Jules Verne
Le village aérien
(Chapitre X-XIII)
38 dessins par George Roux, un carte
Imprimerie Gauthier-Villars
Collection Hetzel
© Andrzej Zydorczak
Ngora!
e lendemain, le ciel rasséréné – on pourrait dire épousseté par le puissant plumeau des orages – arrondissait sa voûte d’un bleu cru au-dessus de la cime des arbres. Au lever du soleil, les fines gouttelettes des feuilles et des herbes se volatilisèrent. Le sol, très rapidement asséché, se prêtait au cheminement en forêt. Mais il n’était pas question de reprendre à pied la route du sud-ouest. Si le rio Johausen ne s’écartait pas de cette direction, Khamis ne doutait plus d’atteindre en une vingtaine de jours le bassin de l’Oubanghi.
Le violent trouble atmosphérique, ses milliers d’éclairs, ses roulements prolongés, ses chutes de foudre, n’avaient cessé qu’à trois heures du matin. Après avoir accosté la berge à travers le remous, le radeau avait trouvé un abri. En cet endroit se dressait un énorme baobab dont le tronc, évidé à l’intérieur, ne tenait plus que par son écorce. Khamis et ses compagnons, en se serrant, y auraient place. On y transporta le modeste matériel, ustensiles, armes, munitions, qui n’eut point à souffrir des rafales et dont le rembarquement s’effectua à l’heure du départ.
«Ma foi, il est venu à propos, cet orage!» observa John Cort, qui s’entretenait avec Max, tandis que le foreloper disposait les restes du gibier pour ce premier repas.
Tout en causant, les deux jeunes gens s’occupaient à nettoyer leurs carabines, travail indispensable après la fusillade très vive de la veille.
Entre temps, Llanga furetait au milieu des roseaux et des herbes, à la recherche des nids et des œufs.
«Oui, mon cher John, l’orage est venu à propos, dit Max Huber, et fasse le ciel que ces abominables bêtes ne s’avisent pas de reparaître maintenant qu’il est dissipé!… Dans tous les cas, tenons-nous sur nos gardes.»
Khamis n’était pas sans avoir eu cette crainte qu’au lever du jour les quadrumanes ne revinssent sur les deux rives. Et tout d’abord il fut rassuré: on n’entendait aucun bruit suspect à mesure que l’aube pénétrait le sous-bois.
«J’ai parcouru la rive sur une centaine de pas, et je n’ai aperçu aucun singe, assura John Cort…
– C’est de bon augure, répondit Max Huber, et j’espère utiliser désormais nos cartouches autrement qu’à nous défendre contre des macaques!… J’ai cru que toute notre réserve allait y passer…
– Et comment aurions-nous pu la renouveler? reprit John Cort… Il ne faut pas compter sur une seconde cage pour se ravitailler de balles, de poudres et de plomb…
– Eh! s’écria Max Huber, quand je songe que le docteur voulait établir des relations sociales avec de pareils êtres!… Le joli monde!… Quant à découvrir quels termes ils emploient pour s’inviter à dîner et comment ils se disent bonjour ou bonsoir, il faut vraiment être un professeur Garner, comme il y en a quelques-uns en Amérique… ou un docteur Johausen, comme il y en a quelques-uns en Allemagne, et peut-être même en France…
– En France, Max?…
– Oh! si l’on cherchait parmi les savants de l’Institut ou de la Sorbonne, on trouverait bien quelque idio…
– Idiot!… répéta John Cort en protestant.
– Idiomographe, acheva Max Huber, qui serait capable de venir dans les forêts congolaises recommencer les tentatives du professeur Garner et du docteur Johausen!
– En tout cas, mon cher Max, si l’on est rassuré sur le compte du premier, qui paraît avoir rompu tout rapport avec la société des macaques, il n’en est pas ainsi du second, et je crains bien que…
– Que les babouins ou autres ne lui aient rompu les os!… poursuivit Max Huber. A la façon dont ils nous ont accueillis hier, on peut juger si ce sont des êtres civilisés et s’il est possible qu’ils le deviennent jamais!
– Voyez-vous, Max, j’imagine que les bêtes sont destinées à rester bêtes…
– Et les hommes aussi!… répliqua Max Huber en riant. N’empêche que j’ai un gros regret de revenir à Libreville sans rapporter des nouvelles du docteur…
– D’accord, mais l’important pour nous serait d’avoir pu traverser cette interminable forêt…
– Ça se fera…
– Soit, mais je voudrais que ce fût fait!»
Du reste, le parcours ne présentait plus que des chances assez heureuses, puisque le radeau n’avait qu’à s’abandonner au courant. Encore convenait-il que le lit du rio Johausen ne fût pas embarrassé de rapides, coupé de barrages, interrompu par des chutes. C’est ce que redoutait surtout le foreloper.
En ce moment, il appela ses compagnons pour le déjeuner. Llanga revint presque aussitôt, rapportant quelques œufs de canard, qui furent réservés pour le repas de midi. Grâce au morceau d’antilope, il n’y aurait pas lieu de renouveler la provision de gibier avant la halte de la méridienne.
«Eh! j’y songe, suggéra John Cort, pour ne pas avoir inutilement dépensé nos munitions, pourquoi ne pas se nourrir de la chair des singes?…
– Ah! pouah! fit Max Huber.
– Voyez ce dégoûté!…
– Quoi, mon cher John, des côtelettes de gorille, des filets de gibbons, des gigots de chimpanzés… toute une fricassée de mandrilles…
– Ce n’est pas mauvais, affirma Khamis. Les indigènes ne font point fi d’une grillade de ce genre.
– Et j’en mangerais au besoin…, dit John Cort.
– Anthropophage! s’écria Max Huber. Manger presque son semblable…
– Merci, Max!…»
En fin de compte, on abandonna aux oiseaux de proie les quadrumanes tués pendant la bataille. La forêt de l’Oubanghi possédait assez de ruminants et de volailles pour que l’on ne fît pas aux représentants de l’espèce simienne l’honneur de les introduire dans un estomac humain.
Khamis éprouva de sérieuses difficultés à tirer le radeau du remous et à doubler la pointe.
Tous donnèrent la main à cette manœuvre, qui demanda près d’une heure. On avait dû couper de jeunes baliveaux, puis les ébrancher afin d’en faire des espars au moyen desquels on s’écarta de la berge. Le remous y maintenant le radeau, si la bande fût revenue à cette heure, il n’aurait pas été possible d’éviter son attaque en se rejetant dans le courant. Sans doute, ni le foreloper ni ses compagnons ne fussent sortis sains et saufs de cette lutte trop inégale.
Bref, après mille efforts, le radeau dépassa l’extrémité de la pointe et commença à redescendre le cours du rio Johausen.
La journée promettait d’être belle. Aucun symptôme d’orage à l’horizon, aucune menace de pluie. En revanche, une averse de rayons solaires tombait d’aplomb, et la chaleur aurait été torride sans une vive brise du nord, dont le radeau se fût fort aidé, s’il eût possédé une voile.
La rivière s’élargissait graduellement à mesure qu’elle se dirigeait vers le sud-ouest. Plus de berceau s’étendant sur son lit, plus de branches s’enchevêtrant d’une rive à l’autre. En ces conditions, la réapparition des quadrumanes sur les deux berges n’aurait pas présenté les mêmes dangers que la veille. D’ailleurs, ils ne se montrèrent pas.
Les bords du rio, cependant, n’étaient pas déserts. Nombre d’oiseaux aquatiques les animaient de leurs cris et de leurs vols, canards, outardes, pélicans, martins-pêcheurs et multiples échantillons d’échassiers.
John Cort abattit plusieurs couples de ces volatiles, qui servirent au repas de midi, avec les œufs dénichés par le jeune indigène. Au surplus, afin de regagner le temps perdu, on ne fit pas halte à l’heure habituelle et la première partie de la journée s’écoula sans le moindre incident.
Dans l’après-midi, il se produisit une alerte, non sans sérieux motifs:
Il était quatre heures environ lorsque Khamis, qui tenait la godille à l’arrière, pria John Cort de le remplacer, et vint se poster debout à l’avant.
Max Huber se releva, s’assura que rien ne menaçait ni sur la rive droite ni sur la rive gauche et dit au foreloper:
«Que regardez-vous donc?
– Cela.»
Et, de la main, Khamis indiquait en aval une assez violente agitation des eaux.
«Encore un remous, dit Max Huber, ou plutôt une sorte de maëlstrom de rivière!… Attention, Khamis, à ne point tomber là dedans…
– Ce n’est pas un remous, affirma le foreloper.
– Et qu’est-ce donc?…»
A cette demande répondit presque aussitôt une sorte de jet liquide qui monta d’une dizaine de pieds au-dessus de la surface du rio.
Et Max Huber, très surpris, de s’écrier:
«Est-ce que, par hasard, il y aurait des baleines dans les fleuves de l’Afrique centrale?…
– Non… des hippopotames», répliqua le foreloper.
Un souffle bruyant se fit entendre à l’instant où émergeait une tête énorme avec des mâchoires armées de fortes défenses, et, pour employer des comparaisons singulières, mais justes, «un intérieur de bouche semblable à une masse de viande de boucherie, et des yeux comparables à la lucarne d’une chaumière hollandaise!» Ainsi se sont exprimés dans leurs récits quelques voyageurs particulièrement imaginatifs.
De ces hippopotames, on en rencontre depuis le cap de Bonne-Espérance jusqu’au vingt-troisième degré de latitude nord. Ils fréquentent la plupart des rivières de ces vastes régions, les marais et les lacs. Toutefois, suivant une remarque qui a été faite, si le rio Johausen eût été tributaire de la Méditerranée, – ce qui ne se pouvait, – il n’y aurait pas eu à se préoccuper des attaques de ces amphibies, car ils ne s’y montrent jamais, sauf dans le haut Nil.
L’hippopotame est un animal redoutable, bien que doux de caractère. Pour une raison ou pour une autre, lorsqu’il est surexcité, sous l’empire de la douleur, à l’instant où il vient d’être harponné, il s’exaspère, il se précipite avec fureur contre les chasseurs, il les poursuit le long des berges, il fonce sur les canots, qu’il est de taille à chavirer, et de force à crever, avec ses mâchoires assez puissantes pour couper un bras ou une jambe.
Certes, aucun passager du radeau – pas même Max Huber, si enragé qu’il fût de prouesses cynégétiques – ne devait avoir la pensée de s’attaquer à un tel amphibie. Mais l’amphibie voudrait peut-être les assaillir, et s’il atteignait le radeau, s’il le heurtait, s’il l’accablait de son poids qui va parfois à deux mille kilogrammes, s’il l’encornait de ses terribles défenses, que deviendraient Khamis et ses compagnons»…
Le courant était rapide alors, et peut-être valait-il mieux se contenter de le suivre, au lieu de se rapprocher de l’une des rives: l’hippopotame s’y fût dirigé après lui. A terre, il est vrai, ses coups auraient été plus facilement évités, puisqu’il est impropre à se mouvoir rapidement avec ses jambes courtes et basses, son ventre énorme qui traîne sur le sol. Il tient plus du cochon que du sanglier. Mais, à la surface du rio, le radeau serait à sa merci. Il le mettrait en pièces, et, à supposer que les passagers eussent, en nageant, gagné les berges, quelle fâcheuse éventualité que celle d’être obligés à construire un second appareil flottant!
