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Jules Verne

 

de la terre À la lune

 

(Chapitre XIX-XXIV)

 

 

41 dessinset un carte par Henri de Montaut

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

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© Andrzej Zydorczak

 

 

 

Chapitre XIX

Un meeting.

 

e lendemain, l’astre du jour se leva bien tard au gré de l’impatience publique. On le trouva paresseux, pour un Soleil qui devait éclairer une semblable fête. Barbicane, craignant les questions indiscrètes pour Michel Ardan, aurait voulu réduire ses auditeurs à un petit nombre d’adeptes, à ses collègues, par exemple. Mais autant essayer d’endiguer le Niagara. Il dut donc renoncer à ses projets et laisser son nouvel ami courir les chances d’une conférence publique. La nouvelle salle de la Bourse de Tampa-Town, malgré ses dimensions colossales, fut jugée insuffisante pour la cérémonie, car la réunion projetée prenait les proportions d’un véritable meeting.

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Le lieu choisit fut une vaste plaine située en dehors de la ville; en quelques heures on parvint à l’abriter contre les rayons du soleil; les navires du port riches en voiles, en agrès, en mâts de rechange, en vergues, fournirent les accessoires nécessaires à la construction d’une tente colossale. Bientôt un immense ciel de toile s’étendit sur la prairie calcinée et la défendit des ardeurs du jour. Là trois cent mille personnes trouvèrent place et bravèrent pendant plusieurs heures une température étouffante, en attendant l’arrivée du Français. De cette foule de spectateurs, un premier tiers pouvait voir et entendre; un second tiers voyait mal et n’entendait pas; quant au troisième, il ne voyait rien et n’entendait pas davantage. Ce ne fut cependant pas le moins empressé à prodiguer ses applaudissements.

A trois heures, Michel Ardan fit son apparition, accompagné des principaux membres du Gun-Club. Il donnait le bras droit au président Barbicane, et le bras gauche à J.-T. Maston, plus radieux que le Soleil en plein midi, et presque aussi rutilant. Ardan monta sur une estrade, du haut de laquelle ses regards s’étendaient sur un océan de chapeaux noirs. Il ne paraissait aucunement embarrassé; il ne posait pas; il était là comme chez lui, gai, familier, aimable. Aux hurrahs qui l’accueillirent il répondit par un salut gracieux; puis, de la main, réclama le silence, silence, il prit la parole en anglais, et s’exprima fort correctement en ces termes:

«Messieurs, dit-il, bien qu’il fasse très chaud, je vais abuser de vos moments pour vous donner quelques explications sur des projets qui ont paru vous intéresser. Je ne suis ni un orateur ni un savant, et je ne comptais point parler publiquement; mais mon ami Barbicane m’a dit que cela vous ferait plaisir, et je me suis dévoué. Donc, écoutez-moi avec vos six cent mille oreilles, et veuillez excuser les fautes de l’auteur.»

Ce début sans façon fut fort goûté des assistants, qui exprimèrent leur contentement par un immense murmure de satisfaction.

«Messieurs, dit-il, aucune marque d’approbation ou d’improbation n’est interdite. Ceci convenu, je commence. Et d’abord, ne l’oubliez pas, vous avez affaire à un ignorant, mais son ignorance va si loin qu’il ignore même les difficultés. Il lui a donc paru que c’était chose simple, naturelle, facile, de prendre passage dans un projectile et de partir pour la Lune. Ce voyage-là devait se faire tôt ou tard, et quant au mode de locomotion adopté, il suit tout simplement la loi du progrès. L’homme a commencé par voyager à quatre pattes, puis, un beau jour, sur deux pieds, puis en charrette, puis en coche, puis en patache, puis en diligence, puis en chemin de fer; eh bien! le projectile est la voiture de l’avenir, et, à vrai dire, les planètes ne sont que des projectiles, de simples boulets de canon lancés par la main du Créateur. Mais revenons à notre véhicule. Quelques-uns de vous, messieurs, ont pu croire que la vitesse qui lui sera imprimée est excessive; il n’en est rien; tous les astres l’emportent en rapidité, et la Terre elle-même, dans son mouvement de translation autour du Soleil, nous entraîne trois fois plus rapidement. Voici quelques exemples. Seulement, je vous demande la permission de m’exprimer en lieues, car les mesures américaines ne me sont pas très familières, et je craindrais de m’embrouiller dans mes calculs.»

La demande parut toute simple et ne souffrit aucune difficulté. L’orateur reprit son discours:

«Voici, messieurs, la vitesse des différentes planètes. Je suis obligé d’avouer que, malgré mon ignorance, je connais fort exactement ce petit détail astronomique; mais avant deux minutes vous serez aussi savants que moi. Apprenez donc que Neptune fait cinq mille lieues à l’heure; Uranus, sept mille; Saturne, huit mille huit cent cinquante-huit; Jupiter, onze mille six cent soixante-quinze; Mars, vingt-deux mille onze; la Terre, vingt-sept mille cinq cents; Vénus, trente-deux mille cent quatre-vingt-dix; Mercure, cinquante-deux mille cinq cent vingt; certaines comètes, quatorze cent mille lieues dans leur périhélie! Quant à nous, véritables flâneurs, gens peu pressés, notre vitesse ne dépassera pas neuf mille neuf cents lieues, et elle ira toujours en décroissant! Je vous demande s’il y a là de quoi s’extasier, et n’est-il pas évident que tout cela sera dépassé quelque jour par des vitesses plus grandes encore, dont la lumière ou l’électricité seront probablement les agents mécaniques?»

Personne ne parut mettre en doute cette affirmation de Michel Ardan.

«Mes chers auditeurs, reprit-il, à en croire certains esprits bornés – c’est le qualificatif qui leur convient –, l’humanité serait renfermée dans un cercle de Popilius qu’elle ne saurait franchir, et condamnée à végéter sur ce globe sans jamais pouvoir s’élancer dans les espaces planétaires! Il n’en est rien! On va aller à la Lune, on ira aux planètes, on ira aux étoiles, comme on va aujourd’hui de Liverpool à New York, facilement, rapidement, sûrement, et l’océan atmosphérique sera bientôt traversé comme les océans de la Lune! La distance n’est qu’un mot relatif, et finira par être ramenée à zéro.»

L’assemblée, quoique très montée en faveur du héros français, resta un peu interdite devant cette audacieuse théorie. Michel Ardan parut le comprendre.

«Vous ne semblez pas convaincus, mes braves hôtes, reprit-il avec un aimable sourire. Eh bien! raisonnons un peu. Savez-vous quel temps il faudrait à un train express pour atteindre la Lune? Trois cents jours. Pas davantage. Un trajet de quatre-vingt-six mille quatre cent dix lieues, mais qu’est-ce que cela? Pas même neuf fois le tour de la Terre, et il n’est point de marins ni de voyageurs un peu dégourdis qui n’aient fait plus de chemin pendant leur existence. Songez donc que je ne serai que quatre-vingt-dix-sept heures en route! Ah! vous vous figurez que la Lune est éloignée de la Terre et qu’il faut y regarder à deux fois avant de tenter l’aventure! Mais que diriez-vous donc s’il s’agissait d’aller à Neptune, qui gravite à onze cent quarante-sept millions de lieues du Soleil! Voilà un voyage que peu de gens pourraient faire, s’il coûtait seulement cinq sols par kilomètre! Le baron de Rothschild lui-même, avec son milliard, n’aurait pas de quoi payer sa place, et faute de cent quarante-sept millions, il resterait en route!»

Cette façon d’argumenter parut beaucoup plaire à l’assemblée; d’ailleurs Michel Ardan, plein de son sujet, s’y lançait à corps perdu avec un entrain superbe; il se sentait avidement écouté, et reprit avec une admirable assurance:

«Eh bien! mes amis, cette distance de Neptune au Soleil n’est rien encore, si on la compare à celle des étoiles; en effet, pour évaluer l’éloignement de ces astres, il faut entrer dans cette numération éblouissante où le plus petit nombre a neuf chiffres, et prendre le milliard pour unité. Je vous demande pardon d’être si ferré sur cette question, mais elle est d’un intérêt palpitant. Écoutez et jugez! Alpha du Centaure est à huit mille milliards de lieues, Véga à cinquante mille milliards, Sirius à cinquante mille milliards, Arcturus à cinquante-deux mille milliards, la Polaire à cent dix-sept mille milliards, la Chèvre à cent soixante-dix mille milliards, les autres étoiles à des mille et des millions et des milliards de milliards de lieues! Et l’on viendrait parler de la distance qui sépare les planètes du Soleil! Et l’on soutiendrait que cette distance existe! Erreur! fausseté! aberration des sens! Savez-vous ce que je pense de ce monde qui commence à l’astre radieux et finit à Neptune? Voulez-vous connaître ma théorie? Elle est bien simple! Pour moi, le monde solaire est un corps solide, homogène; les planètes qui le composent se pressent, se touchent, adhèrent, et l’espace existant entre elles n’est que l’espace qui sépare les molécules du métal le plus compacte, argent ou fer, or ou platine! J’ai donc le droit d’affirmer, et je répète avec une conviction qui vous pénétrera tous: «La distance est un vain mot, la distance n’existe pas!»

– Bien dit! Bravo! Hurrah! s’écria d’une seule voix l’assemblée électrisée par le geste, par l’accent de l’orateur, par la hardiesse de ses conceptions.

– Non! s’écria J.-T. Maston plus énergiquement que les autres, la distance n’existe pas!»

Et, emporté par la violence de ses mouvements, par l’élan de son corps qu’il eut peine à maîtriser, il faillit tomber du haut de l’estrade sur le sol. Mais il parvint à retrouver son équilibre, et il évita une chute qui lui eût brutalement prouvé que la distance n’était pas un vain mot. Puis le discours de l’entraînant orateur reprit son cours.

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«Mes amis, dit Michel Ardan, je pense que cette question est maintenant résolue. Si je ne vous ai pas convaincus tous, c’est que j’ai été timide dans mes démonstrations, faible dans mes arguments, et il faut en accuser l’insuffisance de mes études théoriques. Quoi qu’il en soit, je vous le répète, la distance de la Terre à son satellite est réellement peu importante et indigne de préoccuper un esprit sérieux. Je ne crois donc pas trop m’avancer en disant qu’on établira prochainement des trains de projectiles, dans lesquels se fera commodément le voyage de la Terre à la Lune. Il n’y aura ni choc, ni secousse, ni déraillement à craindre, et l’on atteindra le but rapidement, sans fatigue, en ligne droite, «à vol d’abeille», pour parler le langage de vos trappeurs. Avant vingt ans, la moitié de la Terre aura visité la Lune!

– Hurrah! hurrah pour Michel Ardan! s’écrièrent les assistants, même les moins convaincus.

– Hurrah pour Barbicane!» répondit modestement l’orateur.

Cet acte de reconnaissance envers le promoteur de l’entreprise fut accueilli par d’unanimes applaudissements.

«Maintenant, mes amis, reprit Michel Ardan, si vous avez quelque question à m’adresser, vous embarrasserez évidemment un pauvre homme comme moi, mais je tâcherai cependant de vous répondre.»

