Jules Verne
de la terre À la lune
(Chapitre XXV-XXVIII)
41 dessinset un carte par Henri de Montaut
Bibliothèque d’Éducation et de Récréation
J. Hetzel et Cie
© Andrzej Zydorczak
Derniers détails.
n était au 22 novembre. Le départ suprême devait avoir lieu dix jours plus tard. Une seule opération restait encore à mener à bonne fin, opération délicate, périlleuse, exigeant des précautions infinies, et contre le succès de laquelle le capitaine Nicholl avait engagé son troisième pari. Il s’agissait, en effet, de charger la Columbiad et d’y introduire les quatre cent mille livres de fulmi-coton. Nicholl avait pensé, non sans raison peut-être, que la manipulation d’une aussi formidable quantité de pyroxyle entraînerait de graves catastrophes, et qu’en tout cas cette masse éminemment explosive s’enflammerait d’elle-même sous la pression du projectile.
Il y avait là de graves dangers encore accrus par l’insouciance et la légèreté des Américains, qui ne se gênaient pas, pendant la guerre fédérale, pour charger leurs bombes le cigare à la bouche. Mais Barbicane avait à cœur de réussir et de ne pas échouer au port; il choisit donc ses meilleurs ouvriers, il les fit opérer sous ses yeux, il ne les quitta pas un moment du regard, et, à force de prudence et de précautions, il sut mettre de son côté toutes les chances de succès.
Et d’abord il se garda bien d’amener tout son chargement à l’enceinte de Stone’s-Hill. Il le fit venir peu à peu dans des caissons parfaitement clos. Les quatre cent mille livres de pyroxyle avaient été divisées en paquets de cinq cents livres, ce qui faisait huit cents grosses gargousses confectionnées avec soin par les plus habiles artificiers de Pensacola. Chaque caisson pouvait en contenir dix et arrivait l’un après l’autre par le rail-road de Tampa-Town; de cette façon il n’y avait jamais plus de cinq mille livres de pyroxyle à la fois dans l’enceinte. Aussitôt arrivé, chaque caisson était déchargé par des ouvriers marchant pieds nus, et chaque gargousse transportée à l’orifice de la Columbiad, dans laquelle on la descendait au moyen de grues manœuvrées à bras d’hommes. Toute machine à vapeur avait été écartée, et les moindres feux éteints à deux milles à la ronde. C’était déjà trop d’avoir à préserver ces masses de fulmi-coton contre les ardeurs du soleil, même en novembre. Aussi travaillait-on de préférence pendant la nuit, sous l’éclat d’une lumière produite dans le vide et qui, au moyen des appareils de Ruhmkorff, créait un jour artificiel jusqu’au fond de la Columbiad. Là, les gargousses étaient rangées avec une parfaite régularité et reliées entre elles au moyen d’un fil métallique destiné à porter simultanément l’étincelle électrique au centre de chacune d’elles.
En effet, c’est au moyen de la pile que le feu devait être communiqué à cette masse de fulmi-coton. Tous ces fils, entourés d’une matière isolante, venaient se réunir en un seul à une étroite lumière percée à la hauteur où devait être maintenu le projectile, là ils traversaient l’épaisse paroi de fonte et remontaient jusqu’au sol par un des évents du revêtement de pierre conservé dans ce but. Une fois arrivé au sommet de Stone’s-Hill, le fil, supporté sur des poteaux pendant une longueur de deux milles, rejoignait une puissante pile de Bunzen en passant par un appareil interrupteur. Il suffisait donc de presser du doigt le bouton de l’appareil pour que le courant fût instantanément rétabli et mît le feu aux quatre cent mille livres de fulmi-coton. Il va sans dire que la pile ne devait entrer en activité qu’au dernier moment.
Le 28 novembre, les huit cents gargousses étaient disposées au fond de la Columbiad. Cette partie de l’opération avait réussi. Mais que de tracas, que d’inquiétudes, de luttes, avait subis le président Barbicane! Vainement il avait défendu l’entrée de Stone’s-Hill; chaque jour les curieux escaladaient les palissades, et quelques-uns, poussant l’imprudence jusqu’à la folie, venaient fumer au milieu des balles de fulmi-coton. Barbicane se mettait dans des fureurs quotidiennes. J.-T. Maston le secondait de son mieux, faisant la chasse aux intrus avec une grande vigueur et ramassant les bouts de cigares encore allumés que les Yankees jetaient çà et là. Rude tâche, car plus de trois cent mille personnes se pressaient autour des palissades. Michel Ardan s’était bien offert pour escorter les caissons jusqu’à la bouche de la Columbiad; mais, l’ayant surpris lui-même un énorme cigare à la bouche, tandis qu’il pourchassait les imprudents auxquels il donnait ce funeste exemple, le président du Gun-Club vit bien qu’il ne pouvait pas compter sur cet intrépide fumeur, et il fut réduit à le faire surveiller tout spécialement.