«Tâchons de passer sans être vus, conseilla Khamis. Étendons-nous, ne faisons aucun bruit, et soyons prêts à nous jeter à l’eau si c’est nécessaire…
– Je me charge de toi, Llanga», dit Max Huber.
On suivit le conseil du foreloper, et chacun se coucha sur le radeau que le courant entraînait avec une certaine rapidité. Dans cette position, peut-être y avait-il chance de ne point être aperçus par l’hippopotame.
Et ce fut un grand souffle, une sorte de grognement de porc, que tous quatre entendirent quelques instants après, quand les secousses indiquèrent qu’ils franchissaient les eaux troublées par l’énorme animal.
Il y eut quelques secondes de vive anxiété. Le radeau allait-il être soulevé par la tête du monstre ou immergé sous sa lourde masse?…
Khamis, John Cort et Max Huber ne furent rassurés qu’au moment où l’agitation des eaux eut cessé, en même temps que diminuait l’intensité du souffle dont ils avaient senti les chaudes émanations au passage. Ils se relevèrent alors et ne virent plus l’amphibie qui s’était replongé dans les basses couches du rio.
Certes, des chasseurs habitués à lutter contre l’éléphant, qui venaient de faire campagne avec la caravane d’Urdax, n’auraient pas dû s’effrayer de la rencontre d’un hippopotame. Plusieurs fois ils avaient attaqué ces animaux au milieu des marais du haut Oubanghi, mais dans des conditions plus favorables. A bord de ce fragile assemblage de planches dont la perte eût été si regrettable, on admettra leurs appréhensions, et ce fut heureux qu’ils eussent évité les attaques de la formidable bête.
Le soir, Khamis s’arrêta à l’embouchure d’un ruisseau de la rive gauche. On n’eût pu mieux choisir pour la nuit, au pied d’un bouquet de bananiers, dont les larges feuilles formaient abri. A cette place, la grève était couverte de mollusques comestibles, qui furent recueillis et mangés crus ou cuits, suivant l’espèce. Quant aux bananes, leur goût sauvage laissait à désirer. Heureusement, l’eau du ruisselet, mélangée du suc de ces fruits, fournit une boisson assez rafraîchissante.
«Tout cela serait parfait, dit Max Huber, si nous étions certains de dormir tranquillement… Par malheur, il y a ces maudits insectes qui se garderont bien de nous épargner… Faute de moustiquaire, nous nous réveillerons pointillés de piqûres!»
Et, en vérité, c’est ce qui serait arrivé si Llanga n’avait trouvé le moyen de chasser ces myriades de moustiques réunis en nuées bourdonnantes.
Il s’était éloigné en remontant le long du ruisseau, lorsque sa voix se fit entendre à courte distance.
Khamis le rejoignit aussitôt et Llanga lui montra sur la grève des tas de bouses sèches, laissées par les ruminants, antilopes, cerfs, buffles et autres, qui venaient d’habitude se désaltérer à cette place.
Or, de mêler ces bouses à un foyer flambant – ce qui produit une épaisse fumée d’une âcreté particulière – c’est le meilleur moyen et peut-être le seul d’éloigner les moustiques. Les indigènes l’emploient toutes les fois qu’ils le peuvent et s’en trouvent bien.
L’instant d’après, un gros tas s’élevait au pied des bananiers. Le feu fut ravivé avec du bois mort. Le foreloper y jeta plusieurs bouses. Un nuage de fumée se dégagea et l’air fut aussitôt nettoyé de ces insupportables insectes.
Le foyer dut être entretenu pendant toute la nuit par John Cort, Max Huber et Khamis, qui veillèrent tour à tour. Aussi, le matin venu, bien remis grâce à un bon sommeil, ils reprirent dès le petit jour la descente du rio Johausen.
Rien n’est variable comme le temps sous ce climat de l’Afrique du centre. Au ciel clair de la veille succédait un ciel grisâtre qui promettait une journée pluvieuse. Il est vrai, comme les nuages se tenaient dans les basses zones, il ne tomba qu’une pluie fine, simple poussière liquide, néanmoins fort désagréable à recevoir.
Par bonheur, Khamis avait eu une excellente idée. Ces feuilles de bananier, de l’espèce «enseté», sont peut-être les plus grandes de tout le règne végétal. Les noirs s’en servent pour la toiture de leurs paillotes. Rien qu’avec une douzaine, on pouvait établir une sorte de taud au centre du radeau, en liant leurs queues au moyen de lianes. C’est ce que le foreloper avait fait avant de partir. Les passagers se trouvaient donc à couvert contre cette pluie ténue, qui glissait sur les feuilles d’enseté.
Pendant la première partie de la journée se montrèrent quelques singes le long de la rive droite, une vingtaine de grande taille, qui semblaient enclins à reprendre les hostilités de l’avant-veille. Le plus sage était d’éviter tout contact avec eux, et on y parvint en maintenant le radeau le long de la rive gauche, moins fréquentée par les bandes de quadrumanes.
John Cort fit judicieusement observer que les relations devaient être rares entre les tribus simiennes des deux rives, puisque la communication ne s’établissait que par les ponts de branchages et de lianes, malaisément praticables même à des singes.
On «brûla» la halte de la méridienne, et, dans l’après-midi, le radeau ne s’arrêta qu’une seule fois, afin d’embarquer une antilope sassaby que John Cort avait abattue derrière un fouillis de roseaux, près d’un coude de la rivière.
A ce coude, le rio Johausen, obliquant vers le sud-est, modifiait presque à angle droit sa direction habituelle. Cela ne laissa pas d’inquiéter Khamis de se voir ainsi rejeté à l’intérieur de la forêt, alors que le terme du voyage se trouvait à l’opposé, du côté de l’Atlantique. Évidemment, on ne pouvait mettre en doute que le rio Johausen fût un tributaire de l’Oubanghi, mais d’aller chercher ce confluent à quelques centaines de kilomètres, au centre du Congo indépendant, quel immense détour! Heureusement, après une heure de navigation, le foreloper, grâce à son instinct d’orientation, – car le soleil ne se montrait pas, – reconnut que le cours d’eau reprenait sa direction première. Il était donc permis d’espérer qu’il entraînerait le radeau jusqu’à la limite du Congo français, d’où il serait aisé de gagner Libreville.
A six heures et demie, d’un vigoureux coup de godille, Khamis accosta la rive gauche, au fond d’une étroite crique, ombragée sous les larges frondaisons d’un cail-cédrat d’une espèce identique à l’acajou des forêts sénégaliennes.
Si la pluie ne tombait plus, le ciel ne s’était pas dégagé de ces brumailles dont le soleil n’avait pu percer l’épaisseur. Il n’en faudrait pas inférer que la nuit serait froide. Un thermomètre eût marqué de vingt-cinq à vingt-six degrés centigrades. Le feu pétilla bientôt entre les pierres de la crique, et ce fut uniquement pour les exigences culinaires, le rôtissage d’un quartier de sassaby. Cette fois, Llanga eût vainement cherché des mollusques afin de varier le menu, ou des bananes pour édulcorer l’eau du rio Johausen, lequel, malgré une certaine ressemblance de nom, ainsi que le fit observer Max Huber, ne rappelait en aucune façon le johannisberg de M. de Metternich. En revanche, on saurait se débarrasser des moustiques par le même procédé que la veille.
A sept heures et demie, il ne faisait pas encore nuit. Une vague clarté se reflétait dans les eaux de la rivière. A sa surface flottaient des amas de roseaux et de plantes, des troncs d’arbres, arrachés des berges.
Tandis que John Cort, Max Huber et Khamis préparaient la couchée, entassant des brassées d’herbes sèches au pied de l’arbre, Llanga allait et venait sur le bord, s’amusant à suivre cette dérive d’épaves flottantes.
En ce moment apparut en amont, à une trentaine de toises, le tronc d’un arbre de taille moyenne, pourvu de toute sa ramure. Il avait été brisé à cinq ou six pieds au-dessous de sa fourche, où la cassure était fraîche. Autour de ces branches, dont les plus basses traînaient dans l’eau, s’entortillait un feuillage assez épais, quelques fleurs, quelques fruits, toute une verdure qui avait survécu a la chute de l’arbre.
Très probablement, cet arbre avait été frappé d’un coup de foudre du dernier orage. De la place où s’implantaient ses racines, il était tombe sur la berge, puis, glissant peu à peu, dégage des roseaux, saisi par le courant, il dérivait avec les nombreux débris a la surface du rio.
De telles réflexions, il ne faudrait pas s’imaginer que Llanga les eût faites ou fût capable de les faire. Ce tronc, il ne l’aurait pas plus remarqué que les autres épaves animées du même mouvement, si son attention, n’eût été attirée d’une façon toute spéciale.
En effet, dans l’interstice des branches, Llanga crut apercevoir une créature vivante, qui faisait des gestes comme pour appeler au secours. Au milieu de la demi-obscurité, il ne put distinguer l’être en question. Etait-il d’origine animale?…
Très indécis, il allait appeler Max Huber et John Cort, lorsque se produisit un nouvel incident.
Le tronc n’était plus qu’a une quarantaine de mètres, en obliquant vers la crique, où était accosté le radeau.
A cet instant, un en retentit, – un en singulier, ou plutôt une sorte d’appel désespère, comme si quelque être humain eût demande aide et assistance. Puis, alors que le tronc passait devant la crique, cet être se précipita dans le courant avec l’évidente intention de gagner la berge.
Llanga crut reconnaître un enfant, d’une taille inférieure à la sienne. Cet enfant avait dû se trouver sur l’arbre au moment de sa chute. Savait-il nager?… Très mal dans tous les cas et pas assez pour atteindre la berge. Visiblement ses forces le trahissaient. Il se débattait, disparaissait, reparaissait, et, par intervalles, une sorte de gloussement s’échappait de ses lèvres.
Obéissant à un sentiment d’humanité, sans prendre le temps de prévenir, Llanga se jeta dans le rio, et gagna la place où l’enfant venait de s’enfoncer une dernière fois.
Aussitôt, John Cort et Max Huber, qui avaient entendu le premier cri, accoururent sur le bord de la crique. Voyant Llanga soutenir un corps à la surface de la rivière, ils lui tendirent la main pour l’aider à remonter sur la berge.
«Eh?… Llanga, s’écria Max Huber, qu’es-tu allé repêcher là?…
– Un enfant… mon ami Max… un enfant… Il se noyait…
– Un enfant?… répéta John Cort.
– Oui, mon ami John.»
Et Llanga s’agenouilla près du petit être qu’il venait de sauver assurément.
Max Huber se pencha, afin de l’observer de plus près.
«Eh!… ce n’est pas un enfant!… déclara-t-il en se relevant.
– Qu’est-ce donc?… demanda John Cort.
– Un petit singe… un rejeton de ces abominables grimaciers qui nous ont assaillis!… Et c’est pour le tirer de la noyade que tu as risqué de te noyer, Llanga?…
– Un enfant… si… un enfant!… répétait Llanga.
– Non, te dis-je, et je t’engage à l’envoyer rejoindre sa famille au fond des bois.»
