes!»

Ce disant, l’insouciant garçon fit jaillir la flamme d’une allumette qu’il frotta à la semelle de sa botte; puis, il l’approcha du bec fixé au récipient, dans lequel l’hydrogène carboné, emmagasiné à une haute pression, pouvait suffire à l’éclairage et au chauffage du boulet pendant cent quarante-quatre heures, soit six jours et six nuits.

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Le gaz s’alluma. Le projectile, ainsi éclairé, apparut comme une chambre confortable, capitonnée à ses parois, meublée de divans circulaires, et dont la voûte s’arrondissait en forme de dôme.

Les objets qu’elle renfermait, armes, instruments, ustensiles, solidement saisis et maintenus contre les rondeurs du capiton, devaient supporter impunément le choc du départ. Toutes les précautions humainement possibles avaient été prises pour mener à bonne fin une si téméraire tentative.

Michel Ardan examina tout et se déclara fort satisfait de son installation.

«C’est une prison, dit-il, mais une prison qui voyage, et avec le droit de mettre le nez à la fenêtre, je ferais bien un bail de cent ans! Tu souris Barbicane? As-tu donc une arrière-pensée? Te dis-tu que cette prison pourrait être notre tombeau? Tombeau, soit, mais je ne le changerais pas pour celui de Mahomet qui flotte dans l’espace et ne marche pas!»

Pendant que Michel Ardan parlait ainsi, Barbicane et Nicholl faisaient leurs derniers préparatifs.

Le chronomètre de Nicholl marquait dix heures vingt minutes du soir lorsque les trois voyageurs se furent définitivement murés dans leur boulet. Ce chronomètre était réglé à un dixième de seconde près sur celui de l’ingénieur Murchison. Barbicane le consulta.

«Mes amis, dit-il, il est dix heures vingt. A dix heures quarante-sept, Murchison lancera l’étincelle électrique sur le fil qui communique avec la charge de la Columbiad. A ce moment précis, nous quitterons notre sphéroïde. Nous avons donc encore vingt-sept minutes à rester sur la terre.

– Vingt-six minutes et treize secondes, répondit le méthodique Nicholl.

– Eh bien, s’écria Michel Ardan d’un ton de belle humeur, en vingt-six minutes, on fait bien des choses! On peut discuter les plus graves questions de morale ou de politique, et même les résoudre! Vingt-six minutes bien employées valent mieux que vingt-six années où on ne fait rien! Quelques secondes d’un Pascal ou d’un Newton sont plus précieuses que toute l’existence de l’indigeste foule des imbéciles…

– Et tu en conclus, éternel parleur? demanda le président Barbicane.

– J’en conclus que nous avons vingt-six minutes, répondit Ardan.

– Vingt-quatre seulement, dit Nicholl.

– Vingt-quatre, si tu y tiens, mon brave capitaine, répondit Ardan, vingt-quatre minutes pendant lesquelles on pourrait approfondir…

– Michel, dit Barbicane, pendant notre traversée, nous aurons tout le temps nécessaire pour approfondir les questions les plus ardues. Maintenant occupons-nous du départ.

– Ne sommes-nous pas prêts?

– Sans doute. Mais il est encore quelques précautions à prendre pour atténuer autant que possible le premier choc!

– N’avons-nous pas ces couches d’eau disposées entre les cloisons brisantes, et dont l’élasticité nous protégera suffisamment?

– Je l’espère, Michel, répondit doucement Barbicane, mais je n’en suis pas bien sûr!

– Ah! le farceur! s’écria Michel Ardan. Il espère!… Il n’est pas sûr!… Et il attend le moment où nous sommes encaqués pour faire ce déplorable aveu! Mais je demande à m’en aller!

– Et le moyen? répliqua Barbicane.

– En effet! dit Michel Ardan, c’est difficile. Nous sommes dans le train et le sifflet du conducteur retentira avant vingt-quatre minutes…

– Vingt», fit Nicholl.

Pendant quelques instants, les trois voyageurs se regardèrent. Puis ils examinèrent les objets emprisonnés avec eux.

«Tout est à sa place, dit Barbicane. Il s’agit de décider maintenant comment nous nous placerons le plus utilement pour supporter le choc du départ. La position à prendre ne saurait être indifférente, et autant que possible, il faut empêcher que le sang ne nous afflue trop violemment à la tête.

– Juste, fit Nicholl.

– Alors, répondit Michel Ardan, prêt à joindre l’exemple à la parole, mettons-nous la tête en bas et les pieds en haut, comme les clowns du Great-Circus!

– Non, dit Barbicane, mais étendons-nous sur le côté. Nous résisterons mieux ainsi au choc. Remarquez bien qu’au moment où le boulet partira que nous soyons dedans ou que nous soyons devant, c’est à peu près la même chose.

– Si ce n’est qu’à peu près» la même chose, je me rassure répliqua Michel Ardan.

– Approuvez-vous mon idée, Nicholl? demanda Barbicane.

– Entièrement, répondit le capitaine. Encore treize minutes et demie.

– Ce n’est pas un homme que ce Nicholl, s’écria Michel, c’est un chronomètre à secondes, à échappement, avec huit trous…»

Mais ses compagnons ne l’écoutaient plus, et ils prenaient leurs dernières dispositions avec un sang-froid inimaginable. Ils avaient l’air de deux voyageurs méthodiques, montés dans un wagon, et cherchant à se caser aussi confortablement que possible. On se demande vraiment de quelle matière sont faits ces cœurs d’Américains auxquels l’approche du plus effroyable danger n’ajoute pas une pulsation!

Trois couchettes, épaisses et solidement conditionnées, avaient été placées dans le projectile. Nicholl et Barbicane les disposèrent au centre du disque qui formait le plancher mobile. Là devaient s’étendre les trois voyageurs, quelques moments avant le départ.

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Pendant ce temps, Ardan, ne pouvant rester immobile, tournait dans son étroite prison comme une bête fauve en cage, causant avec ses amis, parlant à ses chiens, Diane et Satellite, auxquels, on le voit, il avait donné depuis quelque temps ces noms significatifs.

«Hé! Diane! Hé! Satellite! s’écriait-il en les excitant. Vous allez donc montrer aux chiens sélénites les bonnes façons des chiens de la terre! Voilà qui fera honneur à la race canine! Pardieu! Si nous revenons jamais ici-bas, je veux rapporter un type croisé de «moon-dogs» qui fera fureur!

– S’il y a des chiens dans la Lune, dit Barbicane.

– Il y en a, affirma Michel Ardan, comme il y a des chevaux, des vaches, des ânes, des poules. Je parie que nous y trouvons des poules!

– Cent dollars que nous n’en trouverons pas, dit Nicholl.

– Tenu, mon capitaine, répondit Ardan en serrant la main de Nicholl. Mais à propos, tu as déjà perdu trois paris avec notre président, puisque les fonds nécessaires à l’entreprise ont été faits, puisque l’opération de la fonte a réussi, et enfin puisque la Columbiad a été chargée sans accident, soit six mille dollars.

– Oui, répondit Nicholl. Dix heures trente-sept minutes et six secondes.

– C’est entendu, capitaine. Eh bien, avant un quart d’heure, tu auras encore à compter neuf mille dollars au président, quatre mille parce que la Columbiad n’éclatera pas, et cinq mille parce que le boulet s’enlèvera à plus de six milles dans l’air.

– J’ai les dollars, répondit Nicholl en frappant sur la poche de son habit, je ne demande qu’à payer.

– Allons, Nicholl, je vois que tu es un homme d’ordre, ce que je n’ai jamais pu être, mais en somme, tu as fait là une série de paris peu avantageux pour toi, permets-moi de te le dire.

– Et pourquoi? demanda Nicholl.

– Parce que si tu gagnes le premier, c’est que la Columbiad aura éclaté, et le boulet avec, et Barbicane ne sera plus là pour te rembourser tes dollars.

– Mon enjeu est déposé à la banque de Baltimore, répondit simplement Barbicane, et à défaut de Nicholl, il retournera à ses héritiers!

– Ah! hommes pratiques! s’écria Michel Ardan, esprits positifs! Je vous admire d’autant plus que je ne vous comprends pas.

– Dix heures quarante-deux! dit Nicholl.

– Plus que cinq minutes! répondit Barbicane.

– Oui! cinq petites minutes! répliqua Michel Ardan. Et nous sommes enfermés dans un boulet au fond d’un canon de neuf cents pieds! Et sous ce boulet sont entassés quatre cent mille livres de fulmi-coton qui valent seize cent mille livres de poudre ordinaire! Et l’ami Murchison, son chronomètre à la main, l’œil fixé sur l’aiguille, le doigt posé sur l’appareil électrique, compte les secondes et va nous lancer dans les espaces interplanétaires…

– Assez, Michel, assez! dit Barbicane d’une voix grave. Préparons-nous. Quelques instants seulement nous séparent d’un moment suprême. Une poignée de main, mes amis.

