Jules Verne
Le Superbe Orénoque
(Chapitre I-III)
Illustrations de George Roux
Collection Hetzel
J. Hetzel et Cie
© Andrzej Zydorczak
M. Miguel et ses deux collègues
l n’y a vraiment pas apparence de raison que cette discussion puisse prendre fin… dit M. Miguel, qui cherchait à s’interposer entre les deux bouillants contradicteurs.
– Eh bien… elle ne finira pas… répondit M. Felipe, du moins par le sacrifice de mon opinion à celle de M. Varinas…!
–Ni par l’abandon de mes idées au profit de M. Felipe!» répliqua M. Varinas.
Depuis déjà trois bonnes heures, ces deux entêtés savants disputaient, sans se rien céder, sur la question de l’Orénoque. Ce célèbre fleuve de l’Amérique méridionale, principale artère du Venezuela, se dirigeait-il, dans la première partie de son cours, de l’est à l’ouest, ainsi que l’établissaient les plus récentes cartes, ou ne venait-il pas du sud-ouest? En ce cas, le Guaviare ou l’Atabapo n’étaient-ils pas considérés à tort comme des affluents?
«C’est l’Atabapo qui est l’Orénoque, affirmait énergiquement M. Felipe.
–C’est le Guaviare», affirmait avec non moins d’énergie M. Varinas.
Quant à M. Miguel, son opinion était celle qu’ont adoptée les géographes modernes. A leur avis, les sources de l’Orénoque sont situées en cette portion du Venezuela qui confine au Brésil et à la Guyane anglaise, de sorte que ce fleuve est venezuelien sur tout son parcours. Mais en vain M. Miguel essayait-il de convaincre ses deux amis, qui se contredisaient d’ailleurs sur un autre point de non moindre importance.
Non, répétait l’un, l’Orénoque prend sa source dans les Andes colombiennes, et le Guaviare, que vous prétendez être un affluent, est tout bonnement l’Orénoque, colombien dans son cours supérieur, venezuelien dans son cours inférieur.
–Erreur, certifiait l’autre, c’est l’Atabapo qui est l’Orénoque et non le Guaviare.
–Eh! mes amis, répondit M. Miguel, j’aime mieux croire que l’un des plus beaux fleuves de l’Amérique n’arrose pas d’autre pays que le nôtre!
–Il ne s’agit pas d’une question d’amour-propre, répliqua M. Varinas, mais d’une vérité géographique. Le Guaviare…
–Non… l’Atabapo!» s’écria M. Felipe.
Et les deux adversaires, qui s’étaient vivement levés, se regardèrent dans le blanc des yeux.
«Messieurs… messieurs!» répéta M. Miguel, excellent homme très conciliant de sa nature.
Il y avait une carte suspendue au mur de la salle, alors troublée par les éclats de cette discussion. Sur cette carte, à grands points, se développait l’aire de neuf cent soixante-douze mille kilomètres superficiels de l’État hispano-américain du Venezuela. Combien l’avaient modifié les événements politiques depuis l’année (1499) où Hojeda, le compagnon du Florentin Amerigo Vespucci, débarquant sur le littoral du golfe de Maracaïbo, découvrait une bourgade bâtie sur pilotis au milieu des lagunes, et à laquelle il donnait le nom de Venezuela, ou «Petite Venise» ! Après la guerre de l’Indépendance, dont Simon Bolivar fut le héros, après la fondation de la capitainerie générale de Caracas, après cette séparation opérée en 1839 entre la Colombie et le Venezuela, – séparation qui fit de ce dernier une république indépendante, – la carte le représentait tel que l’établit le Statut fondamental. Des lignes coloriées séparaient le département de l’Orénoque en trois provinces: Varinas, Guyana, Apure. Le relief de son système orographique, les ramifications de son système hydrographique s’y accusaient nettement par des hachures multiples avec le réseau de ses fleuves et de ses rivières. On y voyait se développer sur la mer des Antilles sa frontière maritime depuis la province de Maracaïbo avec la ville de ce nom pour capitale, jusqu’aux bouches de l’Orénoque qui le séparent de la Guyane anglaise.
M. Miguel regardait cette carte, laquelle, de toute évidence, lui donnait raison contre ses collègues Felipe et Varinas. Précisément, à la surface du Venezuela, un grand fleuve, minutieusement dessiné, traçait son élégant demi-cercle, et, aussi bien à sa première courbure, où un affluent, l’Apure, lui verse ses eaux, qu’à la seconde, où le Guaviare et l’Atabapo lui apportent celles des Cordillères andines, il était uniquement baptisé de ce magnifique nom d’Orénoque sur tout son parcours.
Pourquoi donc MM. Varinas et Felipe s’obstinaient-ils à chercher les sources de ce cours d’eau dans les montagnes de la Colombie, et non dans le massif de la sierra Parima, voisine du mont Roraima, gigantesque borne militaire, haute de deux mille trois cents mètres, où s’appuient les angles de ces trois États du Sud-Amérique, le Venezuela, le Brésil, la Guyane anglaise?
Il est juste de le mentionner, ces deux géographes n’étaient pas seuls à professer pareille opinion. Malgré les assertions de hardis explorateurs qui remontèrent l’Orénoque presque jusqu’à sa source, Diaz de la Fuente en 1760, Bobadilla en 1764, Robert Schomburgk en 1840, malgré la reconnaissance opérée par le Français Chaffanjon, cet audacieux voyageur qui déploya le pavillon de la France sur les pentes de la Parima, toute suintante des premières gouttes d’eau de l’Orénoque, – oui! malgré tant de constatations qui paraissaient être décisives, la question n’était pas résolue pour certains esprits tenaces, disciples de saint Thomas, aussi exigeants, en fait de preuves, que cet antique patron de l’incrédulité.
Cependant, de prétendre que cette question passionnait la population à cette époque, en l’an 1893, ce serait s’exposer à être taxé d’exagération. Que, deux ans auparavant, elle eût pris intérêt à la délimitation des frontières, lorsque l’Espagne, chargée de l’arbitrage, fixa les limites définitives entre la Colombie et le Venezuela, soit. De même, s’il se fût agi d’une exploration ayant pour but de déterminer la frontière le long du Brésil. Mais sur deux millions deux cent cinquante mille habitants, qui comprennent trois cent vingt-cinq mille Indiens «apprivoisés» ou indépendants au milieu de leurs forêts et de leurs savanes, cinquante mille noirs, puis, mélangés par le sang, des métis, des blancs, des étrangers ou farangos anglais, italiens, hollandais, français, allemands, il est indubitable que c’était l’infime minorité qui pût s’acharner à cette thèse d’hydrographie. Dans tous les cas, il se trouvait au moins deux Venezueliens, le susdit Varinas pour revendiquer le droit du Guaviare, le susdit Felipe pour soutenir le droit de l’Atabapo, à s’appeler Orénoque, sans compter quelques partisans qui, le cas échéant, leur prêteraient main forte.
Il ne faudrait pas croire, toutefois, que M. Miguel et ses deux amis fussent de ces vieux savants, encroûtés dans la science, au crâne dénudé, à la barbe blanche. Non! savants, ils l’étaient et jouissaient tous les trois d’une considération méritée, qui dépassait les bornes de leur pays. Le plus âgé, M. Miguel, avait quarante-cinq ans, les deux autres quelques années de moins. Hommes très vifs, très démonstratifs, ils ne démentaient pas leur origine basque, qui est celle de l’illustre Bolivar et du plus grand nombre des blancs dans ces républiques de l’Amérique méridionale, ayant parfois un peu de sang corse et de sang indien dans les veines, mais pas un seul globule de sang nègre.
Ces trois géographes se rencontraient chaque jour à la bibliothèque de l’Université de Ciudad-Bolivar. Là, MM. Varinas et Felipe, si décidés qu’ils fussent à ne point la recommencer, se laissaient emporter dans une discussion interminable au sujet de l’Orénoque… Même après l’exploration si probante du voyageur français, les défenseurs de l’Atabapo et du Guaviare s’obstinaient dans leur dire.
On l’a vu par les quelques répliques rapportées au début de cette histoire. Et la dispute allait, continuant de plus belle, en dépit de M. Miguel, impuissant à modérer les vivacités de ses deux collègues.
C’était pourtant un personnage qui imposait avec sa haute taille, sa noble figure aristocratique, sa barbe brune à laquelle se mêlaient quelques poils argentés, l’autorité de sa situation, et le chapeau tromblon dont il se coiffait à l’exemple du fondateur de l’indépendance hispano-américaine.
Et, ce jour-là, M. Miguel de répéter d’une voix pleine, calme, pénétrante:
«Ne vous emportez pas, mes amis! Qu’il coule de l’est ou de l’ouest, l’Orénoque n’en est pas moins un fleuve venezuelien, le père des eaux de notre république…
–Il ne s’agit pas de savoir de qui il est le père, répondit le bouillant Varinas, mais de qui il est le fils, s’il est né du massif de la Parima ou des Andes colombiennes…
– Des Andes… des Andes!» riposta M. Felipe, en haussant les épaules.