Enfin, comme il y a un Dieu pour les artilleurs, rien ne sauta, et le chargement fut mené à bonne fin. Le troisième pari du capitaine Nicholl était donc fort aventuré. Restait à introduire le projectile dans la Columbiad et à le placer sur l’épaisse couche de fulmi-coton.
Mais, avant de procéder à cette opération, les objets nécessaires au voyage furent disposés avec ordre dans le wagon-projectile. Ils étaient en assez grand nombre, et si l’on avait laissé faire Michel Ardan, ils auraient bientôt occupé toute la place réservée aux voyageurs. On ne se figure pas ce que cet aimable Français voulait emporter dans la Lune. Une véritable pacotille d’inutilités. Mais Barbicane intervint, et l’on dut se réduire au strict nécessaire.
Plusieurs thermomètres, baromètres et lunettes furent disposés dans le coffre aux instruments.
Les voyageurs étaient curieux d’examiner la Lune pendant le trajet, et, pour faciliter la reconnaissance de ce monde nouveau, ils emportaient une excellente carte de Beer et Moedler, la Mappa selenographica, publiée en quatre planches, qui passe à bon droit pour un véritable chef-d’œuvre d’observation et de patience. Elle reproduisait avec une scrupuleuse exactitude les moindres détails de cette portion de l’astre tournée vers la Terre; montagnes, vallées, cirques, cratères, pitons, rainures s’y voyaient avec leurs dimensions exactes, leur orientation fidèle, leur dénomination, depuis les monts Doerfel et Leibniz dont le haut sommet se dresse à la partie orientale du disque, jusqu’à la Mare frigoris, qui s’étend dans les régions circumpolaires du Nord.
C’était donc un précieux document pour les voyageurs, car ils pouvaient déjà étudier le pays avant d’y mettre le pied.
Ils emportaient aussi trois rifles et trois carabines de chasse à système et à balles explosives; de plus, de la poudre et du plomb en très grande quantité.
«On ne sait pas à qui on aura affaire, disait Michel Ardan. Hommes ou bêtes peuvent trouver mauvais que nous allions leur rendre visite! Il faut donc prendre ses précautions.
Du reste, les instruments de défense personnelle étaient accompagnés de pics, de pioches, de scies à main et autres outils indispensables, sans parler des vêtements convenables à toutes les températures, depuis le froid des régions polaires jusqu’aux chaleurs de la zone torride.
Michel Ardan aurait voulu emmener dans son expédition un certain nombre d’animaux, non pas un couple de toutes les espèces, car il ne voyait pas la nécessité d’acclimater dans la Lune les serpents, les tigres, les alligators et autres bêtes malfaisantes.
«Non, disait-il à Barbicane, mais quelques bêtes de somme, bœuf ou vache, âne ou cheval, feraient bien dans le paysage et nous seraient d’une grande utilité.
– J’en conviens, mon cher Ardan, répondait le président du Gun-Club, mais notre wagon-projectile n’est pas l’arche de Noé. Il n’en a ni la capacité ni la destination. Ainsi restons dans les limites du possible.»
Enfin, après de longues discussions, il fut convenu que les voyageurs se contenteraient d’emmener une excellente chienne de chasse appartenant à Nicholl et un vigoureux terre-neuve d’une force prodigieuse. Plusieurs caisses des graines les plus utiles furent mises au nombre des objets indispensables. Si l’on eût laissé faire Michel Ardan, il aurait emporté aussi quelques sacs de terre pour les y semer. En tout cas, il prit une douzaine d’arbustes qui furent soigneusement enveloppés d’un étui de paille et placés dans un coin du projectile.
Restait alors l’importante question des vivres, car il fallait prévoir le cas où l’on accosterait une portion de la Lune absolument stérile. Barbicane fit si bien qu’il parvint à en prendre pour une année. Mais il faut ajouter, pour n’étonner personne, que ces vivres consistèrent en conserves de viandes et de légumes réduits à leur plus simple volume sous l’action de la presse hydraulique, et qu’ils renfermaient une grande quantité d’éléments nutritifs; ils n’étaient pas très variés, mais il ne fallait pas se montrer difficile dans une pareille expédition. Il y avait aussi une réserve d’eau-de-vie pouvant s’élever à cinquante gallons1 et de l’eau pour deux mois seulement; en effet, à la suite des dernières observations des astronomes, personne ne mettait en doute la présence d’une certaine quantité d’eau à la surface de la Lune. Quant aux vivres, il eût été insensé de croire que des habitants de la Terre ne trouveraient pas à se nourrir là-haut. Michel Ardan ne conservait aucun doute à cet égard. S’il en avait eu, il ne se serait pas décidé à partir.