– Oui», s’écria Michel Ardan, plus ému qu’il ne voulait le paraître.

Ces trois hardis compagnons s’unirent dans une dernière étreinte.

«Dieu nous garde!» dit le religieux Barbicane.

Michel Ardan et Nicholl s’étendirent sur les couchettes disposées au centre du disque.

«Dix heures quarante-sept!» murmura le capitaine.

Vingt secondes encore! Barbicane éteignit rapidement le gaz et se coucha près de ses compagnons.

Le profond silence n’était interrompu que par les battements du chronomètre frappant la seconde.

Soudain, un choc épouvantable se produisit, et le projectile, sous la poussée de six milliards de litres de gaz développés par la déflagration du pyroxyle, s’enleva dans l’espace.

 

 

Chapitre II

La première demi-heure.

 

ue s’était-il passé? Quel effet avait produit cette effroyable secousse? L’ingéniosité des constructeurs du projectile avait-elle obtenu un résultat heureux? Le choc s’était-il amorti, grâce aux ressorts, aux quatre tampons, aux coussins d’eau, aux cloisons brisantes? Avait-on dompté l’effrayante poussée de cette vitesse initiale de onze mille mètres qui eût suffi à traverser Paris ou New York en une seconde? C’est évidemment la question que se posaient les mille témoins de cette scène émouvante. Ils oubliaient le but du voyage pour ne songer qu’aux voyageurs! Et si quelqu’un d’entre eux – J.-T. Maston, par exemple –, eût pu jeter un regard à l’intérieur du projectile, qu’aurait-il vu?

Rien alors. L’obscurité était profonde dans le boulet. Mais ses parois cylindro-coniques avaient supérieurement résisté. Pas une déchirure, pas une flexion, pas une déformation. L’admirable projectile ne s’était même pas altéré sous l’intense déflagration des poudres, ni liquéfié, comme on paraissait le craindre, en une pluie d’aluminium.

A l’intérieur, peu de désordre, en somme. Quelques objets avaient été lancés violemment vers la voûte; mais les plus importants ne semblaient pas avoir souffert du choc. Leurs saisines étaient intactes.

Sur le disque mobile, rabaissé jusqu’au culot, après le bris des cloisons et l’échappement de l’eau, trois corps gisaient sans mouvement. Barbicane, Nicholl, Michel Ardan respiraient-ils encore? Ce projectile n’était-il plus qu’un cercueil de métal, emportant trois cadavres dans l’espace?…

Quelques minutes après le départ du boulet, un de ces corps fit un mouvement; ses bras s’agitèrent, sa tête se redressa, et il parvint à se mettre sur les genoux. C’était Michel Ardan. Il se palpa, poussa un «hem» sonore, puis il dit;

«Michel Ardan, complet. Voyons les autres!»

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Le courageux Français voulut se lever; mais il ne put se tenir debout. Sa tête vacillait, son sang violemment injecté, l’aveuglait, il était comme un homme ivre.

«Brr! fit-il. Cela me produit le même effet que deux bouteilles de Corton. Seulement, c’est peut-être moins agréable à avaler!»

Puis, passant plusieurs fois sa main sur son front et se frottant les tempes, il cria d’une voix ferme:

«Nicholl! Barbicane!»

Il attendit anxieusement. Nulle réponse. Pas même un soupir qui indiquât que le cœur de ses compagnons battait encore. Il réitéra son appel. Même silence.

«Diable! dit-il. Ils ont l’air d’être tombés d’un cinquième étage sur la tête! Bah! ajouta-t-il avec cette imperturbable confiance que rien ne pouvait enrayer, si un Français a pu se mettre sur les genoux, deux Américains ne seront pas gênés de se remettre sur les pieds. Mais, avant tout, éclairons la situation.»

Ardan sentait la vie lui revenir à flots. Son sang se calmait et reprenait sa circulation accoutumée. De nouveaux efforts le remirent en équilibre. Il parvint à se lever, tira de sa poche une allumette et l’enflamma sous le frottement du phosphore. Puis, l’approchant du bec, il l’alluma. Le récipient n’avait aucunement souffert. Le gaz ne s’était pas échappé. D’ailleurs, son odeur l’eût trahi, et en ce cas, Michel Ardan n’aurait pas impunément promené une allumette enflammée dans ce milieu rempli d’hydrogène. Le gaz, combiné avec l’air, eût produit un mélange détonant et l’explosion aurait achevé ce que la secousse avait commencé peut-être.

Dès que le bec fut allumé, Ardan se pencha sur les corps de ses compagnons. Ces corps étaient renversés l’un sur l’autre, comme des masses inertes. Nicholl dessus, Barbicane dessous. Ardan redressa le capitaine, l’accota contre un divan, et le frictionna vigoureusement. Ce massage, intelligemment pratiqué, ranima Nicholl, qui ouvrit les yeux, recouvra instantanément son sang-froid, saisit la main d’Ardan. Puis, regardant autour de lui:

«Et Barbicane? demanda-t-il.

– Chacun son tour, répondit tranquillement Michel Ardan. J’ai commencé par toi, Nicholl, parce que tu étais dessus. Passons maintenant à Barbicane.»

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Cela dit, Ardan et Nicholl soulevèrent le président du Gun-Club et le déposèrent sur le divan. Barbicane semblait avoir plus souffert que ses compagnons. Son sang avait coulé, mais Nicholl se rassura en constatant que cette hémorragie ne provenait que d’une légère blessure à l’épaule. Une simple écorchure qu’il comprima soigneusement.

Néanmoins, Barbicane fut quelque temps à revenir à lui, ce dont s’effrayèrent ses deux amis qui ne lui épargnaient pas les frictions.

«Il respire cependant, disait Nicholl, approchant son oreille de la poitrine du blessé.

– Oui, répondait Ardan, il respire comme un homme qui a quelque habitude de cette opération quotidienne. Massons, Nicholl, massons avec vigueur.»

Et les deux praticiens improvisés firent tant et si bien, que Barbicane recouvra l’usage de ses sens. Il ouvrit les yeux, se redressa, prit la main de ses deux amis, et, pour sa première parole:

«Nicholl, demanda-t-il, marchons-nous?»

Nicholl et Barbicane se regardèrent. Ils ne s’étaient pas encore inquiétés du projectile. Leur première préoccupation avait été pour les voyageurs, non pour le wagon.

«Au fait marchons-nous? répéta Michel Ardan.

– Ou bien reposons-nous tranquillement sur le sol de la Floride? demanda Nicholl.

– Ou au fond du golfe du Mexique? ajouta Michel Ardan.

– Par exemple!» s’écria le président Barbicane.

Et cette double hypothèse suggérée par ses compagnons eut pour effet immédiat de le rappeler immédiatement au sentiment.

Quoi qu’il en soit, on ne pouvait encore se prononcer sur la situation du boulet. Son immobilité apparente, le défaut de communication avec l’extérieur, ne permettaient pas de résoudre la question. Peut-être le projectile déroulait-il sa trajectoire à travers l’espace; peut-être, après un court enlèvement, était-il retombé sur terre, ou même dans le golfe du Mexique, chute que le peu de largeur de la presqu’île floridienne rendait possible.

Le cas était grave, le problème intéressant. Il fallait le résoudre au plus tôt. Barbicane, surexcité et triomphant par son énergie morale de sa faiblesse physique, se releva. Il écouta. A l’extérieur, silence profond. Mais l’épais capitonnage était suffisant pour intercepter tous les bruits de la Terre. Cependant, une circonstance frappa Barbicane. La température à l’intérieur du projectile était singulièrement élevée. Le président retira un thermomètre de l’enveloppe qui le protégeait, et il le consulta. L’instrument marquait quarante-cinq degrés centigrades.

«Oui! s’écria-t-il alors, oui! nous marchons! Cette étouffante chaleur transsude à travers les parois du projectile! Elle est produite par son frottement sur les couches atmosphériques, Elle va bientôt diminuer, parce que déjà nous flottons dans le vide, et après avoir failli étouffer, nous subirons des froids intenses.

– Quoi, demanda Michel Ardan, suivant toi, Barbicane, nous serions dès à présent hors des limites de l’atmosphère terrestre?

– Sans aucun doute, Michel. Écoute-moi. Il est dix heures cinquante-cinq minutes. Nous sommes partis depuis huit minutes environ. Or, si notre vitesse initiale n’eût pas été diminuée par le frottement, six secondes nous auraient suffi pour franchir les seize lieues d’atmosphère qui entourent le sphéroïde.

– Parfaitement, répondit Nicholl, mais dans quelle proportion estimez-vous la diminution de cette vitesse par le frottement?

