Jules Verne
Autour de la lune
(Chapitre XX-XXIII)
44 dessinspar Emile Bayard et A. de Neuville
Bibliothèque d’Éducation et de Récréation
J. Hetzel et Cie
© Andrzej Zydorczak
Les sondages de la Susquehanna.
h bien, lieutenant, et ce sondage?
– Je crois, monsieur, que l’opération touche à sa fin, répondit le lieutenant Bronsfield. Mais qui se serait attendu à trouver une telle profondeur si près de terre, à une centaine de lieues seulement de la côte américaine?
– En effet, Bronsfield, c’est une forte dépression, dit le capitaine Blomsberry. Il existe en cet endroit une vallée sous-marine creusée par le courant de Humboldt qui prolonge les côtes de l’Amérique jusqu’au détroit de Magellan.
– Ces grandes profondeurs, reprit le lieutenant, sont peu favorables à la pose des câbles télégraphiques. Mieux vaut un plateau uni, tel que celui qui supporte le câble américain entre Valentia et Terre-Neuve.
– J’en conviens, Bronsfield. Et, avec votre permission, lieutenant, où en sommes-nous maintenant?
– Monsieur, répondit Bronsfield, nous avons en ce moment, vingt et un mille cinq cents pieds de ligne dehors, et le boulet qui entraîne la sonde n’a pas encore touché le fond, car la sonde serait remontée d’elle-même.
– Un ingénieux appareil que cet appareil Brook, dit le capitaine Blomsberry. Il permet d’obtenir des sondages d’une grande exactitude.
– Touche!» cria en ce moment un des timoniers de l’avant qui surveillait l’opération.
Le capitaine et le lieutenant se rendirent sur le gaillard.
«Quelle profondeur avons-nous? demanda le capitaine.
– Vingt et un mille sept cent soixante-deux pieds, répondit le lieutenant en inscrivant ce nombre sur son carnet.
– Bien, Bronsfield, dit le capitaine, je vais porter ce résultat sur ma carte. Maintenant, faites haler la sonde à bord. C’est un travail de plusieurs heures. Pendant cet instant, l’ingénieur allumera ses fourneaux, et nous serons prêts à partir dès que vous aurez terminé. Il est dix heures du soir, et, avec votre permission, lieutenant, je vais aller me coucher.
– Faites donc, monsieur, faites donc!» répondit obligeamment le lieutenant Bronsfield.
Le capitaine de la Susquehanna, un brave homme s’il en fut, le très humble serviteur de ses officiers, regagna sa cabine, prit un grog au brandy qui valut d’interminables témoignages de satisfaction à son maître d’hôtel, se coucha non sans avoir complimenté son domestique sur sa manière de faire les lits, et s’endormit d’un paisible sommeil.
Il était alors dix heures du soir. La onzième journée du mois de décembre allait s’achever dans une nuit magnifique.
La Susquehanna, corvette de cinq cents chevaux, de la marine nationale des États-Unis, s’occupait d’opérer des sondages dans le Pacifique, à cent lieues environ de la côte américaine, par le travers de cette presqu’île allongée qui se dessine sur la côte du Nouveau-Mexique.
Le vent avait peu à peu molli. Pas une agitation ne troublait les couches de l’air. La flamme de la corvette, immobile, inerte, pendait sur le mât de perroquet.
Le capitaine Jonathan Blomsberry – cousin germain du colonel Blomsberry, l’un des plus ardents du Gun-Club, qui avait épousé une Horschbidden, tante du capitaine et fille d’un honorable négociant du Kentucky – le capitaine Blomsberry n’aurait pu souhaiter un temps meilleur pour mener à bonne fin ses délicates opérations de sondage. Sa corvette n’avait même rien ressenti de cette vaste tempête qui, balayant les nuages amoncelés sur les montagnes Rocheuses, devait permettre d’observer la marche du fameux projectile. Tout allait à son gré, et il n’oubliait point d’en remercier le ciel avec la ferveur d’un presbytérien.
La série de sondages exécutés par la Susquehanna avait pour but de reconnaître les fonds les plus favorables à l’établissement d’un câble sous-marin qui devait relier les îles Hawaï à la côte américaine.
C’était un vaste projet dû à l’initiative d’une compagnie puissante. Son directeur, l’intelligent Cyrus Field, prétendait même couvrir toutes les îles de l’Océanie d’un vaste réseau électrique, entreprise immense et digne du génie américain.
C’était à la corvette la Susquehanna qu’avaient été confiées les premières opérations de sondage. Pendant cette nuit du 11 au 12 décembre, elle se trouvait exactement par 27°7’ de latitude nord, et 41°37’ de longitude à l’ouest du méridien de Washington1.
La Lune, alors dans son dernier quartier, commençait à se montrer au-dessus de l’horizon.
Après le départ du capitaine Blomsberry, le lieutenant Bronsfield et quelques officiers s’étaient réunis sur la dunette. A l’apparition de la Lune, leurs pensées se portèrent vers cet astre que les yeux de tout un hémisphère contemplaient alors. Les meilleures lunettes marines n’auraient pu découvrir le projectile errant autour de son demi-globe, et cependant toutes se braquèrent vers son disque étincelant que des millions de regards lorgnaient au même moment.
«Ils sont partis depuis dix jours, dit alors le lieutenant Bronsfield. Que sont-ils devenus?
– Ils sont arrivés, mon lieutenant, s’écria un jeune midshipman, et ils font ce que fait tout voyageur arrivé dans un pays nouveau, ils se promènent!
– J’en suis certain, puisque vous me le dites, mon jeune ami, répondit en souriant le lieutenant Bronsfield.