Était-ce donc qu’il ne crût pas à ce qu’affirmait son ami Max, mais Llanga s’obstinait à voir un enfant dans ce petit être qui lui devait la vie, et qui n’avait pas encore repris connaissance. Aussi, n’entendant pas s’en séparer, il le souleva entre ses bras. Au total, le mieux était de le laisser faire à sa guise. Après l’avoir rapporté au campement, Llanga s’assura que l’enfant respirait encore, il le frictionna, il le réchauffa, puis il le coucha sur l’herbe sèche, attendant que ses yeux se rouvrissent.
La veillée ayant été organisée comme d’habitude, les deux amis ne tardèrent pas à s’endormir, tandis que Khamis resterait de garde jusqu’à minuit.
Llanga ne put se livrer au sommeil. Il épiait les plus légers mouvements de son protégé; étendu près de lui, il lui tenait les mains, il écoutait sa respiration… Et quelle fut sa surprise, lorsque, vers onze heures, il entendit ce mot prononcé d’une voix faible: «Ngora… ngora!» comme si cet enfant eût appelé sa mère!
La journée du 19 Mars
cette halte, on pouvait estimer à deux cents kilomètres le parcours effectué moitié à pied, moitié avec le radeau. En restait-il encore autant pour atteindre l’Oubanghi?… Non, dans l’opinion du foreloper, et cette seconde partie du voyage se ferait rapidement, à la condition que nul obstacle n’arrêtât la navigation.
On s’embarqua dès le point du jour avec le petit passager supplémentaire, dont Llanga n’avait pas voulu se séparer. Après l’avoir transporté sous le taud de feuillage, il voulut demeurer près de lui, espérant que ses yeux allaient se rouvrir.
Que ce fût un membre de la famille des quadrumanes du continent africain, chimpanzés, orangs, gorilles, mandrilles, babouins et autres, cela ne faisait pas doute dans l’esprit de Max Huber et de John Cort. Ils n’avaient même guère songé à le regarder de plus près, à lui accorder une attention particulière. Cela ne les intéressait pas autrement. Llanga l’avait sauvé, il désirait le garder, comme on garde un pauvre chien recueilli par pitié, soit! Qu’il s’en fît un compagnon, rien de mieux, et cela témoignait de son bon coeur. Après tout, puisque les deux amis avaient adopté le jeune indigène, il était bien permis à celui-ci d’adopter un petit singe. Vraisemblablement, dès qu’il trouverait l’occasion de filer sous bois, ce dernier abandonnerait son sauveur avec cette ingratitude dont les hommes n’ont point le monopole.
Il est vrai, si Llanga était venu dire à John Cort, à Max Huber, même à Khamis: «Il parle, ce singe!… Il a répété trois ou quatre fois le mot «ngora», peut-être leur attention eût-elle été éveillée, leur curiosité aussi!… Peut-être l’eussent-ils examiné avec plus de soin, ce petit animal!… Peut-être auraient-ils découvert en lui quelque échantillon d’une race inconnue jusqu’alors, celle des quadrumanes parlants?…
Mais Llanga se tut, craignant de s’être trompé, d’avoir mal entendu. Il se promit d’observer son protégé, et, si le mot «ngora» ou tout autre s’échappait de ses lèvres, il préviendrait aussitôt son ami John et son ami Max.
C’est donc une des raisons pour lesquelles il demeura sous le taud, essayant de donner un peu de nourriture à son protégé, qui semblait affaibli par un long jeûne. Sans doute, le nourrir serait malaisé, les singes étant frugivores. Or, Llanga n’avait pas un seul fruit à lui offrir, rien que de la chair d’antilope dont il ne s’accommoderait pas. D’ailleurs une fièvre assez forte ne lui eût pas permis de manger et il demeurait dans une sorte d’assoupissement.
«Et comment va ton singe?… demanda Max Huber à Llanga, lorsque celui-ci se montra, une heure après le départ.
– Il dort toujours, mon ami Max.
– Et tu tiens à le garder?…
– Oui… si vous le permettez…
– Je n’y vois aucun inconvénient, Llanga… Mais prends garde qu’il ne te griffe…
– Oh, mon ami Max!
– Il faut se défier!… C’est mauvais comme des chats, ces bêtes-là!…
– Pas celui-ci!… Il est si jeune!… Il a une petite figure si douce!…
– A propos, puisque tu veux en faire ton camarade, occupe-toi de lui donner un nom…
– Un nom?… Et lequel?…
– Jocko, parbleu!… Tous les singes s’appellent Jocko!»
Il est probable que ce nom ne convenait pas à Llanga. Il ne répondit rien et retourna auprès de son protégé.
Pendant cette matinée, la navigation fut favorisée et on n’eut point trop à souffrir de la chaleur. La couche de nuages était assez épaisse pour que le soleil ne pût la traverser. Il y avait lieu de s’en féliciter, puisque le rio Johausen coulait parfois à travers de larges clairières. Impossible de trouver abri le long des berges, où les arbres étaient rares. Le sol redevenait marécageux. Il eût fallu s’écarter d’un demi-kilomètre à droite ou à gauche pour atteindre les plus proches massifs. Ce que l’on devait craindre, c’est que la pluie ne reprît avec sa violence habituelle, mais le ciel s’en tint à des menaces.
Toutefois, si les oiseaux aquatiques volaient par bandes au-dessus du marécage, les ruminants ne s’y montraient guère, d’où vif déplaisir de Max Huber. Aux canards et aux outardes des jours précédents, il eût voulu substituer des antilopes sassabys, inyalas, waterbucks ou autres. C’est pourquoi, posté à l’avant du radeau, sa carabine prête, comme un chasseur à l’affût, fouillait-il du regard la rive dont le foreloper se rapprochait suivant le caprice du courant.
On dut se contenter des cuisses et ailes des volatiles pour le déjeuner de midi. En somme, rien d’étonnant à ce que ces survivants de la caravane du Portugais Urdax se sentissent fatigués de leur alimentation quotidienne. Toujours de la viande rôtie, bouillie ou grillée, toujours de l’eau claire, pas de fruits, pas de pain, pas de sel. Du poisson, et si insuffisamment accommodé! Il leur tardait d’arriver aux premiers établissements de l’Oubanghi, où toutes ces privations seraient vite oubliées, grâce à la généreuse hospitalité des missionnaires.
Ce jour-là, Khamis chercha vainement un emplacement favorable pour la halte. Les rives, hérissées de gigantesques roseaux, semblaient inabordables. Sur leur base, à demi détrempée, comment effectuer un débarquement? Le parcours y gagnait, d’ailleurs, puisque le radeau n’interrompit point sa marche.
On navigua ainsi jusqu’à cinq heures. Entre temps, John Cort et Max Huber causaient des incidents du voyage. Ils s’en remémoraient les divers épisodes depuis le départ de Libreville, les chasses intéressantes et fructueuses dans les régions du haut Oubanghi, les grands abattages d’éléphants, les dangers de ces expéditions, dont ils s’étaient si bien tirés pendant deux mois, puis le retour opéré sans encombre jusqu’au tertre des tamarins, les feux mouvants, l’apparition du formidable troupeau de pachydermes, la caravane attaquée, les porteurs en fuite, le chef Urdax écrasé après la chute de l’arbre, la poursuite des éléphants arrêtée sur la lisière de la grande forêt…
«Triste dénouement à une campagne si heureuse jusque-là!… conclut John Cort. Et qui sait s’il ne sera pas suivi d’un second non moins désastreux?…
– C’est possible, mais, à mon avis, ce n’est pas probable, mon cher John…
– En effet, j’exagère peut-être…
– Certes, et cette forêt n’a pas plus de mystère que vos grands bois du Far West!… Nous n’avons pas même une attaque de Peaux-Rouges à redouter!… Ici, ni nomades, ni sédentaires, ni Chiloux, ni Denkas, ni Monbouttous, ces féroces tribus qui infestent les régions du nord-est en criant: «Viande! viande!» comme de parfaits anthropophages qu’ils n’ont jamais cessé d’être!… Non, et ce cours d’eau auquel nous avons donné le nom du docteur Johausen, dont j’aurais tant désiré de retrouver la trace, ce rio, tranquille et sûr, nous conduira sans fatigues à son confluent avec l’Oubanghi…
– L’Oubanghi, mon cher Max, que nous eussions également atteint en contournant la forêt, en suivant l’itinéraire de ce pauvre Urdax, et cela dans un confortable chariot où rien ne nous eût manqué jusqu’au terme du voyage!
– Vous avez raison, John, et cela eût mieux valu!… Décidément, cette forêt est des plus banales et ne mérite pas d’être visitée!… Ce n’est qu’un bois, un grand bois, rien de plus!… Et, pourtant, elle avait piqué ma curiosité au début… Vous vous rappelez ces flammes qui éclairaient sa lisière, ces torches qui brillaient à travers les branches de ses premiers arbres!… Puis, personne!… Où diable ont pu passer ces négros?… Je me prends parfois à les chercher dans la ramure des baobabs, des bombax, des tamarins et autres géants de la famille forestière!… Non… pas un être humain…
– Max… dit en ce moment John Cort.
– John?… répondit Max Huber.
– Voulez-vous regarder dans cette direction… en aval, sur la rive gauche?…
– Quoi?… Un indigène?…
– Oui… mais un indigène à quatre pattes!… Là-bas, au-dessus des roseaux, une magnifique paire de cornes recourbées en carène…»
L’attention du foreloper venait d’être attirée de ce côté.
«Un buffle…, dit-il.
– Un buffle! répéta Max Huber en saisissant sa carabine. Voilà un fameux plat de résistance, et si je le tiens à bonne portée!…»
Khamis donna un vigoureux coup de godille. Le radeau s’approcha obliquement de la berge. Quelques instants après il ne s’en trouvait pas éloigné d’une trentaine de mètres.
«Que de beefsteaks en perspective!… murmura Max Huber, la carabine appuyée sur son genou gauche.
– A vous le premier coup, Max, lui dit John Cort, et à moi le second… s’il est nécessaire…»
Le buffle ne semblait pas disposé à quitter la place. Arrêté sous le vent, il reniflait l’air à pleines narines, sans avoir le pressentiment du danger qu’il courait. Comme on ne pouvait pas le viser au cœur, il fallait le viser à la tête, et c’est ce que fit Max Huber, dès qu’il fut assuré de le tenir dans sa ligne de mire.
La détonation retentit, la queue de l’animal tournoya en arrière des roseaux, un douloureux mugissement traversa l’espace, et non pas le meuglement habituel aux buffles, preuve qu’il avait reçu le coup mortel.
«Ça y est!» s’écria Max Huber en lançant, avec l’accent du triomphe, cette locution éminemment française.
En effet, John Cort n’eut point à doubler, ce qui économisa une seconde cartouche. La bête, tombée entre les roseaux, glissa au pied de la berge, lançant un jet de sang qui rougit le long de la rive l’eau si limpide du rio Johausen.
Afin de ne pas perdre cette superbe pièce, le radeau se dirigea vers l’endroit où le ruminant s’était abattu, et le foreloper prit ses dispositions pour le dépecer sur place afin d’en retirer les morceaux comestibles.
Les deux amis ne purent qu’admirer cet échantillon des bœufs sauvages d’Afrique, d’une taille gigantesque. Lorsque ces animaux franchissent les plaines par troupes de deux à trois cents, on se figure quelle galopade furieuse au milieu des nuages de poussière soulevés sur leur passage!