– Dans la proportion d’un tiers, Nicholl, répondit Barbicane, Cette diminution est considérable, mais, d’après mes calculs, elle est telle. Si donc nous avons eu une vitesse initiale de onze mille mètres, au sortir de l’atmosphère cette vitesse sera réduite à sept mille trois cent trente-deux mètres, quoi qu’il en soit, nous avons déjà franchi cet intervalle, et…

– Et alors, dit Michel Ardan, l’ami Nicholl a perdu ses deux paris: quatre mille dollars, puisque la Columbiad n’a pas éclaté; cinq mille dollars, puisque le projectile s’est élevé à une hauteur supérieure à six milles. Donc, Nicholl, exécute-toi.

– Constatons d’abord, répondit le capitaine, et nous paierons ensuite. Il est très possible que les raisonnements de Barbicane soient exacts, et que j’aie perdu mes neuf mille dollars. Mais une nouvelle hypothèse se présente à mon esprit, et elle annulerait la gageure.

– Laquelle? demanda vivement Barbicane,

– L’hypothèse que, pour une raison ou une autre, le feu n’ayant pas été mis aux poudres, nous ne soyons pas partis.

– Pardieu, capitaine, s’écria Michel Ardan, voilà une hypothèse digne de mon cerveau! Elle n’est pas sérieuse! Est-ce que nous n’avons pas été à demi assommés par la secousse? Est-ce que je ne t’ai pas rappelé à la vie? Est-ce que l’épaule du président ne saigne pas encore du contrecoup qui l’a frappée?

– D’accord, Michel, répéta Nicholl, mais une seule question.

– Fais, mon capitaine.

– As-tu entendu la détonation qui certainement a dû être formidable?

– Non, répondit Ardan, très surpris, en effet, je n’ai pas entendu la détonation.

– Et vous, Barbicane?

– Ni moi non plus.

– Eh bien? fit Nicholl.

– Au fait! murmura le président, pourquoi n’avons-nous pas entendu la détonation?»

Les trois amis se regardèrent d’un air assez décontenancé. Il se présentait là un phénomène inexplicable. Le projectile était parti cependant, et, conséquemment, la détonation avait dû se produire.

«Sachons d’abord où nous en sommes, dit Barbicane, et rabattons les panneaux.»

Cette opération, extrêmement simple, fut aussitôt pratiquée. Les écrous qui maintenaient les boulons sur les plaques extérieures du hublot de droite, cédèrent sous la pression d’une clef anglaise. Ces boulons furent chassés au-dehors, et des obturateurs garnis de caoutchouc bouchèrent le trou qui leur donnait passage. Aussitôt la plaque extérieure se rabattit sur sa charnière comme un sabord, et le verre lenticulaire qui fermait le hublot apparut. Un hublot identique s’évidait dans l’épaisseur des parois sur l’autre face du projectile, un autre dans le dôme qui le terminait, un quatrième enfin au milieu du culot inférieur. On pouvait donc observer, dans quatre directions opposées, le firmament par les vitres latérales et plus directement, la Terre ou la Lune par les ouvertures supérieures et inférieures du boulet.

Barbicane et ses deux compagnons s’étaient aussitôt précipités à la vitre découverte. Nul rayon lumineux ne l’animait. Une profonde obscurité enveloppait le projectile. Ce qui n’empêcha pas le président Barbicane de s’écrier:

«Non, mes amis, nous ne sommes pas retombés sur terre! Non, nous ne sommes pas immergés au fond du golfe du Mexique! Oui! nous montons dans l’espace! Voyez ces étoiles qui brillent dans la nuit, et cette impénétrable obscurité qui s’amasse entre la Terre et nous!

«Hurrah! Hurrah!» s’écrièrent d’une commune voix Michel Ardan et Nicholl.

En effet, ces ténèbres compactes prouvaient que le projectile avait quitté la Terre, car le sol, vivement éclairé alors par la clarté lunaire, eût apparu aux yeux des voyageurs, s’ils eussent reposé à sa surface. Cette obscurité démontrait aussi que le projectile avait dépassé la couche atmosphérique, car la lumière diffuse répandue dans l’air, eût reporté sur les parois métalliques un reflet qui manquait aussi. Cette lumière aurait éclairé la vitre du hublot, et cette vitre était obscure. Le doute n’était plus permis. Les voyageurs avaient quitté la Terre.

«J’ai perdu, dit Nicholl.

– Et je t’en félicite! répondit Ardan.

– Voici neuf mille dollars, dit le capitaine en tirant de sa poche une liasse de dollars papier.

– Voulez-vous un reçu? demanda Barbicane en prenant la somme.

– Si cela ne vous désoblige pas, répondit Nicholl. C’est plus régulier.»

Et, sérieusement, flegmatiquement, comme s’il eût été à sa caisse, le président Barbicane tira son carnet, en détacha une page blanche, libella au crayon un reçu en règle, le data, le signa, le parapha, et le remit au capitaine qui l’enferma soigneusement dans son portefeuille.

Michel Ardan, ôtant sa casquette, s’inclina sans rien dire devant ses deux compagnons. Tant de formalisme en de pareilles circonstances lui coupait la parole. Il n’avait jamais rien vu de si «américain».

Barbicane et Nicholl, leur opération terminée, s’étaient replacés à la vitre et regardaient les constellations. Les étoiles se détachaient en points vifs sur le fond noir du ciel. Mais, de ce côté, on ne pouvait apercevoir l’astre des nuits, qui, marchant de l’est à l’ouest, s’élevait peu à peu vers le zénith. Aussi son absence provoqua-t-elle une réflexion d’Ardan.

«Et la Lune? disait-il. Est-ce que, par hasard, elle manquerait à notre rendez-vous?

– Rassure-toi, répondit Barbicane, Notre future sphéroïde est à son poste, mais nous ne pouvons l’apercevoir de ce côté. Ouvrons l’autre hublot latéral.»

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Au moment où Barbicane allait abandonner la vitre pour procéder au dégagement du hublot opposé, son attention fut attirée par l’approche d’un objet brillant. C’était un disque énorme, dont les colossales dimensions ne pouvaient être appréciées. Sa face tournée vers la Terre s’éclairait vivement. On eût dit une petite Lune qui réfléchissait la lumière de la grande. Elle s’avançait avec une prodigieuse vitesse et paraissait décrire autour de la Terre une orbite qui coupait la trajectoire du projectile. Le mouvement de translation de ce mobile se complétait d’un mouvement de rotation sur lui-même. Il se comportait donc comme tous les corps célestes abandonnés dans l’espace.

«Eh! s’écria Michel Ardan, qu’est cela? Un autre projectile?»

Barbicane ne répondit pas. L’apparition de ce corps énorme le surprenait et l’inquiétait. Une rencontre était possible, qui aurait eu des résultats déplorables, soit que le projectile fût dévié de sa route, soit qu’un choc, brisant son élan, le précipitât vers la Terre, soit enfin qu’il se vît irrésistiblement entraîné par la puissance attractive de cet astéroïde.

Le président Barbicane avait rapidement saisi les conséquences de ces trois hypothèses qui, d’une façon ou d’une autre, amenaient fatalement l’insuccès de sa tentative. Ses compagnons, muets, regardaient à travers l’espace. L’objet grossissait prodigieusement en s’approchant, et par une certaine illusion d’optique, il semblait que le projectile se précipitât au-devant de lui.

«Mille dieux! s’écria Michel Ardan, les deux trains vont se rencontrer!»

Instinctivement, les voyageurs s’étaient rejetés en arrière. Leur épouvante fut extrême, mais elle ne dura pas longtemps, quelques secondes à peine. L’astéroïde passa à plusieurs centaines de mètres du projectile et disparut, non pas tant par la rapidité de sa course, que parce que sa face opposée à la Lune se confondit subitement avec l’obscurité absolue de l’espace.

«Bon voyage! s’écria Michel Ardan en poussant un soupir de satisfaction. Comment! l’infini n’est pas assez grand pour qu’un pauvre petit boulet puisse s’y promener sans crainte! Ah çà! qu’est-ce que ce globe prétentieux qui a failli nous heurter?

– Je le sais, répondit Barbicane.

– Parbleu! tu sais tout.

– C’est, dit Barbicane, un simple bolide, mais un bolide énorme que l’attraction a retenu à l’état de satellite,

– Est-il possible! s’écria Michel Ardan. La terre a donc deux Lunes comme Neptune?

– Oui, mon ami, deux Lunes, bien qu’elle passe généralement pour n’en posséder qu’une. Mais cette seconde Lune est si petite et sa vitesse est si grande, que les habitants de la Terre ne peuvent l’apercevoir. C’est en tenant compte de certaines perturbations qu’un astronome français, M. Petit, a su déterminer l’existence de ce second satellite et en calculer les éléments. D’après ses observations, ce bolide accomplirait sa révolution autour de la Terre en trois heures vingt minutes seulement, ce qui implique une vitesse prodigieuse.