Évidemment, ni l’un ni l’autre ne céderaient au sujet de l’acte de naissance de l’Orénoque, et ils s’entêteraient à lui attribuer chacun un père différent.
«Voyons, chers collègues, reprit M. Miguel, désireux de les amener à se faire des concessions, il suffit de jeter les yeux sur cette carte pour reconnaître ceci: c’est que, d’où qu’il vienne, et surtout s’il vient de l’est, l’Orénoque forme une courbe très harmonieuse, un demi-cercle mieux dessiné que ce malencontreux zigzag que lui donneraient l’Atabapo ou le Guaviare…
–Eh! qu’importe que le dessin en soit harmonieux ou non… s’écria M. Felipe.
–S’il est exact et conforme à la nature du territoire!» s’exclama M. Varinas.
Et, en effet, peu importait que les courbes fussent ou ne fussent pas artistement tracées. C’était une question purement géographique, non une question d’art. L’argumentation de M. Miguel portait à faux. Il le sentit bien. Aussi la pensée lui vint-elle de lancer dans la discussion un nouvel élément de nature à la modifier. A coup sûr, ce ne serait pas le moyen d’accorder les deux adversaires. Il est vrai, peut-être, comme des chiens déviés de leur voie, s’acharneraient-ils à la poursuite d’un troisième sanglier.
«Soit, dit M. Miguel, et laissons de côté cette manière d’envisager la chose. Vous prétendez, Felipe, et avec quelle obstination! que l’Atabapo, loin d’être un affluent de notre grand fleuve, est le fleuve lui-même…
–Je le prétends.
– Vous soutenez, Varinas, et avec quel entêtement! que c’est, au contraire, le Guaviare qui serait l’Orénoque en personne…
–Je le soutiens.
– Eh bien, reprit M. Miguel, dont le doigt suivait sur la carte le cours d’eau en discussion, pourquoi ne vous tromperiez-vous pas tous les deux?…
–Tous les deux!… s’écria M. Felipe.
– Un seul de nous se trompe, affirma M. Varinas, et ce n’est pas moi!
–Écoutez donc jusqu’au bout, dit M. Miguel, et ne répondez point avant d’avoir entendu. Il existe d’autres affluents que le Guaviare et l’Atabapo, qui versent leur apport à l’Orénoque, des tributaires d’une importance caractéristique et par leur parcours et par leur débit. Tels sont le Caura dans sa partie septentrionale, l’Apure et le Meta dans sa partie occidentale, le Cassiquiare et l’Iquapo dans sa partie méridionale. Les apercevez-vous là, sur cette carte?… Eh bien, je vous le demande, pourquoi l’un de ces affluents ne serait-il pas l’Orénoque plutôt que votre Guaviare, mon cher Varinas, et que votre Atabapo, mon cher Felipe?»
C’était la première fois que cette proposition voyait le jour, et l’on ne peut s’étonner si les deux contradicteurs restèrent muets tout d’abord en l’entendant formuler. Comment, la question ne serait plus seulement entre l’Atabapo et le Guaviare?... Comment, d’autres prétendants surgiraient à la voix de leur collègue?…
«Allons donc! s’écria M. Varinas. Ce n’est pas sérieux, et ce n’est pas sérieusement que vous parlez, monsieur Miguel…
–Très sérieusement, au contraire, et je trouve naturelle, logique et par conséquent admissible cette opinion que d’autres tributaires puissent se disputer l’honneur d’être le véritable Orénoque…
–Vous plaisantez! riposta M. Felipe.
–Je ne plaisante jamais quand il s’agit de questions géographiques, répondit gravement M. Miguel. Il y a sur la rive droite du cour supérieur le Padamo…
–Votre Padamo n’est qu’un ruisseau auprès de mon Guaviare! riposta M. Varinas.
–Un ruisseau que les géographes considèrent comme aussi important que l’Orénoque, répondit M. Miguel. Il y a sur la rive gauche le Cassiquiare…
–Votre Cassiquiare n’est qu’un ruisselet auprès de mon Atabapo! s’écria M. Felipe.
–Un ruisselet qui met en communication les bassins venezuelien et amazonien! Sur la même rive, il y a le Meta…
–Mais votre Meta n’est qu’un robinet de fontaine…
–Un robinet d’où sort un cours d’eau que les économistes regardent comme devant être le futur chemin entre l’Europe et les territoires colombiens.»
On le voit, M. Miguel, très documenté, avait réponse à tout, et continuant:
«Sur la même rive, reprit-il, il y a l’Apure, le fleuve des llanos, que les navires peuvent remonter pendant plus de cinq cents kilomètres.»
Ni M. Felipe, ni M. Varinas ne relevèrent cette affirmation. Cela tenait à ce qu’ils étaient comme à demi suffoqués par l’aplomb de M. Miguel.
«Enfin, ajouta celui-ci, sur la rive droite, il y a le Cuchivero, le Caura, le Caroni…
–Quand vous aurez achevé de débiter cette nomenclature… dit M. Felipe.
–Nous discuterons, ajouta M. Varinas, qui venait de se croiser les bras.
– J’ai fini, répondit M. Miguel, et si vous voulez connaître mon opinion personnelle…
–En vaut-elle la peine?... répliqua d’un ton d’ironie supérieure M. Varinas.
–C’est peu probable! déclara M. Felipe.
–La voici, cependant, mes chers collègues. Aucun de ces affluents ne saurait être considéré comme étant la rivière maîtresse, celle à laquelle appartient légitimement le nom d’Orénoque. Donc, à mon avis, cette dénomination ne peut être appliquée ni à l’Atabapo, recommandé par mon ami Felipe…
– Erreur! affirma celui-ci.
–Ni au Guaviare, recommandé par mon ami Varinas…
– Hérésie! affirma ce dernier.
–Et j’en conclus, ajouta M. Miguel, que le nom d’Orénoque doit être conservé à la partie supérieure du fleuve dont les sources sont situées dans les massifs de la Parima. Il coule tout entier à travers le territoire de notre république et il n’en arrose aucun autre. Le Guaviare et l’Atabapo voudront bien se contenter de n’être que de simples tributaires, ce qui est, en somme, une situation géographique très acceptable…
–Que je n’accepte pas… répliqua M. Felipe.
–Que je refuse!» répliqua M. Varinas.
Le résultat de l’intervention de M. Miguel dans cette discussion hydrographique fut uniquement que trois personnes au lieu de deux se jetèrent à la tête le Guaviare, l’Orénoque et l’Atabapo. La querelle dura une heure encore, et peut-être n’aurait-elle jamais pris terme, si M. Felipe d’un côté, M. Varinas de l’autre, ne se fussent écriés:
«Eh bien… partons...
–Partir?... répondit M. Miguel, qui ne s’attendait guère à cette proposition.
–Oui! ajouta M. Felipe, partons pour San-Fernando, et là si je ne vous prouve pas péremptoirement que l’Atabapo, c’est l’Orénoque…
–Et moi, riposta M. Varinas, si je ne vous démontre pas catégoriquement que l’Orénoque, c’est le Guaviare…
–C’est que moi, dit M. Miguel, je vous aurai obligés de reconnaître que l’Orénoque est bien l’Orénoque!»
Et voilà dans quelles circonstances, à la suite de quelle discussion, ces trois personnages résolurent d’entreprendre un pareil voyage. Peut-être cette nouvelle expédition fixerait-elle enfin le cours du fleuve venezuelien, en admettant qu’il ne l’eût pas été définitivement par les derniers explorateurs.
Du reste, il ne s’agissait que de le remonter jusqu’à la bourgade de San-Fernando, à ce coude où le Guaviare et l’Atabapo versent leurs eaux à quelques kilomètres l’un de l’autre. Quand il serait établi que l’un et l’autre n’étaient, ne pouvaient être que de simples affluents, force serait de donner raison à M. Miguel et de confirmer à l’Orénoque son état civil de fleuve dont d’indignes rivières prétendaient le déposséder.
Qu’on ne s’étonne pas si cette résolution, née au cours d’une discussion orageuse, allait être immédiatement suivie d’effet. Qu’on ne s’étonne pas davantage du bruit qu’elle produisit dans le monde savant, parmi les classes supérieures de Ciudad-Boli-var, et si elle passionna bientôt toute la république venezuelienne.
Il en est de certaines villes comme de certains hommes: avant d’avoir un domicile fixe et définitif, ils hésitent, ils tâtonnent. C’est ce qui advint pour le chef-lieu de cette province de la Guyane, depuis la date de son apparition, en 1576, sur la rive droite de l’Orénoque. Après s’être établie à l’embouchure du Caroni sous le nom de San-Tomé, elle fut reportée dix ans plus tard à quinze lieues en aval. Brûlée par les Anglais sous les ordres du célèbre Walter Raleigh, elle se déplaça, en 1764, de cent cinquante kilomètres vers l’amont, en un endroit où la largeur du fleuve est réduite à moins de quatre cents toises. De là ce nom d’«Étroit» ; Angostura, qui lui fut alors donné pour s’effacer enfin devant celui de Ciudad-Bolivar.