«D’ailleurs, dit-il un jour à ses amis, nous ne serons pas complètement abandonnés de nos camarades de la Terre, et ils auront soin de ne pas nous oublier.
– Non, certes, répondit J.-T. Maston.
– Comment l’entendez-vous? demanda Nicholl.
– Rien de plus simple, répondit Ardan. Est-ce que la Columbiad ne sera pas toujours là? Eh bien! toutes les fois que la Lune se présentera dans des conditions favorables de zénith, sinon de périgée, c’est-à-dire une fois par an à peu près, ne pourra-t-on pas nous envoyer des obus chargés de vivres, que nous attendrons à jour fixe?
– Hurrah! hurrah! s’écria J.-T. Maston en homme qui avait son idée; voilà qui est bien dit! Certainement, mes braves amis, nous ne vous oublierons pas!
– J’y compte! Ainsi, vous le voyez, nous aurons régulièrement des nouvelles du globe, et, pour notre compte, nous serons bien maladroits si nous ne trouvons pas moyen de communiquer avec nos bons amis de la Terre!»
Ces paroles respiraient une telle confiance, que Michel Ardan, avec son air déterminé, son aplomb superbe, eût entraîné tout le Gun-Club à sa suite. Ce qu’il disait paraissait simple, élémentaire, facile, d’un succès assuré, et il aurait fallu véritablement tenir d’une façon mesquine à ce misérable globe terraqué pour ne pas suivre les trois voyageurs dans leur expédition lunaire.
Lorsque les divers objets eurent été disposés dans le projectile, l’eau destinée à faire ressort fut introduite entre ses cloisons, et le gaz d’éclairage refoulé dans son récipient. Quant au chlorate de potasse et à la potasse caustique, Barbicane, craignant des retards imprévus en route, en emporta une quantité suffisante pour renouveler l’oxygène et absorber l’acide carbonique pendant deux mois. Un appareil extrêmement ingénieux et fonctionnant automatiquement se chargeait de rendre à l’air ses qualités vivifiantes et de le purifier d’une façon complète. Le projectile était donc prêt, et il n’y avait plus qu’à le descendre dans la Columbiad. Opération, d’ailleurs, pleine de difficultés et de périls.
L’énorme obus fut amené au sommet de Stone’s-Hill. Là, des grues puissantes le saisirent et le tinrent suspendu au-dessus du puits de métal.
Ce fut un moment palpitant. Que les chaînes vinssent à casser sous ce poids énorme, et la chute d’une pareille masse eût certainement déterminé l’inflammation du fulmi-coton.
Heureusement il n’en fut rien, et quelques heures après, le wagon-projectile, descendu doucement dans l’âme du canon, reposait sur sa couche de pyroxyle, un véritable édredon fulminant. Sa pression n’eut d’autre effet que de bourrer plus fortement la charge de la Columbiad.
«J’ai perdu», dit le capitaine en remettant au président Barbicane une somme de trois mille dollars.
Barbicane ne voulait pas recevoir cet argent de la part d’un compagnon de voyage; mais il dut céder devant l’obstination de Nicholl, que tenait à remplir tous ses engagements avant de quitter la Terre.
«Alors, dit Michel Ardan, je n’ai plus qu’une chose à vous souhaiter, mon brave capitaine.
– Laquelle? demanda Nicholl.
– C’est que vous perdiez vos deux autres paris! De cette façon, nous serons sûrs de ne pas rester en route.»
Feu!
e premier jour de décembre était arrivé, jour fatal, car si le départ du projectile ne s’effectuait pas le soir même, à dix heures quarante-six minutes et quarante secondes du soir, plus de dix-huit ans s’écouleraient avant que la Lune se représentât dans ces mêmes conditions simultanées de zénith et de périgée.
Le temps était magnifique; malgré les approches de l’hiver, le soleil resplendissait et baignait de sa radieuse effluve cette Terre que trois de ses habitants allaient abandonner pour un nouveau monde.
Que de gens dormirent mal pendant la nuit qui précéda ce jour si impatiemment désiré! Que de poitrines furent oppressées par le pesant fardeau de l’attente! Tous les cœurs palpitèrent d’inquiétude, sauf le cœur de Michel Ardan. Cet impassible personnage allait et venait avec son affairement habituel, mais rien ne dénonçait en lui une préoccupation inaccoutumée. Son sommeil avait été paisible, le sommeil de Turenne, avant la bataille, sur l’affût d’un canon.
Depuis le matin une foule innombrable couvrait les prairies qui s’étendent à perte de vue autour de Stone’s-Hill. Tous les quarts d’heure, le rail-road de Tampa amenait de nouveaux curieux; cette immigration prit bientôt des proportions fabuleuses, et, suivant les relevés du Tampa-Town Observer, pendant cette mémorable journée, cinq millions de spectateurs foulèrent du pied le sol de la Floride.