– Tous les astronomes, demanda Nicholl, admettent-ils l’existence de ce satellite?

– Non, répondit Barbicane; mais si, comme nous, ils s’étaient rencontrés avec lui, ils ne pourraient plus douter. Au fait, j’y pense, ce bolide qui nous eût fort embarrassés en heurtant le projectile permet de préciser notre situation dans l’espace.

– Comment? dit Ardan.

– Parce que sa distance est connue et, au point où nous l’avons rencontré, nous étions exactement à huit mille cent quarante kilomètres de la surface du globe terrestre.

– Plus de deux mille lieues! s’écria Michel Ardan. Voilà qui enfonce les trains express de ce globe piteux qu’on appelle la Terre!

– Je le crois bien, répondit Nicholl en consultant son chronomètre, il est onze heures, et nous n’avons quitté le continent américain que depuis treize minutes.

– Treize minutes seulement? dit Barbicane.

– Oui, répondit Nicholl, et si notre vitesse initiale de onze kilomètres était constante, nous ferions près de dix mille lieues à l’heure!

– Tout est fort bien, mes amis, dit le président, mais reste toujours cette insoluble question. Pourquoi n’avons-nous pas entendu la détonation de la Columbiad?»

Faute de réponse, la conversation s’arrêta, et Barbicane, tout en réfléchissant, s’occupa de rabaisser le mantelet du second hublot latéral. Son opération réussit, et, par la vitre dégagée, la Lune emplit l’intérieur du projectile d’une brillante lumière. Nicholl, en homme économe, éteignit le gaz qui devenait inutile, et dont l’éclat, d’ailleurs, nuisait à l’observation des espaces interplanétaires.

Le disque lunaire brillait alors avec une incomparable pureté. Ses rayons, que ne tamisait plus la vaporeuse atmosphère du globe terrestre, filtraient à travers la vitre et saturaient l’air intérieur du projectile de reflets argentins. Le noir rideau du firmament doublait véritablement l’éclat de la Lune, qui, dans ce vide de l’éther impropre à la diffusion, n’éclipsait pas les étoiles voisines. Le ciel, ainsi vu, présentait un aspect tout nouveau que l’œil humain ne pouvait soupçonner.

On conçoit l’intérêt avec lequel ces audacieux contemplaient l’astre des nuits, but suprême de leur voyage. Le satellite de la Terre dans son mouvement de translation se rapprochait insensiblement du zénith, point mathématique qu’il devait atteindre environ quatre-vingt-seize heures plus tard. Ses montagnes, ses plaines, tout son relief ne s’accusaient pas plus nettement à leurs yeux que s’ils les eussent considérés d’un point quelconque de la Terre; mais sa lumière, à travers le vide, se développait avec une incomparable intensité. Le disque resplendissait comme un miroir de platine. De la terre qui fuyait sous leurs pieds, les voyageurs avaient déjà oublié tout souvenir.

Ce fut le capitaine Nicholl qui, le premier, rappela l’attention sur le globe disparu.

«Oui! répondit Michel Ardan, ne soyons pas ingrats envers lui. Puisque nous quittons notre pays, que nos derniers regards lui appartiennent. Je veux revoir la Terre avant qu’elle s’éclipse complètement à mes yeux!»

Barbicane, pour satisfaire aux désirs de son compagnon, s’occupa de déblayer la fenêtre du fond du projectile, celle qui devait permettre d’observer directement la Terre. Le disque que la force de projection avait ramené jusqu’au culot fut démonté non sans peine. Ses morceaux, placés avec soin contre les parois, pouvaient encore servir, le cas échéant. Alors apparut une baie circulaire, large de cinquante centimètres, évidée dans la partie inférieure du boulet. Un verre, épais de quinze centimètres et renforcé d’une armature de cuivre, la fermait. Au-dessous s’appliquait une plaque d’aluminium retenue par des boulons. Les écrous dévissés, les boulons largués, la plaque se rabattit, et la communication visuelle fut établie entre l’intérieur et l’extérieur.

Michel Ardan s’était agenouillé sur la vitre. Elle était sombre, comme opaque.

«Eh bien, s’écria-t-il, et la Terre?

– La Terre, dit Barbicane, la voilà.

– Quoi! fit Ardan, ce mince filet, ce croissant argenté?

– Sans doute, Michel. Dans quatre jours, lorsque la Lune sera pleine, au moment même où nous l’atteindrons, la Terre sera nouvelle. Elle ne nous apparaîtra plus que sous la forme d’un croissant délié qui ne tardera pas à disparaître, et alors elle sera noyée pour quelques jours dans une ombre impénétrable.

– Ça! la Terre!» répétait Michel Ardan, regardant de tous ses yeux cette mince tranche de sa planète natale.

L’explication donnée par le président Barbicane était juste. La Terre, par rapport au projectile, entrait dans sa dernière phase. Elle était dans son octant et montrait un croissant finement tracé sur le fond noir du ciel. Sa lumière, rendue bleuâtre par l’épaisseur de la couche atmosphérique, offrait moins d’intensité que celle du croissant lunaire. Ce croissant se présentait sous des dimensions considérables. On eût dit un arc énorme tendu sur le firmament. Quelques points, vivement éclairés, surtout dans sa partie concave, annonçaient la présence de hautes montagnes; mais ils disparaissaient parfois sous d’épaisses taches qui ne se voient jamais à la surface du disque lunaire. C’étaient des anneaux de nuages disposés concentriquement autour du sphéroïde terrestre.

Cependant, par suite d’un phénomène naturel, identique à celui qui se produit sur la Lune lorsqu’elle est dans ses octants, on pouvait saisir le contour entier du globe terrestre. Son disque entier apparaissait assez visiblement par un effet de lumière cendrée, moins appréciable que la lumière cendrée de la Lune. Et la raison de cette intensité moindre est facile à comprendre. Lorsque ce reflet se produit sur la Lune, il est dû aux rayons solaires que la Terre réfléchit vers son satellite. Ici, par un effet inverse, il était dû aux rayons solaires réfléchis de la Lune vers la Terre. Or, la lumière terrestre est environ treize fois plus intense que la lumière lunaire, ce qui tient à la différence de volume des deux corps. De là, cette conséquence que, dans le phénomène de la lumière cendrée, la partie obscure du disque de la terre se dessine moins nettement que celle du disque de la Lune, puisque l’intensité du phénomène est proportionnelle au pouvoir éclairant des deux astres, Il faut ajouter aussi que le croissant terrestre semblait former une courbe plus allongée que celle du disque. Pur effet d’irradiation.

Tandis que les voyageurs cherchaient à percer les profondes ténèbres de l’espace, un bouquet étincelant d’étoiles filantes s’épanouit à leurs yeux. Des centaines de bolides, enflammés au contact de l’atmosphère, rayaient l’ombre de traînées lumineuses et zébraient de leurs feux la partie cendrée du disque. A cette époque, la Terre était dans son périhélie, et le mois de décembre est si propice à l’apparition de ces étoiles filantes, que des astronomes en ont compté jusqu’à vingt-quatre mille par heure. Mais Michel Ardan, dédaignant les raisonnements scientifiques, aima mieux croire que la Terre saluait de ses plus brillants feux d’artifice le départ de trois de ses enfants.

En somme, c’était tout ce qu’ils voyaient de ce sphéroïde perdu dans l’ombre, astre inférieur du monde solaire, qui, pour les grandes planètes, se couche ou se lève comme une simple étoile du matin ou du soir! Imperceptible point de l’espace, ce n’était plus qu’un croissant fugitif, ce globe où ils avaient laissé toutes leurs affections!

Longtemps, les trois amis, sans parler, mais unis de cœur, regardèrent, tandis que le projectile s’éloignait avec une vitesse uniformément décroissante. Puis, une somnolence irrésistible envahit leur cerveau. Était-ce fatigue de corps et fatigue d’esprit? Sans doute, car après la surexcitation de ces dernières heures passées sur la Terre, la réaction devait inévitablement se produire.

«Eh bien, dit Michel, puisqu’il faut dormir, dormons.»

Et, s’étendant sur leurs couchettes, tous trois furent bientôt ensevelis dans un profond sommeil.

Mais ils ne s’étaient pas assoupis depuis un quart d’heure, que Barbicane se relevait subitement et réveillant ses compagnons d’une voix formidable:

«J’ai trouvé! s’écria-t-il.

– Qu’as-tu trouvé? demanda Michel Ardan, sautant hors de sa couchette.

– La raison pour laquelle nous n’avons pas entendu la détonation de la Columbiad!