Ce chef-lieu de province est situé à cent lieues environ du delta de l’Orénoque, dont l’étiage, indiqué par la Piedra del Midio, roche qui se dresse au milieu du courant, varie considérablement sous l’influence de la saison sèche de janvier à mai, ou de la saison pluvieuse.
Cette ville, à laquelle le dernier recensement attribue onze à douze mille habitants, se complète du faubourg de la Soledad, sur la rive gauche. Elle s’étend depuis la promenade de l’Alameda jusqu’au quartier du «Chien-Sec», appellation singulière, puisque ce quartier, en contrebas, est, plus que tout autre, sujet aux inondations provoquées par les subites et copieuses crues de l’Orénoque. La rue principale, avec ses édifices publics, ses magasins élégants, ses galeries couvertes, les maisons échelonnées au flanc de cette colline schisteuse qui domine la cité, l’éparpillement des habitations rurales sous les arbres qui les encorbeillent, ces sortes de lacs que le fleuve forme par son élargissement en aval et en amont, le mouvement et l’animation du port, les nombreux navires à voile et à vapeur témoignant de l’activité du commerce fluvial, doublé d’un important trafic qui se fait par terre, tout cet ensemble contribue à charmer les yeux.
Par la Soledad, où doit aboutir le chemin de fer, Ciudad-Bolivar ne tardera pas à se relier avec Caracas, la capitale venezuelienne. Ses exportations en peaux de bœufs et de cerfs, en café, en coton, en indigo, en cacao, en tabac y gagneront une extension nouvelle, si accrues qu’elles soient déjà par l’exploitation des gisements de quartz aurifère, découverts en 1840 dans la vallée du Yuruauri.
Donc, la nouvelle que les trois savants, membres de la Société de Géographie du Venezuela, allaient partir pour trancher la question de l’Orénoque et de ses deux affluents du sud-ouest, eut un vif retentissement dans le pays. Les Bolivariens sont démonstratifs, passionnés, ardents. Les journaux s’en mêlèrent, prenant parti pour les Atabaposistes, les Guaviariens et les Orénoquois. Le public s’enflamma. On eût dit vraiment que ces cours d’eau menaçaient de changer de lit, de quitter les territoires de la république, d’émigrer en quelque autre état du Nouveau-Monde, si on ne leur rendait pas justice.
Ce voyage, à la remontée du fleuve, offrait-il des dangers sérieux? Oui, dans une certaine mesure, pour des voyageurs qui eussent été réduits à leurs seules ressources. Mais cette question vitale ne valait-elle pas que le gouvernement fit quelques sacrifices afin de la résoudre?
N’était-ce pas une occasion tout indiquée d’utiliser cette milice qui pourrait avoir deux cent cinquante mille hommes dans le rang, et qui n’en a jamais réuni plus du dixième? Pourquoi ne pas mettre à la disposition des explorateurs une compagnie de l’armée permanente qui compte six mille soldats et dont l’état-major a possédé jusqu’à sept mille généraux, sans parler des officiers supérieurs, ainsi que l’établit Elisée Reclus, toujours si parfaitement documenté sur ces curiosités ethnographiques.
Ils n’en demandaient pas tant, MM. Miguel, Felipe et Varinas. C’est à leur frais qu’ils voyageraient, sans autre escorte que les péons, les llaneros, les mariniers, les guides qui séjournent le long des rives du fleuve. Ils feraient ce que bien d’autres pionniers de la science avaient fait avant eux. D’ailleurs, ils ne devaient pas dépasser la bourgade de San-Fernando, bâtie au confluent de l’Atabapo et du Guaviare. Or, c’est principalement sur les territoires traversés par le haut cours du fleuve qu’il y a plutôt lieu de redouter l’attaque des Indiens, ces tribus indépendantes, si difficiles à contenir et auxquelles on attribue, non sans raison, des massacres et des pillages dont on ne saurait être surpris en un pays qui fut autrefois peuplé de Caraïbes.
Sans doute, en aval de San-Fernando, vers l’embouchure du Meta, sur les territoires de l’autre rive, il ne fait pas bon rencontrer certains Guahibos, toujours réfractaires aux lois sociales, et ces Quivas dont la réputation de férocité n’était que trop justifiée par leurs attentats en Colombie, avant qu’ils se fussent transportés aux rives de l’Orénoque.
Aussi, à Ciudad-Bolivar, n’était-on pas sans quelque inquiétude sur le sort de deux Français partis depuis un mois environ. Après avoir remonté le cours du fleuve, et dépassé le confluent du Meta, ces voyageurs s’étaient aventurés à travers ce pays des Quivas et des Guahibos, et l’on ne savait ce qu’ils étaient devenus.
Il est vrai, le cours supérieur de l’Orénoque, moins connu d’ailleurs, soustrait par son éloignement même à l’action des autorités venezueliennes, dépourvu de tout commerce, livré aux bandes errantes des indigènes, est encore infiniment plus redoutable. En réalité, si les Indiens sédentaires, à l’ouest et au nord du grand fleuve, sont de mœurs plus douces, se livrant à des travaux agricoles, il n’en va pas ainsi de ceux qui vivent au milieu des savanes du département de l’Orénoque. Pillards par intérêt et par nécessité, ils ne reculent ni devant la trahison ni devant l’assassinat.
Sera-t-il possible dans l’avenir de prendre quelque empire sur ces natures farouches et indomptables? Ce qui ne peut réussir pour les fauves des llanos réussira-t-il avec ces naturels des plaines de l’Alto Orinoco? La vérité est que de hardis missionnaires l’ont essayé sans grand résultat.
Et même l’un d’eux, un Français, appartenant aux missions étrangères, se trouvait depuis quelques années dans ces hautes régions du fleuve. Son courage et sa foi avaient-ils été récompensés?… Était-il parvenu à civiliser ces peuplades sauvages, à les convertir aux pratiques du catholicisme?... Avait-on lieu de croire que le courageux apôtre de la Mission de Santa-Juana eût pu grouper autour de lui ces Indiens, réfractaires jusqu’alors à toute tentative de civilisation?…
En somme, pour en revenir à M. Miguel et à ses deux collègues, il ne s’agissait pas de se hasarder en ces lointaines contrées dominées par le massif de Roraima. Et cependant, s’il l’avait fallu dans l’intérêt de la science géographique, ils n’auraient pas hésité à relever jusqu’aux sources l’Orénoque aussi bien que le Guaviare et l’Atabapo. Leurs amis espéraient, toutefois, – non sans raison, – que cette question d’origine serait résolue au confluent des trois fleuves. D’ailleurs, on admettait généralement que ce serait en faveur de cet Orénoque, lequel, après avoir reçu trois cents rivières et parcouru deux mille cinq cents kilomètres, va, par les ramures de cinquante bras, se jeter dans l’Atlantique.
Chapitre II
Le sergent Martial et son neveu
e départ de ce trio de géographes, – un trio dont les exécutants ne parvenaient point à accorder leurs flûtes, – avait été fixé au 12 août, en pleine saison des pluies.
La veille de ce jour, deux voyageurs, descendus à un hôtel de Ciudad-Bolivar, causaient dans la chambre de l’un deux, vers huit heures du soir. Une légère brise rafraîchissante entrait par la fenêtre, qui s’ouvrait sur la promenade de l’Alameda.
En ce moment, le plus jeune de ces voyageurs venait de se lever, et dit à l’autre en français:
«Écoute-moi bien, mon bon Martial, et, avant de prendre le lit, je te rappelle une dernière fois tout ce qui a été convenu entre nous avant notre départ.
–Comme vous voudrez, Jean…
–Allons, s’écria Jean, voilà que tu oublies déjà ton rôle dès les premiers mots!
–Mon rôle?...
– Oui… tu ne me tutoies pas…
–C’est juste!… Satané tutoiement!… Que voulez-vous… non!… que veux-tu?… le manque d’habitude…
–Le manque d’habitude, mon pauvre sergent!… Y penses-tu?… Voilà un mois que nous avons quitté la France, et tu m’as tutoyé pendant toute la traversée de Saint-Nazaire à Caracas.
–C’est pourtant vrai! répliqua le sergent Martial.
–Et maintenant que nous sommes arrivés à Bolívar, c’est-à-dire au point où commence ce voyage qui nous réserve tant de joies… peut-être tant de déceptions… tant de douleurs…»
Jean avait prononcé ces mots avec une émotion profonde. Sa poitrine se soulevait, ses yeux devenaient humides. Cependant il se maîtrisa, en voyant le sentiment d’inquiétude qui se peignit sur la rude figure du sergent Martial.