Depuis un mois la plus grande partie de cette foule bivouaquait autour de l’enceinte, et jetait les fondements d’une ville qui s’est appelée depuis Ardan’s-Town. Des baraquements, des cabanes, des cahutes, des tentes hérissaient la plaine, et ces habitations éphémères abritaient une population assez nombreuse pour faire envie aux plus grandes cités de l’Europe.
Tous les peuples de la terre y avaient des représentants; tous les dialectes du monde s’y parlaient à la fois. On eût dit la confusion des langues, comme aux temps bibliques de la tour de Babel. Là, les diverses classes de la société américaine se confondaient dans une égalité absolue. Banquiers, cultivateurs, marins, commissionnaires, courtiers, planteurs de coton, négociants, bateliers, magistrats, s’y coudoyaient avec un sans-gêne primitif. Les créoles de la Louisiane fraternisaient avec les fermiers de l’Indiana; les gentlemen du Kentucky et du Tennessee, les Virginiens élégants et hautains donnaient la réplique aux trappeurs à demi sauvages des Lacs et aux marchands de bœufs de Cincinnati. Coiffés du chapeau de castor blanc à larges bord, ou du panama classique, vêtus de pantalons en cotonnade bleue des fabriques d’Opelousas, drapés dans leurs blouses élégantes de toile écrue, chaussés de bottines aux couleurs éclatantes, ils exhibaient d’extravagants jabots de batiste et faisaient étinceler à leur chemise, à leurs manchettes, à leurs cravates, à leurs dix doigts, voire même à leurs oreilles, tout un assortiment de bagues, d’épingles, de brillants, de chaînes, de boucles, de breloques, dont le haut prix égalait le mauvais goût. Femmes, enfants, serviteurs, dans des toilettes non moins opulentes, accompagnaient, suivaient, précédaient, entouraient ces maris, ces pères, ces maîtres, qui ressemblaient à des chefs de tribu au milieu de leurs familles innombrables.
A l’heure des repas, il fallait voir tout ce monde se précipiter sur les mets particuliers aux États du Sud et dévorer, avec un appétit menaçant pour l’approvisionnement de la Floride, ces aliments qui répugneraient à un estomac européen, tels que grenouilles fricassées, singes à l’étouffée, «fish-chowder2», sarigue rôtie, opossum saignant, ou grillades de racoon.
Mais aussi quelle série variée de liqueurs ou de boissons venait en aide à cette alimentation indigeste! Quels cris excitants, quelles vociférations engageantes retentissaient dans les bar-rooms ou les tavernes ornées de verres, de chopes, de flacons, de carafes, de bouteilles aux formes invraisemblables, de mortiers pour piler le sucre et de paquets de paille!
«Voilà le julep à la menthe! criait l’un de ces débitants d’une voix retentissante.
– Voici le sangaree au vin de Bordeaux! répliquait un autre d’un ton glapissant.
– Et du gin-sling! répétait celui-ci.
– Et le cocktail! le brandy-smash! criait celui-là.
– Qui veut goûter le véritable mint-julep, à la dernière mode?» s’écriaient ces adroits marchands en faisant passer rapidement d’un verre à l’autre, comme un escamoteur fait d’une muscade, le sucre, le citron, la menthe verte, la glace pilée, l’eau, le cognac et l’ananas frais qui composent cette boisson rafraîchissante.
Aussi, d’habitude, ces incitations adressées aux gosiers altérés sous l’action brûlante des épices se répétaient, se croisaient dans l’air et produisaient un assourdissant tapage. Mais ce jour-là, ce premier décembre, ces cris étaient rares. Les débitants se fussent vainement enroués à provoquer les chalands. Personne ne songeait ni à manger ni à boire, et, à quatre heures du soir, combien de spectateurs circulaient dans la foule qui n’avaient pas encore pris leur lunch accoutumé! Symptôme plus significatif encore, la passion violente de l’Américain pour les jeux était vaincue par l’émotion. A voir les quilles du tempins couchées sur le flanc, les dés du creps dormant dans leurs cornets, la roulette immobile, le cribbage abandonné, les cartes du whist, du vingt-et-un, du rouge et noir, du monte et du faro, tranquillement enfermées dans leurs enveloppes intactes, on comprenait que l’événement du jour absorbait tout autre besoin et ne laissait place à aucune distraction.
Jusqu’au soir, une agitation sourde, sans clameur, comme celle qui précède les grandes catastrophes, courut parmi cette foule anxieuse. Un indescriptible malaise régnait dans les esprits, une torpeur pénible, un sentiment indéfinissable qui serrait le cœur. Chacun aurait voulu «que ce fût fini».