– Cependant, reprit un autre officier, on ne peut mettre leur arrivée en doute. Le projectile a dû atteindre la Lune au moment où elle était pleine, le 5 à minuit. Nous voici au 11 décembre, ce qui fait six jours. Or, en six fois vingt-quatre heures, sans obscurité, on a le temps de s’installer confortablement. Il me semble que je les vois, nos braves compatriotes, campés au fond d’une vallée, sur le bord d’un ruisseau sélénite, près du projectile à demi enfoncé par sa chute au milieu des débris volcaniques, le capitaine Nicholl commençant ses opérations de nivellement, le président Barbicane mettant au net ses notes de voyage, Michel Ardan embaumant les solitudes lunaires du parfum de ses londrès…
– Oui, cela doit être ainsi, c’est ainsi! s’écria le jeune midshipman, enthousiasmé par la description idéale de son supérieur.
– Je veux le croire, répondit le lieutenant Bronsfield, qui ne s’emportait guère. Malheureusement, les nouvelles directes du monde lunaire nous manqueront toujours.
– Pardon, mon lieutenant, dit le midshipman, mais le président Barbicane ne peut-il écrire?»
Un éclat de rire accueillit cette réponse.
«Non pas des lettres, reprit vivement le jeune homme. L’administration des postes n’a rien à voir ici.
– Serait-ce donc l’administration des lignes télégraphiques? demanda ironiquement un des officiers.
– Pas davantage, répondit le midshipman qui ne se démontait pas. Mais il est très facile d’établir une communication graphique avec la Terre.
– Et comment?
– Au moyen du télescope de Long’s-Peak. Vous savez qu’il ramène la Lune à deux lieues seulement des montagnes Rocheuses, et qu’il permet de voir, à sa surface, les objets ayant neuf pieds de diamètre. Eh bien, que nos industrieux amis construisent un alphabet gigantesque! qu’ils écrivent des mots longs de cent toises et des phrases longues d’une lieue, et ils pourront ainsi nous envoyer de leurs nouvelles!»
On applaudit bruyamment le jeune midshipman qui ne laissait pas d’avoir une certaine imagination. Le lieutenant Bronsfield convint lui-même que l’idée était exécutable. Il ajouta que par l’envoi de rayons limineux groupés en faisceaux au moyen de miroirs paraboliques, on pouvait aussi établir des communications directes; en effet, ces rayons seraient aussi visibles à la surface de Vénus ou de Mars, que la planète Neptune l’est de la Terre. Il finit en disant que des points brillants déjà observés sur les planètes rapprochées, pourraient bien être des signaux faits à la Terre. Mais il fit observer que si, par ce moyen, on pouvait avoir des nouvelles du monde lunaire, on ne pouvait en envoyer du monde terrestre, à moins que les Sélénites n’eussent à leur disposition des instruments propres à faire des observations lointaines.
«Évidemment, répondit un des officiers, mais ce que sont devenus les voyageurs, ce qu’ils ont fait, ce qu’ils ont vu, voilà surtout ce qui doit nous intéresser. D’ailleurs, si l’expérience a réussi, ce dont je ne doute pas, on la recommencera. La Columbiad est toujours encastrée dans le sol de la Floride. Ce n’est donc plus qu’une question de boulet et de poudre, et toutes les fois que la Lune passera au zénith, on pourra lui envoyer une cargaison de visiteurs.
– Il est évident, répondit le lieutenant Bronsfield, que J.-T. Maston ira l’un de ces jours rejoindre ses amis.
– S’il veut de moi, s’écria le midshipman, je suis prêt à l’accompagner.
– Oh! les amateurs ne manqueront pas, répliqua Bronsfield, et, si on les laisse faire, la moitié des habitants de la Terre aura bientôt émigré dans la Lune!»
Cette conversation entre les officiers de la Susquehanna se soutint jusqu’à une heure du matin environ. On ne saurait dire quels systèmes étourdissants, quelles théories renversantes furent émis par ces esprits audacieux. Depuis la tentative de Barbicane, il semblait que rien ne fût impossible aux Américains. Ils projetaient déjà d’expédier, non plus une commission de savants, mais toute une colonie vers les rivages sélénites, et toute une armée avec infanterie, artillerie et cavalerie, pour conquérir le monde lunaire.
A une heure du matin, le halage de la sonde n’était pas encore achevé. Dix mille pieds restaient dehors, ce qui nécessitait encore un travail de plusieurs heures. Suivant les ordres du commandant, les feux avaient été allumés, et la pression montait déjà. La Susquehanna aurait pu partir à l’instant même.
En ce moment – il était une heure dix-sept minutes du matin – le lieutenant Bronsfield se disposait à quitter le quart et à regagner sa cabine, quand son attention fut attirée par un sifflement lointain et tout à fait inattendu.
Ses camarades et lui crurent tout d’abord que ce sifflement était produit par une fuite de vapeur; mais, relevant la tête, ils purent constater que ce bruit se produisait vers les couches les plus reculées de l’air.
Ils n’avaient pas eu le temps de s’interroger, que ce sifflement prenait une intensité effrayante, et soudain, à leurs yeux éblouis, apparut un bolide énorme, enflammé par la rapidité de sa course, par son frottement sur les couches atmosphériques. Cette masse ignée grandit à leurs regards, s’abattit avec le bruit du tonnerre sur le beaupré de la corvette qu’elle brisa au ras de l’étrave, et s’abîma dans les flots avec une assourdissante rumeur!
Quelques pieds plus près, et la Susquehanna sombrait corps et biens.
A cet instant, le capitaine Blomsberry se montra à demi vêtu, et s’élançant sur le gaillard d’avant vers lequel s’étaient précipités ses officiers:
«Avec votre permission, messieurs, qu’est-il arrivé?» demanda-t-il.
Et le midshipman, se faisant pour ainsi dire l’écho de tous, s’écria:
«Commandant, ce sont «eux» qui reviennent!»
J.-T. Maston rappelé.
’émotion fut grande à bord de la Susquehanna. Officiers et matelots oubliaient ce danger terrible qu’ils venaient de courir, cette possibilité d’être écrasés et coulés par le fond. Ils ne songeaient qu’à la catastrophe qui terminait ce voyage. Ainsi donc, la plus audacieuse entreprise des temps anciens et modernes coûtait la vie aux hardis aventuriers qui l’avaient tentée.