Et, alors, il reprit en souriant, d’un ton câlin:
«Oui… maintenant que nous sommes à Bolívar, il t’arrive d’oublier que tu es mon oncle et que je suis ton neveu…
–Quelle bête je fais! répondit le sergent Martial, en s’administrant une forte tape sur le front.
–Non… mais tu te troubles, et, au lieu que ce soit toi qui veilles sur moi, il faudra que… Voyons, mon bon Martial, n’est-il pas d’usage qu’un neveu soit tutoyé par son oncle?…
– C’est l’usage.
– D’ailleurs, est-ce que, depuis notre embarquement, je ne t’ai pas donné l’exemple en te disant tu?…
–Oui… et pourtant… tu n’as pas commencé trop…
–Trop petit!… interrompit Jean en insistant sur la dernière syllabe de ce mot.
–Oui… petit… petit! répéta le sergent Martial; dont le regard s’adoucissait en se fixant sur son prétendu neveu.
–Et n’oublie pas, ajouta celui-ci, que «petit» cela se dit pequeño en espagnol.
–Pequeño, répéta de nouveau le sergent Martial. Bon, ce mot-là!… Je le sais, puis une cinquantaine d’autres encore… guère plus, malgré tout ce que j’ai pu y mettre d’attention!
–Oh! la tête dure! reprit Jean. Est-ce que chaque jour je ne t’ai pas fait réciter ta leçon d’espagnol pendant la traversée du Pereire…
– Que veux-tu, Jean?… C’est terrible pour un vieux soldat de mon âge, qui a parlé le français toute sa vie, d’apprendre ce charabia des Andalouses!… Vrai! j’ai de la peine à m’espagnoliser, comme dit cet autre…
–Cela viendra, mon bon Martial.
– C’est même déjà venu pour la cinquantaine de mots dont j’ai parlé. Je sais demander à manger: „Deme usted algo de comer”; à boire: „Deme usted de beber”; à coucher: „Deme usted una cama”; par où aller: „Enseñeme usted el camino”; combien ça coûte: „Cuánto vale esto?”. Et je sais dire merci: „Gracias!” et bonjour: „Buenos dias”, et bonsoir: „Buenas noches”, et comment vous portez-vous: „Comó esta usted?”. Et je suis capable de jurer comme un Aragonais ou un Castillan… Carambi de carambo de caramba…
– Bon… bon!… s’écria Jean, en rougissant un peu. Ce n’est pas moi qui t’ai appris ces jurons-là, et tu ferais mieux de ne pas les servir à tout propos…
– Que veux-tu, Jean?… Habitude d’ancien sous-off!… Toute ma vie j’ai lancé des nom d’un bonhomme, des nom d’un tonnerre!… et quand on ne l’assaisonne pas de quelques sacrediés, il me semble que la conversation manque de charme! Aussi ce qui me plaît dans ce baragouin espagnol que tu parles comme une señora…
–Eh bien, Martial?…
– Oui… entendu!… c’est que dans ce baragouin, il y a des jurons à revendre… presque autant que de mots…
–Et ce sont ceux-là que tu as naturellement retenus le plus facilement…
–J’en conviens, Jean, ci ce n’est pas le colonel de Kermor, lorsque je servais sous ses ordres, qui m’aurait reproché mes tonnerre de Brest!»
Au nom du colonel de Kermor, on aurait pu voir s’altérer l’expressif visage du jeune garçon, tandis qu’une larme mouillait les paupières du sergent Martial.
«Vois-tu, Jean, reprit-il, Dieu viendrait me dire: „Sergent, dans une heure tu serreras la main de ton colonel, mais je te foudroierai deux minutes après”, que je lui répondrais: „C’est bien, Seigneur… prépare ta foudre et vise au cœur!”»
Jean se rapprocha du vieux soldat, il lui essuya ses larmes, il regarda avec attendrissement ce bon être, rude et franche nature, capable de tous les dévouements. Et, comme celui-ci l’attirait sur sa poitrine, le pressait entre ses bras: «Il ne faut pas m’aimer tant que cela, mon sergent! lui dit-il en le câlinant.
–Est-ce que c’est possible?…
–Possible… et nécessaire… du moins devant le monde, quand on nous observe…
–Mais quand on ne nous observe pas…
–Libre à toi de me traiter avec plus de douceur, en prenant des précautions…
–Ce sera difficile!
–Rien n’est difficile, lorsque c’est indispensable. N’oublie pas ce que je suis, un neveu qui a besoin d’être sévèrement traité par son oncle…
–Sévèrement!… repartit le sergent Martial en levant ses grosses mains vers le ciel.
–Oui… un neveu que tu as dû emmener avec toi dans ce voyage… parce qu’il n’y avait pas moyen de le laisser seul à la maison… de peur de quelque sottise…
–Sottise!
– Un neveu dont tu veux faire un soldat comme toi…
–Un soldat!…
–Oui… un soldat… qu’il convient d’élever à la dure, et auquel tu ne dois pas ménager les corrections, quand il les mérite…
–Et s’il n’en mérite pas?…
–Il en méritera, répondit Jean en souriant, car c’est un mauvais conscrit…
–Un mauvais conscrit!…
–Et lorsque tu l’auras corrigé en public…
–Je lui demanderai pardon en particulier! s’écria le sergent Martial.
–Comme il te plaira, mon brave compagnon, à la condition que personne ne nous regarde!»
Le sergent Martial embrassa son neveu, après avoir fait observer que nul ne pouvait les voir dans cette pièce bien close de l’hôtel.
«Et maintenant, mon ami, dit Jean, l’heure est venue de se coucher. Regagne ta chambre à côté, et je m’enfermerai dans la mienne.
–Veux-tu que je veille la nuit à ta porte?… demanda le sergent Martial.
–C’est inutile… Il n’y a aucun danger…
–Sans doute, mais…
–Si c’est de cette manière que tu me gâtes dès le début, tu joueras bien mal ton rôle d’oncle féroce…
–Féroce!… Est-ce que je puis être féroce envers toi?…
–Il le faut… pour écarter tous les soupçons.
–Aussi… Jean, pourquoi as-tu voulu venir?…
–Parce que je le devais.
–Pourquoi n’es-tu pas resté dans notre maison… là-bas… à Chantenay… ou à Nantes?…
–Parce que mon devoir était de partir.
–Est-ce que je n’aurais pas pu entreprendre ce voyage tout seul?…
–Non.
–Des dangers, c’est mon métier de les braver!… Je n’ai fait que cela toute ma vie!… Et, d’ailleurs, ils ne sont pas pour moi ce qu’ils seraient pour toi…
–Aussi ai-je tenu à devenir ton neveu, mon oncle.
–Ah! si mon colonel avait pu être consulté là-dessus!… s’écria le sergent Martial.
–Et comment?… répondit Jean, dont le front s’obscurcit.
– Non… c’était impossible!… Mais, après avoir obtenu à San-Fernando des renseignements certains, s’il nous est jamais donné de le revoir, que dira-t-il?…
–Il remerciera son ancien sergent de ce que celui-ci se sera rendu à mes prières, de ce qu’il aura consenti à me laisser entreprendre ce voyage!… Il te pressera dans ses bras en disant que tu as fait ton devoir, comme j’ai fait le mien!
–Enfin… enfin… s’écria le sergent Martial, tu m’auras tourné et retourné comme tu l’as voulu!
–C’est dans l’ordre, puisque tu es mon oncle, et qu’un oncle doit toujours obéir à son neveu… pas devant le monde, par exemple!
–Non… pas devant le monde… C’est la consigne!
–Et, maintenant, mon bon Martial, va dormir et dors bien. Demain nous devons embarquer dès la première heure sur le bateau de l’Orénoque, et il ne faut pas manquer le départ.
–Bonsoir, Jean!
–Bonne nuit, mon ami, mon seul ami! – A demain, et que Dieu nous protège!»
Le sergent Martial se dirigea vers la porte, l’ouvrit, la referma avec soin, s’assura que Jean tournait la clef et poussait le verrou à l’intérieur. Quelques instants il resta immobile, l’oreille appuyée contre le panneau. Il entendit Jean, qui, avant de se mettre au lit, faisait sa prière dont le murmure arriva jusqu’à lui. Puis, lorsqu’il eut la certitude que le jeune garçon était couché, il passa dans sa chambre, et sa seule prière – à lui – consista à dire en se frappant la tête du poing:
«Oui!… que le Seigneur nous protège, car c’est diantrement raide tout de même!»
Quels sont ces deux Français?… D’où viennent-ils?… Quel motif les amène au Venezuela?… Pourquoi se sont-ils résolus à jouer ce rôle d’oncle et de neveu?… Dans quel but vont-ils prendre passage à bord de l’un des bateaux de l’Orénoque, et jusqu’où remonteront-ils le grand fleuve?…
À ces multiples questions, il est encore impossible de répondre d’une façon explicite. L’avenir le fera, sans doute, et, en réalité, l’avenir seul le peut faire.
Toutefois voici ce qu’il était permis de déduire, d’après la conversation rapportée ci‑dessus.