Jusqu’ici, le président du Gun-Club avait lieu d’être très satisfait de la tournure que prenait la discussion. Elle portait sur ces théories spéculatives dans lesquelles Michel Ardan, entraîné par sa vive imagination, se montrait fort brillant. Il fallait donc l’empêcher de dévier vers les questions pratiques, dont il se fût moins bien tiré, sans doute. Barbicane se hâta de prendre la parole, et il demanda à son nouvel ami s’il pensait que la Lune ou les planètes fussent habitées.

«C’est un grand problème que tu me poses là, mon digne président, répondit l’orateur en souriant; cependant, si je ne me trompe, des hommes de grande intelligence, Plutarque, Swedenborg, Bernardin de Saint-Pierre et beaucoup d’autres se sont prononcés pour l’affirmative. En me plaçant au point de vue de la philosophie naturelle, je serais porté à penser comme eux; je me dirais que rien d’inutile n’existe en ce monde, et, répondant à ta question par une autre question, ami Barbicane, j’affirmerais que si les mondes sont habitables, ou ils sont habités, ou ils l’ont été, ou ils le seront.

– Très bien! s’écrièrent les premiers rangs des spectateurs, dont l’opinion avait force de loi pour les derniers.

– On ne peut répondre avec plus de logique et de justesse, dit le président du Gun-Club. La question revient donc à celle-ci: Les mondes sont-ils habitables? Je le crois, pour ma part.

– Et moi, j’en suis certain, répondit Michel Ardan.

– Cependant, répliqua l’un des assistants, il y a des arguments contre l’habitabilité des mondes. Il faudrait évidemment dans la plupart que les principes de la vie fussent modifiés. Ainsi, pour ne parler que des planètes, on doit être brûlé dans les unes et gelé dans les autres, suivant qu’elles sont plus ou moins éloignées du Soleil.

– Je regrette, répondit Michel Ardan, de ne pas connaître personnellement mon honorable contradicteur, car j’essaierais de lui répondre. Son objection a sa valeur, mais je crois qu’on peut la combattre avec quelque succès, ainsi que toutes celles dont l’habitabilité des mondes a été l’objet. Si j’étais physicien, je dirais que, s’il y a moins de calorique mis en mouvement dans les planètes voisines du Soleil, et plus, au contraire, dans les planètes éloignées, ce simple phénomène suffit pour équilibrer la chaleur et rendre la température de ces mondes supportable à des êtres organisés comme nous le sommes. Si j’étais naturaliste, je lui dirais, après beaucoup de savants illustres, que la nature nous fournit sur la terre des exemples d’animaux vivant dans des conditions bien diverses d’habitabilité; que les poissons respirent dans un milieu mortel aux autres animaux; que les amphibies ont une double existence assez difficile à expliquer; que certains habitants des mers se maintiennent dans les couches d’une grande profondeur et y supportent sans être écrasés des pressions de cinquante ou soixante atmosphères; que divers insectes aquatiques, insensibles à la température, se rencontrent à la fois dans les sources d’eau bouillante et dans les plaines glacées de l’océan Polaire; enfin, qu’il faut reconnaître à la nature une diversité dans ses moyens d’action souvent incompréhensible, mais non moins réelle, et qui va jusqu’à la toute-puissance. Si j’étais chimiste, je lui dirais que les aérolithes, ces corps évidemment formés en dehors du monde terrestre, ont révélé à l’analyse des traces indiscutables de carbone; que cette substance ne doit son origine qu’à des êtres organisés, et que, d’après les expériences de Reichenbach, elle a dû être nécessairement «animalisée». Enfin, si j’étais théologien, je lui dirais que la Rédemption divine semble, suivant saint Paul, s’être appliquée non seulement à la Terre, mais à tous les mondes célestes. Mais je ne suis ni théologien, ni chimiste, ni naturaliste, ni physicien. Aussi, dans ma parfaite ignorance des grandes lois qui régissent l’univers, je me borne à répondre: Je ne sais pas si les mondes sont habités, et, comme je ne le sais pas, je vais y voir!»

L’adversaire des théories de Michel Ardan hasarda-t-il d’autres arguments? Il est impossible de le dire, car les cris frénétiques de la foule eussent empêché toute opinion de se faire jour. Lorsque le silence se fut rétabli jusque dans les groupes les plus éloignés, le triomphant orateur se contenta d’ajouter les considérations suivantes:

«Vous pensez bien, mes braves Yankees, qu’une si grande question est à peine effleurée par moi; je ne viens point vous faire ici un cours public et soutenir une thèse sur ce vaste sujet. Il y a toute une autre série d’arguments en faveur de l’habitabilité des mondes. Je la laisse de côté. Permettez-moi seulement d’insister sur un point. Aux gens qui soutiennent que les planètes ne sont pas habitées, il faut répondre: Vous pouvez avoir raison, s’il est démontré que la Terre est le meilleur des mondes possible, mais cela n’est pas, quoi qu’en ait dit Voltaire. Elle n’a qu’un satellite, quand Jupiter, Uranus, Saturne, Neptune, en ont plusieurs à leur service, avantage qui n’est point à dédaigner. Mais ce qui rend surtout notre globe peu confortable, c’est l’inclinaison de son axe sur son orbite. De là l’inégalité des jours et des nuits; de là cette diversité fâcheuse des saisons. Sur notre malheureux sphéroïde, il fait toujours trop chaud ou trop froid; on y gèle en hiver, on y brûle en été; c’est la planète aux rhumes, aux coryzas et aux fluxions de poitrine, tandis qu’à la surface de Jupiter, par exemple, où l’axe est très peu incliné1, les habitants pourraient jouir de températures invariables; il y a la zone des printemps, la zone des étés, la zone des automnes et la zone des hivers perpétuels; chaque Jovien peut choisir le climat qui lui plaît et se mettre pour toute sa vie à l’abri des variations de la température. Vous conviendrez sans peine de cette supériorité de Jupiter sur notre planète, sans parler de ses années, qui durent douze ans chacune! De plus, il est évident pour moi que, sous ces auspices et dans ces conditions merveilleuses d’existence, les habitants de ce monde fortuné sont des êtres supérieurs, que les savants y sont plus savants, que les artistes y sont plus artistes, que les méchants y sont moins méchants, et que les bons y sont meilleurs. Hélas! que manque-t-il à notre sphéroïde pour atteindre cette perfection? Peu de chose! Un axe de rotation moins incliné sur le plan de son orbite.

– Eh bien! s’écria une voix impétueuse, unissons nos efforts, inventons des machines et redressons l’axe de la Terre!»

Un tonnerre d’applaudissements éclata à cette proposition, dont l’auteur était et ne pouvait être que J.-T. Maston. Il est probable que le fougueux secrétaire avait été emporté par ses instincts d’ingénieur à hasarder cette hardie proposition. Mais, il faut le dire – car c’est la vérité -, beaucoup l’appuyèrent de leurs cris, et sans doute, s’ils avaient eu le point d’appui réclamé par Archimède, les Américains auraient construit un levier capable de soulever le monde et de redresser son axe. Mais le point d’appui, voilà ce qui manquait à ces téméraires mécaniciens.

Néanmoins, cette idée «éminemment pratique» eut un succès énorme; la discussion fut suspendue pendant un bon quart d’heure, et longtemps, bien longtemps encore, on parla dans les États-Unis d’Amérique de la proposition formulée si énergiquement par le secrétaire perpétuel du Gun-Club.

 

 

Chapitre XX

Attaque et riposte.

 

et incident semblait devoir terminer la discussion. C’était le «mot de la fin», et l’on n’eût pas trouvé mieux. Cependant, quand l’agitation se fut calmée, on entendit ces paroles prononcées d’une voix forte et sévère:

«Maintenant que l’orateur a donné une large part à la fantaisie, voudra-t-il bien rentrer dans son sujet, faire moins de théories et discuter la partie pratique de son expédition?»

Tous les regards se dirigèrent vers le personnage qui parlait ainsi. C’était un homme maigre, sec, d’une figure énergique, avec une barbe taillée à l’américaine qui foisonnait sous son menton. A la faveur des diverses agitations produites dans l’assemblée, il avait peu à peu gagné le premier rang des spectateurs. Là, les bras croisés, l’oeil brillant et hardi, il fixait imperturbablement le héros du meeting. Après avoir formulé sa demande, il se tut et ne parut pas s’émouvoir des milliers de regards qui convergeaient vers lui, ni du murmure désapprobateur excité par ses paroles. La réponse se faisant attendre, il posa de nouveau sa question avec le même accent net et précis, puis il ajouta:

«Nous sommes ici pour nous occuper de la Lune et non de la Terre.

– Vous avez raison, monsieur, répondit Michel Ardan, la discussion s’est égarée. Revenons à la Lune.

– Monsieur, reprit l’inconnu, vous prétendez que notre satellite est habité. Bien. Mais s’il existe des Sélénites, ces gens-là, à coup sûr, vivent sans respirer, car – je vous en préviens dans votre intérêt – il n’y a pas la moindre molécule d’air à la surface de la Lune.»

A cette affirmation, Ardan redressa sa fauve crinière; il comprit que la lutte allait s’engager avec cet homme sur le vif de la question. Il le regarda fixement à son tour, et dit:

«Ah! il n’a pas d’air dans la Lune! Et qui prétend cela, s’il vous plaît?

– Les savants.

– Vraiment?

– Vraiment.

– Monsieur, reprit Michel, toute plaisanterie à part, j’ai une profonde estime pour les savants qui savent, mais un profond dédain pour les savants qui ne savent pas.

– Vous en connaissez qui appartiennent à cette dernière catégorie?

– Particulièrement. En France, il y en a un qui soutient que «mathématiquement» l’oiseau ne peut pas voler, et un autre dont les théories démontrent que le poisson n’est pas fait pour vivre dans l’eau.

– Il ne s’agit pas de ceux-là, monsieur, et je pourrais citer à l’appui de ma proposition des noms que vous ne récuseriez pas.

– Alors, monsieur, vous embarrasseriez fort un pauvre ignorant qui, d’ailleurs, ne demande pas mieux que de s’instruire!

– Pourquoi donc abordez-vous les questions scientifiques si vous ne les avez pas étudiées? demanda l’inconnu assez brutalement.

– Pourquoi! répondit Ardan. Par la raison que celui-là est toujours brave qui ne soupçonne pas le danger! Je ne sais rien, c’est vrai, mais c’est précisément ma faiblesse qui fait ma force.

– Votre faiblesse va jusqu’à la folie, s’écria l’inconnu d’un ton de mauvaise humeur.

– Eh! tant mieux, riposta le Français, si ma folie me mène jusqu’à la Lune!»

Barbicane et ses collègues dévoraient des yeux cet intrus qui venait si hardiment se jeter au travers de l’entreprise. Aucun ne le connaissait, et le président, peu rassuré sur les suites d’une discussion si franchement posée, regardait son nouvel ami avec une certaine appréhension. L’assemblée était attentive et sérieusement inquiète, car cette lutte avait pour résultat d’appeler son attention sur les dangers ou même les véritables impossibilités de l’expédition.

«Monsieur, reprit l’adversaire de Michel Ardan, les raisons sont nombreuses et indiscutables qui prouvent l’absence de toute atmosphère autour de la Lune. Je dirai même a priori que, si cette atmosphère a jamais existé, elle a dû être soutirée par la Terre. Mais j’aime mieux vous opposer des faits irrécusables.