C’était un «onja», nom par lequel le désignent les indigènes, un taureau solitaire, plus grand que ses congénères de l’Europe, le front plus étroit, le mufle plus allongé, les cornes plus comprimées. Si la peau de l’onja sert à fabriquer des buffleteries d’une solidité supérieure, si ses cornes fournissent la matière des tabatières et des peignes, si ses poils rudes et noirs sont employés à rembourrer les chaises et les selles, c’est avec ses filets, ses côtelettes, ses entrecôtes qu’on obtient une nourriture aussi savoureuse que fortifiante, qu’il s’agisse des buffles de l’Asie, de l’Afrique, ou du buffle de l’Amérique. En somme, Max Huber avait eu là un coup heureux. A moins qu’un onja ne tombe sous la première balle, il est terrible quand il fonce sur le chasseur.
Sa hachette et son couteau aidant, Khamis procéda à l’opération du dépeçage, à laquelle ses compagnons durent l’aider de leur mieux. Il ne fallait pas charger le radeau d’un poids inutile, et vingt kilogrammes de cette chair appétissante devaient suffire à l’alimentation pendant plusieurs jours.
Or, tandis que s’accomplissait ce haut fait, Llanga, si curieux d’ordinaire des choses qui intéressaient son ami Max et son ami John, était resté sous le taud, et voici pour quel motif.
Au bruit de la détonation produite par la carabine, le petit être s’était tiré de son assoupissement. Ses bras avaient fait un léger mouvement. Si ses paupières ne s’étaient pas relevées, du moins, de sa bouche entr’ouverte, de ses lèvres décolorées s’était de nouveau échappé l’unique mot que Llanga eût surpris jusqu’alors:
«Ngora… ngora!»
Cette fois, Llanga ne se trompait pas. Le mot arrivait bien à son oreille, avec une articulation singulière et une sorte de grasseyement provoqué par l’r de «ngora».
Ému par l’accent douloureux de cette pauvre créature, Llanga prit sa main brûlante d’une fièvre qui durait depuis la veille. Il remplit la tasse d’eau fraîche, il essaya de lui en verser quelques gouttes dans la bouche sans y parvenir. Les mâchoires, aux dents d’une blancheur éclatante, ne se desserrèrent pas. Llanga, mouillant alors un peu d’herbe sèche, bassina délicatement les lèvres du petit et cela parut lui faire du bien. Sa main pressa faiblement celle qui la tenait, et le mot «ngora» fut encore prononcé.
Et, qu’on ne l’oublie pas, ce mot, d’origine congolaise, les indigènes l’emploient pour désigner la mère… Est-ce donc que ce petit être appelait la sienne?…
La sympathie de Llanga se doublait d’une pitié bien naturelle, à la pensée que ce mot allait peut-être se perdre dans un dernier soupir!… Un singe?… avait dit Max Huber. Non! ce n’était pas un singe!… Voilà ce que Llanga, dans son insuffisance intellectuelle, n’aurait pu s’expliquer.
Il demeura ainsi pendant une heure, tantôt caressant la main de son protégé, tantôt lui imbibant les lèvres, et il ne le quitta qu’au moment où le sommeil l’eut assoupi de nouveau.
Alors, Llanga, se décidant à tout dire, vint rejoindre ses amis, tandis que le radeau, repoussé de la berge, retombait dans le courant.
«Eh bien, redemanda Max Huber en souriant, comment va ton singe?…»
Llanga le regarda, comme s’il eût hésité à répondre. Puis, posant sa main sur le bras de Max Huber:
«Ce n’est pas un singe…, dit-il.
– Pas un singe?… répéta John Cort.
– Allons, il est entêté notre Llanga!… reprit Max Huber. Voyons! tu t’es mis dans la tête que c’était un enfant comme toi?…
– Un enfant… pas comme moi… mais un enfant…
– Écoute, Llanga, reprit John Cort, et plus sérieusement que son compagnon, tu prétends que c’est un enfant?…
– Oui… il a parlé… cette nuit.
– Il a parlé?…
– Et il vient de parler tout à l’heure…
– Et qu’a-t-il dit, ce petit prodige?… demanda Max Huber.
– Il a dit «ngora»…
– Quoi!… ce mot que j’avais entendu?… s’écria John Cort qui ne cacha pas sa surprise.
– Oui… «ngora», affirma le jeune indigène.
Il n’y avait que deux hypothèses: ou Llanga avait été dupe d’une illusion, ou il avait perdu la tête.
«Vérifions cela, dit John Cort, et, pourvu que cela soit vrai, ce sera tout au moins de l’extraordinaire, mon cher Max!»
Tous deux pénétrèrent sous le taud et examinèrent le petit dormeur.
Certes, à première vue, on aurait pu affirmer qu’il devait être de race simienne. Ce qui frappa tout d’abord John Cort, c’est qu’il se trouvait en présence non d’un quadrumane, mais d’un bimane. Or, depuis les dernières classifications généralement admises de Blumenbach, on sait que seul l’homme appartient à cet ordre dans le règne animal. Cette singulière créature ne possédait que deux mains, alors que tous les singes, sans exception, en ont quatre, et ses pieds paraissaient conformés pour la marche, n’étant point préhensifs, comme ceux des types de la race simienne.
John Cort, en premier lieu, le fit remarquer à Max Huber.
«Curieux… très curieux!» répliqua celui-ci.
Quant à la taille de ce petit être, elle ne dépassait pas soixante-quinze centimètres. Il semblait, d’ailleurs, dans son enfance et ne pas avoir plus de cinq à six ans. Sa peau, dépourvue de poils, présentait un léger duvet roux. Sur son front, son menton, ses joues, aucune apparence de système pileux, qui ne foisonnait que sur sa poitrine, les cuisses et les jambes. Ses oreilles se terminaient par une chair arrondie et molle, différentes de celles des quadrumanes, lesquelles sont dépourvues de lobules. Ses bras ne s’allongeaient pas démesurément. La nature ne l’avait point gratifié du cinquième membre, commun à la plupart des singes, cette queue qui leur sert au tact et à la préhension. Il avait la tête de forme ronde, l’angle facial d’environ quatre-vingts degrés, le nez épaté, le front peu fuyant. Si ce n’étaient pas des cheveux qui garnissaient son crâne, c’était du moins une sorte de toison analogue à celle des indigènes de l’Afrique centrale. Évidemment, ce type se réclamait plus de l’homme que du singe par sa conformation générale, et très probablement aussi par son organisation interne.
A quel degré d’étonnement arrivèrent Max Huber et John Cort, on l’imaginera, en présence d’un être absolument nouveau qu’aucun anthropologiste n’avait jamais observé, et qui, en somme, paraissait tenir le milieu entre l’humanité et l’animalité!
Et puis, Llanga avait affirmé qu’il parlait, – à moins que le jeune indigène n’eût pris pour un mot articulé ce qui n’était qu’un cri ne répondant point à une idée quelconque, un cri dû à l’instinct, non à l’intelligence.
Les deux amis restaient silencieux, espérant que la bouche du petit s’entr’ouvrirait, tandis que Llanga continuait de lui bassiner le front et les tempes. Sa respiration, cependant, était moins haletante, sa peau moins chaude, et l’accès de fièvre touchait à son terme. Enfin ses lèvres se détendirent légèrement.
«Ngora… ngora!…» répéta-t-il.
«Par exemple, s’écria Max Huber, voilà bien qui passe toute raison!»
Et ni l’un ni l’autre ne voulaient croire à ce qu’ils venaient d’entendre.
Quoi! cet être quel qu’il fût, qui n’occupait certainement pas le degré supérieur de l’échelle animale, possédait le don de la parole!… S’il n’avait prononcé jusqu’alors que ce seul mot de la langue congolaise, n’était-il pas à supposer qu’il en employait d’autres, qu’il avait des idées, qu’il savait les traduire par des phrases?…
Ce qu’il y avait à regretter, c’était que ses yeux ne s’ouvrissent pas, qu’on ne pût y chercher ce regard où la pensée se reflète et qui répond à tant de choses. Mais ses paupières restaient fermées, et rien n’indiquait qu’elles fussent prêtes à se relever…
Cependant, John Cort, penché sur lui, épiait les mots pu les cris qui auraient pu lui échapper. Il soutenait sa tête sans qu’il se réveillât, et quelle fut sa surprise, quand il vit un cordon enroulé autour de ce petit cou.
Il fit glisser ce cordon, fait d’une tresse de soie, afin de saisir le nœud d’attache, et presque aussitôt il disait: «Une médaille!…
– Une médaille?…» répéta Max Huber.
John Cort dénoua le cordon.
Oui! une médaille en nickel, grande comme un sou, avec un nom gravé d’un côté, un profil gravé de l’autre.
Le nom, c’était celui de Johausen; le profil, c’était celui du docteur.
«Lui!… s’écria Max Huber, et ce gamin, décoré de l’ordre du professeur allemand, dont nous avons retrouvé la cage vide!»
Que ces médailles eussent été répandues dans la région du Cameroun, rien d’étonnant à cela, puisque le docteur Johausen en avait maintes fois distribué aux Congolaises et aux Congolais. Mais qu’un insigne de ce genre fût attaché précisément au cou de cet étrange habitant de la forêt de l’Oubanghi…
«C’est fantastique, déclara Max Huber, et, à moins que ces mi-singes mi-hommes n’aient volé cette médaille dans la caisse du docteur…
– Khamis?…» appela John Cort.
S’il appelait le foreloper, c’était pour le mettre au courant de ces choses extraordinaires, et lui demander ce qu’il pensait de cette découverte.
Mais, au même moment, se fit entendre la voix du foreloper, qui criait:
«Monsieur Max… monsieur John!…»
Les deux jeunes gens sortirent du taud et s’approchèrent de Khamis.
«Écoutez», dit celui-ci.
A cinq cents mètres en aval, la rivière obliquait brusquement vers la droite par un coude où les arbres réapparaissaient en épais massifs. L’oreille, tendue dans cette direction, percevait un mugissement sourd et continu, qui ne ressemblait en rien à des beuglements de ruminants ou des hurlements de fauves. C’était une sorte de brouhaha qui s’accroissait à mesure que le radeau gagnait de ce côté…
«Un bruit suspect… dit John Cort.
– Et dont je ne reconnais pas la nature, ajouta Max Huber.
– Peut-être existe-t-il là-bas une chute ou un rapide?… reprit le foreloper. Le vent souffle du sud, et je sens que l’air est tout mouillé!»
Khamis ne se trompait pas. A la surface du rio passait comme une vapeur liquide qui ne pouvait provenir que d’une violente agitation des eaux.
Si la rivière était barrée par un obstacle, si la navigation allait être interrompue, cela constituait une éventualité assez grave pour que Max Huber et John Cort ne songeassent plus à Llanga ni à son protégé.
Le radeau dérivait avec une certaine rapidité, et, au delà du tournant, on serait fixé sur les causes de ce lointain tumulte.
Le coude franchi, les craintes du foreloper ne furent que trop justifiées.
A cent toises environ, un entassement de roches noirâtres formait barrage d’une rive à l’autre, sauf à son milieu, où les eaux se précipitaient en le couronnant d’écume. De chaque côté, elles venaient se heurter contre une digue naturelle et, à certains endroits, bondissaient par-dessus. C’était, à la fois, le rapide au centre, la chute latéralement. Si le radeau ne ralliait pas l’une des berges, si on ne parvenait pas à l’y fixer solidement, il serait entraîné et se briserait contre le barrage, à moins qu’il ne chavirât dans le rapide.