C’étaient deux Français, deux Bretons, deux Nantais. S’il n’y a pas de doute sur leur origine, il y en a sur les liens qui les unissent, et il est moins facile de dire quelle situation ils ont l’un vis-à-vis de l’autre. Et, d’abord, qui était ce colonel de Kermor dont le nom revenait souvent entre eux et leur causait une si profonde émotion?
Dans tous les cas, ce jeune garçon ne paraît pas avoir plus de seize à dix-sept ans. Il est de taille moyenne et semble doué d’une constitution vigoureuse pour son âge. Sa figure est un peu sévère, triste même, lorsqu’il s’abandonne à ses pensées habituelles; mais sa physionomie est charmante, avec le doux regard de ses yeux, le sourire de sa bouche aux petites dents blanches, la carnation chaude de ses joues, assez hâlées d’ailleurs par l’air vif des dernières traversées.
L’autre de ces deux Français, – il est sur la limite de la soixantaine, – reproduit bien le type du sergent, du briscard d’autrefois, qui a servi tant que son âge lui a permis de rester au service. Ayant pris sa retraite comme sous-officier, il a servi sous les ordres du colonel de Kermor, lequel lui a même sauvé la vie sur le champ de bataille pendant cette guerre du second empire que termina le désastre de 1870-1871. C’est un de ces vieux braves qui restent dans la maison de leur ancien chef, dévoués et grondeurs, qui deviennent le factotum de la famille, qui voient élever les enfants, quand ils ne les élèvent pas eux-mêmes, qui les gâtent, quoi qu’on puisse dire, qui leur donnent leurs premières leçons d’équitation en les achevalant sur leurs genoux, et leurs premières leçons de chant en leur apprenant les fanfares du régiment.
Le sergent Martial, malgré ses soixante ans, est encore droit et vigoureux. Endurci, trempé pour le métier de soldat, et sur lequel le froid et le chaud n’ont plus de prise, il ne cuirait pas au Sénégal et ne gèlerait pas en Russie. Sa constitution est solide, son courage à toute épreuve. Il n’a peur de rien, ni de personne, si ce n’est de lui-même, car il se défie de son premier mouvement. Haut de stature, maigre pourtant, ses membres n’ont rien perdu de leur force, et à l’âge qu’il a, il a conservé toute la raideur militaire. C’est un grognard, une vieille moustache, soit! Mais, au demeurant, quelle bonne nature, quel excellent cœur, et que ne ferait-il pas pour ceux qu’il aime! Il semble, d’ailleurs, que ceux-là se réduisent à deux en ce bas monde, le colonel de Kermor, et Jean, dont il a consenti à devenir l’oncle.
Aussi, avec quelle méticuleuse sollicitude il veille sur ce jeune garçon! Comme il l’entoure de soins, bien qu’il soit décidé qu’il se montrera très sévère à son égard! Pourquoi cette dureté de commande, pourquoi ce rôle qui lui répugnait tant à remplir, il n’aurait pas fallu le lui demander. Quels regards farouches on aurait essuyés! Quelle réponse malsonnante on aurait reçue! Enfin, avec quelle grâce on eut été «envoyé promener».
C’est même de la sorte que les choses s’étaient passées pendant la navigation entre l’ancien et le nouveau continent à travers l’Atlantique. Ceux des passagers du Pereire qui avaient voulu se lier avec Jean, qui avaient cherché à lui parler, à lui rendre de ces petits services si communs à bord, qui avaient paru s’intéresser à ce jeune garçon, durement mené par cet oncle bourru et peu sociable, comme ils avaient été remis à leur place, avec injonction de ne pas recommencer!
Si le neveu était vêtu d’un simple costume de voyage, large de coupe, le veston et le pantalon flottant, le chapeau-casque d’étoffe blanche sur des cheveux tondus courts, les bottes à forte semelle, l’oncle, au contraire, était sanglé dans sa longue tunique. Elle n’était pas d’uniforme, mais elle rappelait la tenue militaire. Il n’y manquait que les brisques et les épaulettes. Impossible de faire comprendre au sergent Martial que mieux valait des habits amples appropriés au climat venezuelien, et que, par conséquent, il aurait dû les adopter. S’il ne portait pas le bonnet de police, c’est que Jean l’avait obligé à se coiffer d’un casque de toile blanche, semblable au sien, lequel protège mieux que toute autre coiffure contre les ardeurs du soleil.
Le sergent Martial avait obtempéré à l’ordre. Mais «ce qu’il se fichait pas mal du soleil!» avec sa tête fourrée de cheveux ras et rudes, et son crâne en tôle d’acier.
Il va de soi que, sans être trop encombrantes, les valises de l’oncle et de son neveu contenaient, en fait de vêtements de rechange, de linge, d’ustensiles de toilette, de chaussures, tout ce qu’exigeait un pareil voyage, étant donné qu’on ne pourrait rien renouveler en route. Il y avait des couvertures pour le coucher, et aussi des armes et des munitions en quantité suffisante, une paire de revolvers pour le jeune garçon, une seconde paire pour le sergent Martial – sans compter une carabine, dont, très adroit tireur, il se promettait de faire bon usage à l’occasion.
À l’occasion?… Les dangers sont-ils donc si grands à travers les territoires de l’Orénoque, et convient-il d’être toujours sur la défensive, comme en ces pays de l’Afrique centrale?… Est-ce que les rives du fleuve et leurs abords sont incessamment battus par des bandes d’Indiens, pillards, massacreurs, anthropophages?…
Oui et non.
Ainsi qu’il ressort de la conversation de MM. Miguel, Felipe et Varinas, le bas Orénoque de Ciudad-Bolivar à l’embouchure de l’Apure ne présentait aucun danger. Sa partie moyenne, entre cette embouchure et San-Fernando de Atabapo, exigeait certaines précautions, surtout en ce qui concerne les Indiens Quivas. Quant au cours supérieur, il n’est rien moins que sûr, les tribus qui le fréquentent étant toujours en état de pleine sauvagerie.
On ne l’a pas oublié, il n’entrait pas dans les desseins de M. Miguel et ses deux collègues de dépasser la bourgade de San-Fernando. Le sergent Martial et son neveu iraient-ils plus loin?… Le but de leur voyage ne se trouvait-il pas au-delà de cette bourgade?… Des circonstances imprévues ne les entraîneraient-elles pas jusqu’aux sources de l’Orénoque?… C’est ce que personne n’était en mesure de savoir, c’est ce qu’ils ne savaient pas eux-mêmes.
Ce qui était certain, c’est que le colonel de Kermor avait quitté la France depuis quatorze ans pour se rendre au Venezuela. Ce qu’il y faisait, ce qu’il était devenu, à la suite de quelles circonstances il avait voulu s’expatrier, sans même avoir prévenu son vieux compagnon d’armes, peut-être la suite de cette histoire l’apprendra-t-elle? On n’aurait rien pu trouver de précis à ce sujet dans l’entretien du sergent Martial et du jeune garçon.
Ce que tous deux avaient fait, le voici.
Trois semaines auparavant, après avoir quitté leur maison de Chantenay, près Nantes, ils avaient été s’embarquer, à Saint-Nazaire, sur le Pereire, paquebot de la Compagnie transatlantique, à destination des Antilles. De là, un autre navire les avait transportés à La Guayra, le port de Caracas. Puis, en quelques heures, le chemin de fer les avait conduits à la capitale du Venezuela.
Leur séjour à Caracas ne dura qu’une semaine. Ils ne l’employèrent point à visiter cette cité, sinon curieuse, du moins pittoresque, puisque, de sa partie basse à sa partie haute, la différence d’altitude se mesure par plus de mille mètres. À peine eurent-ils le loisir de monter sur sa colline du Calvaire, d’où le regard embrasse l’ensemble de ces maisons qui sont légèrement construites, afin de parer aux dangers des tremblements de terre, – tel celui de 1812, où périrent douze mille personnes.
On remarque cependant à Caracas de jolis parcs, plantés de groupes d’arbres dont la verdure est éternelle, quelques beaux édifices publics, un palais présidentiel, une cathédrale de belle architecture, des terrasses qui semblent dominer cette magnifique mer des Antilles, enfin toute l’animation d’une grande cité où l’on compte plus de cent mille habitants.
Et, cependant, ce spectacle ne fut pas pour distraire un seul instant le sergent Martial et son neveu de ce qu’ils étaient venus faire en cette ville. Ces huit jours, ils les occupèrent à réunir des renseignements relatifs au voyage qu’ils allaient entreprendre, qui les entraînerait peut-être jusqu’en ces régions lointaines et presque inconnues de la république venezuelienne. Les indications qu’ils possédaient alors étaient bien incertaines, mais ils espéraient les compléter à San-Fernando. De là, Jean était résolu à continuer ses recherches aussi loin qu’il le faudrait, fût-ce sur les plus dangereux territoires du haut Orénoque.