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– Opposez, monsieur, répondit Michel Ardan avec une galanterie parfaite, opposez tant qu’il vous plaira!

– Vous savez, dit l’inconnu, que lorsque des rayons lumineux traversent un milieu tel que l’air, ils sont déviés de la ligne droite, ou, en d’autres termes, qu’ils subissent une réfraction. Eh bien! lorsque des étoiles sont occultées par la Lune, jamais leurs rayons, en rasant les bords du disque, n’ont éprouvé la moindre déviation ni donné le plus léger indice de réfraction. De là cette conséquence évidente que la Lune n’est pas enveloppée d’une atmosphère.»

On regarda le Français, car, l’observation une fois admise, les conséquences en étaient rigoureuses.

«En effet, répondit Michel Ardan, voilà votre meilleur argument, pour ne pas dire le seul, et un savant serait peut-être embarrassé d’y répondre; moi, je vous dirai seulement que cet argument n’a pas une valeur absolue, parce qu’il suppose le diamètre angulaire de la Lune parfaitement déterminé, ce qui n’est pas. Mais passons, et dites-moi, mon cher monsieur, si vous admettez l’existence de volcans à la surface de la Lune.

– Des volcans éteints, oui; enflammés, non.

– Laissez-moi croire pourtant, et sans dépasser les bornes de la logique, que ces volcans ont été en activité pendant une certaine période!

– Cela est certain, mais comme ils pouvaient fournir eux-mêmes l’oxygène nécessaire à la combustion, le fait de leur éruption ne prouve aucunement la présence d’une atmosphère lunaire.

– Passons alors, répondit Michel Ardan, et laissons de côté ce genre d’arguments pour arriver aux observations directes. Mais je vous préviens que je vais mettre des noms en avant.

– Mettez.

– Je mets. En 1715, les astronomes Louville et Halley, observant l’éclipse du 3 mai, remarquèrent certaines fulminations d’une nature bizarre. Ces éclats de lumière, rapides et souvent renouvelés, furent attribués par eux à des orages qui se déchaînaient dans l’atmosphère de la Lune.

– En 1715, répliqua l’inconnu, les astronomes Louville et Halley ont pris pour des phénomènes lunaires des phénomènes purement terrestres, tels que bolides ou autres, qui se produisaient dans notre atmosphère. Voilà ce qu’ont répondu les savants à l’énoncé de ces faits, et ce que je réponds avec eux.

– Passons encore, répondit Ardan, sans être troublé de la riposte. Herschell, en 1787, n’a-t-il pas observé un grand nombre de points lumineux à la surface de la Lune?

– Sans doute; mais sans s’expliquer sur l’origine de ces points lumineux, Herschell lui-même n’a pas conclu de leur apparition à la nécessité d’une atmosphère lunaire.

– Bien répondu, dit Michel Ardan en complimentant son adversaire; je vois que vous êtes très fort en sélénographie.

– Très fort, monsieur, et j’ajouterai que les plus habiles observateurs, ceux qui ont le mieux étudié l’astre des nuits, MM. Beer et Moelder, sont d’accord sur le défaut absolu d’air à sa surface.»

Un mouvement se fit dans l’assistance, qui parut s’émouvoir des arguments de ce singulier personnage.

«Passons toujours, répondit Michel Ardan avec le plus grand calme, et arrivons maintenant à un fait important. Un habile astronome français, M. Laussedat, en observant l’éclipse du 18 juillet 1860, constata que les cornes du croissant solaire étaient arrondies et tronquées. Or, ce phénomène n’a pu être produit que par une déviation des rayons du soleil à travers l’atmosphère de la Lune, et il n’a pas d’autre explication possible.

– Mais le fait est-il certain? demanda vivement l’inconnu.

– Absolument certain!»

Un mouvement inverse ramena l’assemblée vers son héros favori, dont l’adversaire resta silencieux. Ardan reprit la parole, et sans tirer vanité de son dernier avantage, il dit simplement: «Vous voyez donc bien, mon cher monsieur, qu’il ne faut pas se prononcer d’une façon absolue contre l’existence d’une atmosphère à la surface de la Lune; cette atmosphère est probablement peu dense, assez subtile, mais aujourd’hui la science admet généralement qu’elle existe.

– Pas sur les montagnes, ne vous en déplaise, riposta l’inconnu, qui n’en voulait pas démordre.

– Non, mais au fond des vallées, et ne dépassant pas en hauteur quelques centaines de pieds.

– En tout cas, vous feriez bien de prendre vos précautions, car cet air sera terriblement raréfié.

– Oh! mon brave monsieur, il y en aura toujours assez pour un homme seul; d’ailleurs, une fois rendu là-haut, je tâcherai de l’économiser de mon mieux et de ne respirer que dans les grandes occasions!»

Un formidable éclat de rire vint tonner aux oreilles du mystérieux interlocuteur, qui promena ses regards sur l’assemblée, en la bravant avec fierté.

«Donc, reprit Michel Ardan d’un air dégagé, puisque nous sommes d’accord sur la présence d’une certaine atmosphère, nous voilà forcés d’admettre la présence d’une certaine quantité d’eau. C’est une conséquence dont je me réjouis fort pour mon compte. D’ailleurs, mon aimable contradicteur, permettez-moi de vous soumettre encore une observation. Nous ne connaissons qu’un côté du disque de la Lune, et s’il y a peu d’air sur la face qui nous regarde, il est possible qu’il y en ait beaucoup sur la face opposée.

– Et pour quelle raison?

– Parce que la Lune, sous l’action de l’attraction terrestre, a pris la forme d’un œuf que nous apercevons par le petit bout. De là cette conséquence due aux calculs de Hansen, que son centre de gravité est situé dans l’autre hémisphère. De là cette conclusion que toutes les masses d’air et d’eau ont dû être entraînées sur l’autre face de notre satellite aux premiers jours de sa création.

– Pures fantaisies! s’écria l’inconnu.

– Non! pures théories, qui sont appuyées sur les lois de la mécanique, et il me paraît difficile de les réfuter. J’en appelle donc à cette assemblée, et je mets aux voix la question de savoir si la vie, telle qu’elle existe sur la Terre, est possible à la surface de la Lune?»

Trois cent mille auditeurs à la fois applaudirent à la proposition. L’adversaire de Michel Ardan voulait encore parler, mais il ne pouvait plus se faire entendre. Les cris, les menaces fondaient sur lui comme la grêle.

«Assez! assez! disaient les uns.

– Chassez cet intrus! répétaient les autres.

– A la porte! à la porte!» s’écriait la foule irritée.

Mais lui, ferme, cramponné à l’estrade, ne bougeait pas et laissait passer l’orage, qui eût pris des proportions formidables, si Michel Ardan ne l’eût apaisé d’un geste. Il était trop chevaleresque pour abandonner son contradicteur dans une semblable extrémité.

«Vous désirez ajouter quelques mots? lui demanda-t-il du ton le plus gracieux.

– Oui! cent, mille, répondit l’inconnu avec emportement. Ou plutôt, non, un seul! Pour persévérer dans votre entreprise, il faut que vous soyez…

– Imprudent! Comment pouvez-vous me traiter ainsi, moi qui ai demandé un boulet cylindro-conique à mon ami Barbicane, afin de ne pas tourner en route à la façon des écureuils?

– Mais, malheureux, l’épouvantable contrecoup vous mettra en pièces au départ!

– Mon cher contradicteur, vous venez de poser le doigt sur la véritable et la seule difficulté; cependant, j’ai trop bonne opinion du génie industriel des Américains pour croire qu’ils ne parviendront pas à la résoudre!

– Mais la chaleur développée par la vitesse du projectile en traversant les couches d’air?

– Oh! ses parois sont épaisses, et j’aurai si rapidement franchi l’atmosphère!

– Mais des vivres? de l’eau?

– J’ai calculé que je pouvais en emporter pour un an, et ma traversée durera quatre jours!

– Mais de l’air pour respirer en route?

– J’en ferai par des procédés chimiques.

– Mais votre chute sur la Lune, si vous y arrivez jamais?

– Elle sera six fois moins rapide qu’une chute sur la Terre, puisque la pesanteur est six fois moindre à la surface de la Lune.

– Mais elle sera encore suffisante pour vous briser comme du verre!

– Et qui m’empêchera de retarder ma chute au moyen de fusées convenablement disposées et enflammées en temps utile?

– Mais enfin, en supposant que toutes les difficultés soient résolues, tous les obstacles aplanis, en réunissant toutes les chances en votre faveur, en admettant que vous arriviez sain et sauf dans la Lune, comment reviendrez-vous?

– Je ne reviendrai pas!»

A cette réponse, qui touchait au sublime par sa simplicité, l’assemblée demeura muette Mais son silence fut plus éloquent que n’eussent été ses cris d’enthousiasme. L’inconnu en profita pour protester une dernière fois.

«Vous vous tuerez infailliblement, s’écria-t-il, et votre mort, qui n’aura été que la mort d’un insensé, n’aura pas même servi la science!

– Continuez, mon généreux inconnu, car véritablement vous pronostiquez d’une façon fort agréable.

– Ah! c’en est trop! s’écria l’adversaire de Michel Ardan, et je ne sais pas pourquoi je continue une discussion aussi peu sérieuse! Poursuivez à votre aise cette folle entreprise! Ce n’est pas à vous qu’il faut s’en prendre!

– Oh! ne vous gênez pas!

– Non! c’est un autre qui portera la responsabilité de vos actes!

– Et qui donc, s’il vous plaît? demanda Michel Ardan d’une voix impérieuse.

– L’ignorant qui a organisé cette tentative aussi impossible que ridicule!»

L’attaque était directe. Barbicane, depuis l’intervention de l’inconnu, faisait de violents efforts pour se contenir, et a brûler sa fumée comme certains foyers de chaudières; mais, en se voyant si outrageusement désigné, il se leva précipitamment et allait marcher à l’adversaire qui le bravait en face, quand il se vit subitement séparé de lui.

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L’estrade fut enlevée tout d’un coup par cent bras vigoureux, et le président du Gun-Club dut partager avec Michel Ardan les honneurs du triomphe. Le pavois était lourd, mais les porteurs se relayaient sans cesse, et chacun se disputait, luttait, combattait pour prêter à cette manifestation l’appui de ses épaules.

Cependant l’inconnu n’avait point profité du tumulte pour quitter la place. L’aurait-il pu, d’ailleurs, au milieu de cette foule compacte? Non, sans doute. En tout cas, il se tenait au premier rang, les bras croisés, et dévorait des yeux le président Barbicane.

Celui-ci ne le perdait pas de vue, et les regards de ces deux hommes demeuraient engagés comme deux épées frémissantes.

Les cris de l’immense foule se maintinrent à leur maximum d’intensité pendant cette marche triomphale. Michel Ardan se laissait faire avec un plaisir évident. Sa face rayonnait. Quelquefois l’estrade semblait prise de tangage et de roulis comme un navire battu des flots. Mais les deux héros du meeting avaient le pied marin; ils ne bronchaient pas, et leur vaisseau arriva sans avaries au port de Tampa-Town. Michel Ardan parvint heureusement à se dérober aux dernières étreintes de ses vigoureux admirateurs; il s’enfuit à l’hôtel Franklin, gagna prestement sa chambre et se glissa rapidement dans son lit, tandis qu’une armée de cent mille hommes veillait sous ses fenêtres.