«Ce sont «eux» qui reviennent», avait dit le jeune midshipman, et tous l’avaient compris. Nul ne mettait en doute que ce bolide ne fût le projectile du Gun-Club. Quant aux voyageurs qu’il renfermait, les opinions étaient partagées sur leur sort.
«Ils sont morts! disait l’un.
– Ils vivent, répondait l’autre. La couche d’eau est profonde, et leur chute a été amortie.
– Mais l’air leur a manqué, reprenait celui-ci, et ils ont dû mourir asphyxiés!
– Brûlés! répliquait celui-là. Le projectile n’était plus qu’une masse incandescente en traversant l’atmosphère.
– Qu’importe! répondait-on unanimement. Vivants ou morts, il faut les tirer de là!»
Cependant le capitaine Blomsberry avait réuni ses officiers, et, avec leur permission, il tenait conseil. Il s’agissait de prendre immédiatement un parti. Le plus pressé était de repêcher le projectile. Opération difficile, non impossible, pourtant. Mais la corvette manquait des engins nécessaires, qui devaient être à la fois puissants et précis. On résolut donc de la conduire au port le plus voisin et de donner avis au Gun-Club de la chute du boulet.
Cette détermination fut prise à l’unanimité. Le choix du port dut être discuté. La côte voisine ne présentait aucun atterrage sur le vingt-septième degré de latitude. Plus haut, au-dessus de la presqu’île de Monterey, se trouvait l’importante ville qui lui a donné son nom. Mais, assise sur les confins d’un véritable désert, elle ne se reliait point à l’intérieur par un réseau télégraphique, et l’électricité seule pouvait répandre assez rapidement cette importante nouvelle.
A quelques degrés au-dessus s’ouvrait la baie de San Francisco. Par la capitale du pays de l’or, les communications seraient faciles avec le centre de l’Union. En moins de deux jours, la Susquehanna, forçant sa vapeur, pouvait être arrivée au port de San Francisco. Elle dut donc partir sans retard.
Les feux étaient poussés. On pouvait appareiller immédiatement. Deux mille brasses de sonde restaient encore par le fond. Le capitaine Blomsberry, ne voulant pas perdre un temps précieux à les haler, résolut de couper sa ligne.
«Nous fixerons le bout sur une bouée, dit-il, et cette bouée nous indiquera le point précis où le projectile est tombé.
– D’ailleurs, répondit le lieutenant Bronsfield, nous avons notre situation exacte: 27° 7’ de latitude nord et 41°37’ de longitude ouest.
– Bien, monsieur Bronsfield, répondit le capitaine, et, avec votre permission, faites couper la ligne.»
Une forte bouée, renforcée encore par un accouplement d’espars, fut lancée à la surface de l’Océan. Le bout de la ligne fut solidement frappé dessus, et, soumise seulement au va-et-vient de la houle, cette bouée ne devait pas sensiblement dériver.
En ce moment, l’ingénieur fit prévenir le capitaine qu’il avait de la pression, et que l’on pouvait partir. Le capitaine le fit remercier de cette excellente communication. Puis il donna la route au nord-nord-est. La corvette, évoluant, se dirigea à toute vapeur vers la baie de San Francisco. Il était trois heures du matin.
Deux cent vingt lieues à franchir, c’était peu de chose pour une bonne marcheuse comme la Susquehanna. En trente-six heures, elle eut dévoré cet intervalle, et le 14 décembre, à une heure vingt-sept minutes du soir, elle donnait dans la baie de San Francisco.
A la vue de ce bâtiment de la marine nationale, arrivant à grande vitesse, son beaupré rasé, son mât de misaine étayé, la curiosité publique s’émut singulièrement. Une foule compacte fut bientôt rassemblée sur les quais, attendant le débarquement.
Après avoir mouillé, le capitaine Blomsberry et le lieutenant Bronsfield descendirent dans un canot armé de huit avirons, qui les transporta rapidement à terre.
Ils sautèrent sur le quai.
«Le télégraphe!» demandèrent-ils sans répondre aucunement aux mille questions qui leur étaient adressées.
L’officier de port les conduisit lui-même au bureau télégraphique, au milieu d’un immense concours de curieux. Blomsberry et Bronsfield entrèrent dans le bureau, tandis que la foule s’écrasait à la porte.
Quelques minutes plus tard, une dépêche, en quadruple expédition, était lancée: 1° au secrétaire de la Marine, Washington; 2° au vice-président du Gun-Club, Baltimore; 3° à l’honorable J.-T. Maston, Long’s-Peak, montagnes Rocheuses; 4° au sous-directeur de l’Observatoire de Cambridge, Massachusetts.
Elle était conçue en ces termes:
«Par 20 degrés 7 minutes de latitude nord et 41 degrés 37 minutes de longitude ouest, ce 12 décembre, à une heure dix-sept minutes du matin, projectile de la Columbiad tombé dans le Pacifique. Envoyez instructions Blomsberry, commandant Susquehanna.»
Cinq minutes après, toute la ville de San Francisco connaissait la nouvelle. Avant six heures du soir, les divers États de l’Union apprenaient la suprême catastrophe. Après minuit, par le câble, l’Europe entière savait le résultat de la grande tentative américaine.
On renoncera à peindre l’effet produit dans le monde entier par ce dénouement inattendu.
Au reçu de la dépêche, le secrétaire de la Marine télégraphia à la Susquehanna l’ordre d’attendre dans la baie de San Francisco, sans éteindre ses feux. Jour et nuit, elle devait être prête à prendre la mer.
L’Observatoire de Cambridge se réunit en séance extraordinaire, et, avec cette sérénité qui distingue les corps savants, il discuta paisiblement le point scientifique de la question.