Et si, alors, le sergent Martial voulait faire acte d’autorité, s’il prétendait empêcher Jean de s’exposer aux dangers d’une telle campagne, il se heurterait, – le vieux soldat ne le savait que trop, – à une ténacité vraiment extraordinaire chez un garçon de cet âge, une volonté que rien ne ferait fléchir, et il céderait, parce qu’il faudrait céder.
Voilà pourquoi ces deux Français, après être arrivés la veille à Ciudad-Bolivar, devaient en repartir le lendemain à bord du bateau à vapeur qui fait le service du bas Orénoque.
«Dieu nous protège, avait dit Jean… Oui!… qu’il nous protège… à l’aller comme au retour!»
À bord duSimon-Bolivar
’Orénoque sort du Paradis terrestre», cela est dit dans les récits de Christophe Colomb.
La première fois que Jean énonça cette opinion du grand navigateur génois devant le sergent Martial, celui-ci se borna à répondre:
«Nous verrons bien!»
Et peut-être avait-il raison de mettre en doute cette assertion de l’illustre découvreur de l’Amérique.
Également, paraît-il, il convenait de mettre au rang des pures légendes que le grand fleuve descendît du pays de l’El Dorado, ainsi que semblaient le croire les premiers explorateurs, les Hojeda, les Pinzon, les Cabral, les Magalhâez, les Valdivia, les Sarmiento, et tant d’autres qui s’aventurèrent à travers les régions du Sud-Amérique.
Dans tous les cas, l’Orénoque trace un immense demi-cercle à la surface du territoire entre les 3e et 8e parallèles au nord de l’Équateur, et dont la courbe s’étend au delà du 70° degré de longitude à l’ouest du méridien de Paris. Les Venezueliens sont fiers de leur fleuve, et il est visible que, sous ce rapport, MM. Miguel, Felipe et Varinas ne le cédaient à aucun de leurs compatriotes.
Et peut-être, même, eurent-ils la pensée de protester publiquement, contre le dire d’Élisée Reclus, dans le dix-huitième volume de sa Nouvelle Géographie universelle, qui attribue à l’Orénoque le neuvième rang parmi les fleuves de la terre, après l’Amazone, le Congo, le Parana-Uruguay, le Niger, le Yang-tse-kiang, le Brahmapoutre, le Mississipi et le Saint-Laurent. Ne pouvaient-ils faire valoir que, d’après Diego Ordaz, un explorateur du seizième siècle, les Indiens le nommaient Paragua, c’est-à-dire: Grande-Eau?… Cependant, malgré un argument de cette force, ils ne donnèrent pas libre cours à leurs protestations, et peut-être firent-ils bien, tant l’œuvre du géographe français s’appuie sur des bases sérieuses.
Dès six heures du matin, le 12 août, le Simon-Bolivar, – on ne saurait s’étonner de ce nom, – était prêt à partir. Ces communications par bateaux à vapeur entre cette ville et les bourgades du cours de l’Orénoque ne dataient que de quelques années, et encore ne dépassent-elles pas l’embouchure de l’Apure. Mais en remontant cet affluent, les passagers et les marchandises peuvent se transporter jusqu’à San-Fernando1 et même au-delà, au port de Nutrias, grâce à la Compagnie venezuelienne, qui a fondé des services bimensuels.
Ce serait aux bouches de l’Apure, ou plutôt quelques milles en aval, à la bourgade de Caïcara, que ceux des voyageurs qui devaient continuer leur voyage sur l’Orénoque abandonneraient le Simon-Bolivar, afin de se confier aux rudimentaires embarcations indiennes.
Ce steamboat était construit pour naviguer sur ces fleuves dont l’étiage varie dans des proportions considérables depuis la saison sèche jusqu’à la saison pluvieuse. D’un gabarit semblable à celui, des paquebots de la Magdalena de Colombie, il tirait aussi peu d’eau que possible, étant plat dans ses fonds. Comme unique propulseur, il possédait une énorme roue sans tambour disposée à l’arrière, et qui tourne sous l’action d’une assez puissante machine à double effet. Que l’on se figure une sorte de radeau surmonté d’une superstructure, le long de laquelle s’élevaient en abord les deux cheminées des chaudières. Cette superstructure, terminée par un spardeck, contenait les salons et cabines réservés aux passagers, le pont inférieur servant à l’empilement des marchandises, – ensemble qui rappelle les steamboats américains avec leurs balanciers et leurs bielles démesurés. Le tout est peinturluré de couleurs voyantes jusqu’au poste du pilote et du capitaine, établi au dernier étage sous les plis du pavillon de la république. Quant aux appareils évaporatoires, ils dévorent les forêts de la rive, et l’on aperçoit déjà d’interminables coupées, dues à la hache du bûcheron, qui s’enfoncent de chaque côté de l’Orénoque.
Ciudad-Bolivar étant située à quatre cent vingt kilomètres des bouches de l’Orénoque, si le flot s’y fait encore sentir, du moins ne renverse-t-il pas le courant normal. Ce flot ne peut donc profiter aux embarcations qui naviguent vers l’amont. Toutefois, il s’y produit des crues qui, à la capitale même, peuvent dépasser douze à quinze mètres. Mais, d’une façon générale, l’Orénoque croit régulièrement jusqu’à la mi-août et conserve son niveau jusqu’à la fin de septembre. Puis la baisse se continue jusqu’en novembre, avec légère recrudescence à cette époque, et ne prend fin qu’en avril.
Le voyage entrepris par M. Miguel et ses collègues allait donc s’accomplir pendant la période favorable à l’enquête des Atabaposistes, des Guaviariens et des Orénoquois.
Il y eut grand concours de leurs partisans à saluer les trois géographes sur le quai d’embarquement de Ciudad-Bolivar. On n’était qu’au départ, cependant, et que serait-ce à l’arrivée! De vifs et bruyants encouragements leur furent adressés soit par les tenants du fameux fleuve, soit par ceux de ses prétendus tributaires. Et au milieu des carambas et des caraïs que ne ménageaient ni les porteurs de colis, ni les mariniers en achevant les préparatifs du démarrage, malgré le sifflet assourdissant des chaudières qui écorchait les oreilles, et des hennissements de la vapeur fusant à travers les soupapes, on entendait ces cris:
«Viva el Guaviare!
– Viva el Atabapo!
– Viva el Orinoco!»
Puis, entre les partisans de ces opinions diverses, des discussions éclataient, qui menaçaient de mal finir, bien que M. Miguel essayât de s’entremettre entre les plus exaltés.
Placés sur le spardeck, le sergent Martial et son neveu assistaient à ces scènes tumultueuses, sans parvenir à y rien comprendre.
«Que veulent tous ces gens-là?… s’écria le vieux soldat. C’est, bien sûr quelque révolution…»
Ce ne pouvait en être une, puisque dans les États hispano-américains, les révolutions ne s’accomplissent jamais sans l’intervention de l’élément militaire. Or, on ne voyait pas là un seul des sept mille généraux de l’état-major du Venezuela.
Jean et le sergent Martial ne devaient pas tarder à être fixés à ce sujet, car, à n’en pas douter, au cours de la navigation, la discussion continuerait à mettre aux prises M. Miguel et ses deux collègues.
Bref, les derniers ordres du capitaine furent envoyés, – d’abord au mécanicien ordre de balancer sa machine, ensuite aux mariniers d’avant et d’arrière ordre de larguer les amarres de poste. Tous ceux qui n’étaient pas du voyage, disséminés sur les étages de la superstructure, durent redescendre sur le quai. Enfin, après quelques bousculades, il ne resta plus à bord que les passagers et l’équipage.
Dès que le Simon-Bolivar se fut mis en mouvement, redoublement de clameurs, tumulte d’adieux, entre lesquels éclatèrent les vivats en l’honneur de l’Orénoque et de ses affluents. Le bateau à vapeur écarté, sa puissante roue battit les eaux avec violence, et le timonier prit direction vers le milieu du fleuve. Un quart d’heure après, la ville avait disparu derrière un tournant de la rive gauche, et bientôt on ne vit plus rien des dernières maisons de la Soledad sur la rive opposée.
On n’estime pas à moins de cinq cent mille kilomètres carrés l’étendue des llanos venezueliens. Ce sont des plaines presque plates. A peine, en de certains endroits, le sol s’accidente-t-il de ces renflements, qui sont appelés bancos dans le pays, ou de ces buttes à pans brusques, à terrasses régulières, appelées mesas. Les llanos ne se relèvent que vers la base des montagnes, dont le voisinage se fait déjà sentir. D’autres, les bajos, sont limitrophes des cours d’eau. C’est à travers ces immenses aires, tantôt verdoyantes à la saison des pluies, tantôt jaunes et presque décolorées pendant les mois de sécheresse, que se déroule en demi-cercle le cours de l’Orénoque.