Pendant ce temps, une scène courte, grave, décisive, avait lieu entre le personnage mystérieux et le président du Gun-Club.

Barbicane, libre enfin, était allé droit à son adversaire.

«Venez!» dit-il d’une voix brève.

Celui-ci le suivit sur le quai, et bientôt tous les deux se trouvèrent seuls à l’entrée d’un wharf ouvert sur le Jone’s-Fall.

Là, ces ennemis, encore inconnus l’un à l’autre, se regardèrent.

«Qui êtes-vous? demanda Barbicane.

– Le capitaine Nicholl.

– Je m’en doutais. Jusqu’ici le hasard ne vous avait jamais jeté sur mon chemin…

– Je suis venu m’y mettre!

– Vous m’avez insulté!

– Publiquement.

– Et vous me rendrez raison de cette insulte.

– A l’instant.

– Non. Je désire que tout se passe secrètement entre nous. Il y a un bois situé à trois milles de Tampa, le bois de Skersnaw. Vous le connaissez?

– Je le connais.

– Vous plaira-t-il d’y entrer demain matin à cinq heures par un côté?…

– Oui, si à la même heure vous entrez par l’autre côté.

– Et vous n’oublierez pas votre rifle? dit Barbicane.

– Pas plus que vous n’oublierez le vôtre», répondit Nicholl.

Sur ces paroles froidement prononcées, le président du Gun-Club et le capitaine se séparèrent. Barbicane revint à sa demeure, mais au lieu de prendre quelques heures de repos, il passa la nuit à chercher les moyens d’éviter le contrecoup du projectile et de résoudre ce difficile problème posé par Michel Ardan dans la discussion du meeting.

 

 

Chapitre XXI

Comment un Français arrange une affaire.

 

endant que les conventions de ce duel étaient discutées entre le président et le capitaine, duel terrible et sauvage, dans lequel chaque adversaire devient chasseur d’homme, Michel Ardan se reposait des fatigues du triomphe. Se reposer n’est évidemment pas une expression juste, car les lits américains peuvent rivaliser pour la dureté avec des tables de marbre ou de granit.

Ardan dormait donc assez mal, se tournant, se retournant entre les serviettes qui lui servaient de draps, et il songeait à installer une couchette plus confortable dans son projectile, quand un bruit violent vint l’arracher à ses rêves. Des coups désordonnés ébranlaient sa porte. Ils semblaient être portés avec un instrument de fer. De formidables éclats de voix se mêlaient à ce tapage un peu trop matinal.

«Ouvre! criait-on. Mais, au nom du Ciel, ouvre donc!»

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Ardan n’avait aucune raison d’acquiescer à une demande si bruyamment posée. Cependant il se leva et ouvrit sa porte, au moment où elle allait céder aux efforts du visiteur obstiné. Le secrétaire du Gun-Club fit irruption dans la chambre. Une bombe ne serait pas entrée avec moins de cérémonie.

«Hier soir, s’écria J.-T. Maston ex abrupto, notre président a été insulté publiquement pendant le meeting! Il a provoqué son adversaire, qui n’est autre que le capitaine Nicholl! Ils se battent ce matin au bois de Skersnaw! J’ai tout appris de la bouche de Barbicane! S’il est tué, c’est l’anéantissement de nos projets! Il faut donc empêcher ce duel! Or, un seul homme au monde peut avoir assez d’empire sur Barbicane pour l’arrêter, et cet homme c’est Michel Ardan!»

Pendant que J.-T. Maston parlait ainsi, Michel Ardan, renonçant à l’interrompre, s’était précipité dans son vaste pantalon, et, moins de deux minutes après, les deux amis gagnaient à toutes jambes les faubourgs de Tampa-Town.

Ce fut pendant cette course rapide que Maston mit Ardan au courant de la situation. Il lui apprit les véritables causes de l’inimitié de Barbicane et de Nicholl, comment cette inimitié était de vieille date, pourquoi jusque-là, grâce à des amis communs, le président et le capitaine ne s’étaient jamais rencontrés face à face; il ajouta qu’il s’agissait uniquement d’une rivalité de plaque et de boulet, et qu’enfin la scène du meeting n’avait été qu’une occasion longtemps cherchée par Nicholl de satisfaire de vieilles rancunes.

Rien de plus terrible que ces duels particuliers à l’Amérique, pendant lesquels les deux adversaires se cherchent à travers les taillis, se guettent au coin des halliers et se tirent au milieu des fourrés comme des bêtes fauves. C’est alors que chacun d’eux doit envier ces qualités merveilleuses si naturelles aux Indiens des Prairies, leur intelligence rapide, leur ruse ingénieuse, leur sentiment des traces, leur flair de l’ennemi. Une erreur, une hésitation, un faux pas peuvent amener la mort. Dans ces rencontres, les Yankees se font souvent accompagner de leurs chiens et, à la fois chasseurs et gibier, ils se relancent pendant des heures entières.

«Quels diables de gens vous êtes! s’écria Michel Ardan, quand son compagnon lui eut dépeint avec beaucoup d’énergie toute cette mise en scène.

– Nous sommes ainsi, répondit modestement J.-T. Maston; mais hâtons-nous.»

Cependant Michel Ardan et lui eurent beau courir à travers la plaine encore tout humide de rosée, franchir les rizières et les creeks, couper au plus court, ils ne purent atteindre avant cinq heures et demie le bois de Skersnaw. Barbicane devait avoir passé sa lisière depuis une demi-heure.

Là travaillait un vieux bushman occupé à débiter en fagots des arbres abattus sous sa hache. Maston courut à lui en criant:

«Avez-vous vu entrer dans le bois un homme armé d’un rifle, Barbicane, le président… mon meilleur ami?…»

Le digne secrétaire du Gun-Club pensait naïvement que son président devait être connu du monde entier. Mais le bushman n’eut pas l’air de le comprendre.

«Un chasseur, dit alors Ardan.

– Un chasseur? oui, répondit le bushman.

– Il y a longtemps?

– Une heure à peu près.

– Trop tard! s’écria Maston.

– Et avez-vous entendu des coups de fusil? demanda Michel Ardan.

– Non.

– Pas un seul?

– Pas un seul. Ce chasseur-là n’a pas l’air de faire bonne chasse!

– Que faire? dit Maston.

– Entrer dans le bois, au risque d’attraper une balle qui ne nous est pas destinée.

– Ah! s’écria Maston avec un accent auquel on ne pouvait se méprendre, j’aimerais mieux dix balles dans ma tête qu’une seule dans la tête de Barbicane.

– En avant donc!» reprit Ardan en serrant la main de son compagnon.

Quelques secondes plus tard, les deux amis disparaissaient dans le taillis. C’était un fourré fort épais, fait de cyprès géants, de sycomores, de tulipiers, d’oliviers, de tamarins, de chênes vifs et de magnolias. Ces divers arbres enchevêtraient leurs branches dans un inextricable pêle-mêle, sans permettre à la vue de s’étendre au loin. Michel Ardan et Maston marchaient l’un près de l’autre, passant silencieusement à travers les hautes herbes, se frayant un chemin au milieu des lianes vigoureuses, interrogeant du regard les buissons ou les branches perdues dans la sombre épaisseur du feuillage et attendant à chaque pas la redoutable détonation des rifles. Quant aux traces que Barbicane avait dû laisser de son passage à travers le bois, il leur était impossible de les reconnaître, et ils marchaient en aveugles dans ces sentiers à peine frayés, sur lesquels un Indien eût suivi pas à pas la marche de son adversaire.

Après une heure de vaines recherches, les deux compagnons s’arrêtèrent. Leur inquiétude redoublait.

«Il faut que tout soit fini, dit Maston découragé. Un homme comme Barbicane n’a pas rusé avec son ennemi, ni tendu de piège, ni pratiqué de manœuvre! Il est trop franc, trop courageux. Il est allé en avant, droit au danger, et sans doute assez loin du bushman pour que le vent ait emporté la détonation d’une arme à feu!

– Mais nous! nous! répondit Michel Ardan, depuis notre entrée sous bois, nous aurions entendu!…

– Et si nous sommes arrivés trop tard! s’écria Maston avec un accent de désespoir.

Michel Ardan ne trouva pas un mot à répondre; Maston et lui reprirent leur marche interrompue. De temps en temps ils poussaient de grands cris; ils appelaient soit Barbicane, soit Nicholl; mais ni l’un ni l’autre des deux adversaires ne répondait à leur voix. De joyeuses volées d’oiseaux, éveillés au bruit, disparaissaient entre les branches, et quelques daims effarouchés s’enfuyaient précipitamment à travers les taillis.

Pendant une heure encore, la recherche se prolongea. La plus grande partie du bois avait été explorée. Rien ne décelait la présence des combattants. C’était à douter de l’affirmation du bushman, et Ardan allait renoncer à poursuivre plus longtemps une reconnaissance inutile, quand, tout d’un coup, Maston s’arrêta.

«Chut! fit-il. Quelqu’un là-bas!

– Quelqu’un? répondit Michel Ardan.

– Oui! un homme! Il semble immobile. Son rifle n’est plus entre ses mains. Que fait-il donc?

– Mais le reconnais-tu? demanda Michel Ardan, que sa vue basse servait fort mal en pareille circonstance.

– Oui! oui Il se retourne, répondit Maston.

– Et c’est?…

– Le capitaine Nicholl!

– Nicholl!» s’écria Michel Ardan, qui ressentit un violent serrement de cœur.

Nicholl désarmé! Il n’avait donc plus rien à craindre de son adversaire?

«Marchons à lui, dit Michel Ardan, nous saurons à quoi nous en tenir.»

Mais son compagnon et lui n’eurent pas fait cinquante pas, qu’ils s’arrêtèrent pour examiner plus attentivement le capitaine. Ils s’imaginaient trouver un homme altéré de sang et tout entier à sa vengeance! En le voyant, ils demeurèrent stupéfaits.

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Un filet à maille serrée était tendu entre deux tulipiers gigantesques, et, au milieu du réseau, un petit oiseau, les ailes enchevêtrées, se débattait en poussant des cris plaintifs. L’oiseleur qui avait disposé cette toile inextricable n’était pas un être humain, mais bien une venimeuse araignée, particulière au pays, grosse comme un œuf de pigeon, et munie de pattes énormes. Le hideux animal, au moment de se précipiter sur sa proie, avait dû rebrousser chemin et chercher asile sur les hautes branches du tulipier, car un ennemi redoutable venait le menacer à son tour.

En effet, le capitaine Nicholl, son fusil à terre, oubliant les dangers de sa situation, s’occupait à délivrer le plus délicatement possible la victime prise dans les filets de la monstrueuse araignée. Quand il eut fini, il donna la volée au petit oiseau, qui battit joyeusement de l’aile et disparut.

Nicholl, attendri, le regardait fuir à travers les branches? quand il entendit ces paroles prononcées d’une voix émue:

«Vous êtes un brave homme, vous!»

Il se retourna. Michel Ardan était devant lui, répétant sur tous les tons:

«Et un aimable homme!

– Michel Ardan! s’écria le capitaine. Que venez-vous faire ici, monsieur?