Tous avaient gardé leur sang-froid. D’ailleurs, pas un instant à perdre, car la vitesse du courant s’accentuait.
«A la berge… à la berge!» cria Khamis.
Il était alors six heures et demie, et, par ce temps brumeux, le crépuscule ne laissait déjà plus qu’une douteuse clarté, qui ne permettait guère de distinguer les objets.
Cette difficulté, ajoutée à tant d’autres, compliquait la manœuvre.
Ce fut en vain que Khamis essaya de diriger le radeau vers la berge. Ses forces n’y suffisaient pas. Max Huber se joignit à lui afin de résister au courant qui portait en droite ligne vers le centre du barrage. A deux, ils obtinrent un certain résultat, et auraient réussi à sortir de cette dérive, si la godille ne se fût rompue.
«Soyons prêts à nous jeter sur les roches, avant d’être engagés dans le rapide… commanda Khamis.
– Pas autre chose à faire!» répondit John Cort.
A tout ce bruit, Llanga venait de quitter le taud. Il regarda, il comprit le danger… Au lieu de songer à lui, il songea à l’autre, au petit. Il vint le prendre dans ses bras, et s’agenouilla à l’arrière.
Une minute après, le radeau était repris par le rapide. Toutefois, peut-être ne heurterait-il pas le barrage et descendrait-il sans chavirer?…
La mauvaise chance l’emporta, et ce fut contre un des rochers de gauche que le fragile appareil butta avec une violence extrême. En vain Khamis et ses compagnons essayèrent-ils de s’accrocher au barrage, sur lequel ils parvinrent à lancer la caisse de cartouches, les armes, les ustensiles…
Tous furent précipités dans le tourbillon à l’instant où s’écrasait le radeau, dont les débris disparurent en aval au milieu des eaux mugissantes.
Sous bois
e lendemain, trois hommes étaient étendus près d’un foyer dont les derniers charbons achevaient de se consumer. Vaincus par la fatigue, incapables de résister au sommeil, après avoir repris leurs vêtements sèches devant ce feu, ils s’étaient endormis.
Quelle heure était-il et même faisait-il jour ou faisait-il nuit?… Aucun d’eux ne l’eût pu dire. Cependant, à supputer le temps écoulé depuis la veille, il semblait bien que le soleil dût être au-dessus de l’horizon. Mais dans quelle direction se plaçait l’est?… Cette demande, si elle eût été faite, fût restée sans réponse.
Ces trois hommes étaient-ils donc au fond d’une caverne, en un lieu impénétrable à la lumière diurne?…
Non, autour d’eux se pressaient des arbres en si grand nombre qu’ils arrêtaient le regard à la distance de quelques mètres. Même pendant la flambée, entre les énormes troncs et les lianes qui se tendaient de l’un à l’autre, il eût été impossible de reconnaître un sentier praticable à des piétons. La ramure inférieure plafonnait à une cinquantaine de pieds seulement. Au-dessus, si dense était le feuillage, jusqu’à l’extrême cime, que ni la clarté des étoiles ni les rayons du soleil ne passaient au travers. Une prison n’aurait pas été plus obscure, ses murs n’eussent pas été plus infranchissables, et ce n’était pourtant qu’un des sous-bois de la grande forêt.
Dans ces trois hommes, on eût reconnu John Cort, Max Huber et Khamis.
Par quel enchaînement de circonstances se trouvaient-ils en cet endroit?… Ils l’ignoraient. Après la dislocation du radeau contre le barrage, n’ayant pu se retenir aux roches, ils avaient été précipités dans les eaux du rapide, et ne savaient rien de ce qui avait suivi cette catastrophe. A qui le foreloper et ses compagnons devaient-ils leur salut?… Qui les avait transportés jusqu’à cet épais massif avant qu’ils eussent repris connaissance?…
Par malheur, tous n’avaient pas échappé à ce désastre. L’un d’eux manquait, l’enfant adoptif de John Cort et de Max Huber, le pauvre Llanga, et aussi le petit être qu’il avait sauvé une première fois… Et qui sait si ce n’était pas en voulant le sauver une seconde qu’il avait péri avec lui?…
Maintenant, Khamis, John Cort, Max Huber, ne possédaient ni munitions ni armes, aucun ustensile, sauf leurs couteaux de poche et la hachette, que le foreloper portait à sa ceinture. Plus de radeau, et d’ailleurs de quel côté se fussent-ils dirigés pour rencontrer le cours du rio Johausen?…
Et la question de nourriture, comment la résoudre? Les produits de la chasse allaient faire défaut?… Khamis, John Cort et Max Huber en seraient-ils réduits aux racines, aux fruits sauvages, insuffisantes ressources et très problématiques?… N’était-ce pas la perspective de mourir de faim à bref délai?…
Délai de deux ou trois jours, toutefois, car l’alimentation serait du moins assurée pour ce laps de temps. Ce qui restait du buffle avait été déposé en cet endroit. Après s’en être partagé les quelques tranches déjà cuites, ils s’étaient endormis autour de ce feu prêt à s’éteindre.
John Cort se réveilla le premier au milieu d’une obscurité que la nuit n’aurait pas rendue plus profonde. Ses yeux s’accoutumant à ces ténèbres, il aperçut vaguement Max Huber et Khamis couchés au pied des arbres. Avant de les tirer de leur sommeil, il alla ranimer le foyer en rapprochant les bouts de tisons qui brûlaient sous la cendre. Puis il ramassa une brassée de bois mort, d’herbes sèches, et bientôt une flamme pétillante jeta ses lueurs sur le campement.
«A présent, dit John Cort, avisons à sortir de là, mais comment?…»
Le pétillement du foyer ne tarda pas à réveiller Max Huber et Khamis. Ils se relevèrent presque au même instant. Le sentiment de la situation leur revint, et ils firent ce qu’il y avait à faire: ils tinrent conseil.
«Où sommes-nous?… demanda Max Huber.
– Où l’on nous a transportés, répondit John Cort, et j’entends par la que nous ne savons rien de ce qui s’est passé depuis…
– Depuis une nuit et un jour peut-être…, ajouta Max Huber. Est-ce hier que notre radeau s’est brisé contre le barrage?… Khamis, avez-vous quelque idée à ce sujet?…»
Pour toute réponse, le foreloper se contenta de secouer la tête. Impossible de déterminer le compte du temps écoulé, ni de dire dans quelles conditions s’était effectué le sauvetage.
«Et Llanga?… demanda John Cort. Il a certainement péri puisqu’il n’est pas avec nous!… Ceux qui nous ont sauvés n’ont pu le retirer du rapide…
– Pauvre enfant! soupira Max Huber, il avait pour nous une si vive affection!… Nous l’aimions… nous lui aurions fait une existence si heureuse!… L’avoir arraché aux mains de ces Denkas, et maintenant… Pauvre enfant!»
Les deux amis n’eussent pas hésité à risquer leur vie pour Llanga… Mais, eux aussi, ils avaient été bien près de périr dans le tourbillon, et ils ignoraient à qui était dû leur salut…
Inutile d’ajouter qu’ils ne songeaient plus à la singulière créature recueillie par le jeune indigène, et qui s’était noyée avec lui, sans doute. Bien d’autres questions les préoccupaient à cette heure, – questions autrement graves que ce problème d’anthropologie relatif à un type moitié homme et moitié singe.
John Cort reprit:
«Lorsque je fais appel à ma mémoire, je ne me rappelle plus rien des faits qui ont suivi la collision contre le barrage… Un peu avant, il m’a semblé voir Khamis debout, lançant les armes et les ustensiles sur les roches…
– Oui, dit Khamis, et assez heureusement pour que ces objets ne soient pas tombés dans le rio… Ensuite…
– Ensuite, déclara Max Huber, au moment où nous avons été engloutis, j’ai cru… oui… j’ai cru apercevoir des hommes…
– Des hommes… en effet…, répondit vivement John Cort, des indigènes qui en gesticulant, en criant, se précipitèrent vers le barrage…
– Vous avez vu des indigènes?… demanda le foreloper, très surpris.
– Une douzaine environ, affirma Max Huber, et ce sont eux, suivant toute probabilité, qui nous ont retirés du rio…
– Puis, ajouta John Cort, sans que nous eussions repris connaissance, ils nous ont transportés en cet endroit… avec ce reste de provisions… Enfin, après avoir allumé ce feu, ils se sont hâtés de disparaître…
– Et ont même si bien disparu, ajouta Max Huber, que nous n’en retrouvons pas trace!… C’est montrer qu’ils tenaient peu à notre gratitude…
– Patience, mon cher Max, répliqua John Cort, il est possible qu’ils soient autour de ce campement… Comment admettre qu’ils nous y eussent conduits pour nous abandonner ensuite?…
– Et en quel lieu!… s’écria Max Huber. Qu’il y ait dans cette forêt de l’Oubanghi des fourrés si épais, cela passe l’imagination!… Nous sommes en pleine obscurité…
– D’accord… mais fait-il jour?…» observa John Cort.
Cette question ne tarda pas à se résoudre affirmativement. Si opaque que fût le feuillage, on percevait au-dessus de la cime des arbres, hauts de cent à cent cinquante pieds, les vagues lueurs de l’espace. Il ne paraissait pas douteux que le soleil, en ce moment, éclairât l’horizon. Les montres de John Cort et de Max Huber, trempées des eaux du rio, ne pouvaient plus indiquer l’heure. Il faudrait donc s’en rapporter à la position du disque solaire, et encore ne serait-ce possible que si ses rayons pénétraient à travers les ramures.
Tandis que les deux amis échangeaient ces diverses questions auxquelles ils ne savaient comment répondre, Khamis les écoutait sans prononcer une parole. Il s’était relevé, il parcourait l’étroite place que ces énormes arbres laissaient libre, entourée d’une barrière de lianes et de sizyphus épineux. En même temps, il cherchait à découvrir un coin de ciel dans l’intervalle des branches; il tentait de retrouver en lui ce sens de l’orientation qui n’aurait jamais occasion pareille de s’exercer utilement. S’il avait déjà traversé les bois du Congo ou du Cameroun, il ne s’était pas engagé à travers des régions si impénétrables. Cette partie de la grande forêt ne pouvait être comparée à celle que ses compagnons et lui avaient franchie depuis la lisière jusqu’au rio Johausen. A partir de ce point, ils étaient généralement dirigés vers le sud-ouest. Mais de quel côté était maintenant le sud-ouest, et l’instinct de Khamis le fixerait-il à cet égard?…
Au moment où John Cort, devinant son hésitation, allait l’interroger, ce fut lui qui demanda:
«Monsieur Max, vous êtes certain d’avoir aperçu des indigènes près du barrage?…
– Très certain, Khamis, au moment où le radeau se fracassait contre les roches.
– Et sur quelle rive?…
– Sur la rive gauche.
– Vous dites bien la rive gauche?…
– Oui… la rive gauche.