Au Gun-Club, il y eut explosion. Tous les artilleurs étaient réunis. Précisément, le vice-président, l’honorable Wilcome, lisait cette dépêche prématurée, par laquelle J.‑T. Maston et Belfast annonçaient que le projectile venait d’être aperçu dans le gigantesque réflecteur de Long’s-Peak. Cette communication portait, en outre, que le boulet, retenu par l’attraction de la Lune, jouait le rôle de sous-satellite dans le monde solaire.
On connaît maintenant la vérité sur ce point.
Cependant, à l’arrivée de la dépêche de Blomsberry, qui contredisait si formellement le télégramme de J.-T. Maston, deux partis se formèrent dans le sein du Gun-Club. D’un côté, le parti des gens qui admettaient la chute du projectile, et par conséquent le retour des voyageurs. De l’autre, le parti de ceux qui, s’en tenant aux observations de Long’s-Peak, concluaient à l’erreur du commandant de la Susquehanna. Pour ces derniers, le prétendu projectile n’était qu’un bolide, rien qu’un bolide, un globe filant qui, dans sa chute, avait fracassé l’avant de la corvette. On en savait trop que répondre à leur argumentation, car la vitesse dont il était animé avait dû rendre très difficile l’observation de ce mobile. Le commandant de la Susquehanna et ses officiers avaient certainement pu se tromper de bonne foi. Un argument, néanmoins, militait en leur faveur: c’est que, si le projectile était tombé sur la terre, sa rencontre avec le sphéroïde terrestre n’avait pu s’opérer que sur ce vingt-septième degré de latitude nord, et – en tenant compte du temps écoulé et du mouvement de rotation de la Terre –, entre le quarante et unième et le quarante-deuxième degré de longitude ouest.
Quoi qu’il en soit, il fut décidé à l’unanimité, dans le Gun-Club, que Blomsberry frère, Bilsby et le major Elphiston gagneraient sans retard San Francisco, et aviseraient au moyen de retirer le projectile des profondeurs de l’Océan.
Ces hommes dévoués partirent sans perdre un instant, et le rail-road, qui doit traverser bientôt toute l’Amérique centrale, les conduisit à Saint-Louis, où les attendaient de rapides coachs-mails.
Presque au même instant où le secrétaire de la Marine, le vice-président du Gun-Club et le sous-directeur de l’Observatoire recevaient la dépêche de San Francisco, l’honorable J.-T. Maston éprouvait la plus violente émotion de toute son existence, émotion que ne lui avait même pas procuré l’éclatement de son célèbre canon, et qui faillit, une fois de plus, lui coûter la vie.
On se rappelle que le secrétaire du Gun-Club était parti quelques instants après le projectile – et presque aussi vite que lui – pour le poste de Long’s-Peak dans les montagnes Rocheuses. Le savant J. Belfast, directeur de l’Observatoire de Cambridge, l’accompagnait. Arrivés à la station, les deux amis s’étaient installés sommairement, et ne quittaient plus le sommet de leur énorme télescope.
On sait, en effet, que ce gigantesque instrument avait été établi dans les conditions des réflecteurs appelés «front view» par les Anglais. Cette disposition ne faisait subir qu’une seule réflexion aux objets, et en rendait, conséquemment, la vision plus claire. Il en résultait que J.-T. Maston et Belfast, quand ils observaient, étaient placés à la partie supérieure de l’instrument et non à la partie inférieure. Ils y arrivaient pas un escalier tournant, chef-d’œuvre de légèreté, et au-dessous d’eux s’ouvrait ce puits de métal terminé par le miroir métallique, qui mesurait deux cent quatre-vingts pieds de profondeur.
Or, c’était sur l’étroite plate-forme disposée au-dessus du télescope, que les deux savants passaient leur existence, maudissant le jour qui dérobait la Lune à leurs regards, et les nuages qui la voilaient obstinément pendant la nuit.
Quelle fut donc leur joie, quand, après quelques jours d’attente, dans la nuit du 5 décembre, ils aperçurent le véhicule qui emportait leurs amis dans l’espace! A cette joie succéda une déception profonde, lorsque, se fiant à des observations incomplètes, ils lancèrent, avec leur premier télégramme à travers le monde, cette affirmation erronée qui faisait du projectile un satellite de la Lune gravitant dans un orbe immutable.
Depuis cet instant, le boulet ne s’était plus montré à leurs yeux, disparition d’autant plus explicable, qu’il passait alors derrière le disque invisible de la Lune. Mais quand il dut réapparaître sur le disque visible, que l’on juge alors de l’impatience du bouillant J.-T. Maston et de son compagnon, non moins impatient que lui! A chaque minute de la nuit, ils croyaient revoir le projectile, et ils ne le revoyaient pas! De là, entre eux, des discussions incessantes, de violentes disputes. Belfast affirmant que le projectile n’était pas apparent, J.-T. Maston soutenant qu’il «lui crevait les yeux!».
«C’est le boulet! répétait J.-T. Maston.
– Non. répondait Belfast. C’est une avalanche qui se détache d’une montagne lunaire!
– Eh bien, on le verra demain.
– Non! on ne le verra plus! Il est entraîné dans l’espace.
– Si!
– Non!»
Et dans ces moments où les interjections pleuvaient comme grêle, l’irritabilité bien connue du secrétaire du Gun-Club constituait un danger permanent pour l’honorable Belfast.
Cette existence à deux serait bientôt devenue impossible; mais un événement inattendu coupa court à ces éternelles discussions.
Pendant la nuit du 14 au 15 décembre, les deux irréconciliables amis étaient occupés à observer le disque lunaire. J.-T. Maston injuriait, suivant sa coutume, le savant Belfast, qui se montait de son côté. Le secrétaire du Gun-Club soutenait pour la millième fois qu’il venait d’apercevoir le projectile, ajoutant même que la face de Michel Ardan s’était montrée à travers un des hublots. Il appuyait encore son argumentation par une série de gestes que son redoutable crochet rendait fort inquiétants.