Cependant, vers sept heures, ce lourd silence se dissipa brusquement. La Lune se levait sur l’horizon. Plusieurs millions de hurrahs saluèrent son apparition. Elle était exacte au rendez-vous. Les clameurs montèrent jusqu’au ciel; les applaudissements éclatèrent de toutes parts, tandis que la blonde Phoebé brillait paisiblement dans un ciel admirable et caressait cette foule enivrée de ses rayons les plus affectueux.
En ce moment parurent les trois intrépides voyageurs. A leur aspect les cris redoublèrent d’intensité. Unanimement, instantanément, le chant national des États-Unis s’échappa de toutes les poitrines haletantes, et le Yankee doodle, repris en chœur par cinq millions d’exécutants, s’éleva comme une tempête sonore jusqu’aux dernières limites de l’atmosphère.
Puis, après cet irrésistible élan, l’hymne se tut, les dernières harmonies s’éteignirent peu à peu, les bruits se dissipèrent, et une rumeur silencieuse flotta au-dessus de cette foule si profondément impressionnée. Cependant, le Français et les deux Américains avaient franchi l’enceinte réservée autour de laquelle se pressait l’immense foule. Ils étaient accompagnés des membres du Gun-Club et des députations envoyées par les observatoires européens. Barbicane, froid et calme, donnait tranquillement ses derniers ordres. Nicholl, les lèvres serrées, les mains croisées derrière le dos, marchait d’un pas ferme et mesuré. Michel Ardan, toujours dégagé, vêtu en parfait voyageur, les guêtres de cuir aux pieds, la gibecière au côté, flottant dans ses vastes vêtements de velours marron, le cigare à la bouche, distribuait sur son passage de chaleureuses poignées de main avec une prodigalité princière. Il était intarissable de verve, de gaieté, riant, plaisantant, faisant au digne J.-T. Maston des farces de gamin, en un mot «Français», et, qui pis est, «Parisien» jusqu’à la dernière seconde.
Dix heures sonnèrent. Le moment était venu de prendre place dans le projectile; la manœuvre nécessaire pour y descendre, la plaque de fermeture à visser, le dégagement des grues et des échafaudages penchés sur la gueule de la Columbiad exigeaient un certain temps.
Barbicane avait réglé son chronomètre à un dixième de seconde près sur celui de l’ingénieur Murchison, chargé de mettre le feu aux poudres au moyen de l’étincelle électrique; les voyageurs enfermés dans le projectile pourraient ainsi suivre de l’oeil l’impassible aiguille qui marquerait l’instant précis de leur départ.
Le moment des adieux était donc arrivé. La scène fut touchante; en dépit de sa gaieté fébrile, Michel Ardan se sentit ému. J.-T. Maston avait retrouvé sous ses paupières sèches une vieille larme qu’il réservait sans doute pour cette occasion. Il la versa sur le front de son cher et brave président.
«Si je partais? dit-il, il est encore temps!
– Impossible, mon vieux Maston», répondit Barbicane.
Quelques instants plus tard, les trois compagnons de route étaient installés dans le projectile, dont ils avaient vissé intérieurement la plaque d’ouverture, et la bouche de la Columbiad, entièrement dégagée, s’ouvrait librement vers le ciel.
Nicholl, Barbicane et Michel Ardan étaient définitivement murés dans leur wagon de métal.
Qui pourrait peindre l’émotion universelle, arrivée alors à son paroxysme?
La lune s’avançait sur un firmament d’une pureté limpide, éteignant sur son passage les feux scintillants des étoiles; elle parcourait alors la constellation des Gémeaux et se trouvait presque à mi-chemin de l’horizon et du zénith. Chacun devait donc facilement comprendre que l’on visait en avant du but, comme le chasseur vise en avant du lièvre qu’il veut atteindre.
Un silence effrayant planait sur toute cette scène. Pas un souffle de vent sur la terre! Pas un souffle dans les poitrines! Les cœurs n’osaient plus battre. Tous les regards effarés fixaient la gueule béante de la Columbiad.
Murchison suivait de l’oeil l’aiguille de son chronomètre. Il s’en fallait à peine de quarante secondes que l’instant du départ ne sonnât, et chacune d’elles durait un siècle.
A la vingtième, il y eut un frémissement universel, et il vint à la pensée de cette foule que les audacieux voyageurs enfermés dans le projectile comptaient aussi ces terribles secondes! Des cris isolés s’échappèrent:
«Trente-cinq! – trente-six! – trente-sept! – trente-huit! – trente-neuf! – quarante! Feu!!!»
Aussitôt Murchison, pressant du doigt l’interrupteur de l’appareil, rétablit le courant et lança l’étincelle électrique au fond de la Columbiad.