– Et c’est?… fit Nicholl.

– Parce que notre projectile allait plus vite que le son!»

 

 

Chapitre Iii

Où l’on s’installe.

 

ette explication curieuse, mais certainement exacte, une fois donnée, les trois amis s’étaient replongés dans un profond sommeil. Où auraient-ils, pour dormir, trouvé un lieu plus calme, un milieu plus paisible? Sur terre, les maisons des villes, les chaumières des campagnes, ressentent toutes les secousses imprimées à l’écorce du globe. Sur mer, le navire, ballotté par les lames, n’est que choc et mouvement. Dans l’air, le ballon oscille incessamment sur des couches fluides de densités diverses. Seul, ce projectile, flottant dans le vide absolu, au milieu du silence absolu, offrait à ses hôtes le repos absolu.

Aussi, le sommeil des trois aventureux voyageurs se fût-il peut-être indéfiniment prolongé, si un bruit inattendu ne les eût éveillés vers sept heures du matin, le 2 décembre, huit heures après leur départ.

Ce bruit, c’était un aboiement très caractérisé.

«Les chiens! Ce sont les chiens!» s’écria Michel Ardan, se relevant aussitôt.

– Ils ont faim, dit Nicholl.

– Pardieu! répondit Michel, nous les avons oubliés!

– Où sont-ils?» demanda Barbicane.

On chercha, et l’on trouva l’un de ces animaux blotti sous le divan. Épouvanté, anéanti par le choc initial, il était resté dans ce coin jusqu’au moment où la voix lui revint avec le sentiment de la faim.

C’était l’aimable Diane, assez penaude encore, qui s’allongea hors de sa retraite, non sans se faire prier. Cependant Michel Ardan l’encourageait de ses plus gracieuses paroles.

«Viens, Diane, disait-il, viens, ma fille! toi, dont la destinée marquera dans les annales cynégétiques! toi que les païens eussent donnée pour compagne au dieu Anubis, et les chrétiens pour amie à saint Roch! toi, digne d’être forgée en airain par le roi des enfers, comme ce toutou que Jupiter céda à la belle Europe au prix d’un baiser! toi, dont la célébrité effacera celle des héros de Montargis et du mont Saint-Bernard! toi, qui, t’élançant vers les espaces interplanétaires, seras peut-être l’Ève des chiens sélénites! toi qui justifieras là-haut cette parole de Toussenel: «Au commencement, Dieu créa l’homme, et le voyant si faible, il lui donna le chien!» Viens, Diane! viens ici!»

Diane, flattée ou non, s’avançait peu à peu et poussait des gémissements plaintifs.

«Bon! fit Barbicane, je vois bien Ève, mais où est Adam?

– Adam! répondit Michel, Adam ne peut-être loin! Il est là, quelque part! Il faut l’appeler! Satellite! ici, Satellite!»

Mais Satellite ne paraissait pas. Diane continuait de gémir. On constata cependant qu’elle n’était point blessée, et on lui servit une appétissante pâtée qui fit taire ses plaintes.

Quant à Satellite, il semblait introuvable. Il fallut chercher longtemps avant de le découvrir dans un des compartiments supérieurs du projectile, où un contrecoup, assez inexplicable, l’avait violemment lancé. La pauvre bête, fort endommagée, était dans un piteux état.

«Diable! dit Michel, voilà notre acclimatation compromise!»

On descendit le malheureux chien avec précaution. Sa tête s’était fracassée contre la voûte, et il semblait difficile qu’il revînt d’un tel choc. Néanmoins, il fut confortablement étendu sur un coussin, et là, il laissa échapper un soupir.

«Nous te soignerons, dit Michel. Nous sommes responsables de ton existence. J’aimerais mieux perdre un bras qu’une patte de mon pauvre Satellite!»

Et, ce disant, il offrit quelques gorgées d’eau au blessé, qui les but avidement.

Ces soins donnés, les voyageurs observèrent attentivement la Terre et la Lune. La Terre n’était plus figurée que par un disque cendré que terminait un croissant plus rétréci que la veille; mais son volume restait encore énorme, si on le comparait à celui de la Lune qui se rapprochait de plus en plus d’un cercle parfait.

«Parbleu! dit alors Michel Ardan, je suis vraiment fâché que nous ne soyons pas partis au moment de la Pleine-Terre, c’est-à-dire lorsque notre globe se trouvait en opposition avec le Soleil.

– Pourquoi? demanda Nicholl.

– Parce que nous aurions aperçu sous un nouveau jour nos continents et nos mers, ceux-ci resplendissants sous la projection des rayons solaires, celles-là plus sombres et telles qu’on les reproduit sur certaines mappemondes! J’aurais voulu voir ces pôles de la Terre sur lesquels le regard de l’homme ne s’est encore jamais reposé!

– Sans doute, répondit Barbicane, mais si la Terre avait été pleine, la Lune aurait été nouvelle, c’est-à-dire invisible au milieu de l’irradiation du Soleil. Or, mieux vaut pour nous voir le but d’arrivée que le point de départ.

– Vous avez raison, Barbicane, répondit le capitaine Nicholl, et d’ailleurs quand nous aurons atteint la Lune, nous aurons le temps, pendant les longues nuits lunaires, de considérer à loisir ce globe où fourmillent nos semblables!

– Nos semblables! s’écria Michel Ardan. Mais maintenant, ils ne sont pas plus nos semblables que les Sélénites! Nous habitons un monde nouveau, peuplé de nous seuls, le projectile! Je suis le semblable de Barbicane, et Barbicane est le semblable de Nicholl. Au-delà de nous, en dehors de nous, l’humanité finit, et nous sommes les seules populations de ce microcosme jusqu’au moment où nous deviendrons de simples Sélénites!

– Dans quatre-vingt-huit heures environ, répliqua le capitaine.

– Ce qui veut dire?… demanda Michel Ardan.

– Qu’il est huit heures et demie, répondit Nicholl.

– Eh bien, repartit Michel, il m’est impossible de trouver même l’apparence d’une raison pour laquelle nous ne déjeunerions pas illico.»

En effet, les habitants du nouvel astre ne pouvaient y vivre sans manger, et leur estomac subissait alors les impérieuses lois de la faim. Michel Ardan, en sa qualité de Français, se déclara cuisinier en chef, importante fonction qui ne lui suscita pas de concurrents. Le gaz donna les quelques degrés de chaleur suffisants pour les apprêts culinaires, et le coffre aux provisions fournit les éléments de ce premier festin.

Le déjeuner débuta par trois tasses d’un bouillon excellent, dû à la liquéfaction dans l’eau chaude de ces précieuses tablettes Liebig, préparées avec les meilleurs morceaux des ruminants des Pampas. Au bouillon de bœuf succédèrent quelques tranches de beefsteak comprimés à la presse hydraulique, aussi tendres, aussi succulents que s’ils fussent sortis des cuisines du café Anglais. Michel, homme d’imagination, soutint même qu’ils étaient «saignants».

Des légumes conservés «et plus frais que nature», dit aussi l’aimable Michel, succédèrent au plat de viande, et furent suivis de quelques tasses de thé avec tartines beurrées à l’américaine. Ce breuvage, déclaré exquis, était dû à l’infusion de feuilles de premier choix dont l’empereur de Russie avait mis quelques caisses à la disposition des voyageurs.

Enfin, pour couronner ce repas, Ardan dénicha une fine bouteille de Nuits, qui se trouvait «par hasard» dans le compartiment des provisions. Les trois amis la burent à l’union de la Terre et de son satellite.

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Et comme si ce n’était pas assez de ce vin généreux qu’il avait distillé sur les coteaux de Bourgogne, le Soleil voulut se mettre de la partie. Le projectile sortait en ce moment du cône d’ombre projeté par le globe terrestre, et les rayons de l’astre radieux frappèrent directement le disque inférieur du boulet, en raison de l’angle que fait l’orbite de la Lune avec celle de la Terre.

«Le Soleil! s’écria Michel Ardan.

– Sans doute, répondit Barbicane. Je l’attendais.

– Cependant, dit Michel, le cône d’ombre que la Terre laisse dans l’espace s’étend au-delà de la Lune?

– Beaucoup au-delà, si on ne tient pas compte de la réfraction atmosphérique, dit Barbicane. Mais quand la Lune est enveloppée dans cette ombre, c’est que les centres des trois astres, le Soleil, la Terre et la Lune, sont en ligne droite. Alors les nœuds coïncident avec les phases de la Pleine-Lune et il y a éclipse. Si nous étions partis au moment d’une éclipse de Lune, tout notre trajet se fût accompli dans l’ombre, ce qui eût été fâcheux.

– Pourquoi?