En ce moment, le domestique de Belfast apparut sur la plate-forme – il était dix heures du soir –, et il lui remit une dépêche. C’était le télégramme du commandant de la Susquehanna.
Belfast déchira l’enveloppe, lut, et poussa un cri.
«Hein! fit J.-T. Maston.
– Le boulet!
– Eh bien?
– Il est retombé sur la Terre!»
Un nouveau cri, un hurlement cette fois, lui répondit.
Il se tourna vers J.-T. Maston. L’infortuné, imprudemment penché sur le tube de métal, avait disparu dans l’immense télescope. Une chute de deux cent quatre-vingts pieds! Belfast, éperdu, se précipita vers l’orifice du réflecteur.
Il respira, J.-T. Maston, retenu par son crochet de métal, se tenait à l’un des étrésillons qui maintenaient l’écartement du télescope. Il poussait des cris formidables.
Belfast appela. Ses aides accoururent. Des palans furent installés, et on hissa, non sans peine, l’imprudent secrétaire du Gun-Club.
Il reparut sans accident à l’orifice supérieur.
«Hein! dit-il, si j’avais cassé le miroir!
– Vous l’auriez payé, répondit sévèrement Belfast.
– Et ce damné boulet est tombé? demanda J.-T. Maston.
– Dans le Pacifique!
– Partons.»
Un quart d’heure après, les deux savants descendaient la pente des montagnes Rocheuses, et deux jours après, en même temps que leurs amis du Gun-Club, ils arrivaient à San Francisco, ayant crevé cinq chevaux sur leur route.
Elphiston, Blomsberry frère, Bilsby, s’étaient précipités vers eux à leur arrivée.
«Que faire? s’écrièrent-ils.
– Repêcher le boulet, répondit J.-T. Maston, et le plus tôt possible!»
Le sauvetage.
’endroit même où le projectile s’était abîmé sous les flots était connu exactement. Les instruments pour le saisir et le ramener à la surface de l’Océan manquaient encore. Il fallait les inventer, puis les fabriquer. Les ingénieurs américains ne pouvaient être embarrassés de si peu. Les grappins une fois établis et la vapeur aidant, ils étaient assurés de relever le projectile, malgré son poids, que diminuait d’ailleurs la densité du liquide au milieu duquel il était plongé.
Mais repêcher le boulet ne suffisait pas. Il fallait agir promptement dans l’intérêt des voyageurs. Personne ne mettait en doute qu’ils ne fussent encore vivants.
«Oui! répétait incessamment J.-T. Maston, dont la confiance gagnait tout le monde, ce sont des gens adroits que nos amis, et ils ne peuvent être tombés comme des imbéciles. Ils sont vivants, bien vivants, mais il faut se hâter pour les retrouver tels. Les vivres, l’eau, ce n’est pas ce qui m’inquiète! Ils en ont pour longtemps! Mais l’air, l’air! Voilà ce qui leur manquera bientôt. Donc vite, vite!»
Et l’on allait vite. On appropriait la Susquehanna pour sa nouvelle destination. Ses puissantes machines furent disposées pour être mises sur les chaînes de halage. Le projectile en aluminium ne pesait que dix-neuf mille deux cent cinquante livres, poids bien inférieur à celui du câble transatlantique qui fut relevé dans des conditions pareilles. La seule difficulté était donc de repêcher un boulet cylindro-conique que ses parois lisses rendaient difficile à crocher.
Dans ce but, l’ingénieur Murchison, accouru à San Francisco, fit établir d’énormes grappins d’un système automatique qui ne devaient plus lâcher le projectile, s’ils parvenaient à le saisir dans leurs pinces puissantes. Il fit aussi préparer des scaphandres qui, sous leur enveloppe imperméable et résistante, permettaient aux plongeurs de reconnaître le fond de la mer. Il embarqua également à bord de la Susquehanna des appareils à air comprimé, très ingénieusement imaginés. C’étaient de véritables chambres, percées de hublots, et que l’eau, introduite dans certains compartiments, pouvait entraîner à de grandes profondeurs. Ces appareils existaient à San Francisco, où ils avaient servi à la construction d’une digue sous-marine. Et c’était fort heureux, car le temps eût manqué pour les construire.
Cependant, malgré la perfection de ces appareils, malgré l’ingéniosité des savants chargés de les employer, le succès de l’opération n’était rien moins qu’assuré. Que de chances incertaines, puisqu’il s’agissait de reprendre ce projectile à vingt mille pieds sous les eaux! Puis, lors même que le boulet serait ramené à la surface, comment ses voyageurs auraient-ils supporté ce choc terrible que vingt mille pieds d’eau n’avaient peut-être pas suffisamment amorti?
Enfin, il fallait agir au plus vite. J.-T. Maston pressait jour et nuit ses ouvriers. Il était prêt, lui, soit à endosser le scaphandre, soit à essayer les appareils à air, pour reconnaître la situation de ses courageux amis.
Cependant, malgré toute la diligence déployée pour la confection des divers engins, malgré les sommes considérables qui furent mises à la disposition du Gun-Club par le gouvernement de l’Union, cinq longs jours, cinq siècles! s’écoulèrent avant que ces préparatifs fussent terminés. Pendant ce temps, l’opinion publique était surexcitée au plus haut point. Des télégrammes s’échangeaient incessamment dans le monde entier par les fils et les câbles électriques. Le sauvetage de Barbicane, de Nicholl et de Michel Ardan était une affaire internationale, Tous les peuples qui avaient souscrit à l’emprunt du Gun-Club s’intéressaient directement au salut des voyageurs.
Enfin, les chaînes de halage, les chambres à air, les grappins automatiques furent embarqués à bord de la Susquehanna. J.-T. Maston, l’ingénieur Murchison, les délégués du Gun-Club occupaient déjà leur cabine. Il n’y avait plus qu’à partir.