– Nous serions donc à l’est du rio?…
– Sans doute, et, par conséquent, ajouta John Cort, dans la partie la plus profonde de la forêt… Mais à quelle distance du rio Johausen?…
– Cette distance ne peut être considérable, déclara Max Huber. L’estimer à quelques kilomètres, ce serait exagérer. Il est inadmissible que nos sauveteurs, quels qu’ils soient, nous aient transportés loin…
– Je suis de cet avis, affirma Khamis, le rio ne peut pas être éloigné… aussi avons-nous intérêt à le rejoindre, puis à reprendre notre navigation au-dessous du barrage, dès que nous aurons construit un radeau…
– Et comment vivre jusque-là, puis pendant la descente vers l’Oubanghi?… objecta Max Huber. Nous n’avons plus les ressources de la chasse…
– En outre, fit remarquer John Cort, de quel côté chercher le rio Johausen?… Que nous ayons débarqué sur la rive gauche, je l’accorde… Mais, avec l’impossibilité de s’orienter, peut-on affirmer que le rio soit dans une direction plutôt que dans une autre?…
– Et d’abord, demanda Max Huber, par où, s’il vous plaît, sortir de ce fourré?…
– Par là», répondit le foreloper.
Et il montrait une déchirure du rideau de lianes à travers laquelle ses compagnons et lui avaient dû être introduits en cet endroit. Au-delà se dessinait une sente obscure et sinueuse qui semblait praticable.
Où cette sente conduisait-elle?… Était-ce au rio?… Rien de moins certain… Ne se croisait-elle pas avec d’autres?… Ne risquait-on pas de s’égarer dans ce labyrinthe?… D’ailleurs, avant quarante-huit heures, ce qui restait du buffle serait dévoré… Et après?… Quant à étancher sa soif, les pluies étaient assez fréquentes pour écarter toute crainte à cet égard.
«Dans tous les cas, observa John Cort, ce n’est pas en prenant racine ici que l’on se tirera d’embarras, et il faut au plus tôt quitter la place…
– Mangeons d’abord», dit Max Huber.
Environ un kilogramme de viande fut partagé en trois parts, et chacun dut se contenter de ce mince repas!…
«Et dire, reprit Max Huber, que nous ne savons même pas si c’est un déjeuner ou un dîner…
– Qu’importé! répliqua John Cort, l’estomac n’a que faire de ces distinctions…
– Soit, mais il a besoin de boire, l’estomac, et quelques gouttes du rio Johausen, je les accueillerais comme le meilleur cru des vins de France!…»
Tandis qu’ils mangeaient, ils étaient redevenus silencieux. De cette obscurité se dégageait une vague impression d’inquiétude et de malaise. L’atmosphère, imprégnée des senteurs humides du sol, s’alourdissait sous ce dôme de feuillage. En ce milieu qui semblait même impropre au vol des oiseaux, pas un cri, pas un chant, pas un battement d’aile. Parfois le bruit sec d’une branche morte dont la chute s’amortissait au contact du tapis de mousses spongieuses étendu d’un tronc à l’autre. Par instants, aussi, un sifflement aigu, puis le froufrou entre les feuilles sèches d’un de ces serpenteaux des brousses, longs de cinquante à soixante centimètres, heureusement inoffensifs. Quant aux insectes, ils bourdonnaient comme d’habitude et n’avaient point épargné leurs piqûres.
Le repas achevé, tous trois se levèrent.
Après avoir ramassé le morceau de buffle, Khamis se dirigea vers le passage que laissaient entre elles les lianes.
En cet instant, à plusieurs reprises et d’une voix forte, Max Huber jeta cet appel:
«Llanga!… Llanga!… Llanga!…»
Ce fut en vain, et aucun écho ne renvoya le nom du jeune indigène.
«Partons», dit le foreloper.
Et il prit les devants.
A peine avait-il mis le pied sur la sente qu’il s’écria:
«Une lumière!…»
Max Huber et John Cort s’avancèrent vivement.
«Les indigènes?… dit l’un.
– Attendons!» répondit l’autre.
La lumière – très probablement une torche enflammée – apparaissait en direction de la sente à quelques centaines de pas. Elle n’éclairait la profondeur du bois que dans un faible rayon, piquant de vives lueurs le dessous des hautes ramures.
Ou se dirigeait celui qui portait cette torche?… Était-il seul?… Y avait-il lieu de craindre une attaque, ou était-ce un secours qui arrivait?…
Khamis et les deux amis hésitaient à s’engager plus avant dans la forêt.
Deux ou trois minutes s’écoulèrent.
La torche ne s’était pas déplacée.
Quant à supposer que cette lueur fût celle d’un feu follet, non assurément, étant donnée sa fixité.
«Que faire?… demanda John Cort.
– Marcher vers cette lumière, puisqu’elle ne vient pas à nous, répondit Max Huber.
– Allons», dit Khamis.
Le foreloper remonta la sente de quelques pas. Aussitôt la torche de s’éloigner. Le porteur s’était-il donc aperçu que ces trois étrangers venaient de se mettre en mouvement?… Voulait-on éclairer leur marche sous ces obscurs massifs de la forêt, les ramener vers le rio Johausen ou tout autre cours d’eau tributaire de l’Oubanghi?…
Ce n’était pas le cas de temporiser. Il fallait d’abord suivre cette lumière, puis tenter de reprendre la route vers le sud-ouest. Et les voici suivant l’étroit sentier, sur un sol dont les herbes étaient refoulées depuis longtemps, les lianes rompues, les broussailles écartées par le passage des hommes ou des animaux.
Sans parler des arbres que Khamis et ses compagnons avaient déjà rencontrés, il en était d’autres d’espèce plus rare, tel le «gura crépitans» à fruits explosibles, qui ne s’était encore trouvé qu’en Amérique dans la famille des euphorbiacées, dont l’écorce tendre renferme une substance laiteuse, et dont la noix éclate à grand bruit en lançant au loin sa semence; tel le «tsofar», l’arbre siffleur, entre les branches duquel le vent sifflait comme à travers une fente, et qui n’avait été signalé que dans les forêts nubiennes.
John Cort, Max Huber et Khamis marchèrent ainsi pendant trois heures environ, et, lorsqu’ils firent halte après cette première étape, la lumière s’arrêta au même instant…
«Décidément, c’est un guide, déclara Max Huber, un guide d’une parfaite complaisance!… Si nous savions seulement où il nous mène…
– Qu’il nous sorte de ce labyrinthe, répondit John Cort, et je ne lui en demande pas davantage!… Eh bien, Max, tout cela, est-ce assez extraordinaire?…
– Assez… en effet!…
– Pourvu que cela ne le devienne pas trop, cher ami!» ajouta John Cort.
Pendant l’après-midi, le sinueux sentier ne cessa de courir sous les frondaisons de plus en plus opaques. Khamis se tenait en tête, ses compagnons derrière lui, en file indienne, car il n’y avait passage que pour une seule personne. S’ils pressaient parfois le pas, afin de se rapprocher de leur guide, celui-ci, pressant également le sien, maintenait invariablement sa distance.
Vers six heures du soir, d’après l’estime, quatre à cinq lieues avaient dû être franchies depuis le départ. Cependant, l’intention de Khamis, en dépit de la fatigue, était de suivre la lumière, tant qu’elle se montrerait, et il allait se remettre en marche, lorsqu’elle s’éteignit soudain.
«Faisons halte, dit John Cort. C’est évidemment une indication qui nous est donnée…
– Ou plutôt un ordre, observa Max Huber.
– Obéissons donc, répliqua le foreloper, et passons la nuit en cet endroit.
– Mais demain, ajouta John Cort, la lumière va-t-elle reparaître?…»
C’était la question.
Tous trois s’étendirent au pied d’un arbre. On se partagea un morceau de buffle, et, heureusement, il fut possible de se désaltérer à un petit filet liquide qui serpentait sous les herbes. Bien que les pluies fussent fréquentes dans cette région forestière, il n’était pas tombé une seule goutte d’eau depuis quarante-huit heures.
«Qui sait même, remarqua John Cort, si notre guide n’a pas précisément choisi cet endroit parce que nous y trouverions à nous désaltérer?…
– Délicate attention», avoua Max Huber, en puisant un peu de cette eau fraîche au moyen d’une feuille roulée en cornet.
Quelque inquiétante que fût la situation, la lassitude l’emporta, le sommeil ne se fit pas attendre. Mais John Cort et Max Huber ne s’endormirent pas sans avoir parlé de Llanga… Le pauvre enfant! S’était-il noyé dans le rapide?… S’il avait été sauvé, pourquoi ne l’avait-on pas revu?… Pourquoi n’avait-il pas rejoint ses deux amis, John et Max?…
Lorsque les dormeurs se réveillèrent, une faible lueur, perçant les branchages, indiqua qu’il faisait jour. Khamis crut pouvoir conclure qu’ils avaient suivi la direction de l’est. Par malheur, c’était aller du mauvais côté… En tout cas, il n’y avait qu’à reprendre la route.
«Et la lumière?… dit John Cort.
– La voici qui reparaît, répondit Khamis.
– Ma foi, s’écria Max Huber, c’est l’étoile des rois Mages… Toutefois elle ne nous conduit pas vers l’occident, et quand arriverons-nous à Bethléem?…»
Aucune aventure ne marqua cette journée du 22 mars. La torche lumineuse ne cessa de guider la petite troupe toujours en direction de l’est.
De chaque côté de la sente, la futaie paraissait impénétrable, des troncs serrés les uns contre les autres, un inextricable entrelacement de broussailles. Il semblait que le foreloper et ses compagnons fussent engagés à travers un interminable boyau de verdure. Sur plusieurs points cependant, quelques sentiers, non moins étroits, coupaient celui que choisissait le guide, et, sans lui, Khamis n’aurait su lequel prendre.
Pas un seul ruminant ne fut aperçu, et comment des animaux de grande taille se seraient-ils aventurés jusque-là? Plus de ces passées dont le foreloper avait profité avant d’atteindre les rives du rio Johausen.
Aussi, lors même que les deux chasseurs auraient eu leurs fusils, combien inutiles, puisqu’il ne se présentait pas une seule pièce de gibier!
C’était donc avec une appréhension très justifiée que John Cort, Max Huber et le foreloper voyaient leur nourriture presque entièrement épuisée. Encore un repas, et il ne resterait plus rien. Et si, le lendemain, ils n’étaient pas arrivés à destination, c’est-à-dire au terme de cet extraordinaire cheminement à la suite de cette mystérieuse lumière, que deviendraient-ils?…
Comme la veille, la torche s’éteignit vers le soir, et, comme la précédente, cette nuit se passa sans trouble.
Lorsque John Cort se releva le premier, il réveilla ses compagnons en s’écriant:
«On est venu ici pendant que nous dormions!»
En effet, un feu était allumé, quelques charbons ardents formaient braise, et un morceau d’antilope pendait à la basse branche d’un acacia au-dessus d’un petit ruisseau.
Cette fois, Max Huber ne fit pas même entendre une exclamation de surprise.
Ni ses compagnons ni lui ne voulaient discuter les étrangetés de cette situation, ce guide inconnu qui les conduisait vers un but non moins inconnu, ce génie de la grande forêt dont ils suivaient les traces depuis l’avant-veille…
La faim se faisant vivement sentir, Khamis fit griller le morceau d’antilope, qui suffirait pour les deux repas de midi et du soir.
A ce moment, la torche redonna le signal du départ.
Marche reprise et dans les mêmes conditions. Toutefois, l’après-midi, on put constater que l’épaisseur de la futaie diminuait peu à peu. Le jour y pénétrait davantage, tout au moins à travers la cime des arbres. Pourtant, il fut encore impossible de distinguer l’être quelconque qui cheminait en avant.