– Parce que, bien que nous flottions dans le vide, notre projectile, baigné au milieu des rayons solaires, recueillera leur lumière et leur chaleur. Donc, économie de gaz, économie précieuse à tous égards.»

En effet, sous ces rayons dont aucune atmosphère n’adoucissait la température et l’éclat, le projectile se réchauffait et s’éclairait comme s’il eût subitement passé de l’hiver à l’été. La Lune en haut, le Soleil en bas, l’inondaient de leurs feux.

«Il fait bon ici, dit Nicholl.

– Je le crois bien! s’écria Michel Ardan. Avec un peu de terre végétale répandue sur notre planète d’aluminium, nous ferions pousser les petits pois en vingt-quatre heures. Je n’ai qu’une crainte, c’est que les parois du boulet n’entrent en fusion!

– Rassure-toi, mon digne ami, répondit Barbicane. Le projectile a supporté une température bien autrement élevée, pendant qu’il glissait sur les couches atmosphériques. Je ne serais même pas étonné qu’il se fût montré aux yeux des spectateurs de la Floride comme un bolide en feu.

– Mais alors, J.-T. Maston doit nous croire rôtis.

– Ce qui m’étonne, répondit Barbicane, c’est que nous ne l’ayons pas été. C’était là un danger que nous n’avions pas prévu.

– Je le craignais, moi, répondit simplement Nicholl.

– Et tu ne nous en avais rien dit, sublime capitaine!» s’écria Michel Ardan en serrant la main de son compagnon.

Cependant Barbicane procédait à son installation dans le projectile comme s’il n’eût jamais dû le quitter. On se rappelle que ce wagon aérien offrait à sa base une superficie de cinquante-quatre pieds carrés. Haut de douze pieds jusqu’au sommet de sa voûte, habilement aménagé à l’intérieur, peu encombré par les instruments et ustensiles de voyage qui occupaient chacun une place spéciale, il laissait à ses trois hôtes une certaine liberté de mouvements. L’épaisse vitre, engagée dans une partie du culot, pouvait supporter impunément un poids considérable. Aussi Barbicane et ses compagnons marchaient-ils à sa surface comme sur un plancher solide; mais le Soleil, qui la frappait directement de ses rayons, éclairant par en dessous l’intérieur du projectile, y produisait de singuliers effets de lumière.

On commença par vérifier l’état de la caisse à eau et de la caisse aux vivres. Ces récipients n’avaient aucunement souffert, grâce aux dispositions prises pour amortir le choc. Les vivres étaient abondants et pouvaient nourrir les trois voyageurs pendant une année entière. Barbicane avait voulu se précautionner pour le cas où le projectile arriverait sur une portion absolument stérile de la Lune. Quant à l’eau et à la réserve d’eau-de-vie qui comprenait cinquante gallons, il y en avait pour deux mois seulement. Mais, à s’en rapporter aux dernières observations des astronomes, la Lune conservait une atmosphère basse, dense, épaisse, au moins dans ses vallées profondes, et là les ruisseaux, les sources ne pouvaient manquer. Donc, pendant la durée du trajet et pendant la première année de leur installation sur le continent lunaire, les aventureux explorateurs ne devaient être éprouvés ni par la faim ni par la soif.

Restait la question de l’air à l’intérieur du projectile. Là encore, toute sécurité. L’appareil Reiset et Regnaut, destiné à la production de l’oxygène, était alimenté pour deux mois de chlorate de potasse. Il consommait nécessairement une certaine quantité de gaz, car il devait maintenir au-dessus de quatre cents degrés la matière productrice. Mais là encore, on était en fonds. L’appareil ne demandait, d’ailleurs, qu’un peu de surveillance. Il fonctionnait automatiquement. A cette température élevée, le chlorate de potasse, se changeant en chlorure de potassium, abandonnait tout l’oxygène qu’il contenait. Or, que donnaient dix-huit livres de chlorate de potasse? Les sept livres d’oxygène nécessaire à la consommation quotidienne des hôtes du projectile.

Mais il ne suffisait pas de renouveler l’oxygène dépensé, il fallait encore absorber l’acide carbonique produit par l’expiration. Or, depuis une douzaine d’heures, l’atmosphère du boulet s’était chargée de ce gaz absolument délétère, produit définitif de la combustion des éléments du sang par l’oxygène inspiré. Nicholl reconnut cet état de l’air en voyant Diane haleter péniblement. En effet, l’acide carbonique – par un phénomène identique à celui qui se produit dans la fameuse Grotte du Chien – se massait vers le fond du projectile, en raison de sa pesanteur. La pauvre Diane, la tête basse, devait donc souffrir avant ses maîtres de la présence de ce gaz. Mais le capitaine Nicholl se hâta de remédier à cet état de choses. Il disposa sur le fond du projectile plusieurs récipients contenant de la potasse caustique qu’il agita pendant un certain temps, et cette matière, très avide d’acide carbonique, l’absorba complètement et purifia ainsi l’air intérieur.

L’inventaire des instruments fut alors commencé. Les thermomètres et les baromètres avaient résisté, sauf un thermomètre à minima dont le verre s’était brisé. Un excellent anéroïde, retiré de la boîte ouatée qui le contenait, fut accroché à l’une des parois. Naturellement, il ne subissait et ne marquait que la pression de l’air à l’intérieur du projectile. Mais il indiquait aussi la quantité de vapeur d’eau qu’il renfermait. En ce moment son aiguille oscillait entre 765 et 760 millimètres. C’était «du beau temps».

Barbicane avait emporté aussi plusieurs compas qui furent retrouvés intacts. On comprend que dans ces conditions, leur aiguille était affolée, c’est-à-dire sans direction constante. En effet, à la distance où le boulet se trouvait de la Terre, le pôle magnétique ne pouvait exercer sur l’appareil aucune action sensible. Mais ces boussoles, transportées sur le disque lunaire, y constateraient peut-être des phénomènes particuliers. En tout cas, il était intéressant de vérifier si le satellite de la Terre se soumettait comme elle à l’influence magnétique.

Un hypsomètre pour mesurer l’altitude des montagnes lunaires, un sextant destiné à prendre la hauteur du Soleil, un, théodolite, instrument de géodésie qui sert à lever les plans et à réduire les angles à l’horizon, les lunettes dont l’usage devait être très apprécié aux approches de la Lune, tous ces instruments furent visités avec soin et reconnus bons, malgré la violence de la secousse initiale.

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Quant aux ustensiles, aux pics, aux pioches, aux divers outils dont Nicholl avait fait un choix spécial; quant aux sacs de graines variées, aux arbustes que Michel Ardan comptait transplanter dans les terres sélénites, ils étaient à leur place dans les coins supérieurs du projectile. Là s’évidait une sorte de grenier encombré d’objets que le prodigue Français y avait empilés. Quels ils étaient, on ne savait guère, et le joyeux garçon ne s’expliquait pas là-dessus. De temps en temps, il montait par des crampons rivés aux parois jusqu’à ce capharnaüm, dont il s’était réservé l’inspection. Il rangeait, il arrangeait, il plongeait une main rapide dans certaines boîtes mystérieuses, en chantant de la voix la plus fausse quelque vieux refrain de France qui égayait la situation.

Barbicane observa avec intérêt que ses fusées et autres artifices n’avaient pas été endommagés. Ces pièces importantes, puissamment chargées, devaient servir à ralentir la chute du projectile, lorsque celui-ci, sollicité par l’attraction lunaire, après avoir dépassé le point d’attraction neutre, tomberait sur la surface de la Lune. Chute, d’ailleurs, qui devait être six fois moins rapide qu’elle ne l’eût été à la surface de la Terre, grâce à la différence de masse des deux astres.

L’inspection se termina donc à la satisfaction générale. Puis chacun revint observer l’espace par les fenêtres latérales et à travers la vitre inférieure.

Même spectacle. Toute l’étendue de la sphère céleste, fourmillant d’étoiles et de constellations d’une pureté merveilleuse, à rendre fou un astronome. D’un côté, le Soleil, comme la gueule d’un four embrasé, disque éblouissant sans auréole, se détachant sur le fond noir du ciel. De l’autre, la Lune lui rejetant ses feux par réflexion, et comme immobile au milieu du monde stellaire. Puis, une tache assez forte, qui semblait trouer le firmament et que bordait encore un demi-liséré argenté: c’était la Terre. Çà et là, des nébuleuses massées comme de gros flocons d’une neige sidérale, et du zénith au nadir, un immense anneau formé d’une impalpable poussière d’astres, cette voie lactée, au milieu de laquelle le Soleil ne compte que pour une étoile de quatrième grandeur!