Le 21 décembre, à huit heures du soir, la corvette appareilla par une belle mer, une brise de nord-est et un froid assez vif. Toute la population de San Francisco se pressait sur les quais, émue, muette cependant, réservant ses hurrahs pour le retour. La vapeur fut poussée à son maximum de tension, et l’hélice de la Susquehanna l’entraîna rapidement hors de la baie.
Inutile de raconter les conversations du bord entre les officiers, les matelots, les passagers. Tous ces hommes n’avaient qu’une seule pensée. Tous ces cœurs palpitaient sous la même émotion. Pendant que l’on courait à leur secours, que faisaient Barbicane et ses compagnons? Que devenaient-ils? Étaient-ils en état de tenter quelque audacieuse manœuvre pour conquérir leur liberté? Nul n’eût pu le dire. La vérité est que tout moyen eût échoué! Immergée à près de deux lieues sous l’Océan, cette prison de métal défiait les efforts de ses prisonniers.
Le 23 décembre, à huit heures du matin, après une traversée rapide, la Susquehanna devait être arrivée sur le lieu du sinistre. Il fallut attendre midi pour obtenir un relèvement exact. La bouée sur laquelle était frappée la ligne de sonde n’avait pas encore été reconnue.
A midi, le capitaine Blomsberry, aidé de ses officiers qui contrôlaient l’observation, fit son point en présence des délégués du Gun-Club. Il y eut alors un moment d’anxiété. Sa position déterminée, la Susquehanna se trouvait dans l’ouest, à quelques minutes de l’endroit même où le projectile avait disparu sous les flots.
La direction de la corvette fut donc donnée de manière à gagner ce point précis.
A midi quarante-sept minutes, on eut connaissance de la bouée. Elle était en parfait état et devait avoir peu dérivé.
«Enfin! s’écria J.-T. Maston.
– Nous allons commencer? demanda le capitaine Blomsberry.
– Sans perdre une seconde», répondit J.-T. Maston.
Toutes les précautions furent prises pour maintenir la corvette dans une immobilité complète.
Avant de chercher à saisir le projectile, l’ingénieur Murchison voulut d’abord reconnaître sa position sur le fond océanique. Les appareils sous-marins, destinés à cette recherche, reçurent leur approvisionnement d’air. Le maniement de ces engins n’est pas sans danger, car, à vingt mille pieds au-dessous de la surface des eaux et sous des pressions aussi considérables, ils sont exposés à des ruptures dont les conséquences seraient terribles.
J.-T. Maston, Blomsberry frère, l’ingénieur Murchison, sans se soucier de ces dangers, prirent place dans les chambres à air. Le commandant placé sur sa passerelle, présidait à l’opération, prêt à stopper ou à haler ses chaînes au moindre signal. L’hélice avait été désembrayée, et toute la force des machines portée sur le cabestan eut rapidement ramené les appareils à bord.
La descente commença à une heure vingt-cinq minutes du soir, et la chambre, entraînée par ses réservoirs remplis d’eau, disparut sous la surface de l’Océan.
L’émotion des officiers et des matelots du bord se partageait maintenant entre les prisonniers du projectile et les prisonniers de l’appareil sous-marin. Quant à ceux-ci, ils s’oubliaient eux-mêmes, et, collés aux vitres des hublots, ils observaient attentivement ces masses liquides qu’ils traversaient.
La descente fut rapide. A deux heures dix-sept minutes, J.-T. Maston et ses compagnons avaient atteint le fond du Pacifique. Mais ils ne virent rien, si ce n’est cet aride désert que ni la faune ni la flore marine n’animaient plus. A la lumière de leurs lampes munies de réflecteurs puissants, ils pouvaient observer les sombres couches de l’eau dans un rayon assez étendu, mais le projectile restait invisible à leurs yeux.
L’impatience de ces hardis plongeurs ne saurait se décrire. Leur appareil étant en communication électrique avec la corvette, ils firent un signal convenu, et la Susquehanna promena sur l’espace d’un mille leur chambre suspendue à quelques mètres au-dessus du sol.
Ils explorèrent ainsi toute la plaine sous-marine, trompés à chaque instant par des illusions d’optique qui leur brisaient le cœur. Ici un rocher, là une extumescence du fond, leur apparaissaient comme le projectile tant cherché; puis ils reconnaissaient bientôt leur erreur et se désespéraient.
«Mais où sont-ils? où sont-ils?» s’écriait J.-T. Maston.
Et le pauvre homme appelait à grands cris Nicholl, Barbicane, Michel Ardan, comme si ses infortunés amis eussent pu l’entendre ou lui répondre à travers cet impénétrable milieu!
La recherche continua dans ces conditions, jusqu’au moment où l’air vicié de l’appareil obligea les plongeurs à remonter,
Le halage commença vers six heures du soir, et ne fut pas terminé avant minuit.
«A demain, dit J.-T. Maston, en prenant pied sur le pont de la corvette.
– Oui, répondit le capitaine Blomsberry.
– Et à une autre place.
– Oui.»
J.-T. Maston ne doutait pas encore du succès, mais déjà ses compagnons, que ne grisait plus l’animation des premières heures, comprenaient toute la difficulté de l’entreprise. Ce qui semblait facile à San Francisco, paraissait ici, en plein Océan, presque irréalisable. Les chances de réussite diminuaient dans une grande proportion, et c’est au hasard seul qu’il fallait demander la rencontre du projectile.
Le lendemain, 24 décembre, malgré les fatigues de la veille, l’opération fut reprise. La corvette se déplaça de quelques minutes dans l’ouest, et l’appareil, pourvu d’air, entraîna de nouveau les mêmes explorateurs dans les profondeurs de l’Océan.
Toute la journée se passa en infructueuses recherches. Le lit de la mer était désert. La journée du 25 n’amena aucun résultat. Aucun, celle du 26.