Ainsi que la veille, de cinq à six lieues, toujours à l’estime, furent franchies pendant cette journée. Depuis le rio Johausen, le parcours pouvait être d’une soixantaine de kilomètres.
Ce soir-là, à l’instant où s’éteignit la torche, Khamis, John Cort et Max Huber s’arrêtèrent. Il faisait nuit, sans doute, car une obscurité profonde enveloppait ce massif. Très fatigués de ces longues étapes, après avoir achevé le morceau d’antilope, après s’être désaltérés d’eau fraîche, tous trois s’étendirent au pied d’un arbre et s’endormirent…
Et – en rêve assurément – est-ce que Max Huber ne crut pas entendre le son d’un instrument qui jouait au-dessus de sa tête la valse si connue du Freyschutz de Weber!…
Le village aérien
e lendemain, à leur réveil, le foreloper et ses compagnons observaient, non sans grande surprise, que l’obscurité était plus profonde encore en cette partie de la forêt. Faisait-il jour?… ils n’auraient pu l’affirmer. Quoi qu’il en soit, la lumière qui les guidait depuis soixante heures ne reparaissait pas. Donc nécessité d’attendre qu’elle se montrât pour reprendre la marche.
Toutefois, une remarque fut faite par John Cort – remarque dont ses compagnons et lui déduisirent aussitôt certaines conséquences:
«Ce qui est à noter, dit-il, c’est que nous n’avons point eu de feu ce matin et personne n’est venu pendant notre sommeil nous apporter notre ordinaire…
– C’est d’autant plus regrettable, ajouta Max Huber, qu’il ne reste plus rien…
– Peut-être, reprit le foreloper, cela indique-t-il que nous sommes arrivés…
– Où?… demanda John Cort.
– Où l’on nous conduisait, mon cher John!»
C’était une réponse qui ne répondait pas; mais le moyen d’être plus explicite?…
Autre remarque: si la forêt était plus obscure, il ne semblait pas qu’elle fût plus silencieuse. On entendait comme une sorte de bourdonnement aérien, une rumeur désordonnée, qui venait des ramures supérieures. En regardant, Khamis, Max Huber et John Cort distinguaient vaguement comme un large plafond étendu à une centaine de pieds au-dessus du sol.
Nul doute, il existait à cette hauteur un prodigieux enchevêtrement de branches, sans aucun interstice par lequel se fût glissée la clarté du jour. Une toiture de chaume n’aurait pas été plus impénétrable à la lumière. Cette disposition expliquait l’obscurité qui régnait sous les arbres.
A l’endroit où tous les trois avaient campé cette nuit-là, la nature du sol était très modifiée. Plus de ces ronces entremêlées, de ces sizyphus épineux qui l’obstruaient en dehors de la sente. Une herbe presque rase, et aucun ruminant n’eût pu «y tondre la largeur de sa langue». Que l’on se figure une prairie dont ni les pluies ni les sources n’arroseraient jamais la surface.
Les arbres, laissant entre eux des intervalles de vingt à trente pieds, ressemblaient aux bas piliers d’une substruction colossale et leurs ramures devaient couvrir une aire de plusieurs milliers de mètres superficiels.
Là, en effet, s’aggloméraient ces sycomores africains dont le tronc se compose d’une quantité de tiges soudées entre elles; des bombax au fût symétrique, aux racines gigantesques et d’une taille supérieure à celle de leurs congénères; des baobabs, reconnaissables à la forme de courge qu’ils prennent à leur base, d’une circonférence de vingt à trente mètres, et que surmonte un énorme faisceau de branches pendantes; des palmiers «doum» à tronc bifurqué; des palmiers «deleb» à tronc gibbeux; des fromagers à tronc évidé en une série de cavités assez grandes pour qu’un homme puisse s’y blottir; des acajous donnant des billes d’un mètre cinquante de diamètre et que l’on peut creuser en embarcations de quinze à dix-huit mètres, d’une capacité de trois à quatre tonnes; des dragonniers aux gigantesques dimensions; des bauhinias, simples arbrisseaux sous d’autres latitudes, ici les géants de cette famille de légumineuses. On imagine ce que devait être l’épanouissement des cimes, de ces arbres à quelques centaines de pieds dans les airs.
Une heure environ s’écoula. Khamis ne cessait de promener ses regards en tous sens, guettant la lueur conductrice… Et pourquoi eût-il renoncé à suivre le guide inconnu?… Il est vrai, son instinct, joint à de certaines observations, l’incitait à penser qu’il s’était toujours dirigé vers l’est. Or, ce n’était pas de ce côté que se dessinait le cours de l’Oubanghi, ce n’était pas le chemin du retour… Où donc les avait entraînés cette étrange lumière?…
Puisqu’elle ne reparaissait pas, que faire?… Quitter cet endroit?… Pour aller où?… Y demeurer?… Et se nourrir en route?… On avait déjà faim et soif…
«Cependant, dit John Cort, nous serons bien forcés de partir, et je me demande s’il ne vaudrait pas mieux se mettre tout de suite en marche…
– De quel côté?…» objecta Max Huber.
C’était la question, et sur quel indice pouvait-on s’appuyer pour la résoudre?…
«Enfin, reprit John Cort impatienté, nos pieds ne sont pas enracinés ici, que je sache!… La circulation est possible entre ces arbres, et l’obscurité n’est pas si profonde qu’on ne puisse se diriger…
– Venez!…» ordonna Khamis.
Et tous trois allèrent en reconnaissance sur une étendue d’un demi-kilomètre. Ils foulaient invariablement le même sol débroussaillé, le même tapis nu et sec, tel qu’il eût été sous l’abri d’une toiture impénétrable à la pluie comme aux rayons du soleil. Partout les mêmes arbres, dont on ne voyait que les basses branches. Et toujours aussi cette rumeur confuse qui semblait tomber d’en haut et dont l’origine demeurait inexplicable.
Ce dessous de forêt était-il absolument désert?… Non, et, à plusieurs reprises, Khamis crut apercevoir des ombres se glisser entre les arbres. Était-ce une illusion?… Il ne savait trop que penser. Enfin, après une demi-heure infructueusement employée, ses compagnons et lui vinrent s’asseoir près du tronc d’un bauhinia.
Leurs yeux commençaient à se faire à cette obscurité, qui s’atténuait d’ailleurs. Grâce au soleil montant, un peu de clarté se propageait sous ce plafond tendu au-dessus du sol. Déjà on pouvait distinguer les objets à une vingtaine de pas.
Et voici que ces mots furent prononcés à mi-voix par le foreloper:
«Quelque chose remue là-bas…
– Un animal ou un homme?… demanda John Cort en regardant dans cette direction.
– Ce serait un enfant, en tout cas, fit observer Khamis, car il est de petite taille…
– Un singe, parbleu!» déclara Max Huber.
Immobiles, ils gardaient le silence, afin de ne point effrayer ledit quadrumane. Si l’on parvenait à s’en emparer, eh bien malgré la répugnance manifestée pour la chair simienne par Max Huber et John Cort… Il est vrai, faute de feu, comment griller ou rôtir?…
A mesure qu’il s’approchait, cet être ne témoignait aucun étonnement. Il marchait sur ses pattes de derrière, et s’arrêta à quelques pas.
Quelle fut la stupéfaction de John Cort et de Max Huber, lorsqu’ils reconnurent cette singulière créature que Llanga avait sauvée, le protégé du jeune indigène!…
Et ces mots de s’échanger:
«Lui… c’est lui…
– Positivement…
– Mais alors, puisque ce petit est ici, pourquoi Llanga n’y serait-il pas?…
– Êtes-vous sûrs de ne pas vous tromper?… demanda le foreloper.
– Très sûrs, affirma John Cort, et, d’ailleurs, nous allons bien voir!»
Il tira de sa poche la médaille enlevée au cou du petit et, la tenant par le cordon, la balança comme un objet que l’on présente aux yeux d’un enfant pour l’attirer.
A peine celui-ci eut-il aperçu la médaille, qu’il s’élança d’un bond. Il n’était plus malade, à présent! Pendant trois jours d’absence, il avait recouvré la santé et, en même temps, sa souplesse naturelle. Aussi fonça-t-il sur John Cort avec l’évidente intention de reprendre son bien. Khamis le saisit au passage, et alors ce ne fut plus le mot «ngora» qui s’échappa de la bouche du petit, ce furent ces mots nettement articulés:
«Li-Maï!… Ngala… Ngala!…»
Ce que signifiaient ces mots d’une langue inconnue même à Khamis, ses compagnons et lui n’eurent pas le temps de se le demander. Brusquement apparurent d’autres types de la même espèce, hauts de taille ceux-là, n’ayant pas moins de cinq pieds et demi des talons à la nuque.
Khamis, John Cort, Max Huber n’avaient pu reconnaître s’ils avaient affaire à des hommes ou à des quadrumanes. Résister à ces sylvestres de la grande forêt d’une douzaine eût été inutile. Le foreloper, Max Huber, John Cort, furent appréhendés par les bras, poussés en avant, contraints à s’acheminer entre les arbres, et, entourés de la bande, ils ne s’arrêtèrent qu’après un parcours de cinq à six cents mètres.
A cet endroit, l’inclinaison de deux arbres, assez rapprochés l’un de l’autre, avait permis d’y fixer des branches transversales, disposées comme des marches. Si ce n’était pas un escalier, c’était mieux qu’une échelle. Cinq ou six individus de l’escorte y grimpèrent, tandis que les autres obligeaient leurs prisonniers à suivre le même chemin, sans les brutaliser toutefois.
A mesure que l’on s’élevait, la lumière se laissait percevoir à travers les frondaisons. Entre les interstices filtraient quelques rayons de ce soleil dont Khamis et ses compagnons avaient été privés depuis qu’ils avaient quitté le cours du rio Johausen.
Max Huber aurait été de mauvaise foi s’il se fût refusé à convenir que, décidément, cela rentrait dans la catégorie des choses extraordinaires.
Lorsque l’ascension prit fin, à une centaine de pieds environ du sol, quelle fut leur surprise! Ils voyaient se développer devant eux une plate-forme largement éclairée par la lumière du ciel. Au-dessus s’arrondissaient les cimes verdoyantes des arbres. A sa surface étaient rangées dans un certain ordre des cases de pisé jaune et de feuillage, bordant des rues. Cet ensemble formait un village établi à cette hauteur sur une étendue telle qu’on ne pouvait en apercevoir les limites.
Là allaient et venaient une foule d’indigènes de type semblable à celui du protégé de Llanga. Leur station, identique à celle de l’homme, indiquait qu’ils avaient l’habitude de marcher debout, ayant ainsi droit à ce qualificatif d’erectus donné par le docteur Eugène Dubois aux pithécanthropus trouvés dans les forêts de Java, – caractère anthropogénique que ce savant regarde comme l’un des plus importants de l’intermédiaire entre l’homme et les singes conformément aux prévisions de Darwin.1
Si les anthropologistes ont pu dire que les plus élevés des quadrumanes dans l’échelle simienne, ceux qui se rapprochent davantage de la conformation humaine, en diffèrent cependant par cette particularité qu’ils se servent de leurs quatre membres quand ils fuient, il semblait bien que cette remarque n’aurait pu s’appliquer aux habitants du village aérien.