Les observateurs ne pouvaient détacher leurs regards de ce spectacle si nouveau, dont aucune description ne saurait donner l’idée. Que de réflexions il leur suggéra! Quelles émotions inconnues il éveilla dans leur âme! Barbicane voulut commencer le récit de son voyage sous l’empire de ces impressions, et il nota heure par heure tous les faits qui signalaient le début de son entreprise. Il écrivait tranquillement de sa grosse écriture carrée et dans un style un peu commercial.

Pendant ce temps, le calculateur Nicholl revoyait ses formules de trajectoires et manœuvrait les chiffres avec une dextérité sans pareille. Michel Ardan causait tantôt avec Barbicane qui ne lui répondait guère, tantôt avec Nicholl qui ne l’entendait pas, avec Diane qui ne comprenait rien à ses théories, avec lui-même enfin, se faisant demandes et réponses, allant, venant, s’occupant de mille détails, tantôt courbé sur la vitre inférieure, tantôt juché dans les hauteurs du projectile, et toujours chantonnant. Dans ce microcosme il représentait l’agitation et la loquacité française, et l’on est prié de croire qu’elle était dignement représentée.

La journée, ou plutôt – car l’expression n’est pas juste – le laps de douze heures qui forme le jour sur la Terre, se termina par un souper copieux, finement préparé. Aucun incident de nature à altérer la confiance des voyageurs ne s’était encore produit. Aussi, pleins d’espoir, déjà sûrs du succès, ils s’endormirent paisiblement, tandis que le projectile, sous une vitesse uniformément décroissante, franchissait les routes du ciel.

 

 

Chapitre iV

Un peu d’algèbre.

 

a nuit se passa sans incident. A vrai dire, ce mot «nuit» est impropre.

La position du projectile ne changeait pas par rapport au Soleil. Astronomiquement, il faisait jour sur la partie inférieure du boulet, nuit sur sa partie supérieure. Lors donc que dans ce récit ces deux mots sont employés, ils expriment le laps de temps qui s’écoule entre le lever et le coucher du Soleil sur la Terre.

Le sommeil des voyageurs fut d’autant plus paisible que, malgré son excessive vitesse, le projectile semblait être absolument immobile. Aucun mouvement ne trahissait sa marche à travers l’espace. Le déplacement, quelque rapide qu’il soit, ne peut produire un effet sensible sur l’organisme, quand il a lieu dans le vide ou lorsque la masse d’air circule avec le corps entraîné. Quel habitant de la Terre s’aperçoit de sa vitesse, qui l’emporte cependant à raison de quatre-vingt-dix mille kilomètres par heure? Le mouvement, dans ces conditions, ne se «ressent» pas plus que le repos. Aussi tout corps y est-il indifférent. Un corps est-il en repos, il y demeurera tant qu’aucune force étrangère ne le déplacera. Est-il en mouvement, il ne s’arrêtera plus si aucun obstacle ne vient enrayer sa marche. Cette indifférence au mouvement ou au repos, c’est l’inertie.

Barbicane et ses compagnons pouvaient donc se croire dans une immobilité absolue, étant enfermés à l’intérieur du projectile. L’effet eût été le même, d’ailleurs, s’ils se fussent placés à l’extérieur. Sans la Lune qui grossissait au-dessus d’eux, ils auraient juré qu’ils flottaient dans une stagnation complète.

Ce matin-là, le 3 décembre, les voyageurs furent réveillés par un bruit joyeux, mais inattendu. Ce fut le chant du coq qui retentit à l’intérieur du wagon.

Michel Ardan, le premier sur pied, grimpa jusqu’au sommet du projectile, et fermant une caisse entrouverte:

«Veux-tu te taire? dit-il à voix basse. Cet animal-là va faire manquer ma combinaison!»

Cependant Nicholl et Barbicane s’étaient réveillés.

«Un coq? avait dit Nicholl.

– Eh non! mes amis, répondit vivement Michel, c’est moi qui ai voulu vous réveiller par cette vocalise champêtre!»

Et ce disant, il poussa un splendide kokoriko qui eût fait honneur au plus orgueilleux des gallinacés.

Les deux Américains ne purent s’empêcher de rire.

«Un joli talent, dit Nicholl, regardant son compagnon d’un air soupçonneux.

– Oui, répondit Michel, une plaisanterie de mon pays. C’est très gaulois. On fait, comme cela, le coq dans les meilleures sociétés!»

Puis, détournant la conversation:

«Sais-tu, Barbicane, dit-il, à quoi j’ai pensé toute la nuit?

– Non, répondit le président.

– A nos amis de Cambridge. Tu as déjà remarqué que je suis un admirable ignorant des choses mathématiques. Il m’est donc impossible de deviner comment les savants de l’Observatoire ont pu calculer quelle vitesse initiale devrait avoir le projectile en quittant la Columbiad pour atteindre la Lune.

– Tu veux dire, répliqua Barbicane, pour atteindre ce point neutre où les attractions terrestres et lunaires se font équilibre, car, à partir de ce point situé aux neuf dixièmes du parcours environ, le projectile tombera sur la Lune simplement en vertu de sa pesanteur.

– Soit, répondit Michel, mais, encore une fois, comment ont-ils pu calculer la vitesse initiale?

– Rien n’était plus aisé, répondit Barbicane,

– Et tu aurais su faire ce calcul? demanda Michel Ardan.

– Parfaitement. Nicholl et moi, nous l’eussions établi, si la note de l’Observatoire ne nous eût évité cette peine.

– Eh bien, mon vieux Barbicane, répondit Michel, on m’eût plutôt coupé la tête, en commençant par les pieds, que de me faire résoudre ce problème-là!

– Parce que tu ne sais pas l’algèbre, répliqua tranquillement Barbicane.

– Ah! vous voilà bien, vous autres, mangeurs d’x!Vous croyez avoir tout dit quand vous avez dit: l’algèbre.

– Michel, répliqua Barbicane, crois-tu qu’on puisse forger sans marteau ou labourer sans charrue?

– Difficilement.

– Eh bien, l’algèbre est un outil, comme la charrue ou le marteau, et un bon outil pour qui sait l’employer.

– Sérieusement?

– Très sérieusement.

– Et tu pourrais manier cet outil-là devant moi?

– Si cela t’intéresse.

– Et me montrer comment on a calculé la vitesse initiale de notre wagon?

– Oui, mon digne ami. En tenant compte de tous les éléments du problème, de la distance du centre de la Terre au centre de la Lune, du rayon de la Terre, de la masse de la Terre, de la masse de la Lune, je puis établir exactement quelle a dû être la vitesse initiale du projectile, et cela par une simple formule.

– Voyons la formule.

– Tu la verras. Seulement, je ne te donnerai pas la courbe tracée réellement par le boulet entre la Lune et la Terre, en tenant compte de leur mouvement de translation autour du Soleil. Non. Je considérerai ces deux astres comme immobiles, ce qui nous suffit.

– Et pourquoi?

– Parce que ce serait chercher la solution de ce problème qu’on appelle «le problème des trois corps», et que le calcul intégral n’est pas encore assez avancé pour le résoudre.

– Tiens, fit Michel Ardan de son ton narquois, les mathématiques n’ont donc pas dit leur dernier mot?

– Certainement non, répondit Barbicane.

– Bon! Peut-être les Sélénites ont-ils poussé plus loin que vous le calcul intégral! Et à propos, qu’est-ce que ce calcul intégral?

– C’est un calcul qui est l’inverse du calcul différentiel, répondit sérieusement Barbicane.

– Bien obligé.

– Autrement dit, c’est un calcul par lequel on cherche les quantités finies dont on connaît la différentielle.

– Au moins, voilà qui est clair, répondit Michel d’un air on ne peut plus satisfait.

– Et maintenant, reprit Barbicane, un bout de papier, un bout de crayon, et avant une demi-heure je veux avoir trouvé la formule demandée.»

Barbicane, cela dit, s’absorba dans son travail, tandis que Nicholl observait l’espace, laissant à son compagnon le soin du déjeuner.

Une demi-heure ne s’était pas écoulée que Barbicane, relevant la tête, montrait à Michel Ardan une page couverte de signes algébriques, au milieu desquels se détachait cette formule générale:

 

1

(

v2-v02

)

= gr

{

r

- 1

+

m

(

r

-

r

)

}

2

x

m

d - x

d - r

«Et cela signifie?…, demanda Michel

– Cela signifie, répondit Nicholl, que: un demi de v deux moins v zéro carré, égale gr multiplié par r sur x moins un, plus m prime sur m multiplié par r sur d moins x, moins r sur d moins r

X sur y monté sur z et chevauchant sur p, s’écria Michel Ardan en éclatant de rire. Et tu comprends cela, capitaine?

– Rien n’est plus clair.

– Comment donc! dit Michel. Mais cela saute aux yeux, et je n’en demande pas davantage.

– Rieur sempiternel! répliqua Barbicane. Tu as voulu de l’algèbre, et tu en auras jusqu’au menton!