Au reste, les passagers du Simon-Bolivar, désireux de connaître le fleuve au double point de vue hydrographique et géographique, n’auraient eu qu’à poser des questions à MM. Miguel, Felipe et Varinas pour obtenir des réponses positives. Ces savants n’étaient-ils pas toujours prêts à fournir de minutieux renseignements sur les bourgades, sur les villages, sur les affluents, sur les diverses peuplades sédentaires ou errantes? A quels plus consciencieux cicerones eût-il été possible de s’adresser, et avec quelle obligeance, quel empressement, ils se fussent mis à la disposition des voyageurs!
Il est vrai, parmi les passagers du Simon-Bolivar, le plus grand nombre n’avaient rien à apprendre au sujet de l’Orénoque, l’ayant vingt fois remonté ou descendu, les uns jusqu’aux bouches de l’Apure, les autres jusqu’à la bourgade de San-Fernando de Atabapo. La plupart étaient des commerçants, des trafiquants, qui transportaient des marchandises vers l’intérieur, ou les ramenaient vers les ports de l’est. A citer les plus ordinaires entre ces divers objets de trafic, des cacaos, des peaux, cuirs de bœufs et de cerfs, des minerais de cuivre, des phosphates, des bois pour charpente, ébénisterie, marqueterie, teinture, fèves de tonka, caoutchouc, salsepareille, et enfin le bétail, car l’élevage forme la principale industrie des llaneros répandus sur les plaines.
Le Venezuela appartient à la zone équatoriale. La moyenne de la température y est donc comprise entre vingt-cinq et trente degrés centigrades. Mais elle est variable, ainsi que cela se produit dans les pays de montagnes. C’est entre les Andes du littoral et celles de l’ouest que la chaleur acquiert le plus d’intensité, c’est-à-dire à la surface de ces territoires où s’arrondit le lit de l’Orénoque, et auxquels ne parviennent jamais les brises marines. Même les vents généraux, les alizés du nord et de l’est, arrêtés par l’écran orographique des côtes, ne peuvent apporter un adoucissement aux rigueurs de ce climat.
Ce jour-là, par un ciel couvert, avec quelques menaces de pluie, les passagers ne souffraient pas trop de la chaleur. La brise, venant de l’ouest, à contre de la marche du steamboat, donnait aux passagers une sensation de bien-être très appréciable.
Le sergent Martial et Jean, sur le spardeck, observaient les rives du fleuve. Leurs compagnons de voyage se montraient assez indifférents à ce spectacle. Seul le trio des géographes en étudiait les détails, non sans discuter avec une certaine animation.
Certes, s’il s’était adressé à eux, Jean aurait pu être exactement renseigné. Mais, d’une part, le sergent Martial, très jaloux, très sévère, n’eût permis à aucun étranger d’entrer en conversation avec son neveu, et, d’autre part, celui-ci n’avait besoin de personne pour reconnaître pas à pas les villages, les îles, les détours du fleuve. Il possédait un guide sûr dans le récit des deux voyages exécutés par M. Chaffanjon par ordre du ministre de l’Instruction publique de France. Le premier, en 1884, comprend la partie du cours inférieur de l’Orénoque entre Ciudad-Bolivar et l’embouchure du Caura, ainsi que l’exploration de cet important tributaire. Le second, en 1886-1887, comprend le cours entier du fleuve depuis Ciudad-Bolivar jusqu’à ses sources. Ce récit de l’explorateur français est fait avec une extrême précision, et Jean comptait en tirer grand profit.
Il va sans dire que le sergent Martial, muni d’une somme suffisante, convertie en piastres, serait à même de pourvoir à toutes les dépenses de route. Il n’avait pas négligé de se précautionner d’une certaine quantité d’articles d’échange, étoffes, couteaux, miroirs, verroteries, ustensiles de quincaillerie et bibelots de mince valeur, qui devaient faciliter les relations avec les Indiens des llanos. Cette pacotille remplissait deux caisses, placées avec les autres bagages au fond de la cabine de l’oncle, contiguë à celle de son neveu.
Donc, son livre sous les yeux, Jean suivait d’un regard consciencieux les deux rives qui se déplaçaient en sens contraire de la marche du Simon-Bolivar. Il est vrai, à l’époque de cette expédition, son compatriote, moins bien servi par les circonstances, avait dû faire sur une embarcation à voile et à rames le trajet que faisaient alors les bateaux à vapeur jusqu’à l’embouchure de l’Apure. Mais, à partir de cet endroit, le sergent Martial et le jeune garçon devraient, eux aussi, revenir à ce primitif mode de transport, nécessité par les multiples obstacles du fleuve, ce qui ne ménage point les ennuis aux voyageurs.
Dans la matinée, le Simon-Bolivar passa en vue de l’île d’Orocopiche, dont les cultures approvisionnent largement le chef-lieu de la province. En cet endroit, le lit de l’Orénoque se réduit à neuf cents mètres, pour retrouver en amont une largeur au moins triple. De la plate-forme, Jean aperçut distinctement la plaine environnante, bossuée de quelques cerros isolés.
Avant midi, le déjeuner appela les passagers, – une vingtaine au total, – dans la salle, où M. Miguel et ses deux collègues furent des premiers à occuper leurs places. Quant au sergent Martial, il ne se laissa pas distancer, et entraîna son neveu, auquel il parlait avec une certaine rudesse qui n’échappa point à M. Miguel.
«Un homme dur, ce Français, fit-il observer à M. Varinas, assis près de lui.
– Un soldat, et c’est tout dire!» répliqua le partisan du Guaviare.
On le voit, le costume de l’ancien sous-officier était de coupe assez militaire pour que l’on ne pût se méprendre.
Préalablement à ce déjeuner, le sergent Martial avait «tué le ver» en absorbant son anisado, eau-de-vie de canne mélangée d’anis. Mais Jean, qui ne paraissait pas avoir le goût des liqueurs fortes, n’eut pas besoin de recourir à cet apéritif pour faire honneur au repas. Il avait, près de son oncle, pris place à l’extrémité de la salle, et la mine du grognard était si rébarbative que personne ne fut tenté de s’asseoir à son côté.
Quant aux géographes, ils tenaient le centre de la table, et aussi le dé de la conversation. Comme on savait dans quel but ils avaient entrepris ce voyage, les autres passagers ne pouvaient que s’intéresser à ce qu’ils disaient, et pourquoi le sergent Martial eût-il trouvé mal que son neveu les écoutât avec curiosité?…
Le menu était varié, mais de qualité inférieure, et il convient de ne pas se montrer difficile sur les bateaux de l’Orénoque. A vrai dire, pendant la navigation sur le haut cours du fleuve, n’aurait-on pas été trop heureux d’avoir même de tels bistecas, bien qu’ils parussent avoir été cueillis sur un caoutchouc, de tels ragoûts noyés dans leur sauce jaune-safran, de tels œufs déjà en état d’être mis à la broche, de tels rogatons de volailles qu’une longue cuisson aurait pu seule attendrir. En fait de fruits, des bananes à profusion, soit qu’elles fussent à l’état naturel, soit qu’une adjonction de sirop de mélasse les eût transformées en une sorte de confiture. Du pain?… oui, assez bon – du pain de maïs, bien entendu. Du vin?… oui, assez mauvais et coûteux. Tel était cet almuerzo, ce déjeuner, qui, au surplus, fut expédié rapidement.
Dans l’après-midi, le Simon-Bolivar dépassa l’île de la Bernavelle. Le cours de l’Orénoque, encombré d’îles et d’îlots, se resserrait alors, et il fallut que la roue battît ses eaux à coups redoublés pour vaincre la force du courant. D’ailleurs, le capitaine était assez habile manœuvrier pour qu’il n’y eût pas à craindre de s’engraver.
Vers la rive gauche, le fleuve se découpait de multiples anses aux berges très boisées, surtout au-delà d’Almacen, petit village d’une trentaine d’habitants, et tel encore que l’avait vu M. Chaffanjon, huit ans auparavant. De ça et de là descendaient de petits affluents, le Bari, le Lima. A leurs embouchures, s’arrondissaient des massifs de copayferas, dont l’huile, extraite par incision, est de vente fructueuse, et nombre de palmiers moriches. Puis, de tous côtés, des bandes de singes, dont la chair comestible vaut bien ces semelles de bistecas du déjeuner, que le dîner devait faire reparaître sur la table.
Ce ne sont pas seulement des îles qui rendent parfois difficile la navigation de l’Orénoque. On y rencontre aussi des récifs dangereux, brusquement dressés au milieu des passes. Cependant le Simon-Bolivar parvint à éviter les collisions, et le soir, après un parcours de vingt-cinq à trente lieues, il alla porter ses amarres au village de Moitaco.
Là devait se prolonger l’escale jusqu’au lendemain, car il n’eût pas été prudent de s’aventurer au milieu d’une nuit que d’épais nuages et l’absence de lune allaient rendre assez obscure.
A neuf heures, le sergent Martial pensa que l’instant était venu de prendre du repos, et Jean ne s’avisa pas de vouloir résister aux injonctions de son oncle.