– Vous serrer la main, Nicholl, et vous empêcher de tuer Barbicane ou d’être tué par lui.

– Barbicane! s’écria le capitaine, que je cherche depuis deux heures sans le trouver! Où se cache-t-il?…

Nicholl, dit Michel Ardan, ceci n’est pas poli! il faut toujours respecter son adversaire; soyez tranquille, si Barbicane est vivant, nous le trouverons, et d’autant plus facilement que, s’il ne s’est pas amusé comme vous à secourir des oiseaux opprimés, il doit vous chercher aussi. Mais quand nous l’aurons trouvé, c’est Michel Ardan qui vous le dit, il ne sera plus question de duel entre vous.

– Entre le président Barbicane et moi, répondit gravement Nicholl, il y a une rivalité telle, que la mort de l’un de nous…

– Allons donc! allons donc! reprit Michel Ardan, de braves gens comme vous, cela a pu se détester, mais cela s’estime. Vous ne vous battrez pas.

– Je me battrai, monsieur!

– Point.

– Capitaine, dit alors J.-T. Maston avec beaucoup de cœur, je suis l’ami du président, son alter ego, un autre lui-même; si vous voulez absolument tuer quelqu’un, tirez sur moi, ce sera exactement la même chose.

– Monsieur, dit Nicholl en serrant son rifle d’une main convulsive, ces plaisanteries…

– L’ami Maston ne plaisante pas, répondit Michel Ardan, et je comprends son idée de se faire tuer pour l’homme qu’il aime! Mais ni lui ni Barbicane ne tomberont sous les balles du capitaine Nicholl, car j’ai à faire aux deux rivaux une proposition si séduisante qu’ils s’empresseront de l’accepter.

– Et laquelle? demanda Nicholl avec une visible incrédulité.

– Patience, répondit Ardan, je ne puis la communiquer qu’en présence de Barbicane.

– Cherchons-le donc», s’écria le capitaine.

Aussitôt ces trois hommes se mirent en chemin; le capitaine, après avoir désarmé son rifle, le jeta sur son épaule et s’avança d’un pas saccadé, sans mot dire.

Pendant une demi-heure encore, les recherches furent inutiles. Maston se sentait pris d’un sinistre pressentiment. Il observait sévèrement Nicholl, se demandant si, la vengeance du capitaine satisfaite, le malheureux Barbicane, déjà frappé d’une balle, ne gisait pas sans vie au fond de quelque taillis ensanglanté. Michel Ardan semblait avoir la même pensée, et tous deux interrogeaient déjà du regard le capitaine Nicholl, quand Maston s’arrêta soudain.

Le buste immobile d’un homme adossé au pied d’un gigantesque catalpa apparaissait à vingt pas, à moitié perdu dans les herbes.

«C’est lui!» fit Maston.

Barbicane ne bougeait pas. Ardan plongea ses regards dans les yeux du capitaine, mais celui-ci ne broncha pas. Ardan fit quelques pas en criant:

«Barbicane! Barbicane!»

Nulle réponse. Ardan se précipita vers son ami; mais, au moment où il allait lui saisir le bras, il s’arrêta court en poussant un cri de surprise.

Barbicane, le crayon à la main, traçait des formules et des figures géométriques sur un carnet, tandis que son fusil désarmé gisait à terre.

Absorbé dans son travail, le savant, oubliant à son tour son duel et sa vengeance, n’avait rien vu, rien entendu.

Mais quand Michel Ardan posa sa main sur la sienne, il se leva et le considéra d’un oeil étonné.

«Ah! s’écria-t-il enfin, toi! ici! J’ai trouvé, mon ami! J’ai trouvé!

– Quoi?

– Mon moyen!

– Quel moyen?

– Le moyen d’annuler l’effet du contrecoup au départ du projectile!

– Vraiment? dit Michel en regardant le capitaine du coin de l’oeil.

– Oui! de l’eau! de l’eau simple qui fera ressort… Ah! Maston! s’écria Barbicane, vous aussi!

– Lui-même, répondit Michel Ardan, et permets que je te présente en même temps le digne capitaine Nicholl!

– Nicholl! s’écria Barbicane, qui fut debout en un instant. Pardon, capitaine, dit-il, j’avais oublié… je suis prêt…»

Michel Ardan intervint sans laisser aux deux ennemis le temps de s’interpeller.

«Parbleu! dit-il, il est heureux que de braves gens comme vous ne se soient pas rencontrés plus tôt! Nous aurions maintenant à pleurer l’un ou l’autre. Mais, grâce à Dieu qui s’en est mêlé, il n’y a plus rien à craindre. Quand on oublie sa haine pour se plonger dans des problèmes de mécanique ou jouer des tours aux araignées, c’est que cette haine n’est dangereuse pour personne.»

Et Michel Ardan raconta au président l’histoire du capitaine.

«Je vous demande un peu, dit-il en terminant, si deux bons êtres comme vous sont faits pour se casser réciproquement la tête à coups de carabine?»

Il y avait dans cette situation, un peu ridicule, quelque chose de si inattendu, que Barbicane et Nicholl ne savaient trop quelle contenance garder l’un vis-à-vis de l’autre. Michel Ardan le sentit bien, et il résolut de brusquer la réconciliation.

«Mes braves amis, dit-il en laissant poindre sur ses lèvres son meilleur sourire, il n’y a jamais eu entre vous qu’un malentendu. Pas autre chose. Eh bien! pour prouver que tout est fini entre vous, et puisque vous êtes gens à risquer votre peau, acceptez franchement la proposition que je vais vous faire.

– Parlez, dit Nicholl.

– L’ami Barbicane croit que son projectile ira tout droit à la Lune.

– Oui, certes, répliqua le président.

– Et l’ami Nicholl est persuadé qu’il retombera sur la terre.

– J’en suis certain, s’écria le capitaine.

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– Bon! reprit Michel Ardan. Je n’ai pas la prétention de vous mettre d’accord; mais je vous dis tout bonnement: Partez avec moi, et venez voir si nous resterons en route.

– Hein!» fit J.-T. Maston stupéfait.

Les deux rivaux, à cette proposition subite, avaient levé les yeux l’un sur l’autre. Ils s’observaient avec attention. Barbicane attendait la réponse du capitaine. Nicholl guettait les paroles du président.

«Eh bien? fit Michel de son ton le plus engageant. Puisqu’il n’y a plus de contrecoup à craindre!

– Accepté!» s’écria Barbicane.

Mais, si vite qu’il eût prononcé ce mot, Nicholl l’avait achevé en même temps que lui.

«Hurrah! bravo! vivat! hip! hip! hip! s’écria Michel Ardan en tendant la main aux deux adversaires. Et maintenant que l’affaire est arrangée, mes amis, permettez-moi de vous traiter à la française. Allons déjeuner.»

 

 

Chapitre XXII

Le nouveau citoyen des États-Unis.

 

e jour-là toute l’Amérique apprit en même temps l’affaire du capitaine Nicholl et du président Barbicane, ainsi que son singulier dénouement. Le rôle joué dans cette rencontre par le chevaleresque Européen, sa proposition inattendue qui tranchait la difficulté, l’acceptation simultanée des deux rivaux, cette conquête du continent lunaire à laquelle la France et les États-Unis allaient marcher d’accord, tout se réunit pour accroître encore la popularité de Michel Ardan.

On sait avec quelle frénésie les Yankees se passionnent pour un individu. Dans un pays où de graves magistrats s’attellent à la voiture d’une danseuse et la traînent triomphalement, que l’on juge de la passion déchaînée par l’audacieux Français! Si l’on ne détela pas ses chevaux, c’est probablement parce qu’il n’en avait pas, mais toutes les autres marques d’enthousiasme lui furent prodiguées. Pas un citoyen qui ne s’unît à lui d’esprit et de cœur! Ex pluribus unum, suivant la devise des États-Unis.

A dater de ce jour, Michel Ardan n’eut plus un moment de repos. Des députations venues de tous les coins de l’Union le harcelèrent sans fin ni trêve. Il dut les recevoir bon gré mal gré. Ce qu’il serra de mains, ce qu’il tutoya de gens ne peut se compter; il fut bientôt sur les dents; sa voix, enrouée dans des speechs innombrables, ne s’échappait plus de ses lèvres qu’en sons inintelligibles, et il faillit gagner une gastro-entérite à la suite des toasts qu’il dut porter à tous les comtés de l’Union. Ce succès eût grisé un autre dès le premier jour, mais lui sut se contenir dans une demi-ébriété spirituelle et charmante.

Parmi les députations de toute espèce qui l’assaillirent, celle des «lunatiques» n’eut garde d’oublier ce qu’elle devait au futur conquérant de la Lune. Un jour, quelques-uns de ces pauvres gens, assez nombreux en Amérique, vinrent le trouver et demandèrent à retourner avec lui dans leur pays natal. Certains d’entre eux prétendaient parler «le sélénite» et voulurent l’apprendre à Michel Ardan. Celui-ci se prêta de bon cœur à leur innocente manie et se chargea de commissions pour leurs amis de la Lune.

«Singulière folie! dit-il à Barbicane après les avoir congédiés, et folie qui frappe souvent les vives intelligences. Un de nos plus illustres savants, Arago, me disait que beaucoup de gens très sages et très réservés dans leurs conceptions se laissaient aller à une grande exaltation, à d’incroyables singularités, toutes les fois que la Lune les occupait. Tu ne crois pas à l’influence de la Lune sur les maladies?

– Peu, répondit le président du Gun-Club.

– Je n’y crois pas non plus, et cependant l’histoire a enregistré des faits au moins étonnants. Ainsi, en 1693, pendant une épidémie, les personnes périrent en plus grand nombre le 21 janvier, au moment d’une éclipse. Le célèbre Bacon s’évanouissait pendant les éclipses de la Lune et ne revenait à la vie qu’après l’entière émersion de l’astre. Le roi Charles VI retomba six fois en démence pendant l’année 1399, soit à la nouvelle, soit à la pleine Lune. Des médecins ont classé le mal caduc parmi ceux qui suivent les phases de la Lune. Les maladies nerveuses ont paru subir souvent son influence. Mead parle d’un enfant qui entrait en convulsions quand la Lune entrait en opposition. Gall avait remarqué que l’exaltation des personnes faibles s’accroissait deux fois par mois, aux époques de la nouvelle et de la pleine Lune. Enfin il y a encore mille observations de ce genre sur les vertiges, les fièvres malignes, les somnambulismes, tendant à prouver que l’astre des nuits a une mystérieuse influence sur les maladies terrestres.

– Mais comment? pourquoi? demanda Barbicane.

– Pourquoi? répondit Ardan. Ma foi, je te ferai la même réponse qu’Arago répétait dix-neuf siècles après Plutarque: «C’est peut-être parce que ça n’est pas vrai!»

Au milieu de son triomphe, Michel Ardan ne put échapper à aucune des corvées inhérentes à l’état d’homme célèbre. Les entrepreneurs de succès voulurent l’exhiber. Barnum lui offrit un million pour le promener de ville en ville dans tous les États-Unis et le montrer comme un animal curieux. Michel Ardan le traita de cornac et l’envoya promener lui-même.