– J’aime mieux qu’on me pende!

– En effet, répondit Nicholl, qui examinait la formule en connaisseur, ceci me paraît bien trouvé, Barbicane. C’est l’intégrale de l’équation des forces vives, et je ne doute pas qu’elle ne nous donne le résultat cherché.

– Mais je voudrais comprendre! s’écria Michel. Je donnerais dix ans de la vie de Nicholl pour comprendre!

– Écoute alors, reprit Barbicane. Un demi de v deux moins v zéro carré, c’est la formule qui nous donne la demi-variation de la force vive.

– Bon, et Nicholl sait ce que cela signifie?

– Sans doute, Michel, répondit le capitaine. Tous ces signes, qui te paraissent cabalistiques, forment cependant le langage le plus clair, le plus net, le plus logique pour qui sait le lire.

– Et tu prétends, Nicholl, demanda Michel, qu’au moyen de ces hiéroglyphes, plus incompréhensibles que des ibis égyptiens, tu pourras trouver quelle vitesse initiale il convenait d’imprimer au projectile?

– Incontestablement, répondit Nicholl, et même par cette formule, je pourrai toujours te dire quelle est sa vitesse à un point quelconque de son parcours.

– Ta parole?

– Ma parole.

– Alors, tu es aussi malin que notre président?

– Non, Michel. Le difficile, c’est ce qu’a fait Barbicane. C’est d’établir une équation qui tienne compte de toutes les conditions du problème. Le reste n’est plus qu’une question d’arithmétique, et n’exige que la connaissance des quatre règles.

– C’est déjà beau!» répondit Michel Ardan, qui, de sa vie, n’avait pu faire une addition juste et qui définissait ainsi cette règle: «Petit casse-tête chinois qui permet d’obtenir des totaux indéfiniment variés.»

Cependant Barbicane affirmait que Nicholl, en y songeant, aurait certainement trouvé cette formule.

«Je n’en sais rien, disait Nicholl, car, plus je l’étudie, plus je la trouve merveilleusement établie.

– Maintenant, écoute, dit Barbicane à son ignorant camarade, et tu vas voir que toutes ces lettres ont une signification.

– J’écoute, dit Michel d’un air résigné.

d, fit Barbicane, c’est la distance du centre de la Terre au centre de la Lune, car ce sont les centres qu’il faut prendre pour calculer les attractions.

– Cela je le comprends.

r est le rayon de la Terre.

r, rayon. Admis.

m est la masse de la Terre; m prime la masse de la Lune. En effet, il faut tenir compte de la masse des deux corps attirants, puisque l’attraction est proportionnelle aux masses.

– C’est entendu.

g représente la gravité, la vitesse acquise au bout d’une seconde par un corps qui tombe à la surface de la Terre, Est-ce clair?

– De l’eau de roche! répondit Michel.

– Maintenant, je représente par x la distance variable qui sépare le projectile du centre de la Terre, et par v la vitesse qu’a ce projectile à cette distance.

– Bon.

– Enfin, l’expression v zéro qui figure dans l’équation est la vitesse que possède le boulet au sortir de l’atmosphère.

– En effet, dit Nicholl, c’est à ce point qu’il faut calculer cette vitesse, puisque nous savons déjà que la vitesse au départ vaut exactement les trois demis de la vitesse au sortir de l’atmosphère.

– Comprends plus! fit Michel.

– C’est pourtant bien simple, dit Barbicane.

– Pas si simple que moi, répliqua Michel.

– Cela veut dire que lorsque notre projectile est arrivé à la limite de l’atmosphère terrestre, il avait déjà perdu un tiers de sa vitesse initiale.

– Tant que cela?

– Oui, mon ami, rien que par son frottement sur les couches atmosphériques. Tu comprends bien que plus il marchait rapidement, plus il trouvait de résistance de la part de l’air.

– Ça, je l’admets, répondit Michel, et je le comprends, bien que tes v zéro deux et tes v zéro carrés se secouent dans ma tête comme des clous dans un sac!

– Premier effet de l’algèbre, reprit Barbicane. Et maintenant, pour t’achever, nous allons établir la donnée numérique de ces diverses expressions, c’est-à-dire chiffrer leur valeur.

– Achevez-moi! répondit Michel.

– De ces expressions, dit Barbicane, les unes sont connues, les autres sont à calculer.

– Je me charge de ces dernières, dit Nicholl.

– Voyons r, reprit Barbicane. r, c’est le rayon de la Terre qui, sous la latitude de la Floride, notre point de départ, égale six millions trois cent soixante-dix mille mètres. d, c’est-à-dire la distance du centre de la Terre au centre de la Lune, vaut cinquante-six rayons terrestres, soit…»

Nicholl chiffra rapidement.

«Soit, dit-il, trois cent cinquante-six millions sept cent vingt mille mètres, au moment où la Lune est à son périgée, c’est-à-dire à sa distance la plus rapprochée de la Terre.

– Bien, fit Barbicane. Maintenant m prime sur m, c’est-à-dire le rapport de la masse de la Lune à celle de la Terre, égale un quatre-vingt-unième.

– Parfait, dit Michel.

g, la gravité, est à la Floride de neuf mètres quatre-vingt-un. D’où résulte que gr égale…

– Soixante-deux millions quatre cent vingt-six mille mètres carrés, répondit Nicholl.

– Et maintenant? demanda Michel Ardan.

– Maintenant que les expressions sont chiffrées, répondit Barbicane, je vais chercher la vitesse v zéro, c’est-à-dire la vitesse que doit avoir le projectile en quittant l’atmosphère pour atteindre le point d’attraction égale avec une vitesse nulle. Puisque, à ce moment, la vitesse sera nulle, je pose qu’elle égalera zéro, et que x, la distance où se trouve ce point neutre, sera représentée par les neuf dixièmes de d, c’est-à-dire de la distance qui sépare les deux centres.

– J’ai une vague idée que cela doit être ainsi, dit Michel.

– J’aurai donc alors: x égale neuf dixièmes de d, et v égale zéro, et ma formule deviendra…»

Barbicane écrivit rapidement sur le papier:

 

 

v02

= 2 gr

{

1

-

10 r

-

1

(

10 r

-

r

)

}

9 d

81

d

d - r

 

Nicholl lut d’un œil avide.

«C’est cela! c’est cela! s’écria-t-il.

– Est-ce clair? demanda Barbicane.

– C’est écrit en lettres de feu! répondit Nicholl.

– Les braves gens! murmurait Michel.

– As-tu compris, enfin? lui demanda Barbicane.

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– Si j’ai compris! s’écria Michel Ardan, mais c’est-à-dire que ma tête en éclate!

– Ainsi, reprit Barbicane, v zéro deux égale deux gr multiplié par un, moins dix r sur 9 d, moins un quatre-vingt-unième multiplié par dix r sur d moins r sur d moins r.

Et maintenant, dit Nicholl, pour obtenir la vitesse du boulet au sortir de l’atmosphère, il n’y a plus qu’à calculer.»

Le capitaine, en praticien rompu à toutes les difficultés, se mit à chiffrer avec une rapidité effrayante. Divisions et multiplications s’allongeaient sous ses doigts. Les chiffres grêlaient sa page blanche. Barbicane le suivait du regard, pendant que Michel Ardan comprimait à deux mains une migraine naissante.

«Eh bien? demanda Barbicane, après plusieurs minutes de silence.

– Eh bien, tout calcul fait, répondit Nicholl, v zéro, c’est-à-dire la vitesse du projectile au sortir de l’atmosphère, pour atteindre le point d’égale attraction, a dû être de…

– De?… fit Barbicane.

– De onze mille cinquante et un mètres dans la première seconde.

– Hein! fit Barbicane, bondissant, vous dites!

– Onze mille cinquante et un mètres.

– Malédiction! s’écria le président en faisant un geste de désespoir.

– Qu’as-tu? demanda Michel Ardan, très surpris.

– Ce que j’ai! Mais si à ce moment la vitesse était déjà diminuée d’un tiers par le frottement, la vitesse initiale aurait dû être…

– De seize mille cinq cent soixante-seize mètres! répondit Nicholl.

– Et l’Observatoire de Cambridge, qui a déclaré que onze mille mètres suffisaient au départ, et notre boulet qui n’est parti qu’avec cette vitesse!

– Eh bien? demanda Nicholl.

– Eh bien, elle sera insuffisante!

– Bon.

– Nous n’atteignons pas le point neutre!

– Sacrebleu!

– Nous n’irons même pas à moitié chemin!

– Nom d’un boulet! s’écria Michel Ardan, sautant comme si le projectile fût sur le point de heurter le sphéroïde terrestre.

– Et nous retomberons sur la Terre!»

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