Tous deux regagnèrent donc leur cabine, placée au second étage de la superstructure, vers l’arrière. Chacune comprenait un simple cadre de bois, avec une légère couverture et une des ces nattes, qu’on appelle esteras dans le pays, – literie très suffisante en ces régions de la zone tropicale.
Dans sa cabine le jeune garçon se dévêtit, se coucha, et le sergent Martial vint alors envelopper le cadre du toldo, sorte de mousseline qui sert de moustiquaire, précaution indispensable contre les acharnés insectes de l’Orénoque. Il ne voulait pas permettre à un seul de ces maudits moustiques de s’attaquer à la peau de son neveu. La sienne, passe encore, car elle était assez épaisse et coriace pour braver leurs piqûres, et, soyez sûr qu’il se défendrait de son mieux.
Ces mesures prises, Jean ne fit qu’un somme jusqu’au matin, en dépit des myriades de bestioles qui bruissaient autour de son toldo protecteur.
Le lendemain, aux premières heures, le Simon-Bolivar dont les feux avaient été maintenus, se remit en route, après que l’équipage eut embarqué et empilé sur le premier pont le bois coupé d’avance dans les forêts riveraines.
C’était dans l’une des deux baies, à gauche et à droite du village de Moitaco, que le steamboat avait relâché pendant la nuit. Dès qu’il fut sorti de cette baie, le coquet assemblage de maisonnettes, autrefois centre important des missions espagnoles, disparut derrière un coude de la rive. C’est dans ce village que M. Chaffanjon chercha vainement la tombe de l’un des compagnons du docteur Crevaux, François Burban, – tombe restée introuvable en ce modeste cimetière de Moitaco.
Pendant cette journée, on dépassa le hameau de Santa-Cruz, assemblage d’une vingtaine de cases sur la rive gauche, puis l’île Guanarès, jadis résidence des missionnaires, placée à peu près à l’endroit où la courbe du fleuve se dessine vers le sud pour reprendre vers l’ouest, puis l’île del Muerto.
Il y eut à franchir plusieurs raudals – ainsi désigne-t-on les rapides produits par le resserrement du lit. Mais ce qui occasionne une grosse fatigue aux bateliers des embarcations à l’aviron ou à la voile ne coûta qu’un surcroît de combustible aux générateurs du Simon-Bolivar. Les soupapes sifflèrent sans qu’il fût nécessaire de les charger. La grande roue repoussa plus violemment les eaux de ses larges pales. Dans ces conditions, trois ou quatre de ces raudals purent être remontés sans trop de retards, même celui de la Bouche de l’Enfer, que Jean signala en amont de l’île de Matapalo.
«Alors, lui demanda le sergent Martial, le bouquin de ce Français est bien conforme à tout ce que nous voyons défiler le long du Simon-Bolivar?
– Tout à fait conforme, mon oncle. Seulement, nous faisons en vingt-quatre heures ce qui a nécessité trois ou quatre jours à notre compatriote. Il est vrai, lorsque nous aurons échangé le steamboat pour les embarcations du moyen Orénoque, nous serons retardés autant qu’il a pu l’être. Qu’importe! L’essentiel n’est-il pas d’arriver à San-Fernando… où j’espère recueillir des renseignements plus précis…
– Assurément, et il n’est pas possible que mon colonel ait passé par là sans avoir laissé quelques traces!… Nous finirons bien par savoir en quel endroit il a planté sa tente… Ah!… quand nous serons en face de lui… lorsque tu te précipiteras dans ses bras… lorsqu’il saura…
– Que je suis ton neveu… ton neveu!» répliqua le jeune garçon, qui craignait toujours qu’une indiscrète répartie n’échappât à son soi-disant oncle.
Le soir venu, le Simon-Bolivar lança ses amarres au pied de la barranca sur laquelle est gracieusement perchée la petite bourgade de Mapire.
MM. Miguel, Felipe et Varinas, profitant d’une heure de crépuscule, voulurent visiter cette bourgade assez importante de la rive gauche. Jean eût été désireux de les accompagner; mais le sergent Martial ayant déclaré qu’il n’était pas convenable de quitter le bord, il ne le quitta pas par obéissance.
Quant aux trois collègues de la Société de Géographie, ils ne regrettèrent point leur excursion. Des hauteurs de Mapire, la vue s’étend largement sur le fleuve en amont et en aval, tandis que vers le nord, elle domine ces llanos où les Indiens élèvent des mulets, des chevaux, des ânes, vastes plaines encadrées d’une verdoyante ceinture de forêts.
A neuf heures, tous les passagers dormaient dans leurs cabines, après avoir pris les précautions habituelles contre l’envahissement des myriades de moustiques.
La journée du lendemain fut noyée – c’est le mot – sous les averses. Personne ne put se tenir sur le spardeck. Le sergent Martial et le jeune garçon passèrent ces longues heures dans le salon de l’arrière, où MM. Miguel, Varinas et Felipe avaient élu domicile. Il eût été difficile de n’être pas au courant de la question Atabapo-Guaviare-Orénoque, car leurs champions ne parlaient pas d’autre chose et discutaient à haute voix. Plusieurs des passagers se mêlèrent à la conversation, prenant parti pour ou contre. On peut être certain, d’ailleurs, qu’ils n’iraient pas jusqu’à se transporter de leur personne à San-Fernando dans le but d’élucider ce problème géographique.
«Et quel intérêt cela peut-il avoir?… demanda le sergent Martial à son neveu, lorsque celui-ci l’eut mis au courant de l’affaire. Qu’un fleuve s’appelle d’une façon ou d’une autre, c’est toujours de l’eau qui coule en suivant sa pente naturelle…
– Y songes-tu! mon oncle, répondit Jean. S’il n’y avait pas de ces questions-là, à quoi serviraient les géographes, et s’il n’y avait pas de géographes…
– Nous ne pourrions pas apprendre la géographie, répliqua le sergent Martial. En tout cas, ce qui est clair, c’est que nous aurons la compagnie de ces disputeurs jusqu’à San-Fernando.»
En effet, à partir de Caïcara, le voyage devrait s’effectuer en commun dans une de ces embarcations auxquelles leur construction permet de franchir les nombreux raudals du moyen Orénoque.
Grâce aux intempéries de cette journée, on ne vit rien de l’île Tigritta. Par compensation, au déjeuner comme au dîner, les convives purent se régaler d’excellents poissons, ces morocotes qui fourmillent en ces parages, et dont il s’expédie des quantités énormes, conservées dans la salure, à Ciudad-Bolivar comme à Caracas.
Ce fut pendant les dernières heures de la matinée que le steamboat passa à l’ouest de l’embouchure du Caura. Ce cours d’eau est l’un des plus considérables affluents de la rive droite, qui vient du sud-est à travers les territoires des Panares, des Inaos, des Arebatos, des Taparitos, et il arrose une des plus pittoresques vallées du Venezuela. Les villages rapprochés des bords de l’Orénoque sont habités par des métis policés, d’origine espagnole. Les plus lointains ne donnent asile qu’à des Indiens, encore sauvages, ces gardiens de bétail, qu’on nomme gomeros, parce qu’ils s’occupent aussi de récolter les gommes pharmaceutiques.
Jean avait employé une partie de son temps à lire le récit de son compatriote, lequel, en 1885, lors de sa première expédition, abandonna l’Orénoque pour s’aventurer à travers les Ilanos du Caura, au milieu des tribus Ariguas et Quiriquiripas. Ces dangers qu’il avait courus, Jean les retrouverait, sans doute, et même aggravés, s’il lui fallait remonter le cours supérieur du fleuve. Mais, tout en admirant l’énergie et le courage de cet audacieux Français, il espérait ne pas être moins courageux et moins énergique.
Il est vrai, l’un était un homme fait, et lui n’était qu’un jeune garçon!… Eh bien, que Dieu lui donne assez de force pour endurer les fatigues d’un tel voyage, et il ira jusqu’au bout!
En amont de l’embouchure du Caura, l’Orénoque présente encore une très grande largeur, – environ trois mille mètres. Depuis trois mois, la saison des pluies et les nombreux tributaires des deux rives contribuaient, par un apport considérable, à la surélévation de ses eaux.
Néanmoins, il fallut que le capitaine du Simon-Bolivar manœuvrât avec prudence pour ne pas s’engraver sur les hauts-fonds, en amont de l’île de Tucuragua, à la hauteur du rio de ce nom. Peut-être même le steamboat subit-il certains raclements qui ne laissèrent pas de causer quelque inquiétude à bord. En effet, si sa coque n’en devait pas souffrir, ayant les fonds plats comme ceux d’un chaland, il y avait toujours lieu de craindre pour l’appareil propulseur, soit un bris des pales de la roue, soit des avaries à la machine.
Enfin, cette fois, on s’en tira sans dommage, et, dans la soirée, le Simon-Bolivar vint mouiller au fond d’une anse de la rive droite, au lieu dit las Bonitas.
1 Il s’agit de San-Fernando de Apure qu’il ne faut pas confondre avec San-Fernando de Atabapo sur l’Orénoque.