Cependant, s’il refusa de satisfaire ainsi la curiosité publique, ses portraits, du moins, coururent le monde entier et occupèrent la place d’honneur dans les albums; on en fit des épreuves de toutes dimensions, depuis la grandeur naturelle jusqu’aux réductions microscopiques des timbres-poste. Chacun pouvait posséder son héros dans toutes les poses imaginables, en tête, en buste, en pied, de face, de profil, de trois quarts, de dos. On en tira plus de quinze cent mille exemplaires, et il avait là une belle occasion de se débiter en reliques, mais il n’en profita pas. Rien qu’à vendre ses cheveux un dollar la pièce, il lui en restait assez pour faire fortune!

Pour tout dire, cette popularité ne lui déplaisait pas. Au contraire. Il se mettait à la disposition du public et correspondait avec l’univers entier. On répétait ses bons mots, on les propageait, surtout ceux qu’il ne faisait pas. On lui en prêtait, suivant l’habitude, car il était riche de ce côté.

Non seulement il eut pour lui les hommes, mais aussi les femmes. Quel nombre infini de «beaux mariages» il aurait faits, pour peu que la fantaisie l’eût pris de «se fixer»! Les vieilles misses surtout, celles qui depuis quarante ans séchaient sur pied, rêvaient nuit et jour devant ses photographies.

Il est certain qu’il eût trouvé des compagnes par centaines, même s’il leur avait imposé la condition de le suivre dans les airs. Les femmes sont intrépides quand elles n’ont pas peur de tout. Mais son intention n’était pas de faire souche sur le continent lunaire, et d’y transplanter une race croisée de Français et d’Américains. Il refusa donc.

«Aller jouer là-haut, disait-il, le rôle d’Adam avec une fille d’Ève, merci! Je n’aurais qu’à rencontrer des serpents!…»

Dès qu’il put se soustraire enfin aux joies trop répétées du triomphe, il alla, suivi de ses amis, faire une visite à la Columbiad. Il lui devait bien cela. Du reste, il était devenu très fort en balistique, depuis qu’il vivait avec Barbicane, J.-T. Maston et tutti quanti. Son plus grand plaisir consistait à répéter à ces braves artilleurs qu’ils n’étaient que des meurtriers aimables et savants. Il ne tarissait pas en plaisanteries à cet égard. Le jour où il visita la Columbiad, il l’admira fort et descendit jusqu’au fond de l’âme de ce gigantesque mortier qui devait bientôt le lancer vers l’astre des nuits.

«Au moins, dit-il, ce canon-là ne fera de mal à personne, ce qui est déjà assez étonnant de la part d’un canon. Mais quant à vos engins qui détruisent, qui incendient, qui brisent, qui tuent, ne m’en parlez pas, et surtout ne venez jamais me dire qu’ils ont «une âme», je ne vous croirais pas!»

Il faut rapporter ici une proposition relative à J.-T. Maston. Quand le secrétaire du Gun-Club entendit Barbicane et Nicholl accepter la proposition de Michel Ardan, il résolut de se joindre à eux et de faire «la partie à quatre». Un jour il demanda à être du voyage. Barbicane, désolé de refuser, lui fit comprendre que le projectile ne pouvait emporter un aussi grand nombre de passagers. J.-T. Maston, désespéré, alla trouver Michel Ardan, qui l’invita à se résigner et fit valoir des arguments ad hominem.

«Vois-tu, mon vieux Maston, lui dit-il, il ne faut pas prendre mes paroles en mauvaise part; mais vraiment là, entre nous, tu es trop incomplet pour te présenter dans la Lune!

– Incomplet! s’écria le vaillant invalide.

– Oui! mon brave ami! Songe au cas où nous rencontrerions des habitants là-haut. Voudrais-tu donc leur donner une aussi triste idée de ce qui se passe ici-bas, leur apprendre ce que c’est que la guerre, leur montrer qu’on emploie le meilleur de son temps à se dévorer, à se manger, à se casser bras et jambes, et cela sur un globe qui pourrait nourrir cent milliards d’habitants, et où il y en a douze cents millions à peine? Allons donc, mon digne ami, tu nous ferais mettre à la porte!

– Mais si vous arrivez en morceaux, répliqua J.-T. Maston, vous serez aussi incomplets que moi!

– Sans doute, répondit Michel Ardan, mais nous n’arriverons pas en morceaux!»

En effet, une expérience préparatoire, tentée le 18 octobre, avait donné les meilleurs résultats et fait concevoir les plus légitimes espérances. Barbicane, désirant se rendre compte de l’effet de contrecoup au moment du départ d’un projectile, fit venir un mortier de trente-deux pouces (– 0,75 cm) de l’arsenal de Pensacola. On l’installa sur le rivage de la rade d’Hillisboro, afin que la bombe retombât dans la mer et que sa chute fût amortie. Il ne s’agissait que d’expérimenter la secousse au départ et non le choc à l’arrivée. Un projectile creux fut préparé avec le plus grand soin pour cette curieuse expérience. Un épais capitonnage, appliqué sur un réseau de ressorts faits du meilleur acier, doublait ses parois intérieures. C’était un véritable nid soigneusement ouaté.

«Quel dommage de ne pouvoir y prendre place!» disait J.-T. Maston en regrettant que sa taille ne lui permît pas de tenter l’aventure.

Dans cette charmante bombe, qui se fermait au moyen d’un couvercle à vis, on introduisit d’abord un gros chat, puis un écureuil appartenant au secrétaire perpétuel du Gun-Club, et auquel J.-T. Maston tenait particulièrement. Mais on voulait savoir comment ce petit animal, peu sujet au vertige, supporterait ce voyage expérimental.

Le mortier fut chargé avec cent soixante livres de poudre et la bombe placée dans la pièce. On fit feu.

Aussitôt le projectile s’enleva avec rapidité, décrivit majestueusement sa parabole, atteignit une hauteur de mille pieds environ, et par une courbe gracieuse alla s’abîmer au milieu des flots.

Sans perdre un instant, une embarcation se dirigea vers le lieu de sa chute; des plongeurs habiles se précipitèrent sous les eaux, et attachèrent des câbles aux oreillettes de la bombe, qui fut rapidement hissée à bord. Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées entre le moment où les animaux furent enfermés et le moment où l’on dévissa le couvercle de leur prison.

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Ardan, Barbicane, Maston, Nicholl se trouvaient sur l’embarcation, et ils assistèrent à l’opération avec un sentiment d’intérêt facile à comprendre. A peine la bombe fut-elle ouverte, que le chat s’élança au-dehors, un peu froissé, mais plein de vie, et sans avoir l’air de revenir d’une expédition aérienne. Mais d’écureuil point. On chercha. Nulle trace. Il fallut bien alors reconnaître la vérité. Le chat avait mangé son compagnon de voyage.

J.-T. Maston fut très attristé de la perte de son pauvre écureuil, et se proposa de l’inscrire au martyrologe de la science.

Quoi qu’il en soit, après cette expérience, toute hésitation, toute crainte disparurent; d’ailleurs les plans de Barbicane devaient encore perfectionner le projectile et anéantir presque entièrement les effets de contrecoup. Il n’y avait donc plus qu’à partir.

Deux jours plus tard, Michel Ardan reçut un message du président de l’Union, honneur auquel il se montra particulièrement sensible.

A l’exemple de son chevaleresque compatriote le marquis de la Fayette, le gouvernement lui décernait le titre de citoyen des États-Unis d’Amérique.

 

 

Chapitre XXIII

Le wagon-projectile.

 

près l’achèvement de la célèbre Columbiad, l’intérêt public se rejeta immédiatement sur le projectile, ce nouveau véhicule destiné à transporter à travers l’espace les trois hardis aventuriers. Personne n’avait oublié que, par sa dépêche du 30 septembre, Michel Ardan demandait une modification aux plans arrêtés par les membres du Comité.

Le président Barbicane pensait alors avec raison que la forme du projectile importait peu, car, après avoir traversé l’atmosphère en quelques secondes, son parcours devait s’effectuer dans le vide absolu. Le Comité avait donc adopté la forme ronde, afin que le boulet pût tourner sur lui-même et se comporter à sa fantaisie. Mais, dès l’instant qu’on le transformait en véhicule, c’était une autre affaire. Michel Ardan ne se souciait pas de voyager à la façon des écureuils; il voulait monter la tête en haut, les pieds en bas, ayant autant de dignité que dans la nacelle d’un ballon, plus vite sans doute, mais sans se livrer à une succession de cabrioles peu convenables.

De nouveaux plans furent donc envoyés à la maison Breadwill and Co. d’Albany, avec recommandation de les exécuter sans retard. Le projectile, ainsi modifié, fut fondu le 2 novembre et expédié immédiatement à Stone’s-Hill par les railways de l’Est. Le 10, il arriva sans accident au lieu de sa destination. Michel Ardan, Barbicane et Nicholl attendaient avec la plus vive impatience ce «wagon-projectile» dans lequel ils devaient prendre passage pour voler à la découverte d’un nouveau monde.

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Il faut en convenir, c’était une magnifique pièce de métal, un produit métallurgique qui faisait le plus grand honneur au génie industriel des Américains. On venait d’obtenir pour la première fois l’aluminium en masse aussi considérable, ce qui pouvait être justement regardé comme un résultat prodigieux. Ce précieux projectile étincelait aux rayons du Soleil. A le voir avec ses formes imposantes et coiffé de son chapeau conique, on l’eût pris volontiers pour une de ces épaisses tourelles en façon de poivrières, que les architectes du Moyen Âge suspendaient à l’angle des châteaux forts. Il ne lui manquait que des meurtrières et une girouette.

«Je m’attends, s’écriait Michel Ardan, à ce qu’il en sorte un homme d’armes portant la haquebutte et le corselet d’acier. Nous serons là-dedans comme des seigneurs féodaux, et, avec un peu d’artillerie, on y tiendrait tête à toutes les armées sélénites, si toutefois il y en a dans la Lune!

– Ainsi le véhicule te plaît? demanda Barbicane à son ami.

– Oui! oui! sans doute, répondit Michel Ardan qui l’examinait en artiste. Je regrette seulement que ses formes ne soient pas plus effilées, son cône plus gracieux; on aurait dû le terminer par une touffe d’ornements en métal guilloché, avec une chimère, par exemple, une gargouille, une salamandre sortant du feu les ailes déployées et la gueule ouverte…

– A quoi bon? dit Barbicane, dont l’esprit positif était peu sensible aux beautés de l’art.

– A quoi bon, ami Barbicane! Hélas! puisque tu me le demandes, je crains bien que tu ne le comprennes jamais!

– Dis toujours, mon brave compagnon.

– Eh bien! suivant moi, il faut toujours mettre un peu d’art dans ce que l’on fait, cela vaut mieux. Connais-tu une pièce indienne qu’on appelle Le Chariot de l’Enfant?

– Pas même de nom, répondit Barbicane.

– Cela ne m’étonne pas, reprit Michel Ardan. Apprends donc que, dans cette pièce, il y a un voleur qui, au moment de percer le mur d’une maison, se demande s’il donnera à son trou la forme d’une lyre, d’une fleur, d’un oiseau ou d’une amphore. Eh bien! dis-moi, ami Barbicane, si à cette époque tu avais été membre du jury, est-ce que tu aurais condamné ce voleur-là?

– Sans hésiter, répondit le président du Gun-Club, et avec la circonstance aggravante d’effraction.