C’était désespérant. On songeait à ces malheureux enfermés dans le boulet depuis vingt-six jours! Peut-être, en ce moment, sentaient-ils les premières atteintes de l’asphyxie, si toutefois ils avaient échappé aux dangers de leur chute! L’air s’épuisait, et, sans doute, avec l’air, le courage, le moral!
«L’air, c’est possible, répondait invariablement J.-T. Maston, mais le moral, jamais.»
Le 28, après deux autres jours de recherches, tout espoir était perdu. Ce boulet, c’était un atome dans l’immensité de la mer! Il fallait renoncer à le retrouver.
Cependant, J.-T. Maston ne voulait pas entendre parler de départ. Il ne voulait pas abandonner la place sans avoir au moins reconnu le tombeau de ses amis. Mais le commandant Blomsberry ne pouvait s’obstiner davantage, et, malgré les réclamations du digne secrétaire, il dut donner l’ordre d’appareiller.
Le 29 décembre, à neuf heures du matin, la Susquehanna, le cap au nord-est, reprit route vers la baie de San Francisco.
Il était dix heures du matin. La corvette s’éloignait sous petite vapeur et comme à regret du lieu de la catastrophe, quand le matelot, monté sur les barres du perroquet, qui observait la mer, cria tout à coup:
«Une bouée par le travers sous le vent à nous.»
Les officiers regardèrent dans la direction indiquée. Avec leurs lunettes, ils reconnurent que l’objet signalé avait, en effet, l’apparence de ces bouées qui servent à baliser les passes des baies ou des rivières. Mais, détail singulier, un pavillon, flottant au vent, surmontait son cône qui émergeait de cinq à six pieds. Cette bouée resplendissait sous les rayons du soleil, comme si ses parois eussent été faites de plaques d’argent.
Le commandant Blomsberry, J.-T. Maston, les délégués du Gun-Club, étaient montés sur la passerelle, et ils examinaient cet objet errant à l’aventure sur les flots.
Tous regardaient avec une anxiété fiévreuse, mais en silence. Aucun n’osait formuler la pensée qui venait à l’esprit de tous. La corvette s’approcha à moins de deux encablures de l’objet. Un frémissement courut dans tout son équipage.
Ce pavillon était le pavillon américain!
En ce moment, un véritable rugissement se fit entendre. C’était le brave J.-T. Maston, qui venait de tomber comme une masse. Oubliant d’une part, que son bras droit était remplacé par un crochet de fer, de l’autre, qu’une simple calotte en gutta-percha recouvrait sa boîte crânienne, il venait de se porter un coup formidable.
On se précipita vers lui. On le releva. On le rappela à la vie. Et quelles furent ses premières paroles?
«Ah! triples brutes! quadruples idiots! quintuples boobys que nous sommes!
– Qu’y a-t-il? s’écria-t-on autour de lui.
– Ce qu’il y a?…
– Mais parlez donc.
– Il y a, imbéciles, hurla le terrible secrétaire, il y a que le boulet ne pèse que dix-neuf mille deux cent cinquante livres!
– Eh bien!
– Et qu’il déplace vingt-huit tonneaux, autrement dit cinquante-six mille livres, et que, par conséquent, il surnage!»
Ah! comme le digne homme souligna ce verbe «surnager!». Et c’était la vérité! Tous, oui! tous ces savants avaient oublié cette loi fondamentale: c’est que par suite de sa légèreté spécifique, le projectile, après avoir été entraîné par sa chute jusqu’aux plus grandes profondeurs de l’Océan, avait dû naturellement revenir à la surface! Et maintenant, il flottait tranquillement au gré des flots…
Les embarcations avaient été mises à la mer. J.-T. Maston et ses amis s’y étaient précipités. L’émotion était portée au comble. Tous les cœurs palpitaient, tandis que les canots s’avançaient vers le projectile. Que contenait-il? Des vivants ou des morts? Des vivants, oui! des vivants, à moins que la mort n’eût frappé Barbicane et ses deux amis depuis qu’ils avaient arboré ce pavillon!
Un profond silence régnait sur les embarcations. Tous les cœurs haletaient. Les yeux ne voyaient plus. Un des hublots du projectile était ouvert. Quelques morceaux de vitre, restés dans l’encastrement, prouvaient qu’elle avait été cassée. Ce hublot se trouvait actuellement placé à la hauteur de cinq pieds au-dessus des flots.
Une embarcation accosta, celle de J.-T. Maston. J.-T. Maston se précipita à la vitre brisée…
En ce moment, on entendit une voix joyeuse et claire, la voix de Michel Ardan, qui s’écriait avec l’accent de la victoire:
«Blanc partout, Barbicane, blanc partout!»
Barbicane, Michel Ardan et Nicholl jouaient aux dominos.
Pour finir.
n se rappelle l’immense sympathie qui avait accompagné les trois voyageurs à leur départ. Si au début de l’entreprise ils avaient excité une telle émotion dans l’ancien et le nouveau monde, quel enthousiasme devait accueillir leur retour? Ces millions de spectateurs qui avaient envahi la presqu’île floridienne ne se précipiteraient-ils pas au-devant de ces sublimes aventuriers? Ces légions d’étrangers, accourus de tous les points du globe vers les rivages américains, quitteraient-elles le territoire de l’Union sans avoir revu Barbicane, Nicholl et Michel Ardan? Non, et l’ardente passion du public devait dignement répondre à la grandeur de l’entreprise. Des créatures humaines qui avaient quitté le sphéroïde terrestre, qui revenaient après cet étrange voyage dans les espaces célestes, ne pouvaient manquer d’être reçues comme le sera le prophète Élie quand il redescendra sur la Terre. Les voir d’abord, les entendre ensuite, tel était le vœu général.
Ce vœu devait être réalisé très promptement pour la presque unanimité des habitants de l’Union.