Une détonation épouvantable, inouïe, surhumaine, dont rien ne saurait donner une idée, ni les éclats de la foudre, ni le fracas des éruptions, se produisit instantanément. Une immense gerbe de feu jaillit des entrailles du sol comme d’un cratère. La terre se souleva, et c’est à peine si quelques personnes purent un instant entrevoir le projectile fendant victorieusement l’air au milieu des vapeurs flamboyantes.
Temps couvert.
u moment où la gerbe incandescente s’éleva vers le ciel à une prodigieuse hauteur, cet épanouissement de flammes éclaira la Floride entière, et, pendant un instant incalculable, le jour se substitua à la nuit sur une étendue considérable de pays. Cet immense panache de feu fut aperçu de cent milles en mer du golfe comme de l’Atlantique, et plus d’un capitaine de navire nota sur son livre de bord l’apparition de ce météore gigantesque.
La détonation de la Columbiad fut accompagnée d’un véritable tremblement de terre. La Floride se sentit secouer jusque dans ses entrailles. Les gaz de la poudre, dilatés par la chaleur, repoussèrent avec une incomparable violence les couches atmosphériques, et cet ouragan artificiel, cent fois plus rapide que l’ouragan des tempêtes, passa comme une trombe au milieu des airs.
Pas un spectateur n’était resté debout; hommes, femmes, enfants, tous furent couchés comme des épis sous l’orage; il y eut un tumulte inexprimable, un grand nombre de personnes gravement blessées, et J.-T. Maston, qui, contre toute prudence, se tenait trop en avant, se vit rejeté à vingt toises en arrière et passa comme un boulet au-dessus de la tête de ses concitoyens. Trois cent mille personnes demeurèrent momentanément sourdes et comme frappées de stupeur.
Le courant atmosphérique, après avoir renversé les baraquements, culbuté les cabanes, déraciné les arbres dans un rayon de vingt milles, chassé les trains du railway jusqu’à Tampa, fondit sur cette ville comme une avalanche, et détruisit une centaine de maisons, entre autres l’église Saint-Mary, et le nouvel édifice de la Bourse, qui se lézarda dans toute sa longueur. Quelques-uns des bâtiments du port, choqués les uns contre les autres, coulèrent à pic, et une dizaine de navires, mouillés en rade, vinrent à la côte, après avoir cassé leurs chaînes comme des fils de coton.
Mais le cercle de ces dévastations s’étendit plus loin encore, et au-delà des limites des États-Unis. L’effet du contrecoup, aidé des vents d’ouest, fut ressenti sur l’Atlantique à plus de trois cents milles des rivages américains. Une tempête factice, une tempête inattendue, que n’avait pu prévoir l’amiral Fitz-Roy, se jeta sur les navires avec une violence inouïe; plusieurs bâtiments, saisis dans ces tourbillons épouvantables sans avoir le temps d’amener, sombrèrent sous voiles, entre autres le Childe-Harold, de Liverpool, regrettable catastrophe qui devint de la part de l’Angleterre l’objet des plus vives récriminations.
Enfin, et pour tout dire, bien que le fait n’ait d’autre garantie que l’affirmation de quelques indigènes, une demi-heure après le départ du projectile, des habitants de Gorée et de Sierra Leone prétendirent avoir entendu une commotion sourde, dernier déplacement des ondes sonores, qui, après avoir traversé l’Atlantique, venait mourir sur la côte africaine.
Mais il faut revenir à la Floride. Le premier instant du tumulte passé, les blessés, les sourds, enfin la foule entière se réveilla, et des cris frénétiques: «Hurrah pour Ardan! Hurrah pour Barbicane! Hurrah pour Nicholl!» s’élevèrent jusqu’aux cieux. Plusieurs million d’hommes, le nez en l’air, armés de télescopes, de lunettes, de lorgnettes, interrogeaient l’espace, oubliant les contusions et les émotions, pour ne se préoccuper que du projectile. Mais ils le cherchaient en vain. On ne pouvait plus l’apercevoir, et il fallait se résoudre à attendre les télégrammes de Long’s-Peak. Le directeur de l’Observatoire de Cambridge3 se trouvait à son poste dans les montagnes Rocheuses, et c’était à lui, astronome habile et persévérant, que les observations avaient été confiées.
Mais un phénomène imprévu, quoique facile à prévoir, et contre lequel on ne pouvait rien, vint bientôt mettre l’impatience publique à une rude épreuve.
Le temps, si beau jusqu’alors, changea subitement; le ciel assombri se couvrit de nuages. Pouvait-il en être autrement, après le terrible déplacement des couches atmosphériques, et cette dispersion de l’énorme quantité de vapeurs qui provenaient de la déflagration de quatre cent mille livres de pyroxyle? Tout l’ordre naturel avait été troublé. Cela ne saurait étonner, puisque, dans les combats sur mer, on a souvent vu l’état atmosphérique brutalement modifié par les décharges de l’artillerie.