– Et moi je l’aurais acquitté, ami Barbicane! Voilà pourquoi tu ne pourras jamais me comprendre!

– Je n’essaierai même pas, mon vaillant artiste.

– Mais au moins, reprit Michel Ardan, puisque l’extérieur de notre wagon-projectile laisse à désirer, on me permettra de le meubler à mon aise, et avec tout le luxe qui convient à des ambassadeurs de la Terre!

– A cet égard, mon brave Michel, répondit Barbicane, tu agiras à ta fantaisie, et nous te laisserons faire à ta guise.»

Mais, avant de passer à l’agréable, le président du Gun-Club avait songé à l’utile, et les moyens inventés par lui pour amoindrir les effets du contrecoup furent appliqués avec une intelligence parfaite.

Barbicane s’était dit, non sans raison, que nul ressort ne serait assez puissant pour amortir le choc, et, pendant sa fameuse promenade dans le bois de Skersnaw, il avait fini par résoudre cette grande difficulté d’une ingénieuse façon. C’est à l’eau qu’il comptait demander de lui rendre ce service signalé. Voici comment.

Le projectile devait être rempli à la hauteur de trois pieds d’une couche d’eau destinée à supporter un disque en bois parfaitement étanche, qui glissait à frottement sur les parois intérieures du projectile. C’est sur ce véritable radeau que les voyageurs prenaient place. Quant à la masse liquide, elle était divisée par des cloisons horizontales que le choc au départ devait briser successivement. Alors chaque nappe d’eau, de la plus basse à la plus haute, s’échappant par des tuyaux de dégagement vers la partie supérieure du projectile, arrivait ainsi à faire ressort, et le disque, muni lui-même de tampons extrêmement puissants, ne pouvait heurter le culot inférieur qu’après l’écrasement successif des diverses cloisons. Sans doute les voyageurs éprouveraient encore un contrecoup violent après le complet échappement de la masse liquide, mais le premier choc devait être presque entièrement amorti par ce ressort d’une grande puissance.

Il est vrai que trois pieds d’eau sur une surface de cinquante-quatre pieds carrés devaient peser près de onze mille cinq cents livres; mais la détente des gaz accumulés dans la Columbiad suffirait, suivant Barbicane, à vaincre cet accroissement de poids; d’ailleurs le choc devait chasser toute cette eau en moins d’une seconde, et le projectile reprendrait promptement sa pesanteur normale.

Voilà ce qu’avait imaginé le président du Gun-Club et de quelle façon il pensait avoir résolu la grave question du contrecoup. Du reste, ce travail, intelligemment compris par les ingénieurs de la maison Breadwill, fut merveilleusement exécuté; l’effet une fois produit et l’eau chassée au-dehors, les voyageurs pouvaient se débarrasser facilement des cloisons brisées et démonter le disque mobile qui les supportait au moment du départ.

Quant aux parois supérieures du projectile, elles étaient revêtues d’un épais capitonnage de cuir, appliqué sur des spirales du meilleur acier, qui avaient la souplesse des ressorts de montre. Les tuyaux d’échappement dissimulés sous ce capitonnage ne laissaient pas même soupçonner leur existence.

Ainsi donc toutes les précautions imaginables pour amortir le premier choc avaient été prises, et pour se laisser écraser, disait Michel Ardan, il faudrait être «de bien mauvaise composition».

Le projectile mesurait neuf pieds de large extérieurement sur douze pieds de haut. Afin de ne pas dépasser le poids assigné, on avait un peu diminué l’épaisseur de ses parois et renforcé sa partie inférieure, qui devait supporter toute la violence des gaz développés par la déflagration du pyroxyle. Il en est ainsi, d’ailleurs, dans les bombes et les obus cylindro-coniques, dont le culot est toujours plus épais.

On pénétrait dans cette tour de métal par une étroite ouverture ménagée sur les parois du cône, et semblable à ces «trous d’homme» des chaudières à vapeur. Elle se fermait hermétiquement au moyen d’une plaque d’aluminium, retenue à l’intérieur par de puissantes vis de pression. Les voyageurs pourraient donc sortir à volonté de leur prison mobile, dès qu’ils auraient atteint l’astre des nuits.

Mais il ne suffisait pas d’aller, il fallait voir en route. Rien ne fut plus facile. En effet, sous le capitonnage se trouvaient quatre hublots de verre lenticulaire d’une forte épaisseur, deux percés dans la paroi circulaire du projectile; un troisième à sa partie inférieure et un quatrième dans son chapeau conique. Les voyageurs seraient donc à même d’observer, pendant leur parcours, la Terre qu’ils abandonnaient, la Lune dont ils s’approchaient et les espaces constellés du ciel. Seulement, ces hublots étaient protégés contre les chocs du départ par des plaques solidement encastrées, qu’il était facile de rejeter au-dehors en dévissant des écrous intérieurs. De cette façon, l’air contenu dans le projectile ne pouvait pas s’échapper, et les observations devenaient possibles.

Tous ces mécanismes, admirablement établis, fonctionnaient avec la plus grande facilité, et les ingénieurs ne s’étaient pas montrés moins intelligents dans les aménagements du wagon-projectile.

Des récipients solidement assujettis étaient destinés à contenir l’eau et les vivres nécessaires aux trois voyageurs; ceux-ci pouvaient même se procurer le feu et la lumière au moyen de gaz emmagasiné dans un récipient spécial sous une pression de plusieurs atmosphères. Il suffisait de tourner un robinet, et pendant six jours ce gaz devait éclairer et chauffer ce confortable véhicule. On le voit, rien ne manquait des choses essentielles à la vie et même au bien-être. De plus, grâce aux instincts de Michel Ardan, l’agréable vint se joindre à l’utile sous la forme d’objets d’art; il eût fait de son projectile un véritable atelier d’artiste, si l’espace ne lui eût pas manqué. Du reste, on se tromperait en supposant que trois personnes dussent se trouver à l’étroit dans cette tour de métal. Elle avait une surface de cinquante-quatre pieds carrés à peu près sur dix pieds de hauteur, ce qui permettait à ses hôtes une certaine liberté de mouvement. Ils n’eussent pas été aussi à leur aise dans le plus confortable wagon des États-Unis.

La question des vivres et de l’éclairage étant résolue, restait la question de l’air. Il était évident que l’air enfermé dans le projectile ne suffirait pas pendant quatre jours à la respiration des voyageurs; chaque homme, en effet, consomme dans une heure environ tout l’oxygène contenu dans cent litres d’air. Barbicane, ses deux compagnons, et deux chiens qu’il comptait emmener, devaient consommer, par vingt-quatre heures, deux mille quatre cents litres d’oxygène, ou, en poids, à peu près sept livres. Il fallait donc renouveler l’air du projectile. Comment? Par un procédé bien simple, celui de MM. Reiset et Regnault, indiqué par Michel Ardan pendant la discussion du meeting.

On sait que l’air se compose principalement de vingt et une parties d’oxygène et de soixante-dix-neuf parties d’azote. Or, que se passe-t-il dans l’acte de la respiration? Un phénomène fort simple. L’homme absorbe l’oxygène de l’air, éminemment propre à entretenir la vie, et rejette l’azote intact. L’air expiré a perdu près de cinq pour cent de son oxygène et contient alors un volume à peu près égal d’acide carbonique, produit définitif de la combustion des éléments du sang par l’oxygène inspiré. Il arrive donc que dans un milieu clos, et après un certain temps, tout l’oxygène de l’air est remplacé par l’acide carbonique, gaz essentiellement délétère.

La question se réduisait dès lors à ceci: l’azote s’étant conservé intact, 1° refaire l’oxygène absorbé; 2° détruire l’acide carbonique expiré. Rien de plus facile au moyen du chlorate de potasse et de la potasse caustique.

Le chlorate de potasse est un sel qui se présente sous la forme de paillettes blanches; lorsqu’on le porte à une température supérieure à quatre cents degrés, il se transforme en chlorure de potassium, et l’oxygène qu’il contient se dégage entièrement. Or, dix-huit livres de chlorate de potasse rendent sept livres d’oxygène, c’est-à-dire la quantité nécessaire aux voyageurs pendant vingt-quatre heures. Voilà pour refaire l’oxygène.

Quant à la potasse caustique, c’est une matière très avide de l’acide carbonique mêlé à l’air, et il suffit de l’agiter pour qu’elle s’en empare et forme du bicarbonate de potasse. Voilà pour absorber l’acide carbonique.

En combinant ces deux moyens, on était certain de rendre à l’air vicié toutes ses qualités vivifiantes. C’est ce que les deux chimistes, MM. Reiset et Regnault, avaient expérimenté avec succès. Mais, il faut le dire, l’expérience avait eu lieu jusqu’alors in anima vili. Quelle que fût sa précision scientifique, on ignorait absolument comment des hommes la supporteraient.

Telle fut l’observation faite à la séance où se traita cette grave question. Michel Ardan ne voulait pas mettre en doute la possibilité de vivre au moyen de cet air factice, et il offrit d’en faire l’essai avant le départ. Mais l’honneur de tenter cette épreuve fut réclamé énergiquement par J.-T. Maston.

«Puisque je ne pars pas, dit ce brave artilleur, c’est bien le moins que j’habite le projectile pendant une huitaine de jours.»

Il y aurait eu mauvaise grâce à lui refuser. On se rendit à ses vœux. Une quantité suffisante de chlorate de potasse et de potasse caustique fut mise à sa disposition avec des vivres pour huit jours; puis, ayant serré la main de ses amis, le 12 novembre, à six heures du matin, après avoir expressément recommandé de ne pas ouvrir sa prison avant le 20, à six heures du soir, il se glissa dans le projectile, dont la plaque fut hermétiquement fermée. Que se passa-t-il pendant cette huitaine? Impossible de s’en rendre compte. L’épaisseur des parois du projectile empêchait tout bruit intérieur d’arriver au-dehors.

Le 20 novembre, à six heures précises, la plaque fut retirée; les amis de J.-T. Maston ne laissaient pas d’être un peu inquiets. Mais ils furent promptement rassurés en entendant une voix joyeuse qui poussait un hurrah formidable.

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Bientôt le secrétaire du Gun-Club apparut au sommet du cône dans une attitude triomphante. Il avait engraissé!

 

 

Chapitre XXIV

Le télescope des montagnes Rocheuses.

 

e 20 octobre de l’année précédente, après la souscription close, le président du Gun-Club avait crédité l’Observatoire de Cambridge des sommes nécessaires à la construction d’un vaste instrument d’optique. Cet appareil, lunette ou télescope, devait être assez puissant pour rendre visible à la surface. de la Lune un objet ayant au plus neuf pieds de largeur.

Il y a une différence importante entre la lunette et le télescope; il est bon de la rappeler ici. La lunette se compose d’un tube qui porte à son extrémité supérieure une lentille convexe appelée objectif, et à son extrémité inférieure une seconde lentille nommée oculaire, à laquelle s’applique l’oeil de l’observateur. Les rayons émanant de l’objet lumineux traversent la première lentille et vont, par réfraction, former une image renversée à son foyer2. Cette image, on l’observe avec l’oculaire, qui la grossit exactement comme ferait une loupe. Le tube de la lunette est donc fermé à chaque extrémité par l’objectif et l’oculaire.