Barbicane, Michel Ardan, Nicholl, les délégués du Gun-Club, revenus sans retard à Baltimore, y furent accueillis avec un enthousiasme indescriptible. Les notes de voyage du président Barbicane étaient prêtes à être livrées à la publicité. Le New York Herald acheta ce manuscrit à un prix qui n’est pas encore connu, mais dont l’importance doit être excessive, En effet, pendant la publication du Voyage à la Lune, le tirage de ce journal monta jusqu’à cinq millions d’exemplaires. Trois jours après le retour des voyageurs sur la Terre, les moindres détails de leur expédition étaient connus. Il ne restait plus qu’à voir les héros de cette surhumaine entreprise.
L’exploration de Barbicane et de ses amis autour de la Lune avait permis de contrôler les diverses théories admises au sujet du satellite terrestre. Ces savants avaient observé de visu, et dans des conditions toutes particulières. On savait maintenant quels systèmes devaient être rejetés, quels admis, sur la formation de cet astre, sur son origine, sur son habitabilité. Son passé, son présent, son avenir, avaient même livré leurs derniers secrets. Que pouvait-on objecter à des observateurs consciencieux qui relevèrent à moins de quarante kilomètres cette curieuse montagne de Tycho, le plus étrange système de l’orographie lunaire? Que répondre à ces savants dont les regards s’étaient plongés dans les abîmes du cirque de Platon? Comment contredire ces audacieux que les hasards de leur tentative avaient entraînés au-dessus de cette face invisible du disque, qu’aucun œil humain n’avait entrevue jusqu’alors? C’était maintenant leur droit d’imposer ses limites à cette science sélénographique qui avait recomposé le monde lunaire comme Cuvier le squelette d’un fossile, et de dire: La Lune fut ceci, un monde habitable et habité antérieurement à la Terre! La Lune est cela, un monde inhabitable et maintenant inhabité!
Pour fêter le retour du plus illustre de ses membres et de ses deux compagnons, le Gun-Club songea à leur donner un banquet, mais un banquet digne de ces triomphateurs, digne du peuple américain, et dans des conditions telles que tous les habitants de l’Union pussent directement y prendre part.
Toutes les têtes de ligne des rails-roads de l’État furent réunies entre elles par des rails volants. Puis, dans toutes les gares, pavoisées des mêmes drapeaux, décorées des mêmes ornements, se dressèrent des tables uniformément servies. A certaines heures, successivement calculées, relevées sur des horloges électriques qui battaient la seconde au même instant, les populations furent conviées à prendre place aux tables du banquet.
Pendant quatre jours, du 5 au 9 janvier, les trains furent suspendus, comme ils le sont le dimanche, sur les railways de l’Union, et toutes les voies restèrent libres.
Seule une locomotive à grande vitesse, entraînant un wagon d’honneur, eut le droit de circuler pendant ces quatre jours sur les chemins de fer des États-Unis.
La locomotive, montée par un chauffeur et un mécanicien, portait, par grâce insigne, l’honorable J.-T. Maston, secrétaire du Gun-Club.
Le wagon était réservé au président Barbicane, au capitaine Nicholl et à Michel Ardan.
Au coup de sifflet du mécanicien, après les hurrahs, les hip et toutes les onomatopées admiratives de la langue américaine, le train quitta la gare de Baltimore. Il marchait avec une vitesse de quatre-vingts lieues à l’heure. Mais qu’était cette vitesse comparée à celle qui avait entraîné les trois héros au sortir de la Columbiad?
Ainsi, ils allèrent d’une ville à l’autre, trouvant les populations attablées sur leur passage, les saluant des mêmes acclamations, leur prodiguant les mêmes bravos. Ils parcoururent ainsi l’est de l’Union à travers la Pennsylvanie, le Connecticut, le Massachusetts, le Vermont, le Maine et le Nouveau-Brunswick; ils traversèrent le nord et l’ouest par le New York, l’Ohio, le Michigan et le Wisconsin; ils redescendirent au sud par l’Illinois, le Missouri, l’Arkansas, le Texas et la Louisiane; ils coururent au sud-est par l’Alabama et la Floride; ils remontèrent par la Georgie et les Carolines; ils visitèrent le centre par le Tennessee, le Kentucky, la Virginie, l’Indiana; puis, après la station de Washington, ils rentrèrent à Baltimore, et pendant quatre jours, ils purent croire que les États-Unis d’Amérique, attablés à un unique et immense banquet, les saluaient simultanément des mêmes hurrahs!
L’apothéose était digne de ces trois héros que la Fable eût mis au rang des demi-dieux.
Et maintenant, cette tentative sans précédents dans les annales des voyages amènera-t-elle quelque résultat pratique? Établira-t-on jamais des communications directes avec la Lune? Fondera-t-on un service de navigation à travers l’espace, qui desservira le monde solaire? Ira-t-on d’une planète à une planète, de Jupiter à Mercure, et plus tard d’une étoile à une autre, de la Polaire à Sirius? Un mode de locomotion permettra-t-il de visiter ces soleils qui fourmillent au firmament?
A ces questions, on ne saurait répondre. Mais, connaissant l’audacieuse ingéniosité de la race anglo-saxonne, personne ne s’étonnera que les Américains aient cherché à tirer parti de la tentative du président Barbicane.
Aussi, quelque temps après le retour des voyageurs, le public accueillit-il avec une faveur marquée les annonces d’une Société en commandite (limited), au capital de cent millions de dollars, divisé en cent mille actions de mille dollars chacune, sous le nom de Société nationale des Communications interstellaires. Président, Barbicane; vice-président, le capitaine Nicholl; secrétaire de l’administration, J.-T. Maston; directeur des mouvements, Michel Ardan.
Et comme il est dans le tempérament américain de tout prévoir en affaires, même la faillite, l’honorable Harry Troloppe, juge commissaire, et Francis Dayton, syndic, étaient nommés d’avance!
1 Exactement 119° 55’ de longitude à l’ouest du méridien de Paris.