Le lendemain, le soleil se leva sur un horizon chargé de nuages épais, lourd et impénétrable rideau jeté entre le ciel et la terre, et qui, malheureusement, s’étendit jusqu’aux régions des montagnes Rocheuses. Ce fut une fatalité. Un concert de réclamations s’éleva de toutes les parties du globe. Mais la nature s’en émut peu, et décidément, puisque les hommes avaient troublé l’atmosphère par leur détonation, ils devaient en subir les conséquences.
Pendant cette première journée, chacun chercha à pénétrer le voile opaque des nuages, mais chacun en fut pour ses peines, et chacun d’ailleurs se trompait en portant ses regards vers le ciel, car, par suite du mouvement diurne du globe, le projectile filait nécessairement alors par la ligne des antipodes.
Quoi qu’il en soit, lorsque la nuit vint envelopper la Terre, nuit impénétrable et profonde, quand la Lune fut remontée sur l’horizon, il fut impossible de l’apercevoir; on eût dit qu’elle se dérobait à dessein aux regards des téméraires qui avaient tiré sur elle. Il n’y eut donc pas d’observation possible, et les dépêches de Long’s-Peak confirmèrent ce fâcheux contretemps.
Cependant, si l’expérience avait réussi, les voyageurs, partis le 1er décembre à dix heures quarante-six minutes et quarante secondes du soir, devaient arriver le 4 à minuit. Donc, jusqu’à cette époque, et comme après tout il eût été bien difficile d’observer dans ces conditions un corps aussi petit que l’obus, on prit patience sans trop crier.
Le 4 décembre, de huit heures du soir à minuit, il eût été possible de suivre la trace du projectile, qui aurait apparu comme un point noir sur le disque éclatant de la Lune. Mais le temps demeura impitoyablement couvert, ce qui porta au paroxysme l’exaspération publique. On en vint à injurier la Lune qui ne se montrait point. Triste retour des choses d’ici-bas!
J.-T. Maston, désespéré, partit pour Long’s-Peak. Il voulait observer lui-même. Il ne mettait pas en doute que ses amis ne fussent arrivés au terme de leur voyage. On n’avait pas, d’ailleurs, entendu dire que le projectile fût retombé sur un point quelconque des îles et des continents terrestres, et J.-T. Maston n’admettait pas un instant une chute possible dans les océans dont le globe est aux trois quarts couvert.
Le 5, même temps. Les grands télescopes du Vieux Monde, ceux d’Herschell, de Rosse, de Foucault, étaient invariablement braqués sur l’astre des nuits, car le temps était précisément magnifique en Europe; mais la faiblesse relative de ces instruments empêchait toute observation utile.
Le 6, même temps. L’impatience rongeait les trois quarts du globe. On en vint à proposer les moyens les plus insensés pour dissiper les nuages accumulés dans l’air.
Le 7, le ciel sembla se modifier un peu. On espéra, mais l’espoir ne fut pas de longue durée, et le soir, les nuages épaissis défendirent la voûte étoilée contre tous les regards.
Alors cela devint grave. En effet, le 11, à neuf heures onze minutes du matin, la Lune devait entrer dans son dernier quartier. Après ce délai, elle irait en déclinant, et, quand même le ciel serait rasséréné, les chances de l’observation seraient singulièrement amoindries; en effet, la Lune ne montrerait plus alors qu’une portion toujours décroissante de son disque et finirait par devenir nouvelle, c’est-à-dire qu’elle se coucherait et se lèverait avec le soleil, dont les rayons la rendraient absolument invisible. Il faudrait donc attendre jusqu’au 3 janvier, à midi quarante-quatre minutes, pour la retrouver pleine et commencer les observations.
Les journaux publiaient ces réflexions avec mille commentaires et ne dissimulaient point au public qu’il devait s’armer d’une patience angélique.
Le 8, rien. Le 9, le soleil reparut un instant comme pour narguer les Américains. Il fut couvert de huées, et, blessé sans doute d’un pareil accueil, il se montra fort avare de ses rayons.
Le 10, pas de changement. J.-T. Maston faillit devenir fou, et l’on eut des craintes pour le cerveau de ce digne homme, si bien conservé jusqu’alors sous son crâne de gutta-percha.
Mais le 11, une de ces épouvantables tempêtes des régions intertropicales se déchaîna dans l’atmosphère. De grands vents d’est balayèrent les nuages amoncelés depuis si longtemps, et le soir, le disque à demi rongé de l’astre des nuits passa majestueusement au milieu des limpides constellations du ciel.