Au contraire, le tube du télescope est ouvert à son extrémité supérieure. Les rayons partis de l’objet observé y pénètrent librement et vont frapper un miroir métallique concave, c’est-à-dire convergent. De là ces rayons réfléchis rencontrent un petit miroir qui les renvoie à l’oculaire, disposé de façon à grossir l’image produite.

Ainsi, dans les lunettes, la réfraction joue le rôle principal, et dans les télescopes, la réflexion. De là le nom de réfracteurs donné aux premières, et celui de réflecteurs attribué aux seconds. Toute la difficulté d’exécution de ces appareils d’optique gît dans la confection des objectifs, qu’ils soient faits de lentilles ou de miroirs métalliques.

Cependant, à l’époque où le Gun-Club tenta sa grande expérience, ces instruments étaient singulièrement perfectionnés et donnaient des résultats magnifiques. Le temps était loin où Galilée observa les astres avec sa pauvre lunette qui grossissait sept fois au plus. Depuis le XVIe siècle, les appareils d’optique s’élargirent et s’allongèrent dans des proportions considérables, et ils permirent de jauger les espaces stellaires à une profondeur inconnue jusqu’alors. Parmi les instruments réfracteurs fonctionnant à cette époque, on citait la lunette de l’Observatoire de Poulkowa, en Russie, dont l’objectif mesure quinze pouces (– 38 centimètres de largeur3), la lunette de l’opticien français Lerebours, pourvue d’un objectif égal au précédent, et enfin la lunette de l’Observatoire de Cambridge, munie d’un objectif qui a dix-neuf pouces de diamètre (48 cm).

Parmi les télescopes, on en connaissait deux d’une puissance remarquable et de dimension gigantesque. Le premier, construit par Herschell, était long de trente-six pieds et possédait un miroir large de quatre pieds et demi; il permettait d’obtenir des grossissements de six mille fois. Le second s’élevait en Irlande, à Birrcastle, dans le parc de Parsonstown, et appartenait à Lord Rosse. La longueur de son tube était de quarante-huit pieds, la largeur de son miroir de six pieds (– 1,93 m)4; il grossissait six mille quatre cents fois, et il avait fallu bâtir une immense construction en maçonnerie pour disposer les appareils nécessaires à la manœuvre de l’instrument, qui pesait vingt-huit mille livres.

Mais, on le voit, malgré ces dimensions colossales, les grossissements obtenus ne dépassaient pas six mille fois en nombres ronds; or, un grossissement de six mille fois ne ramène la Lune qu’à trente-neuf milles (– 16 lieues), et il laisse seulement apercevoir les objets ayant soixante pieds de diamètre, à moins que ces objets ne soient très allongés.

Or, dans l’espèce, il s’agissait d’un projectile large de neuf pieds et long de quinze; il fallait donc ramener la Lune à cinq milles (– 2 lieues) au moins, et, pour cela, produire des grossissements de quarante-huit mille fois.

Telle était la question posée à l’Observatoire de Cambridge. Il ne devait pas être arrêté par les difficultés financières; restaient donc les difficultés matérielles.

Et d’abord il fallut opter entre les télescopes et les lunettes. Les lunettes présentent des avantages sur les télescopes. A égalité d’objectifs, elles permettent d’obtenir des grossissements plus considérables, parce que les rayons lumineux qui traversent les lentilles perdent moins par l’absorption que par la réflexion sur le miroir métallique des télescopes. Mais l’épaisseur que l’on peut donner à une lentille est limitée, car, trop épaisse, elle ne laisse plus passer les rayons lumineux. En outre, la construction de ces vastes lentilles est excessivement difficile et demande un temps considérable, qui se mesure par années.

Donc, bien que les images fussent mieux éclairées dans les lunettes, avantage inappréciable quand il s’agit d’observer la Lune, dont la lumière est simplement réfléchie, on se décida à employer le télescope, qui est d’une exécution plus prompte et permet d’obtenir de plus forts grossissements. Seulement, comme les rayons lumineux perdent une grande partie de leur intensité en traversant l’atmosphère, le Gun-Club résolut d’établir l’instrument sur l’une des plus hautes montagnes de l’Union, ce qui diminuerait l’épaisseur des couches aériennes.

Dans les télescopes, on l’a vu, l’oculaire, c’est-à-dire la loupe placée à l’oeil de l’observateur, produit le grossissement, et l’objectif qui supporte les plus forts grossissements est celui dont le diamètre est le plus considérable et la distance focale plus grande. Pour grossir quarante-huit mille fois, il fallait dépasser singulièrement en grandeur les objectifs d’Herschell et de Lord Rosse. Là était la difficulté, car la fonte de ces miroirs est une opération très délicate.

Heureusement, quelques années auparavant, un savant de l’Institut de France, Léon Foucault, venait d’inventer un procédé qui rendait très facile et très prompt le polissage des objectifs, en remplaçant le miroir métallique par des miroirs argentés. Il suffisait de couler un morceau de verre de la grandeur voulue et de le métalliser ensuite avec un sel d’argent. Ce fut ce procédé, dont les résultats sont excellents, qui fut suivi pour la fabrication de l’objectif.

De plus, on le disposa suivant la méthode imaginée par Herschell pour ses télescopes. Dans le grand appareil de l’astronome de Slough, l’image des objets, réfléchie par le miroir incliné au fond du tube, venait se former à son autre extrémité où se trouvait situé l’oculaire. Ainsi l’observateur, au lieu d’être placé à la partie inférieure du tube, se hissait à sa partie supérieure, et là, muni de sa loupe, il plongeait dans l’énorme cylindre. Cette combinaison avait l’avantage de supprimer le petit miroir destiné à renvoyer l’image à l’oculaire. Celle-ci ne subissait plus qu’une réflexion au lieu de deux. Donc il y avait un moins grand nombre de rayons lumineux éteints. Donc l’image était moins affaiblie. Donc, enfin, on obtenait plus de clarté, avantage précieux dans l’observation qui devait être faite5.

Ces résolutions prises, les travaux commencèrent. D’après les calculs du bureau de l’Observatoire de Cambridge, le tube du nouveau réflecteur devait avoir deux cent quatre-vingts pieds de longueur, et son miroir seize pieds de diamètre. Quelque colossal que fût un pareil instrument, il n’était pas comparable à ce télescope long de dix mille pieds (– 3 kilomètres et demi) que l’astronome Hooke proposait de construire il y a quelques années. Néanmoins l’établissement d’un semblable appareil présentait de grandes difficultés.

Quant à la question d’emplacement, elle fut promptement résolue. Il s’agissait de choisir une haute montagne, et les hautes montagnes ne sont pas nombreuses dans les États.

En effet, le système orographique de ce grand pays se réduit à deux chaînes de moyenne hauteur, entre lesquelles coule ce magnifique Mississippi que les Américains appelleraient «le roi des fleuves», s’ils admettaient une royauté quelconque.

A l’est, ce sont les Appalaches, dont le plus haut sommet, dans le New-Hampshire, ne dépasse pas cinq mille six cents pieds, ce qui est fort modeste.

A l’ouest, au contraire, on rencontre les montagnes Rocheuses, immense chaîne qui commence au détroit de Magellan, suit la côte occidentale de l’Amérique du Sud sous le nom d’Andes ou de Cordillères, franchit l’isthme de Panama et court à travers l’Amérique du Nord jusqu’aux rivages de la mer polaire.

Ces montagnes ne sont pas très élevées, et les Alpes ou l’Himalaya les regarderaient avec un suprême dédain du haut de leur grandeur. En effet, leur plus haut sommet n’a que dix mille sept cent un pieds, tandis que le mont Blanc en mesure quatorze mille quatre cent trente-neuf, et le Kintschindjinga6 vingt-six mille sept cent soixante-seize au-dessus du niveau de la mer.

Mais, puisque le Gun-Club tenait à ce que le télescope, aussi bien que la Columbiad, fût établi dans les États de l’Union, il fallut se contenter des montagnes Rocheuses, et tout le matériel nécessaire fut dirigé sur le sommet de Lon’s-Peak, dans le territoire du Missouri.

Dire les difficultés de tout genre que les ingénieurs américains eurent à vaincre, les prodiges d’audace et d’habileté qu’ils accomplirent, la plume ou la parole ne le pourrait pas. Ce fut un véritable tour de force. Il fallut monter des pierres énormes, de lourdes pièces forgées, des cornières d’un poids considérable, les vastes morceaux du cylindre, l’objectif pesant lui seul près de trente mille livres, au-dessus de la limite des neiges perpétuelles, à plus de dix mille pieds de hauteur, après avoir franchi des prairies désertes, des forêts impénétrables, des «rapides» effrayants, loin des centres de populations, au milieu de régions sauvages dans lesquelles chaque détail de l’existence devenait un problème presque insoluble. Et néanmoins, ces mille obstacles, le génie des Américains en triompha. Moins d’un an après le commencement des travaux, dans les derniers jours du mois de septembre, le gigantesque réflecteur dressait dans les airs son tube de deux cent quatre-vingts pieds. Il était suspendu à une énorme charpente en fer; un mécanisme ingénieux permettait de le manœuvrer facilement vers tous les points du ciel et de suivre les astres d’un horizon à l’autre pendant leur marche à travers l’espace.

Il avait coûté plus de quatre cent mille dollars7. La première fois qu’il fut braqué sur la Lune, les observateurs éprouvèrent une émotion à la fois curieuse et inquiète. Qu’allaient-ils découvrir dans le champ de ce télescope qui grossissait quarante-huit mille fois les objets observés? Des populations, des troupeaux d’animaux lunaires, des villes, des lacs, des océans? Non, rien que la science ne connût déjà, et sur tous les points de son disque la nature volcanique de la Lune put être déterminée avec une précision absolue.

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Mais le télescope des montagnes Rocheuses, avant de servir au Gun-Club, rendit d’immenses services à l’astronomie. Grâce à sa puissance de pénétration, les profondeurs du ciel furent sondées jusqu’aux dernières limites, le diamètre apparent d’un grand nombre d’étoiles put être rigoureusement mesuré, et M. Clarke, du bureau de Cambridge, décomposa le crab nebula8 du Taureau, que le réflecteur de Lord Rosse n’avait jamais pu réduire.

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1 L’inclinaison de l’axe de Jupiter sur son orbite n’est que de 3º 5’.

2 C’est le point où les rayons lumineux se réunissent après avoir été réfractés.

3 Elle a coûté 80 000 roubles (320 000) francs.

4 On entend souvent parler de lunettes ayant une longueur bien plus considérable ; une, entre autres, de 300 pieds de foyer, fut établie par les soins de Dominique Cassini à l’Observatoire de Paris ; mais il faut savoir que ces lunettes n’avaient pas de tube. L’objectif était suspendu en l’air au moyen de mâts, et l’observateur, tenant son oculaire à la main, venait se placer au foyer de l’objectif, le plus exactement possible. On comprend combien ces instruments étaient d’un emploi peu aisé et la difficulté qu’il y avait de centrer deux lentilles placée dans ces conditions.

5 Ces réflecteurs sont nommés «front wiew telescope».

6 La plus haute cime de l’Himalaya.

7 Un million six cent mille francs.

8 Nébuleuse qui apparaît sous la forme d’une écrevisse.