Mais Khamis, Max Huber, John Cort, durent remettre à plus tard leurs observations à ce sujet. Que ces êtres dussent se placer ou non entre l’animal et l’homme, leur escorte, tout en conversant dans un idiome incompréhensible, les poussa vers une case au milieu d’une population qui les regardait sans trop s’étonner. La porte fut refermée sur eux et ils se virent bel et bien emprisonnés dans ladite case.
«Parfait!… déclara Max Huber. Et, ce qui me surprend le plus, c’est que ces originaux-là n’ont pas l’air de nous prêter attention!… Est-ce qu’ils ont déjà vu des hommes?…
– C’est possible, reprit John Cort, mais reste à savoir s’ils ont l’habitude de nourrir leurs prisonniers…
– Ou s’ils n’ont pas plutôt celle de s’en nourrir!» ajouta Max Huber.
Et, en effet, puisque, dans les tribus de l’Afrique, les Monbouttous et autres se livrent encore aux pratiques du cannibalisme, pourquoi ces sylvestres, qui ne leur étaient guère inférieurs, n’auraient-ils pas eu l’habitude de manger leurs semblables – ou à peu près?…
En tout cas, que ces êtres fussent des anthropoïdes d’une espèce supérieure aux orangs de Bornéo, aux chimpanzés de la Guinée, aux gorilles du Gabon, qui se rapprochent le plus de l’humanité, cela n’était pas contestable. En effet, ils savaient faire du feu et l’employer à divers usages domestiques: tel le foyer au premier campement, telle la torche que le guide avait promenée à travers ces sombres solitudes. Et l’idée vint alors que ces flammes mouvantes, signalées sur la lisière, pouvaient avoir été allumées par ces étranges habitants de la grande forêt.
A vrai dire, on suppose que certains quadrumanes font emploi du feu. Ainsi Emir Pacha raconte que les bois de Msokgonie, pendant les nuits estivales, sont infestés par des bandes de chimpanzés, qui s’éclairent de torches et vont marauder jusque dans les plantations.
Ce qu’il convenait également de noter, c’est que ces êtres, d’espèce inconnue, étaient conformés comme les humains au point de vue de la station et de la marche. Aucun autre quadrumane n’eût été plus digne de porter ce nom d’orang, qui signifie exactement «homme des bois».
«Et puis ils parlent… fit remarquer John Cort, après diverses observations qui furent échangées au sujet des habitants de ce village aérien.
– Eh bien, s’ils parlent, s’écria Max Huber, c’est qu’ils ont des mots pour s’exprimer, et ceux qui veulent dire: «Je meurs de faim!… Quand se met-on à table?…» je ne serais pas fâché de les connaître!…»
Des trois prisonniers, Khamis était le plus abasourdi. Dans sa cervelle, peu portée aux discussions anthropologistes, il ne pouvait entrer que ces êtres ne fussent pas des animaux, que ces animaux ne fussent pas des singes. C’étaient des singes qui marchaient, qui parlaient, qui faisaient du feu, qui vivaient dans des villages, mais enfin des singes. Et même il trouvait déjà assez extraordinaire que la forêt de l’Oubanghi renfermât de pareilles espèces dont on n’avait encore jamais eu connaissance. Sa dignité d’indigène du continent noir souffrait de ce que ces bêtes-là «fussent si rapprochées de ses propres congénères par leurs facultés naturelles».
Il est des prisonniers qui se résignent, d’autres qui ne se résignent pas. John Cort et le foreloper – et surtout l’impatient Max Huber – n’appartenaient point à la seconde catégorie. Outre le désagrément d’être claquemuré au fond de cette case, l’impossibilité de rien voir à travers ses parois opaques, l’inquiétude de l’avenir, l’incertitude touchant l’issue de cette aventure, étaient bien pour préoccuper. Et puis la faim les pressait, le dernier repas remontant à une quinzaine d’heures.
Il y avait cependant une circonstance sur laquelle pouvait se fonder quelque espoir, vague, sans doute: c’était que le protégé de Llanga habitait ce village – son village natal probablement – et au milieu de sa famille, en admettant que ce qu’on appelle la famille existât chez ces forestiers de l’Oubanghi.
«Or, ainsi que le dit John Cort, puisque ce petit a été sauvé du tourbillon, il est permis de penser que Llanga l’a été également… Ils ne doivent point s’être quittés, et si Llanga apprend que trois hommes viennent d’être amenés dans ce village, comment ne comprendrait-il pas qu’il s’agit de nous?… En somme, on ne nous a fait aucun mal jusqu’ici, et il est probable qu’on n’en a point fait à Llanga…
– Évidemment, le protégé est sain et sauf, admit Max Huber, mais le protecteur l’est-il?… Rien ne prouve que notre pauvre Llanga n’ait pas péri dans le rio!…»
Rien en effet.
En ce moment, la porte de la case, qui était gardée par deux vigoureux gaillards, s’ouvrit, et le jeune indigène parut.
«Llanga… Llanga!… s’écrièrent à la fois les deux amis.
– Mon ami Max… mon ami John!… répondit Llanga, qui tomba dans leurs bras.
– Depuis quand es-tu ici?… demanda le foreloper.
– Depuis hier matin…
– Et comment es-tu venu?…
– On m’a porté à travers la forêt…
– Ceux qui te portaient ont dû marcher plus vite que nous, Llanga?…
– Très vite!…
– Et qui t’a porté?…
– Un de ceux qui m’avaient sauvé… qui vous avaient sauvés aussi…
– Des hommes?…
– Oui… des hommes… pas des singes… non! pas des singes.»
Toujours affirmatif, le jeune indigène. En tout cas, c’étaient des types d’une race particulière, sans doute, affectés du signe «moins» par rapport à l’humanité… Une race intermédiaire de primitifs, peut-être des spécimens de ce genre d’anthropopithèques qui manquent à l’échelle animale…
Et alors, Llanga de raconter sommairement son histoire, après avoir, à plusieurs reprises, baisé les mains du Français et de l’Américain, retirés comme lui au moment où les entraînait le rapide et qu’il n’espérait plus revoir.
Lorsque le radeau heurta les roches, ils avaient été précipités dans le tourbillon, lui et Li-Maï…
«Li-Maï?… s’écria Max Huber.
– Oui… Li-Maï… c’est son nom… Il m’a répété en se désignant: «Li-Maï… Li-Maï…»
– Ainsi il a un nom?… dit John Cort.
– Évidemment, John!… Quand on parle, n’est-il pas tout naturel de se donner un nom?…
– Est-ce que cette tribu, cette peuplade, comme on voudra, demanda John Cort, en a un aussi?…
– Oui… les Wagddis… répondit Llanga. J’ai entendu Li-Maï les appeler Wagddis!»
En réalité, ce mot n’appartenait pas à la langue congolaise. Mais, Wagddis ou non, des indigènes se trouvaient sur la rive gauche du rio Johausen, lorsque la catastrophe se produisit. Les uns coururent sur le barrage, ils se lancèrent dans le torrent au secours de Khamis, John Cort et Max Huber, les autres au secours de Li-Maï et de Llanga. Celui-ci, ayant perdu connaissance, ne se souvenait plus de ce qui s’était passé ensuite et croyait que ses amis s’étaient noyés dans le rapide.
Lorsque Llanga revint à lui, il était dans les bras d’un robuste Wagddi, le père même de Li-Maï, qui, lui, était dans les bras de la «ngora», sa mère! Ce qu’on pouvait admettre, c’est que, quelques jours avant qu’il eût été rencontré par Llanga, le petit s’était égaré dans la forêt et que ses parents s’étaient mis à sa recherche. On sait comment Llanga l’avait sauvé, comment, sans lui, il eût péri dans les eaux de la rivière.
Bien traité, bien soigné, Llanga fut donc emporté jusqu’au village wagddien. Li-Maï ne tarda pas à reprendre ses forces, n’étant malade que d’inanition et de fatigue. Après avoir été le protégé de Llanga, il devint son protecteur. Le père et la mère de Li-Maï s’étaient montrés reconnaissants envers le jeune indigène. La reconnaissance ne se rencontre-t-elle pas chez les animaux pour les services qui leur sont rendus, et dès lors pourquoi n’existerait-elle pas chez des êtres qui leur sont supérieurs?…
Bref, ce matin même, Llanga avait été amené par Li-Maï devant cette case. Pour quelle raison?… il l’ignorait alors. Mais des voix se faisaient entendre, et, prêtant l’oreille, il avait reconnu celles de John Cort et de Max Huber.
Voilà ce qui s’était passé depuis la séparation au barrage du rio Johausen.
«Bien, Llanga, bien!… dit Max Huber, mais nous mourons de faim, et, avant de continuer tes explications, si tu peux, grâce à tes protections sérieuses…»
Llanga sortit et ne tarda pas à rentrer avec quelques provisions, un fort morceau de buffle grillé, salé à point, une demi-douzaine de fruits de l’acacia adansonia, dits pain de singe ou pain d’homme, des bananes fraîches et, dans une calebasse, une eau limpide, additionnée du suc laiteux de lutex, que distille une liane à caoutchouc de l’espèce «landolphia africa».
On le comprend, la conversation fut suspendue. John Cort, Max Huber, Khamis avaient un trop formidable besoin de nourriture pour se montrer difficiles sur la qualité. Du morceau de buffle, du pain et des bananes, ils ne laissèrent que les os et les épluchures.
John Cort, alors, questionna le jeune indigène, s’informant si ces Wagddis étaient nombreux.
«Beaucoup… beaucoup…! J’en ai vu beaucoup… dans les rues, dans les cases… répondit Llanga.
– Autant que dans les villages du Bournou ou du Baghirmi?…
– Oui…
– Et ils ne descendent jamais?…
– Si… si… pour chasser… pour récolter des racines, des fruits… pour puiser de l’eau…
– Et ils parlent?…
– Oui… mais je ne comprends pas… Et pourtant… des mots parfois… des mots… que je connais… comme en dit Li-Maï.
– Et le père… la mère de ce petit?…
– Oh! très bons pour moi… et ce que je vous ai apporté là vient d’eux…
– Il me tarde de leur en exprimer tous mes remerciements… déclara Max Huber.
– Et ce village dans les arbres, comment l’appelle-t-on?…
– Ngala.
– Et, dans ce village, y a-t-il un chef?… demanda John Cort.
– Oui…
– Tu l’as vu?…
– Non, mais j’ai entendu qu’on l’appelait Msélo-Tala-Tala.
– Des mots indigènes!… s’écria Khamis.
– Et que signifient ces mots?…
– Le père Miroir», répondit le foreloper.
En effet, c’est ainsi que les Congolais désignent un homme qui porte des lunettes.
1. C’est dans le quaternaire inférieur de Sumatra que M. E. Dubois, médecin militaire hollandais à Batavia, a trouvé un crâne, un fémur et une dent en bon état de conservation. La contenance de la boîte crânienne étant très supérieure à celle du plus grand gorille, inférieure à celle de l’homme, cet être paraît réellement avoir été l’intermédiaire entre l’anthropoïde et l’homme. Aussi, pour établir les conséquences de cette découverte, est-il question d’un voyage à Java qui serait entrepris par un jeune savant américain, le docteur Walters, commandité par le milliardaire Vanderbilt.