Un nouvel astre.
ette nuit même, la palpitante nouvelle si impatiemment attendue éclata comme un coup de foudre dans les États de l’Union, et, de là, s’élançant à travers l’Océan, elle courut sur tous les fils télégraphiques du globe. Le projectile avait été aperçu, grâce au gigantesque réflecteur de Long’s-Peak.
Voici la note rédigée par le directeur de l’Observatoire de Cambridge. Elle renferme la conclusion scientifique de cette grande expérience du Gun-Club.
Longs’s-Peak, 12 décembre.
A MM. Les membres du bureau de l’observatoire de Cambridge.
Le projectile lancé par la Columbiad de Stone’s-Hill a été aperçu par MM. Belfast et J.- T. Maston, le 12 décembre, à huit heures quarante-sept minutes du soir, la Lune étant entrée dans son dernier quartier.
Ce projectile n’est point arrivé à son but. Il a passé à côté, mais assez près, cependant, pour être retenu par l’attraction lunaire.
Là, son mouvement rectiligne s’est changé en un mouvement circulaire d’une rapidité vertigineuse, et il a été entraîné suivant une orbite elliptique autour de la Lune, dont il est devenu le véritable satellite.
Les éléments de ce nouvel astre n’ont pas encore pu être déterminés. On ne connaît ni sa vitesse de translation, ni sa vitesse de rotation. La distance qui le sépare de la surface de la Lune peut être évaluée à deux mille huit cent trente-trois milles environ (– 4,500 lieues).
Maintenant, deux hypothèses peuvent se produire et amener une modification dans l’état des choses:
Ou l’attraction de la Lune finira par l’emporter, et les voyageurs atteindront le but de leur voyage;
Ou, maintenu dans un ordre immutable, le projectile gravitera autour du disque lunaire jusqu’à la fin des siècles.
C’est ce que les observations apprendront un jour, mais jusqu’ici la tentative du Gun-Club n’a eu d’autre résultat que de doter d’un nouvel astre notre système solaire.
J.-M. BELFAST.
Que de questions soulevait ce dénouement inattendu! Quelle situation grosse de mystères l’avenir réservait aux investigations de la science! Grâce au courage et au dévouement de trois hommes, cette entreprise, assez futile en apparence, d’envoyer un boulet à la Lune, venait d’avoir un résultat immense, et dont les conséquences sont incalculables. Les voyageurs, emprisonnés dans un nouveau satellite, s’ils n’avaient pas atteint leur but, faisaient du moins partie du monde lunaire; ils gravitaient autour de l’astre des nuits, et, pour le première fois, l’oeil pouvait en pénétrer tous les mystères. Les noms de Nicholl, de Barbicane, de Michel Ardan, devront donc être à jamais célèbres dans les fastes astronomiques, car ces hardis explorateurs, avides d’agrandir le cercle des connaissances humaines, se sont audacieusement lancés à travers l’espace, et ont joué leur vie dans la plus étrange tentative des temps modernes.
Quoi qu’il en soit, la note de Long’s-Peak une fois connue, il y eut dans l’univers entier un sentiment de surprise et d’effroi. Était-il possible de venir en aide à ces hardis habitants de la Terre? Non, sans doute, car ils s’étaient mis en dehors de l’humanité en franchissant les limites imposées par Dieu aux créatures terrestres. Ils pouvaient se procurer de l’air pendant deux mois. Ils avaient des vivres pour un an. Mais après?… Les cœurs les plus insensibles palpitaient à cette terrible question.
Un seul homme ne voulait pas admettre que la situation fût désespérée. Un seul avait confiance, et c’était leur ami dévoué, audacieux et résolu comme eux, le brave J.-T. Maston.
D’ailleurs, il ne les perdait pas des yeux. Son domicile fut désormais le poste de Long’s-Peak; son horizon, le miroir de l’immense réflecteur. Dès que la lune se levait à l’horizon, il l’encadrait dans le champ du télescope, il ne la perdait pas un instant du regard et la suivait assidûment dans sa marche à travers les espaces stellaires; il observait avec une éternelle patience le passage du projectile sur son disque d’argent, et véritablement le digne homme restait en perpétuelle communication avec ses trois amis, qu’il ne désespérait pas de revoir un jour.
«Nous correspondrons avec eux, disait-il à qui voulait l’entendre, dès que les circonstances le permettront. Nous aurons de leurs nouvelles et ils auront des nôtres! D’ailleurs, je les connais, ce sont des hommes ingénieux. A eux trois ils emportent dans l’espace toutes les ressources de l’art, de la science et de l’industrie. Avec cela on fait ce qu’on veut, et vous verrez qu’ils se tireront d’affaire!»
Fin
1 Environ 200 litres.
2 Mets composé de poissons divers.
3 M. Belfast.